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You are here: BAILII >> Databases >> European Court of Human Rights >> ATAC v. TURKEY - 70607/12 (Judgment : Article 10 - Freedom of expression-{general} : Second Section Committee) French Text [2019] ECHR 941 (17 December 2019) URL: http://www.bailii.org/eu/cases/ECHR/2019/941.html Cite as: CE:ECHR:2019:1217JUD007060712, [2019] ECHR 941, ECLI:CE:ECHR:2019:1217JUD007060712 |
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DEUXIÈME SECTION
AFFAIRE ATAÇ c. TURQUIE
(Requête no 70607/12)
ARRÊT
STRASBOURG
17 décembre 2019
Cet arrêt est définitif. Il peut subir des retouches de forme.
En l’affaire Ataç c. Turquie,
La Cour européenne des droits de l’homme (deuxième section), siégeant en un comité composé de :
Julia Laffranque, présidente,
Ivana Jelić,
Arnfinn Bårdsen, juges,
et de Hasan Bakırcı, greffier adjoint de section,
Après en avoir délibéré en chambre du conseil le 26 novembre 2019,
Rend l’arrêt que voici, adopté à cette date :
PROCÉDURE
1. À l’origine de l’affaire se trouve une requête (no 70607/12) dirigée contre la République de Turquie et dont un ressortissant de cet État, M. Ahmet Ataç (« le requérant »), a saisi la Cour le 14 septembre 2012 en vertu de l’article 34 de la Convention de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales (« la Convention »).
2. Le requérant a été représenté par Me F. İlkiz, avocat à Istanbul. Le gouvernement turc (« le Gouvernement ») a été représenté par son agent.
3. Le 25 juin 2018, le grief concernant l’atteinte qui aurait été portée au droit à la liberté d’expression du requérant a été communiqué au Gouvernement et la requête a été déclarée irrecevable pour le surplus conformément à l’article 54 § 3 du règlement de la Cour.
4. Le Gouvernement s’est opposé à l’examen de la requête par un comité. Après avoir examiné l’objection du Gouvernement, la Cour l’a rejetée.
EN FAIT
I. LES CIRCONSTANCES DE L’ESPÈCE
5. Le requérant est né en 1946 et réside à Eskisehir. Il était maire de Tepebaşı (Eskisehir) à l’époque des faits.
6. Le 22 mai 2011, à l’occasion de la tenue, sur une place publique, d’une réunion de présentation des candidats du principal parti d’opposition aux élections législatives organisée par la branche locale de ce dernier, le requérant, qui appartenait audit parti, prononça le discours suivant :
« (...)
Chers amis, les places de meeting sont [en pleine effervescence], vous voyez. Personne ne raconte plus ce qu’il va faire, chacun répond à l’autre. Sauf Kılıçdaroğlu (leader du principal parti d’opposition). Le Premier ministre est déjà tout confus. Il ne sait pas ce qu’il dit, [croyez-moi]. (...) un jour il s’occupe du défunt İnönü (deuxième président de la République de Turquie), un autre jour il s’occupe de Süleyman Demirel (neuvième président de la République de Turquie), qui a beaucoup apporté à la Turquie, un autre jour (...) il trouve une autre personne. (...) Ces gens n’auraient rien fait jusqu’à aujourd’hui, c’est Tayyip Erdoğan qui aurait tout fait ! Et vous voyez sur les dernières publicités, (...) sur les panneaux d’affichage, [c’est] comme si la date de naissance de la Turquie était 2002. C’est la date d’élection de Tayyip Erdoğan, vous vous en souvenez.
(...)
Alors, si Tayyip Erdoğan a un peu de respect pour les anciens hommes politiques, il fera une recherche sur ses parents. S’ils [les anciens hommes politiques] n’avaient pas été là, si le regretté Atatürk n’avait pas été là, qui aurait été le père de Tayyip Erdoğan, qui aurait été sa mère, les amis ?
