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You are here: BAILII >> Databases >> European Court of Human Rights >> ABDOUNI AND OTHERS v. FRANCE - 76344/13 (Judgment : Right to a fair trial : Fifth Section Committee) French Text [2019] ECHR 893 (05 December 2019) URL: http://www.bailii.org/eu/cases/ECHR/2019/893.html Cite as: CE:ECHR:2019:1205JUD007634413, [2019] ECHR 893, ECLI:CE:ECHR:2019:1205JUD007634413 |
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CINQUIÈME SECTION
AFFAIRE ABDOUNI ET AUTRES c. FRANCE
(Requête no 76344/13)
ARRÊT
STRASBOURG
5 décembre 2019
Cet arrêt est définitif. Il peut subir des retouches de forme.
En l’affaire Abdouni et autres c. France,
La Cour européenne des droits de l’homme (cinquième section), siégeant en un comité composé de :
Mārtiņš Mits, président,
André Potocki,
Lәtif Hüseynov, juges,
et de Milan Blaško, greffier adjoint de section,
Après en avoir délibéré en chambre du conseil le 12 novembre 2019,
Rend l’arrêt que voici, adopté à cette date :
PROCÉDURE
1. À l’origine de l’affaire se trouve une requête (no 76344/13) dirigée contre la République française et dont un ressortissant algérien et six ressortissants français, respectivement MM. Abdelhafid Abdouni, Samir Husejnovic, Midhat Fejzic, Mickael Aliane, Kamel Ouali, Arsen Atanovic et Khaled Harakate (« les requérants »), ont saisi la Cour le 29 novembre 2013 en vertu de l’article 34 de la Convention de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales (« la Convention »).
2. Les requérants ont été représentés par Me A. Aussedat, avocat à Paris. Le gouvernement français (« le Gouvernement ») a été représenté par son agent, M. F. Alabrune, directeur des affaires juridiques du ministère de l’Europe et des Affaires étrangères.
3. Le 14 janvier 2015, le grief tiré de l’article 6 §§ 1 et 3 c) de la Convention, concernant l’absence, dès le début de la mesure de garde à vue et durant chacun des interrogatoires, d’assistance effective d’un avocat, a été communiqué au Gouvernement et la requête a été déclarée irrecevable pour le surplus conformément à l’article 54 § 3 du règlement de la Cour.
EN FAIT
4. Les requérants sont nés respectivement en 1963, 1968, 1974, 1982, 1974 et 1975 et résident en France.
5. Durant l’été 2005, une enquête préliminaire fut ouverte à la suite de renseignements relatifs à un groupe de personnes se livrant, dans la région du Doubs, à des activités paramilitaires. L’enquête fut confiée à la sous-direction anti-terroriste. L’engagement islamiste radical des membres de ce groupe fit envisager que ces entraînements avaient été mis en place à des fins terroristes, avec pour objectif principal de se tenir prêts pour le djihâd.
6. MM. Abdouni, Husejnovic et Fejzic furent arrêtés le 13 novembre 2007 et placés en garde à vue. Le droit applicable était alors le régime relatif aux associations de malfaiteurs ayant pour objet de préparer des actes terroristes, qui prévoyait le report de l’entretien avec un avocat, qui ne pouvait excéder trente minutes, après soixante-douze heures de garde à vue, voire quatre-vingt-seize et cent vingt heures après en cas de prolongation.
7. M. Abdouni, qui ne souhaita pas d’entretien avec un avocat, fut interrogé à quinze reprises entre le 13 et le 16 novembre 2007. M. Husejnovic fut interrogé à douze reprises entre le 13 et le 16 novembre 2007. Il put s’entretenir avec son avocat le 16 novembre 2007, de 7 h 55 à 8 h 5, avant le dernier interrogatoire. M. Fejzic fut interrogé à sept reprises entre le 13 et le 15 novembre 2007. Après avoir initialement demandé à s’entretenir avec un avocat, il y renonça lors du renouvellement de la mesure à l’expiration du délai de soixante-douze heures.
