BAILII is celebrating 24 years of free online access to the law! Would you consider making a contribution?

No donation is too small. If every visitor before 31 December gives just £1, it will have a significant impact on BAILII's ability to continue providing free access to the law.
Thank you very much for your support!



BAILII [Home] [Databases] [World Law] [Multidatabase Search] [Help] [Feedback]

European Court of Human Rights


You are here: BAILII >> Databases >> European Court of Human Rights >> MARINA v. ROMANIA - 50469/14 (Judgment : Right to respect for private and family life : Fourth Section) French Text [2020] ECHR 345 (26 May 2020)
URL: http://www.bailii.org/eu/cases/ECHR/2020/345.html
Cite as: ECLI:CE:ECHR:2020:0526JUD005046914, CE:ECHR:2020:0526JUD005046914, [2020] ECHR 345

[New search] [Contents list] [Help]


 

QUATRIÈME SECTION

AFFAIRE MARINA c. ROUMANIE

(Requête no 50469/14)

 

 

ARRÊT

Art 8 • Obligations positives • Vie privée • Réputation • Lecture lors d’une émission radio satirique, d’une lettre offensant le requérant, écrite par sa sœur, et dévoilant ses problèmes familiaux • Absence de contribution à un débat d’intérêt général • Absence de tri des informations contenues dans la lettre • Protagonistes désignés par leur nom sans leur consentement • Lecture du qualificatif injurieux contre le requérant • Aucune vérification préalable des informations s’étant révélées fausses • Diffusion durant trois jours par la radio d’un communiqué de désaveu ayant rendu sans objet l’exercice par le requérant de son droit de réplique • Absence de motivation circonstanciée et de mise en balance des intérêts en présence par les juridictions nationales

 

STRASBOURG

26 mai 2020

 

Cet arrêt deviendra définitif dans les conditions définies à l’article 44 § 2 de la Convention . Il peut subir des retouches de forme.


En l’affaire Marina c. Roumanie,

La Cour européenne des droits de l’homme (quatrième section), siégeant en une Chambre composée de :

          Jon Fridrik Kjølbro, président,
          Iulia Antoanella Motoc,
          Branko Lubarda,
          Carlo Ranzoni,
          Stéphanie Mourou-Vikström,
          Jolien Schukking,
          Péter Paczolay, juges,
et de Andrea Tamietti, greffier de section,

Vu :

la requête susmentionnée (no 50469/14) dirigée contre la Roumanie et dont un ressortissant de cet État, M. Viorel Marina (« le requérant »), a saisi la Cour en vertu de l’article 34 de la Convention de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales (« la Convention ») le 24 octobre 2014,

la décision de porter à la connaissance du gouvernement roumain (« le Gouvernement ») le grief tiré de l’article 6 § 1 de la Convention concernant un défaut allégué d’impartialité du tribunal et le grief tiré de l’article 8 de la Convention,

les observations des parties,

Après en avoir délibéré en chambre du conseil le 5 mai 2020,

Rend l’arrêt que voici, adopté à cette date :

INTRODUCTION

La requête concerne, sous l’angle de l’article 6 § 1 de la Convention, un défaut allégué d’impartialité du tribunal qui a jugé l’affaire du requérant en dernière instance. Elle porte aussi, sous l’angle de l’article 8 de la Convention, sur le manquement allégué des autorités nationales à l’obligation qui serait la leur de protéger le droit à la réputation du requérant.

EN FAIT

1.  Le requérant est né en 1968 et réside à Ploieşti. Il a été représenté par Mes I.C. Iliescu et C.C. Marina, avocats à Prahova.

2.  Le Gouvernement a été représenté par son agente, Mme C. Brumar, du ministère des Affaires étrangères.

I. La genèse de l’affaire

3.  À l’époque des faits, le requérant était commissaire au sein de la police départementale de Prahova et, bien que légalement divorcé de C.D., son ex-épouse, il vivait en couple avec cette dernière et leurs deux enfants.

4.  Le 3 juin 2011, vers 9 h 45, les animateurs d’une émission de radio matinale de la station Radio Prahova lurent en direct une lettre adressée à la rédaction de cette dernière par A.M., la sœur du requérant. Cette lettre contenait des informations personnelles au sujet du requérant et de son ex‑épouse, C.D.

5.  La lecture en direct de cette lettre fut accompagnée de commentaires de la part des deux animateurs, Bu. et Bl. Ceux-ci s’exprimèrent comme suit :

« (...)

Bu. : Il s’agit d’une feuille A4 pliée comme il faut.

Bl. : Dans laquelle le titre peut se lire...

Bu. : Pour Radio Prahova !

Bl. : Pour Radio Prahova... Ok ! Je t’en prie, lis-là pour élucider ce mystère. Je veux dire... tu as attisé notre curiosité.

Bu. : Je ne crois pas qu’on pourra élucider ce mystère.

Bl. : Alors c’est un mystère sans solution ?

Bu. : Oui !

Bl. :... mec, c’est une conspiration !