(...) »
7. Le 31 mai 2011, Recep Tayyip Erdoğan, le Premier ministre de l’époque, déposa une plainte contre le requérant, soutenant que le discours en question de l’intéressé constituait le délit d’insulte à son égard. Il dénonça notamment le passage suivant du discours :
« (...) si Tayyip Erdoğan a un peu de respect pour les anciens hommes politiques, il fera une recherche sur ses parents. S’ils [les anciens hommes politiques] n’avaient pas été là, si le regretté Atatürk n’avait pas été là, qui aurait été le père de Tayyip Erdoğan, qui aurait été sa mère (...) ? »
8. Par un acte d’accusation du 5 octobre 2011, le procureur de la République d’Eskişehir inculpa le requérant du chef d’insulte à raison de la formulation par lui de ce passage, dénoncé dans la plainte susmentionnée.
9. Le 5 avril 2012, le tribunal d’instance pénal d’Eskişehir reconnut le requérant coupable de l’infraction reprochée et le condamna à une amende judiciaire de 7 080 livres turques (environ 3 018 euros à cette date) en application de l’article 125 du code pénal, avant de surseoir au prononcé du jugement. Il considéra que, même si le passage incriminé du discours du requérant ne contenait aucune expression directement insultante, la signification insinuée par ces propos, compte tenu de la fonction de Premier ministre du plaignant, portait atteinte à la dignité de ce dernier, à son honneur, à sa réputation, à son crédit dans la société et à sa respectabilité auprès d’autres personnes. Il conclut par conséquent que, quand bien même dans ses déclarations en défense le requérant avait nié avoir commis l’infraction reprochée et avait indiqué n’avoir aucune intention d’insulte, ses propos dépassaient les limites de la critique et constituaient le délit d’insulte contre un agent public en raison de sa fonction.
10. Le 18 mai 2012, le tribunal correctionnel d’Eskişehir rejeta l’opposition formée par le requérant contre la décision de sursis au prononcé du jugement.
II. LE DROIT INTERNE PERTINENT
11. L’article 125 du code pénal (loi no 5237 du 26 septembre 2004, entrée en vigueur le 1er juin 2005), intitulé « insulte », se lit comme suit en sa partie pertinente en l’espèce :
« Quiconque attribue un acte ou un fait concret à autrui de manière à porter atteinte à son honneur, à sa dignité et à sa réputation ou attaque l’honneur, la dignité et la réputation d’autrui par des injures sera puni d’une peine d’emprisonnement allant de trois mois à deux ans ou d’une amende judiciaire.
Dans le cas où cet acte est commis par le biais d’un moyen de communication audiovisuel ou écrit, la peine prévue à l’alinéa susmentionné est infligée.
Le plancher de la peine ne sera pas inférieur à un an d’emprisonnement dans le cas où le délit d’insulte est commis :
a) contre un agent public en raison de sa fonction,
(...) »
EN DROIT
I. SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L’ARTICLE 10 DE LA CONVENTION
12. Le requérant allègue que la procédure pénale diligentée contre lui du chef d’insulte contre un agent public à raison des propos qu’il avait tenus lors d’une manifestation publique a porté atteinte à son droit à la liberté d’expression, tel que protégé par l’article 10 de la Convention.
A. Sur la recevabilité
13. Le Gouvernement soulève une exception d’irrecevabilité. Il soutient à cet égard que le requérant a eu la possibilité de présenter ses arguments devant les juridictions nationales, que celles-ci ont bien examiné les circonstances de l’affaire, et ce conformément à la jurisprudence de la Cour et en application du principe de subsidiarité, et qu’elles n’ont pas fait montre d’arbitraire dans leurs décisions. Estimant que les allégations du requérant sont abstraites, spéculatives et infondées, il invite la Cour à déclarer ce grief irrecevable pour défaut de fondement.
14. Le requérant ne se prononce pas sur cette exception.
15. La Cour estime que ladite exception soulève des questions appelant un examen au fond du grief tiré de l’article 10 de la Convention, et non pas un examen de la recevabilité de ce grief.