8. Le 18 mars 2008, MM. Ouali, Harakate, Atanovic et Aliane furent à leur tour placés en garde à vue, respectivement à 6 heures pour les deux premiers, 6 h 5 et 6 h 10 pour les autres. M. Ouali fut interrogé à neuf reprises entre le 18 et le 21 mars 2008. Après avoir initialement indiqué ne pas vouloir s’entretenir avec un avocat, il demanda à s’entretenir avec son avocat, dont il transmit le numéro de téléphone, lors du renouvellement de la mesure à l’expiration du délai de soixante-douze heures. Son avocat ayant refusé d’intervenir le 20 mars, le requérant put s’entretenir avec l’avocat de permanence le 21 mars à 6 h 15. M. Harakate fut interrogé à dix reprises entre le 18 et le 21 mars 2008. Il put s’entretenir avec un avocat commis d’office le 21 mars 2008, à 6 heures, avant le dernier interrogatoire. M. Atanovic, qui ne souhaita pas d’entretien avec un avocat, fut interrogé à dix-huit reprises entre le 18 et le 21 mars 2008. M. Aliane fut interrogé à onze reprises entre le 18 et le 21 mars 2008. Après avoir initialement demandé à s’entretenir avec un avocat, il y renonça lors du renouvellement de la mesure à l’expiration du délai de soixante-douze heures.
9. Durant les gardes à vue, les requérants contestèrent l’association de malfaiteurs et toute intention terroriste. Si certains admirent avoir eu pendant un temps une volonté de se préparer uniquement à un « djihâd défensif », pour défendre un pays musulman ou des musulmans menacés, sans intention terroriste ni belliqueuse, ils ajoutèrent avoir abandonné toute idée d’intervenir à titre personnel et que cela était de toute façon derrière eux (MM. Abdouni, Fejzic et Ouali). D’autres contestèrent vigoureusement tout idée de djihâd, voire condamnèrent les attentats et autre actions menées par des groupes terroristes (MM. Atanovic, Husejnovic, Aliane et Harakate). À plusieurs reprises, ils évoquèrent notamment l’idée de simples activités dans un cadre amical, entre personnes partageant la même religion et appréciant les armes, par amusement ou passion, ou encore s’habiller en tenue paramilitaire par confort ou effet de groupe.
10. Dans le cadre d’une information conduite par un juge d’instruction près le tribunal de grande instance de Paris pour des faits d’association de malfaiteurs en vue d’une entreprise terroriste et acquisition, détention, port et transport d’armes ou munitions de guerre ou de substance ou d’engins explosifs en relation avec une entreprise terroriste, les requérants furent mis en examen les 16 novembre 2007 (MM. Abdouni, Husejnovic et Fejzic), 24 mars 2008 (MM. Aliane, Ouali et Atanovic) et 13 mai 2008 (M. Harakate).
11. Par une ordonnance du 27 novembre 2009, les requérants furent renvoyés devant le tribunal correctionnel. Le juge d’instruction visa certaines déclarations faites par les requérants en garde à vue, mais également les nombreuses investigations de l’enquête préliminaire, le stock important d’armes et munitions et d’autres objets découverts notamment lors des perquisitions à leurs domiciles, les témoignages d’armuriers, les nombreux autres témoignages recueillis au cours de l’enquête et de l’instruction établissant l’organisation de randonnées et de séances de tirs qui avaient pour objet de se tenir prêt pour le djihâd et qui caractérisaient le délit de groupement en vue de la préparation d’acte de terrorisme, en l’espèce la guérilla ou des combats armés.