Bu. : Mais je vais la lire parce qu’on est une station de radio transparente qui tient à ses auditeurs, peu importe s’ils s’appellent A., peu importe s’ils s’appellent Marina, peu importe comment ils s’appellent ; ce qui arrive à l’adresse de la rédaction se lit dans la mesure où ça peut être lu ! Le langage est... hmm semi-licencieux... le comble c’est qu’alors même que la lettre nous est adressée elle n’a rien à voir avec nous !

Bl. : Avec nous ! Oui...

Bu. : hmm bon, on peut commencer, oui ? Pour Radio Prahova ! Pour C.D. ... avocate au tribunal !

Bl. : Aha !

Bu. Tu as couché avec tous les hommes...

Bl.- (il rit)

Bu. : Et maintenant tu veux la dot (zestrea) pour le bâtard. Ça, c’est la première dédicace. C’est comme ça que c’est écrit !

Bl. : Et alors, quel est le lien avec Radio Prahova ?

Bu. : Je ne sais pas... on comprendra par la suite.

Bl. : D’accord !

Bu. : Pour... hmm Monsieur Marina Viorel...

Bl. : Comment ? Pour Monsieur Marina Viorel ?

Bu. : Oui !

Bl. : D’accord !

Bu. : Tu n’as pas été capable de participer aux cérémonies religieuses après le décès de ton père et tu veux de l’argent, bête du diable (dobitocul dracului).

(...)

Bu. : C’est une lettre qui probablement contient... tout le conflit intérieur de Madame A.M. ... donc il est d’abord question de C.D., avocate au tribunal, qui a couché avec tous les hommes et qui maintenant veut la dot pour le bâtard, et ensuite de la dédicace pour Monsieur Marina Viorel... qui n’a pas été capable d’aller aux cérémonies religieuses après le décès de son père et maintenant il veut de l’argent, la bête du diable. Je cite : (...)

Bu. : Laissez tomber les sorts, bêtes du diable.

Bl. : Laissez tomber les sorts ?

Bu. : Eeee peut-être Monsieur... Viorel ensemble...

Bl. : Avec Madame.

Bu. : Avec Madame C. ... l’avocate... au tribunal.

Bl. : tribunal.

Bu. : Qui a couché avec tous les hommes et maintenant veut la dot pour le bâtard... elle organise des sessions de chiromancie et d’autres conneries du genre, c’est pourquoi... hé, est-ce qu’il y a quelque chose d’autre dans l’enveloppe ? ... c’est pourquoi...

Bl. : Regarde ! Non, plus rien hmm.

Bu. : C’est pourquoi... Madame A. leur dit très clairement et de manière concise de laisser tomber les sorts, bêtes du diable.

Bl. : Alors, laisse-lui les sorts...

(...)

Bl. : Est-elle normale ? (...) sérieux, ... qui est Madame A. ?

Bu. : Madame...

Bl. : Donc tante A.

Bu. : A.M. ... de Ploieşti, Prahova.

Bl.: Petite dame Marina... [l’animateur chante] Marina Marina Marina. C’était quand la dernière fois que tu as consulté un médecin ? C’est d’abord un problème... de la manière dont elle a conçu cette petite lettre... non ? Et de deux, quel est le lien avec Radio Prahova ? Car je ne...

Bu. : C’est pour nous, c’est comme ça que c’est écrit sur l’enveloppe et dans la lettre. J’ai compris que, si ce n’était pas écrit... dans la lettre, on aurait pu dire qu’elle a probablement envoyé plusieurs lettres et qu’elle les a mélangées. Mais non ! Même dans la lettre on peut lire... pour Radio Prahova.

Bl. : Je sais mec ! Tu sais comment ça se passe... c’est du genre... si tu me fâches, je te fais passer à la radio !

(...)

Bl. : Je te fais passer à la radio et les gens vont parler et puis tout le monde va te montrer du doigt, tu sais ?

(...)

Bl. : Je pense que cette mentalité fonctionne encore maintenant !

Bu. : Peut-être que oui !

Bl. : Très joli !

Bu. : Roxi demande... sans justification, je dis... se pourrait-il que le dernier paragraphe vous soit adressé ? Et elle rigole sur Messenger, tu sais... je vais la relire.

(...) »

6.  Le même jour, le requérant et C.D. se rendirent au siège de la radio, où ils rencontrèrent le responsable de celle-ci et eurent une discussion avec lui. Au cours de cet échange, ils se plaignirent que la lecture de la lettre de A.M. lors de l’émission de radio avait porté atteinte à leur vie privée. Ils indiquèrent que des allégations diffamatoires avaient ainsi été proférées contre eux en l’absence de vérifications préalables et en l’absence de leur consentement pour la diffusion d’informations relevant de leur vie privée.

7.  Après avoir procédé à des vérifications et établi que l’expéditrice de la lettre y exposait des affabulations auxquelles elle se livrait depuis des années à l’égard du requérant, la chaîne de radio désavoua (dezminți) les propos transmis en direct. Par ce désaveu, la radio exprima son regret que le sens de la lecture de la lettre - qui était censée être un pamphlet dirigé contre l’expéditrice - eût été mal perçu par certains auditeurs et que cela eût porté atteinte à l’image du requérant et de C.D.