16. Constatant par ailleurs que ce grief n’est pas manifestement mal fondé au sens de l’article 35 § 3 a) de la Convention et qu’il ne se heurte à aucun autre motif d’irrecevabilité, la Cour le déclare recevable.
B. Sur le fond
1. Arguments des parties
(a) Le requérant
17. Le requérant soutient que son discours prononcé lors d’une réunion de présentation des candidats de son parti aux élections législatives consistait en une simple critique politique et qu’il a exercé par ce discours son droit à la liberté d’expression dans le contexte de ces élections. Selon le requérant, le destinataire de ses propos, qui était un homme politique, en l’occurrence le Premier ministre de l’époque, devait être plus tolérant aux critiques.
18. Le requérant argue en outre qu’il n’avait l’intention d’insulter ni le Premier ministre ni sa mère dans son discours litigieux, mais qu’il y a répondu aux critiques faites par celui-ci à l’endroit d’anciens hommes politiques et Premiers ministres en exprimant l’avis que, si Mustafa Kemal Atatürk n’avait pas existé, la République de Turquie n’aurait pas été fondée et il y aurait en Turquie une autre population qui vivrait sous la souveraineté d’un autre État. Le requérant considère qu’il n’était pas tenu de prouver cette opinion, qui constitue, selon lui, un jugement de valeur.
19. Il ajoute que sa condamnation pénale et le contrôle lui ayant été imposé en raison de la décision de sursis au prononcé du jugement ont eu un effet dissuasif à son endroit et ont fait peser une menace de punition sur lui.
(b) Le Gouvernement
20. Le Gouvernement considère qu’en l’espèce il n’y a pas eu ingérence dans l’exercice du droit du requérant à la liberté d’expression. Pour le cas où l’existence d’une ingérence serait admise par la Cour, il soutient que cette ingérence était prévue par l’article 125 du code pénal et poursuivait le but légitime que constitue la protection de la réputation ou des droits d’autrui.
21. Le Gouvernement estime aussi que, d’une part, eu égard aux fonctions et statuts respectifs des intéressés en tant que figures politiques et agents publics, au contenu des déclarations litigieuses, qui, à ses yeux, étaient gratuitement insultantes et diffamatoires compte tenu de leur perception dans la société turque et ne contribuaient à aucun débat d’intérêt général, et au montant selon lui raisonnable de l’amende judiciaire, assortie d’un sursis au prononcé du jugement, infligée au requérant, les tribunaux nationaux ont ménagé un juste équilibre entre le droit du requérant à la liberté d’expression et le droit de la partie adverse au respect de sa vie privée et que, d’autre part, l’ingérence litigieuse était nécessaire dans une société démocratique et proportionnée au but légitime poursuivi.
2. Appréciation de la Cour
22. La Cour note qu’en l’espèce le requérant, maire d’une ville et membre d’un parti politique d’opposition, a été condamné au pénal à une amende judiciaire avec sursis au prononcé du jugement en raison de ses déclarations critiques, faites relativement au Premier ministre de l’époque, lors d’une manifestation politique organisée aux fins de la présentation des candidats de son parti politique.
23. Elle considère que la condamnation pénale du requérant à une amende judiciaire avec sursis au prononcé du jugement pour ces déclarations constitue une ingérence dans l’exercice par l’intéressé de son droit à la liberté d’expression (Erdoğdu c. Turquie, no 25723/94, § 72, CEDH 2000‑VI, Dilipak c. Turquie, no 29680/05, § 51, 15 septembre 2015, Ergündoğan c. Turquie, no 48979/10, § 26, 17 avril 2018, Selahattin Demirtaş c. Turquie (no 3), no 8732/11, § 26, 9 juillet 2019, et Çamyar c. Turquie (no 2) [comité], no 16899/07, § 59, 10 octobre 2017 ; voir aussi, a contrario, Otegi Mondragon c. Espagne, no 2034/07, § 60, CEDH 2011).