12. Le 8 juillet 2010, le tribunal correctionnel de Paris les déclara coupables des faits reprochés et les condamna à des peines d’emprisonnement allant de huit mois à trois ans. Dans son jugement très longuement motivé, le tribunal rappela l’existence de deux groupes dans le cadre desquels les requérants agissaient, à savoir le groupe dit « de Besançon » et celui « de Carcassonne », les deux ayant des activités paramilitaires, en lien avec une pratique religieuse extrémiste. Il rappela que les enquêteurs avaient découvert un impressionnant stock d’armes (pistolets automatiques, fusils à pompe, fusils d’assaut de type Kalachnikov, couteaux de chasse, couteaux à cran d’arrêt, baïonnette, hachette, etc.) et munitions, certaines dissimulées dans la nature après l’arrestation des premiers suspects en novembre 2007, d’autres très nombreuses découvertes aux domiciles de certains des requérants, avec en outre de nombreux vêtement et objets de type paramilitaire (« talkies-walkies », lampes diverses, cagoules, gilets pare-balles, menottes, cartes topographiques, etc.). Dans le cadre des perquisitions, d’autres éléments fut découverts chez les requérants, parmi lesquels : un texte manuscrit en langue arabe à l’intérieur d’un Coran, sur lequel était posé la mention manuscrite en français « Ce qu’on récite dans la prière des morts » ; des certificats d’assurance vierges destinés à créer des faux ; un disque dur contenant de nombreuses scènes de guerre (Tchétchénie, Bosnie, Afghanistan et Irak) et la photo d’Oussama Ben Laden ; des textes sur les moudjahidines ; des vidéos de djihâd montrant des attentats à la bombe, des attentats suicides et des tirs sur des cibles américaines, ainsi que des messages et des discours de propagande djihadiste, notamment d’Oussama Ben Laden, et de multiples séquences sur des organisations terroristes et leurs activités ; des vidéos prônant un islam radical et des textes relatifs aux « conditions et règles du djihâd ». Le tribunal évoqua les déclarations faites par les requérants au cours des gardes à vue, tout en soulignant celles effectuées devant le juge d’instruction puis durant les débats au fond devant lui. Il se fonda en outre sur l’exploitation de communications téléphoniques et sur les mesures de surveillance, notamment d’infiltration, qui avaient mises en œuvre pour surveiller les groupes auxquels appartenaient les requérants. Ces derniers interjetèrent appel.
13. MM. Abdouni et Husejnovic déposèrent, pour la première fois en appel, des conclusions in limine litis pour se plaindre du régime dérogatoire de garde à vue auquel ils avaient été soumis, ayant pour effet de reporter l’accès à l’avocat pour un entretien à l’issue d’un délai de 72 heures, 96 heures et 120 heures en cas de prolongation de la garde à vue. Ils indiquèrent notamment que les « raisons impérieuses dans les circonstances particulières de l’enquête ou de l’instruction » pour différer l’intervention de l’avocat n’étaient pas indiquées. MM. Abdouni et Husejnovic demandèrent le retrait des procès-verbaux d’auditions effectuées dans le cadre des gardes à vue les concernant, ainsi que pour leurs coprévenus.
14. Par un arrêt du 13 décembre 2011, après une audience du 19 octobre 2011, la cour d’appel de Paris écarta les exceptions, qui n’avaient été soulevées que par MM. Abdouni et Husejnovic, et non par les autres requérants, les jugeant irrecevables, estimant que de telles demandes auraient dû être présentées au stade de l’instruction et qu’elles ne pouvaient plus l’être devant la juridiction de jugement, outre le fait qu’aucune disposition du code de procédure pénale ne permettait le retrait des procès-verbaux avant tout débat au fond. En revanche, elle estima qu’il lui appartenait néanmoins d’examiner si les actes critiqués constituaient les seuls éléments de preuve ou si, au contraire, les déclarations de culpabilité pouvaient se fonder sur d’autres constatations recueillies en procédure et librement débattues à l’audience. Ce faisant, elle releva : que MM. Abdouni et Husejnovic avaient bénéficié d’un procès équitable, leurs avocats ayant pu suivre la procédure, déposer des conclusions fournies et motivées et ayant pu plaider longuement devant elle ; que les déclarations de culpabilité ne se fondaient pas sur les seules déclarations faites en garde à vue par eux et les autres mis en cause, mais sur de nombreux autres éléments recueillis en procédure et rappelés par le tribunal correctionnel, notamment les mesures de surveillance, notamment d’infiltration, les perquisitions, la découverte de très nombreuses armes et munitions, d’objets et de documents, les témoignages, ainsi que les explications fournies devant le juge d’instruction, le tribunal et devant elle au cours des débats. Sur le fond, elle confirma le jugement. Les requérants se pourvurent en cassation.