8.  La chaîne de radio diffusa ce message de désaveu trois fois le 3 juin 2011, deux fois le 4 juin 2011, une fois le 5 juin 2011 et deux fois le 6 juin 2011.

9.  Le requérant fut invité par la chaîne de radio à exercer un « droit de réplique » (paragraphe 31 ci-dessous), prévu par la réglementation interne, le 6 juin 2011, dans le cadre d’une autre émission de radio, droit que l’intéressé n’exerça pas.

10.  Après l’évènement décrit ci-dessus, le requérant et C.D. se séparèrent et l’intéressé fut amené à quitter le domicile commun.

II. La décision du Conseil national de l’audiovisuel

11.  Le 12 janvier 2012, le Conseil national de l’audiovisuel condamna la station de radio au paiement d’une amende après avoir noté que, bien que l’émission litigieuse se voulait être un pamphlet, elle avait présenté des informations de nature à affecter le droit à l’image et au respect de la vie privée des personnes à qui il était fait référence dans la lettre lue à l’antenne, dès lors que ces personnes n’avaient pas donné leur accord à la diffusion des informations en question (paragraphe 30 ci-dessous).

III. La procédure civile engagée par l’ex-épouse du requérant

12.  Le 24 août 2011, C.D. saisit les juridictions nationales d’une action en responsabilité civile contre la société propriétaire de la chaîne de radio pour demander réparation du préjudice porté à sa réputation. Par un jugement du 1er juin 2012, le tribunal de première instance de Ploieşti condamna la station de radio à réparer le préjudice moral causé à l’ex‑épouse du requérant à la suite de la diffusion de l’émission du 3 juin 2011. Ce jugement fut confirmé par un arrêt du tribunal départemental de Prahova en date du 18 février 2013 et par un arrêt de la cour d’appel de Ploieşti en date du 11 juin 2013.

IV. La procédure civile engagée par le requérant

A.    La procédure devant le tribunal de première instance de Ploieşti

13.  Le 10 août 2012, le requérant engagea une action en responsabilité civile délictuelle contre la station de radio et les deux animateurs, pour atteinte à son droit à l’image et à la réputation, sur le fondement des dispositions légales régissant la responsabilité civile délictuelle (paragraphe 28 ci-dessous), de l’article 30 de la Constitution (paragraphe 27 ci-dessous), des articles 30 et 33 du code de l’audiovisuel relatifs à la protection de la dignité et du droit à l’image (paragraphe 29 ci-dessous) et de l’article 8 de la Convention. Ultérieurement, il indiqua maintenir son action contre la seule station de radio et renoncer ainsi à celle-ci pour autant qu’elle était dirigée contre les deux animateurs.

14.  Dans le cadre de son action, le requérant exposait que la lecture de la lettre en cause contenait des allégations diffamatoires à son égard et que des informations personnelles avaient été rendues publiques sans son accord. Il indiquait que cette lecture avait eu des répercussions graves sur sa vie familiale et professionnelle dès lors qu’il aurait été amené à se séparer de C.D., à quitter le domicile commun et à se trouver ainsi éloigné de ses enfants et que son image professionnelle aurait été atteinte. Il indiquait aussi qu’il lui avait été proposé d’exercer son droit de réplique, mais que cette possibilité ne lui avait été offerte que trois jours après l’émission en cause, dans le cadre d’une autre émission, ce qui pour lui n’avait plus de sens étant donné la circonstance que la chaîne de radio avait déjà diffusé un communiqué de désaveu entretemps (paragraphes 8 et 9 ci-dessus).

15.  Par un jugement du 22 octobre 2013, le tribunal de première instance de Ploieşti fit droit à la demande du requérant et condamna la station de radio à verser à ce dernier l’équivalent en lei roumains de la somme de 4 500 euros (EUR) à titre de dommages‑intérêts. Le tribunal considéra que les conditions de la responsabilité civile délictuelle étaient réunies en l’espèce. Il jugea notamment que, bien que ne pouvant constituer une source de droit, son jugement définitif du 1er juin 2012 rendu dans le cadre de la procédure engagée par l’ex-épouse du requérant (paragraphe 12 ci-dessus) et la décision du 12 janvier 2012 du Conseil national de l’audiovisuel (paragraphe 11 ci-dessus) avaient établi que le contenu de la lettre lue au cours de l’émission était de nature à porter préjudice à l’image et à la vie privée. Il indiqua que les informations révélées au cours de l’émission étaient offensantes, indépendamment du caractère satirique de cette émission, qu’elles ne portaient pas sur des questions d’intérêt général et qu’elles n’étaient pas visées par les exceptions prévues à l’article 8 de la Convention. Il jugea enfin que la déclaration d’un témoin proposé par le requérant et les considérations définitives retenues dans la procédure introduite par l’ex-épouse de l’intéressé (paragraphe 12 ci‑dessus) suffisaient pour conclure que ce dernier avait bien subi un préjudice. En conséquence, il estima qu’il avait été porté atteinte à l’image du requérant alors qu’en sa qualité de commissaire de police l’intéressé devait s’assurer d’une image irréprochable.