24. Elle observe ensuite qu’il ne prête pas à controverse entre les parties que cette ingérence était prévue par la loi, plus précisément par l’article 125 du code pénal (paragraphe 10 ci-dessus), et qu’elle poursuivait un but légitime au regard de l’article 10 § 2 de la Convention, à savoir la protection de la réputation ou des droits d’autrui.
25. Quant à la nécessité de l’ingérence, la Cour rappelle les principes découlant de sa jurisprudence en matière de protection de la vie privée et de liberté d’expression, lesquels sont résumés, notamment, dans les arrêts Couderc et Hachette Filipacchi Associés c. France ([GC], no 40454/07, §§ 83-93, CEDH 2015 (extraits)) et Tarman c. Turquie (no 63903/10, §§ 36‑38, 21 novembre 2017). Elle rappelle que, pour apprécier si la mise en balance par les autorités nationales entre le droit du requérant à la liberté d’expression et le droit de la partie adverse à la protection de la réputation s’est faite dans le respect des critères établis par sa jurisprudence (Tarman, précité, § 38), elle doit essentiellement prêter attention à la motivation retenue par le juge national (ibidem, § 40).
26. Dans la présente affaire, la Cour note que le requérant, dans ses propos visant le Premier ministre de l’époque exprimés lors d’une manifestation politique de son parti, dénonçait essentiellement l’attitude et les critiques de celui-ci à l’endroit d’anciens dirigeants du pays, et qu’il avait prononcé la phrase suivante : « s’ils [les anciens hommes politiques] n’avaient pas été là, si le regretté Atatürk n’avait pas été là, qui aurait été le père de Tayyip Erdoğan, qui aurait été sa mère (...) ? ». Elle observe ensuite que le juge d’instance pénal, par son jugement du 5 avril 2012, a estimé que les propos litigieux prononcés par le requérant, et notamment la phrase susmentionnée, avaient porté atteinte à la dignité, à l’honneur, à la réputation, au crédit dans la société et à la respectabilité auprès d’autres personnes du Premier ministre et avaient dépassé les limites de la critique, et qu’ils constituaient le délit d’insulte contre un agent public en raison de sa fonction (paragraphe 9 ci-dessus).
27. La Cour relève que la motivation ainsi adoptée par le juge d’instance pénal dans son jugement n’est pas de nature à lui permettre d’établir que, en l’espèce, cette juridiction a effectué un examen adéquat de mise en balance entre le droit du requérant à la liberté d’expression et le droit de la partie adverse au respect de sa vie privée en tenant compte de tous les critères pertinents établis dans sa jurisprudence (Tarman, précité, § 38). En effet, elle considère que ce jugement ne fournit pas une argumentation satisfaisante sur la question de savoir si le droit de la partie adverse au respect de sa vie privée pouvait justifier, dans les circonstances de l’espèce, l’atteinte portée au droit du requérant à la liberté d’expression par la condamnation pénale en cause, compte tenu notamment du statut d’homme politique des intéressés, du contexte des élections législatives et de l’effet dissuasif que cette condamnation pénale, même assortie d’un sursis au prononcé du jugement, pouvait avoir sur l’exercice par le requérant de sa liberté d’expression.
28. Eu égard à ce qui précède, la Cour considère que, dans les circonstances de l’espèce, les autorités nationales n’ont pas effectué une mise en balance entre les intérêts en jeu conforme aux critères établis par sa jurisprudence.
29. Partant, elle juge qu’il y a eu violation de l’article 10 de la Convention en l’espèce.
II. SUR L’APPLICATION DE L’ARTICLE 41 DE LA CONVENTION
30. Le requérant n’a présenté aucune demande de satisfaction équitable. Partant, la Cour estime qu’il n’y a pas lieu de lui octroyer de somme à ce titre.
PAR CES MOTIFS, LA COUR, À L’UNANIMITÉ,
1. Déclare la requête recevable ;
2. Dit qu’il y a eu violation de l’article 10 de la Convention.
Fait en français, puis communiqué par écrit le 17 décembre 2019, en application de l’article 77 §§ 2 et 3 du règlement.
Hasan Bakırcı Julia Laffranque
Greffier adjoint Présidente