15. Le 29 mai 2013, la Cour de cassation rejeta leur pourvoi. Concernant le moyen tiré de l’absence d’assistance d’un avocat en garde à vue, ainsi que d’une impossibilité pour la Cour de cassation de s’assurer que les juges du fond n’avaient pas, au moins pour partie, fondé leur appréciation sur les déclarations faites par les prévenus pendant leur garde à vue, elle estima être en mesure de s’assurer que les déclarations de culpabilité n’étaient fondées ni exclusivement ni même essentiellement sur les déclarations recueillies pendant les gardes à vue.
EN DROIT
I. SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L’ARTICLE 6 §§ 1 et 3 c) DE LA CONVENTION
16. Les requérants allèguent, en raison de l’absence d’assistance effective d’un avocat durant la garde à vue, une violation de l’article 6 §§ 1 et 3 c) de la Convention, ainsi libellé :
« 1. Toute personne a droit à ce que sa cause soit entendue équitablement, (...) par un tribunal (...) qui décidera (...) du bien-fondé de toute accusation en matière pénale dirigée contre elle. (...)
3. Tout accusé a droit notamment à :
(...)
c) se défendre lui-même ou avoir l’assistance d’un défenseur de son choix et, s’il n’a pas les moyens de rémunérer un défenseur, pouvoir être assisté gratuitement par un avocat d’office, lorsque les intérêts de la justice l’exigent ;
(...) »
17. Le Gouvernement s’oppose à cette thèse.
A. Sur la recevabilité
18. Le Gouvernement indique qu’une personne mise en examen dispose de deux voies de recours pour contester la régularité d’une garde à vue, à savoir en cours d’instruction puis au stade du jugement devant les juges du fond. Il ne conteste pas le fait que si le recours en nullité à la fin de l’instruction aurait pu être formé, ni le droit interne ni le droit conventionnel n’avaient cependant clairement consacré le droit à l’assistance d’un avocat dès la première heure de garde à vue et encadré strictement les régimes dérogatoires. En revanche, il note que les requérants disposaient du second recours, devant les juges du fond.
19. Pour autant, le Gouvernement s’en remet à la sagesse de la Cour s’agissant de la recevabilité de la requête.
20. Les requérants estiment avoir utilisé la seconde voie de recours invoquée par le Gouvernement, devant les juges du fond, en déposant des conclusions en nullité devant la cour d’appel puis en invoquant l’article 6 à cette fin devant la Cour de cassation.
21. La Cour rappelle qu’aux termes de l’article 35 § 1 de la Convention, elle ne peut être saisie qu’après l’épuisement des voies de recours internes, qui doivent être à la fois relatives aux violations incriminées, disponibles et adéquates. Elle rappelle également qu’il incombe au Gouvernement excipant du non-épuisement de convaincre la Cour que le recours était effectif et disponible tant en théorie qu’en pratique à l’époque des faits, c’est-à-dire qu’il était accessible, était susceptible d’offrir au requérant le redressement de ses griefs et présentait des perspectives raisonnables de succès (voir, parmi beaucoup d’autres, Selmouni c. France [GC], no 25803/94, § 76, CEDH 1999‑V, Sejdovic c. Italie [GC], no 56581/00, § 46, CEDH 2006-II, Gherghina c. Roumanie [GC] (déc.), no 42219/07, § 85, 9 juillet 2015, et Molla Sali c. Grèce [GC], no 20452/14, § 89, 19 décembre 2018).