16.  Entre le 20 janvier et le 31 mars 2014, la société propriétaire de la chaîne de radio versa au requérant, en trois tranches, le montant fixé par le tribunal de première instance à titre de dédommagement.

B.     Le procès devant le tribunal départemental de Prahova

17.  La partie défenderesse forma un recours contre le jugement du tribunal de première instance en date du 22 octobre 2013 devant le tribunal départemental de Prahova (« le tribunal départemental »).

18.  Lors de l’audience du 9 avril 2014, deux juges de la formation de jugement (N.C. et C.A.M.) demandèrent leur déport au motif qu’elles avaient fait partie de la formation de trois juges ayant rendu l’arrêt du 18 févier 2013, prononcé par le même tribunal, dans le cadre de la procédure intentée par l’ex-épouse du requérant (paragraphe 12 ci-dessus). D’après le dossier, le requérant ne forma pas de demande de récusation de ces juges.

19.  Par une décision avant dire droit du 13 mai 2014, le tribunal départemental, siégeant en une formation de trois juges, rejeta la demande des deux magistrates au motif que l’action qui lui était soumise portait sur la demande en réparation du requérant et que ces juges s’étaient exprimées non pas au sujet de l’objet du litige concernant l’intéressé, mais au sujet des seules affirmations relatives à l’ex-épouse de ce dernier. Le tribunal jugea que la situation d’incompatibilité visée à l’article 27 § 7 du code de procédure civile (CPC - paragraphe 29 ci-dessous) n’existait pas en l’espèce.

20.  Par un arrêt du 14 mai 2014, adopté à la majorité des voix, le tribunal départemental de Prahova accueillit le recours de la partie défenderesse et rejeta l’action du requérant. Il estima notamment que, les deux animateurs s’étant bornés à lire une lettre écrite par une tierce personne et n’ayant pas fait de commentaires ou d’affirmations à l’égard du requérant, la station de radio n’avait pas commis un fait illicite. Il ajouta que les animateurs avaient agi en toute bonne foi, aucune animosité personnelle entre eux et le requérant n’ayant été avancée, et que la lettre en question visait en particulier l’ex‑épouse de l’intéressé, celui-ci n’ayant été mis en cause que de manière accessoire par l’affirmation selon laquelle il n’avait pas participé aux cérémonies qui avaient eu lieu à la suite du décès de son père.

21.  Le tribunal départemental jugea qu’il n’y avait pas eu atteinte à la réputation du requérant, lequel « exerçait une fonction publique - à savoir celle de commissaire de police –, eu égard à la jurisprudence constante de la Cour selon laquelle, lorsque des questions d’intérêt public visant des personnes publiques étaient en jeu, celles-ci devaient faire preuve de plus de tolérance étant donné leur statut au sein de la société ». Il considéra que l’émission du 3 juin 2011 « était en réalité un pamphlet ayant comme thème principal la stigmatisation des aspects négatifs de la réalité sociale » et que la lecture de la lettre en question avait comme objectif de critiquer la démarche de la sœur du requérant, dont le but était de dénigrer les membres de sa famille. Pour le tribunal départemental, les critiques formulées par les deux animateurs par rapport à la sœur du requérant étaient de nature à diminuer l’impact de ladite lettre.

22.  Le tribunal départemental jugea aussi que les opinions exprimées par les deux animateurs n’avaient pas dépassé les limites établies par les règles déontologiques ou les normes de droit et que le jugement définitif du 1er juin 2012 du tribunal de première instance de Ploieşti (paragraphe 12 ci-dessus) et la décision du 12 janvier 2012 du Conseil national de l’audiovisuel (paragraphe 11 ci-dessus) ne le liaient pas dans le cadre du litige qui lui était soumis.

23.  Le tribunal départemental nota enfin que la déclaration du témoin proposé par le requérant (paragraphe 15 ci-dessus) ne suffisait pas pour prouver l’existence d’un préjudice subi par l’intéressé étant donné que, à l’époque des faits, le plaignant et C.D., bien qu’habitant toujours ensemble, étaient déjà séparés légalement depuis deux ans. Selon le tribunal, l’absence de préjudice était prouvée en outre par le fait que le requérant s’était abstenu d’exercer le droit de réplique reconnu par le droit interne (paragraphe 9 ci‑dessus).

24.  L’une des juges ayant demandé son déport (C.A.M.) exprima une opinion séparée par laquelle elle indiquait souscrire au raisonnement du tribunal de première instance.

25.  Le requérant prit connaissance de l’arrêt du tribunal départemental de Prahova le 15 juillet 2014.

26.  Par la suite, la station de radio saisit les juridictions nationales d’une action contre le requérant visant au remboursement du montant versé à la suite du jugement prononcé en première instance (paragraphe 16 ci-dessus). Par un jugement définitif du 25 février 2015, le tribunal de première instance de Ploieşti accueillit cette action et ordonna au requérant de restituer la somme payée par la société susmentionnée. Une procédure d’exécution forcée fut commencée contre le requérant afin d’obtenir la restitution de ladite somme.