22. En l’espèce, elle constate que si le recours en nullité à la fin de l’instruction ne présentait pas de chances de succès, compte tenu du droit interne applicable au moment des faits, ce dont convient le Gouvernement (voir également Bloise c. France, no 30828/13, § 55, 11 juillet 2019), il en va différemment du second recours invoqué par le Gouvernement, à exercer devant les juges du fond.
23. La Cour rappelle en effet que le recours pour se plaindre d’une atteinte aux exigences conventionnelles, en raison de l’absence d’assistance d’un avocat pendant les interrogatoires en garde à vue et de notification du droit de garder le silence, a été effectif à partir des arrêts de l’Assemblée plénière de la Cour de cassation en date du 15 avril 2011 (Bloise, précité, § 40).
24. En l’espèce, elle constate que l’audience sur le fond de l’affaire s’est déroulée devant la cour d’appel de Paris le 19 octobre 2011, soit six mois après le prononcé des arrêts de l’Assemblée plénière de la Cour de cassation en date du 15 avril 2011. Or, et alors que le recours était effectif, seuls deux requérants se sont plaints devant la cour d’appel du déroulement de leur garde à vue, à savoir MM. Abdouni et Husejnovic.
25. Partant, la Cour estime que MM. Aliane, Atanovic, Fejzic, Harakate et Ouali n’ont pas épuisé les voies de recours internes et que leur grief doit être rejeté pour non-épuisement des voies de recours internes, en application de l’article 35 §§ 1 et 4 de la Convention.
26. En revanche, concernant MM. Abdouni et Husejnovic, compte tenu de ce qui précède, la Cour estime qu’ils ont épuisé les voies de recours internes au sens de l’article 35 § 1 de la Convention.
27. Il s’ensuit que l’exception soulevée par le Gouvernement doit être rejetée les concernant.
28. Par ailleurs, la Cour constate que la requête n’est pas manifestement mal fondée au sens de l’article 35 § 3 a) de la Convention s’agissant de MM. Abdouni et Husejnovic (« les requérants ») et qu’elle ne se heurte par ailleurs à aucun autre motif d’irrecevabilité. Elle la déclare donc recevable.
B. Sur le fond
1. Arguments des parties
29. Les requérants soutiennent qu’aucune circonstance particulière ne justifiait le report de l’intervention de l’avocat en garde à vue, l’enquête ayant débuté en 2005 et les arrestations ayant eu lieu en novembre 2007 et mars 2008, en l’absence de danger imminent. Selon eux, l’absence de risques est également attestée par le délai de quatre mois qui s’est écoulé entre les deux vagues d’arrestation. Ils estiment en outre que la renonciation de M. Abdouni à l’entretien avec un avocat n’était pas libre et éclairée. Les requérants ajoutent que les autres garanties invoquées par le Gouvernement n’ont eu aucun effet concret sur leur garde à vue et leur défense. Enfin, tout en insistant sur le fait qu’ils n’ont pas bénéficié de l’assistance d’un avocat, ils considèrent que leur condamnation repose en grande partie sur leurs déclarations faites durant la garde à vue.
30. Le Gouvernement ne conteste pas, d’une part, que les requérants ont été placés en garde à vue sans que leur ait été notifié leur droit au silence et, d’autre part, qu’ils n’ont pas bénéficié de l’assistance effective d’un avocat pendant les interrogatoires de garde à vue. Il relève cependant que M. Abdouni n’a pas souhaité s’entretenir avec un avocat durant sa garde à vue.