LE CADRE JURIDIQUE INTERNE PERTINENT

27.  L’article 30 de la Constitution est ainsi libellé en ses parties pertinentes en l’espèce :

Article 30 - La liberté d’expression

« 6) La liberté d’expression ne peut porter atteinte à la dignité, à l’honneur, à la vie privée de la personne ni au droit à sa propre image.

(...)

8) La responsabilité civile pour l’information ou l’œuvre portée à la connaissance du public incombe à l’éditeur ou au producteur, à l’auteur, à l’organisateur de la manifestation artistique, au propriétaire des moyens de diffusion, à la station de radio ou de télévision, dans les conditions prévues par la loi. Les délits de presse sont établis par la loi. »

28.  Les articles 998 et 999 du code civil régissant à l’époque des faits la responsabilité civile délictuelle sont présentés dans l’affaire Boldea c. Roumanie (no 19997/02, § 19, 15 février 2007).

29.  La disposition pertinente en l’espèce du CPC était ainsi libellée à l’époque des faits :

Article 27

« Le juge peut être récusé :

(...)

(7) s’il s’est déjà prononcé sur l’affaire en cause ;

(...) »

30.  La décision no 220/2011 du Conseil national de l’audiovisuel relative au code de régulation du contenu audiovisuel prévoit que les fournisseurs des services de média étaient tenus de respecter les droits et les libertés fondamentales de l’homme, le droit à la vie privé, le droit à la réputation et le droit à l’image (article 30). De même, il était interdit de diffuser des informations qui constituaient des immixtions dans la vie privée d’une personne, sans son accord (article 33 § 3).

31.  Le même code de régularisation du contenu audiovisuel prévoit un droit de réplique en faveur de la personne dont les droits ont été lésés dans le cadre d’un programme audiovisuel par une présentation des faits ne correspondant pas à la réalité (article 49). Le droit de réplique s’exerce soit par l’intervention de la personne lésée sur la chaîne en cause, soit par la présentation d’un enregistrement (article 57 § 3). Ce droit est exercé gratuitement, sans les commentaires du diffuseur, dans un délai de trois jours après l’accord de la chaîne de radio et dans les mêmes conditions que celles dans lesquelles les droits de la personne ont été lésés (article 57 § 1).

EN DROIT

I. SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L’ARTICLE 6 § 1 DE LA CONVENTION

32.  Le requérant dénonce un manque d’impartialité du tribunal départemental de Prahova, au motif que la formation de jugement à l’origine de l’arrêt du 14 mai 2014 comprenait deux juges ayant eu à connaître de l’action formée par son ex-épouse au sujet de la même émission de radio et ayant vu leur demande de déport être rejetée. À ses dires, le fait que le tribunal départemental a écarté la déclaration du témoin proposé par lui pour prouver son préjudice constitue un exemple de parti pris dans l’affaire. Le requérant invoque l’article 6 § 1 de la Convention, qui est ainsi libellé en ses parties pertinentes en l’espèce :

« Toute personne a droit à ce que sa cause soit entendue équitablement (...), par un tribunal indépendant et impartial, établi par la loi, qui décidera (...) des contestations sur ses droits et obligations de caractère civil (...) »

A.    Arguments des parties

33.  Le Gouvernement considère que l’affaire du requérant a été jugée par un tribunal impartial. À cet égard, il expose que les deux procédures successives examinées par les magistrates mises en cause portaient sur des objets et des personnes différents. Il indique ensuite que le requérant, représenté par un avocat, n’a pas soulevé d’exception d’incompatibilité relative aux juges devant les juridictions nationales (paragraphe 18 ci‑dessus).

34.  Enfin, il soutient que le tribunal départemental s’est livré à un examen détaillé de l’affaire sur la base des éléments de preuve versés au dossier par le requérant et sans prise en compte des aspects mentionnés par C.D. ou des éléments de preuve utilisés par celle-ci dans la procédure la concernant. Le Gouvernement estime que le fait pour le tribunal départemental de ne pas avoir fondé son arrêt sur la déclaration du témoin proposé par le requérant ne constitue pas une preuve de partialité, et ce d’autant moins que le témoignage en question aurait été écarté de manière motivée.

35.  Le requérant n’a pas présenté d’observations sur ce grief. Toutefois, il a demandé à la Cour de faire droit à sa demande « pour les raisons exposées dans sa requête ».

B.     Appréciation de la Cour

1.    Principes généraux

36.  La Cour renvoie aux principes déjà bien établis en matière de critères pour apprécier l’impartialité d’un tribunal, tels que définis dans l’arrêt Ramos Nunes de Carvalho e Sá c. Portugal ([GC], nos 55391/13 et 2 autres, §§ 145-149, 6 novembre 2018). Plus particulièrement, la Cour rappelle que l’impartialité se définit d’ordinaire par l’absence de préjugé ou de parti pris et peut s’apprécier de diverses manières. Selon la jurisprudence constante de la Cour, aux fins de l’article 6 § 1 de la Convention, l’impartialité doit s’apprécier selon une démarche subjective, en tenant compte de la conviction personnelle et du comportement du juge, c’est‑à‑dire en recherchant si celui-ci a fait preuve de parti pris ou préjugé personnel dans le cas d’espèce, ainsi que selon une démarche objective consistant à déterminer si le tribunal offrait, notamment à travers sa composition, des garanties suffisantes pour exclure tout doute légitime quant à son impartialité (voir, par exemple, Kyprianou c. Chypre [GC], no 73797/01, § 118, CEDH 2005-XIII, et Micallef c. Malte [GC], no 17056/06, § 93, CEDH 2009).

37.  La Cour rappelle que, quant à la démarche subjective, l’impartialité personnelle d’un magistrat se présume jusqu’à preuve du contraire (voir, par exemple, Padovani c. Italie, 26 février 1993, § 26, série A no 257‑B). Quant à la démarche objective, celle-ci conduit à se demander, lorsqu’une juridiction collégiale est en cause, si, indépendamment de l’attitude personnelle de tel de ses membres, certains faits vérifiables autorisent à mettre en cause l’impartialité de celle-ci. En la matière, même les apparences peuvent revêtir de l’importance. Il en résulte que, pour se prononcer sur l’existence, dans une espèce donnée, d’une raison légitime de craindre d’une juridiction un défaut d’impartialité, le point de vue du ou des intéressés entre en ligne de compte mais ne joue pas un rôle décisif. L’élément déterminant consiste à savoir si les appréhensions de ceux-ci peuvent passer pour objectivement justifiées (Morel c. France, no 34130/96, § 42, CEDH 2000‑VI).

38.  La Cour précise que, en « matière civile », le simple fait, pour un juge, d’avoir déjà pris des décisions avant le procès ne peut passer pour justifier en soi des appréhensions relativement à son impartialité. Ce qui compte, c’est l’étendue des mesures adoptées par le juge avant le procès. De même, la connaissance approfondie du dossier par le juge n’implique pas un préjugé qui empêcherait de le considérer comme impartial au moment du jugement sur le fond. Enfin, l’appréciation préliminaire des données disponibles ne saurait non plus passer comme préjugeant l’appréciation finale. Il importe que cette appréciation intervienne avec le jugement et s’appuie sur les éléments produits et débattus à l’audience (Sacilor‑Lormines c. France, no 65411/01, § 61, CEDH 2006‑XIII).

2.    Application des principes au cas d’espèce

39.  En l’espèce, la Cour prend note de la position du requérant, qui allègue que son recours n’a pas été jugé par un tribunal impartial car, selon lui, deux des juges de la formation de jugement s’étaient déjà prononcées sur l’affaire dès lors qu’elles avaient eu à connaître de l’action en responsabilité civile délictuelle intentée par son ex-épouse.

40.  En ce qui concerne la démarche subjective, et compte tenu des arguments du requérant, la Cour n’est pas persuadée de l’existence d’éléments établissant que les deux juges aient montré un préjugé personnel.

41.  Pour ce qui est de la démarche objective, la Cour note qu’en l’occurrence les craintes quant à un défaut d’impartialité tiennent au fait que deux des juges faisant partie de la formation de jugement amenée à statuer sur le recours du requérant s’étaient auparavant prononcées dans le cadre de l’action en responsabilité civile délictuelle engagée par l’ex-épouse de l’intéressé contre la même station de radio pour les faits survenus le 3 juin 2011. Il lui appartient dès lors de déterminer si les doutes que cette situation a pu créer chez le requérant se révèlent objectivement justifiés.

42.  À cet égard, la Cour note d’emblée que les juges dont l’impartialité est mise en cause par le requérant ont tranché l’affaire à laquelle l’ex-épouse de l’intéressé était partie en faveur de cette dernière, condamnant notamment la station de radio à réparer le préjudice moral causé à la partie demanderesse à la suite de la diffusion de l’émission du 3 juin 2011 (paragraphe 12 ci-dessus). Compte tenu de l’issue de cette première affaire, la Cour doute que le requérant puisse légitimement craindre, de la part de ces mêmes juges, un parti pris en sa défaveur.

43.  En tout état de cause, la Cour rappelle que la réponse à la question concernant l’impartialité objective varie suivant les circonstances de la cause (Morel, précité, § 45). Plus particulièrement, elle doit vérifier si, compte tenu de la nature et de l’étendue des fonctions des deux juges susmentionnées dans la procédure en responsabilité civile engagée par l’ex‑épouse du requérant contre la station de radio, ces dernières ont fait preuve d’un parti pris quant à la décision à rendre par le tribunal départemental dans l’affaire concernant l’intéressé. Tel serait le cas si les questions traitées par les deux juges dans la première procédure avaient été « les mêmes » (voir, a contrario, Kleyn et autres c. Pays-Bas [GC], nos 39343/98 et 3 autres, § 200, CEDH 2003‑VI) ou « analogues » (Morel, précité, § 47) par rapport à celles tranchées par elles dans le cadre de l’action du requérant.