31. Il estime que le droit français présentait d’autres garanties procédurales : M. Husejnovic a fait prévenir son épouse, tandis que M. Abdouni aurait pu faire prévenir un proche également ; par ailleurs, ils ont tous les deux été examinés par un médecin, et leur garde à vue s’est déroulée sous le contrôle du procureur de la République. Il considère en outre que les requérants ont pu contester la valeur probante des pièces de la procédure devant les juridictions du fond. Le Gouvernement précise que la déclaration de culpabilité des requérants reposait sur de nombreux éléments à charge, étrangers à leurs déclarations faites au cours des gardes à vue. Il relève ainsi que le juge d’instruction, dans son ordonnance de renvoi, visait parmi les éléments à charge : les résultats de nombreuses investigations de l’enquête préliminaire ; le stock important d’armes, de munitions, ainsi que la découverte d’autres objets notamment lors des perquisitions à leurs domiciles ; les témoignages d’armuriers ; les nombreux autres témoignages recueillis au cours de l’enquête et de l’instruction établissant l’organisation de randonnées et de séances de tirs qui avaient pour objet de se tenir prêt pour le djihâd et qui caractérisaient le délit de groupement en vue de la préparation d’acte de terrorisme, en l’espèce la guérilla ou des combats armés. En outre, il note que la cour d’appel de Paris a expressément examiné la question de savoir si la culpabilité reposait sur d’autres éléments que les déclarations faites par les requérants durant leur garde à vue. Concernant MM. Abdouni et Husejnovic, la cour d’appel a ainsi constaté que cela résultait de nombreux autres éléments recueillis en procédure, ainsi que sur les déclarations des intéressés devant le juge d’instruction, le tribunal correctionnel et devant elle au cours des débats.
2. Appréciation de la Cour
32. La Cour renvoie aux principes généraux maintes fois réaffirmés par elle (Salduz c. Turquie [GC], no 36391/02, §§ 56 et 61-62, CEDH 2008, Ibrahim et autres c. Royaume-Uni [GC], nos 50541/08, 50571/08, 50573/08 et 40351/09, 13 septembre 2016, et Simeonovi c. Bulgarie [GC], no 21980/04, 12 mai 2017 (extraits)), et rappelés récemment dans l’affaire Beuze c. Belgique ([GC], no 71409/10, §§ 119 et s., 9 novembre 2018), ainsi que dans les arrêts Olivieri c. France (no 62313/12, 11 juillet 2019) et Bloise (précité).
33. En l’espèce, la Cour note tout d’abord que si M. Abdouni aurait pu s’entretenir avec un avocat durant sa garde à vue, la loi l’y autorisant pour une durée de trente minutes, ce qu’a fait pour sa part M. Husejnovic, ils n’ont tous les deux pu bénéficier ni de l’assistance d’un avocat pendant les interrogatoires ni de la notification du droit au silence. Le Gouvernement le reconnaît. Dans ces conditions, la question d’une éventuelle renonciation au droit à l’assistance d’un avocat, au motif que M. Abdouni a renoncé au bénéfice d’un simple entretien d’une durée légale ne pouvant excéder trente minutes, est sans objet (Navone et autres c. Monaco, nos 62880/11, 62892/11 et 62899/11, § 83, 24 octobre 2013).
34. Elle relève ensuite qu’aucune raison impérieuse ne justifiait les restrictions susmentionnées en l’espèce (Olivieri, précité, § 32, et Bloise, précité, § 51).
35. La Cour doit dès lors évaluer l’équité de la procédure en opérant un contrôle très strict et ce, à plus forte raison, dans le cas de restrictions d’origine législative ayant une portée générale et obligatoire (Olivieri, précité, § 33, et Bloise, précité, § 52).
36. Examinant, dans la mesure où ils sont pertinents en l’espèce, les différents facteurs découlant de sa jurisprudence tels qu’ils ressortent des arrêts Ibrahim et autres, Simeonovi et Beuze (précités, respectivement §§ 274, 120 et 150), la Cour note en premier lieu l’absence tant de vulnérabilité particulière des requérants que de coercition exercée sur eux durant la garde à vue. Elle estime ensuite que des considérations d’intérêt public justifiaient la poursuite des requérants, celle-ci ayant pour objet des faits d’association de malfaiteurs en vue d’une entreprise terroriste et acquisition, détention, port et transport d’armes ou munitions de guerre ou de substance ou d’engins explosifs en relation avec une entreprise terroriste.
37. En outre, la Cour constate que les requérants, assistés cette fois d’un avocat, ont pu faire valoir leurs arguments devant les juridictions du fond, notamment pour discuter des différents éléments de preuve, en première instance comme en appel, dans le cadre du recours qui lui était ouvert et qu’ils ont pu exercer, ainsi que dans le cadre de leur pourvoi en cassation.
38. Elle relève par ailleurs que si la cour d’appel de Paris a déclaré les exceptions soulevées par les requérants irrecevables, elle a en revanche jugé qu’il lui appartenait d’examiner si les actes critiqués constituaient les seuls éléments de preuve ou si, au contraire, les déclarations de culpabilité pouvaient se fonder sur d’autres constatations recueillies en procédure et librement débattues à l’audience (paragraphe 15 ci-dessus). De plus, elle note que la Cour de cassation a rejeté le pourvoi des requérants, en jugeant que la motivation retenue par la cour d’appel ne se fondait ni exclusivement ni essentiellement sur les déclarations recueillies au cours de la garde à vue (paragraphe 16 ci-dessus). La Cour rappelle que des dispositions légales susceptibles d’être invoquées par le Gouvernement et prévoyant in abstracto certaines garanties qui auraient pu assurer, à elles seules, l’équité globale de la procédure, ne suffisent pas : la Cour doit examiner si l’application de ces dispositions légales au cas d’espèce a eu concrètement un effet compensatoire rendant la procédure équitable dans son ensemble (Beuze, précité, § 161), en particulier si les juridictions internes ont procédé à l’analyse nécessaire de l’incidence de l’absence d’un avocat à un moment crucial de la procédure (ibidem, §§ 174 et 176, et Olivieri, précité, § 36). Tel a bien été le cas en l’espèce, puisque si la Cour de cassation a apprécié la portée des déclarations faites au cours de la garde à vue, dans le cadre d’un examen limité aux questions de droit, en outre, et surtout, la cour d’appel de Paris a expressément indiqué devoir procéder à un tel examen, ce qu’elle a ensuite effectivement réalisé (paragraphe 15 ci-dessus).
39. Par ailleurs, s’agissant du droit des requérants de ne pas s’incriminer eux‑mêmes et de l’utilisation des différents éléments de preuve du dossier par les juges du fond, la Cour constate qu’au cours de leur garde à vue, les requérants ont fait des déclarations dont certaines pourraient certes, passer pour incriminantes, mais qui contestaient principalement toute idée d’association de malfaiteurs et d’intention terroriste (paragraphe 9 ci‑dessus). De plus, le jugement de première instance et l’arrêt de la cour d’appel de Paris se sont quant à eux très largement fondés sur d’autres éléments à charge pour retenir leur culpabilité. Ainsi, les juges internes ont principalement retenu, dans le cadre de décisions longuement motivées, les mesures de surveillance, notamment d’infiltration, les perquisitions, la découverte de très nombreuses armes et munitions, d’objets et de documents, les témoignages, ainsi que les explications fournies devant le juge d’instruction, le tribunal et la cour d’appel au cours des débats (paragraphes 11 et 14 ci-dessus).