44.  Or, en l’espèce, il ne ressort pas du dossier que cela a été le cas. En effet, selon le droit interne applicable en la matière (paragraphe 28 ci‑dessus), le tribunal saisi d’une action en responsabilité civile délictuelle devait rechercher s’il y avait une faute civile, un dommage et un lien de causalité entre ces deux éléments. L’existence d’une responsabilité civile dans une situation donnée devait être établie à la lumière du dommage allégué par celui qui s’estimait lésé par le fait à l’origine du dommage. En l’occurrence, devant les juridictions nationales saisies de leurs actions respectives, tant le requérant que son ex‑épouse ont allégué des atteintes à leur droit à la réputation et à leur droit à la vie privée (paragraphes 12 et 14 ci-dessus), aspects essentiellement personnels qui devaient être établis et appréciés par les tribunaux à la lumière de la situation de chacune des parties lésées et des affirmations les concernant contenues dans la lettre de la sœur du requérant lue au cours de l’émission de radio.

45.  Sans nier l’existence d’un élément commun entre les deux procédures à raison des faits à l’origine des deux litiges, la Cour considère que ces procédures portaient sur des éléments différents : dans chacune d’elles, le tribunal départemental devait rechercher si les éléments constitutifs de la responsabilité civile délictuelle étaient réunis, en partant de la situation personnelle concrète de chacun des demandeurs. Cette appréciation a été faite sur la base des éléments produits et débattus à l’audience et notamment de la manière où les affirmations de Mme A.M. ont affecté la position individuelle respective du requérant, d’un côté, et de son ex-épouse, de l’autre.

46.  En outre, il ne ressort pas du dossier que les deux actions portées devant le tribunal départemental étaient étayées par les mêmes éléments de preuve. Le requérant était en droit de présenter les éléments de preuve qu’il estimait pertinents pour prouver son préjudice. Le simple fait que, dans le cadre de l’action concernant le requérant, le tribunal départemental ait décidé que la déposition du témoin proposé par l’intéressé ne suffisait pas à prouver le préjudice allégué ne constitue pas une preuve de parti pris, et ce d’autant moins qu’une justification objective a été fournie par les juges pour écarter ledit témoignage (paragraphe 23 ci-dessus).

47.  La Cour relève donc que les deux juges susmentionnées ont été confrontées à deux affaires bien distinctes. Si, du fait de leur rôle dans la procédure intentée par l’ex-épouse du requérant, ces juges avaient eu connaissance des faits à l’origine du litige, elles ne pouvaient pour autant pas avoir déjà adopté un point de vue sur l’action engagée par le requérant, dont le tribunal départemental a apprécié le bien-fondé au regard des allégations concernant l’atteinte à la vie privée de l’intéressé et des éléments de preuve fournis par ce dernier.

48.  La Cour note enfin que, dans leur demande d’abstention dans la procédure, les deux juges ont seulement indiqué de manière générale qu’elles avaient examiné l’affaire concernant l’ex-épouse du requérant (paragraphe 18 ci-dessus). N’ayant indiqué aucune raison spécifique pour justifier leur déport, la Cour déduit que les deux juges avaient plutôt fait leur demande par souci de précaution (voir, en ce sens, Ilie c. Roumanie, (déc.) [Comité], no 26220/10, § 44, 3 septembre 2019, et Gogan c. Roumanie, (déc.) [Comité], no 41059/11, § 38, 1er octobre 2019). En outre, elle observe que la demande de déport a été examinée par une formation de trois juges, qui, après avoir comparé les objets des deux affaires, a rendu une décision motivée en expliquant que les deux affaires portaient sur des questions différentes et que les deux juges ne s’étaient pas prononcées sur l’affaire concernant le requérant (paragraphe 19 ci-dessus). Par ailleurs, la Cour remarque qu’à aucun moment de la procédure le requérant n’a formulé de demande de récusation des deux juges afin d’exprimer ses propres craintes quant à leur impartialité (paragraphe 18 ci‑dessus).

49.  Eu égard aux circonstances particulières de la présente affaire, la Cour considère que les appréhensions du requérant ne se trouvent pas, en l’espèce, objectivement justifiées, et qu’aucune apparence de violation de l’article 6 § 1 de la Convention ne saurait être décelée. Il s’ensuit que ce grief est manifestement mal fondé et qu’il doit être rejeté, en application de l’article 35 §§ 3 a) et 4 de la Convention.

II. SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L’ARTICLE 8 DE LA CONVENTION

50.  Le requérant reproche aux autorités nationales d’avoir failli à l’obligation qui serait la leur de protéger son droit à l’image et au respect de la vie privée. Il invoque l’article 8 de la Convention, ainsi libellé en ses parties pertinentes en l’espèce :

« 1.  Toute personne a droit au respect de sa vie privée et familiale (...).