40. Or, la Cour rappelle qu’il ressort clairement de sa jurisprudence que les restrictions au droit d’accès à un avocat, même systématiques, au droit de ne pas témoigner contre soi-même et au droit à être informé de la possibilité de garder le silence ne peuvent pas entraîner ab initio la violation de la Convention mais donnent lieu à un examen en deux étapes. La première consiste à vérifier l’existence de raisons impérieuses de restreindre ces droits : même dans l’hypothèse où celles-ci feraient défaut, il ne saurait y avoir de constat de violation automatique de la Convention, la Cour devant, lors d’une seconde étape, effectuer un contrôle de l’équité de la procédure dans son ensemble (Ibrahim et autres, précité, §§ 262, 269 et 273, Beuze, précité, § 141, et Bloise, précité, § 57). Parmi les facteurs susceptibles d’établir que la procédure a été équitable dans son ensemble, figure « l’utilisation faite des preuves, et en particulier le point de savoir si elles sont une partie intégrante ou importante des pièces à charge sur lesquelles s’est fondée la condamnation, ainsi que la force des autres éléments du dossier » (Ibrahim et autres, précité, § 274, Simeonovi, précité, § 120, Beuze, précité, § 150, et Bloise, précité, § 57). Dans certaines hypothèses et, surtout, dans le cadre de l’examen au cas par cas auquel la Cour se livre, ce qui implique nécessairement une appréciation susceptible de varier en fonction des circonstances particulières de chaque affaire, ce facteur peut s’avérer crucial. Aux yeux de la Cour, tel est le cas en l’espèce, les juridictions du fond s’étant principalement fondées sur des éléments extérieurs aux déclarations faites par les requérants au cours de la garde à vue.
41. Ainsi, outre le fait que les juges internes ont explicitement apprécié les conséquences de l’absence de l’assistance d’un avocat lors de la garde à vue pour les droits de la défense des requérants (paragraphe 14 ci-dessus), la Cour constate qu’ils se sont en outre fondés sur d’autres éléments que les propos tenus par eux au cours de la garde à vue et que les déclarations faites à ce stade n’ont finalement joué qu’un rôle accessoire dans les circonstances de l’espèce. Partant, compte tenu de l’existence d’autres preuves considérées comme étant décisives et qui ont été discutées contradictoirement dans le cadre de la procédure, les déclarations litigieuses faites en garde à vue ne constituaient qu’une part subsidiaire des preuves sur lesquelles reposait la condamnation des requérants (voir, a contrario, Ibrahim et autres, précité, § 309, Rodionov c. Russie, no 9106/09, § 168, 11 décembre 2016, et Beuze, précité, § 193).
42. Dans ces conditions, la Cour estime qu’il est en l’espèce indifférent que les autres garanties procédurales évoquées par le Gouvernement ne soient, malgré leur importance, pas de nature à compenser l’absence d’assistance d’un avocat (Bloise, précité, § 59).
43. Compte tenu de ce qui précède et dans le cadre du contrôle auquel elle doit procéder en l’absence de raisons impérieuses, la Cour estime que la procédure pénale menée à l’égard des requérants, considérée dans son ensemble, a permis, dans les circonstances de l’espèce, de remédier aux lacunes procédurales survenues durant la garde à vue (Bloise, précité, § 60).
44. Partant, il n’y a pas eu violation de l’article 6 §§ 1 et 3 c) de la Convention.
PAR CES MOTIFS, LA COUR, À L’UNANIMITÉ,
1. Déclare la requête recevable concernant MM. Abdouni et Husejnovic, et irrecevable pour le surplus ;
2. Dit qu’il n’y a pas eu violation de l’article 6 §§ 1 et 3 c) de la Convention.
Fait en français, puis communiqué par écrit le 5 décembre 2019, en application de l’article 77 §§ 2 et 3 du règlement de la Cour.
Milan Blaško Mārtiņš
Mits
Greffier adjoint Président
ANNEXE
No |
Prénom NOM |
Date de naissance |
Nationalité |
Lieu de résidence |
1 |
Abdelhafid ABDOUNI |
13/12/1963 |
algérien |
Besançon |
2 |
Mickael ALIANE |
05/07/1974 |
français |
Montmaur |
3 |
Arsen ATANOVIC |
14/07/1974 |
français |
Carcassonne |
4 |
Midhat FEJZIC |
12/01/1971 |
français |
Besançon |
5 |
Khaled HARAKATE |
29/11/1975 |
français |
Carcassonne |
6 |
Samir HUSEJNOVIC |
02/11/1968 |
français |
Besançon |
7 |
Kamel OUALI |
12/07/1982 |
français |
Toulouse |