2.  Il ne peut y avoir ingérence d’une autorité publique dans l’exercice de ce droit que pour autant que cette ingérence est prévue par la loi et qu’elle constitue une mesure qui, dans une société démocratique, est nécessaire à la sécurité nationale, à la sûreté publique, au bien‑être économique du pays, à la défense de l’ordre et à la prévention des infractions pénales, à la protection de la santé ou de la morale, ou à la protection des droits et libertés d’autrui. »

A.    Sur la recevabilité

1.    Applicabilité de l’article 8 de la Convention

51.  La Cour rappelle que le droit à la protection de la réputation est un droit qui relève, en tant qu’élément de la vie privée, de l’article 8 de la Convention (Axel Springer AG c. Allemagne [GC], no 39954/08, § 83, 7 février 2012, et Polanco Torres et Movilla Polanco c. Espagne, no 34147/06, § 40, 21 septembre 2010).

52.  Elle rappelle cependant que, pour que l’article 8 de la Convention entre en ligne de compte, l’atteinte à la réputation personnelle doit présenter un certain niveau de gravité et avoir été effectuée de manière à causer un préjudice à la jouissance personnelle du droit au respect de la vie privée (Axel Springer AG, précité, § 83, et Denisov c. Ukraine [GC], no 76639/11, § 112, 25 septembre 2018).

53.  En l’occurrence, la Cour doit rechercher si la lecture de la lettre litigieuse par les animateurs de l’émission de radio est de nature à attirer l’application en l’espèce de l’article 8 de la Convention. À cet égard, elle note que le texte rendu public par les animateurs contenait des références aux rapports que le requérant avait avec sa famille proche et renvoyait à des moments graves de la vie privée de l’intéressé, tel l’enterrement de son père (paragraphe 5 ci-dessus). Or il s’agit là d’informations personnelles dont l’individu concerné peut légitimement s’attendre à ce qu’elles ne soient pas dévoilées sans son consentement (voir, mutatis mutandis, Saaristo et autres c. Finlande, no 184/06, § 61, 12 octobre 2010) et dont la divulgation peut entraîner pour lui un sentiment très fort d’intrusion dans sa vie privée. Pour la Cour, de telles informations peuvent toucher intimement la personne concernée et sont susceptibles d’atteindre un niveau de gravité suffisant pour rendre l’article 8 de la Convention applicable au cas d’espèce. Partant, dans la présente cause, les informations rendues publiques lors de l’émission de radio litigieuse tombent sous le coup de cette disposition.

2.    Autres motifs d’irrecevabilité

54.  Constatant que ce grief n’est pas manifestement mal fondé ni irrecevable pour un autre motif visé à l’article 35 de la Convention, la Cour le déclare recevable.

B.     Sur le fond

1.    Arguments des parties

55.  Le requérant n’a pas présenté d’observations sur le fond de son grief. Toutefois, il a demandé à la Cour de faire droit à sa demande « pour les raisons exposées dans sa requête ».

56.  Le Gouvernement admet que l’arrêt du 14 mai 2014 du tribunal départemental de Prahova (paragraphes 20-23 ci-dessus) pourrait être interprété comme une ingérence dans le droit du requérant au respect de sa vie privée. Il soutient toutefois que cette ingérence est justifiée au sens de l’article 8 § 2 de la Convention.

57.  À ce dernier égard, il indique que l’État roumain a respecté son obligation positive de mettre en place un cadre législatif et procédural apte à protéger la réputation du requérant. Il expose que le droit interne prévoyait des dispositions légales accessibles et prévisibles et que cette réglementation a permis à l’intéressé de saisir les juridictions nationales d’une action en responsabilité civile délictuelle contre la station de radio. Il estime que le rejet de l’action du requérant avait pour but d’assurer la protection du droit à la liberté d’expression de la presse.

58.  Le Gouvernement argue ensuite que les juridictions nationales saisies de l’affaire ont mis en balance les différents intérêts en cause : d’une part, l’intérêt de la presse pamphlétaire à bénéficier du droit à la liberté d’expression et à rendre le public conscient et sensible aux réalités sociales relevant de la déviance et, d’autre part, l’intérêt du requérant à conserver sa réputation intacte. Se référant aux constats du tribunal départemental, le Gouvernement dit que cette juridiction a jugé que les propos des animateurs s’inscrivaient dans le cadre d’une émission satirique et qu’ils avaient pour but de discréditer l’expéditrice de la lettre, en alertant le public sur un comportement social « non conforme ». Se référant aux mêmes constats, il ajoute que les présentateurs ont lu la lettre lors de l’émission de radio sans faire de commentaires à propos du requérant et que ladite lettre se concentrait sur des aspects de la vie privée de l’ex-épouse de l’intéressé, les propos concernant ce dernier n’étant présentés que de manière accessoire.

59.  Le Gouvernement avance ensuite que le requérant n’a pas suffisamment prouvé que la lecture de la lettre en cause a eu des conséquences négatives sur sa vie privée, sur sa réputation ou sur sa vie familiale. Il indique en outre que l’intéressé n’a engagé son action en responsabilité civile délictuelle que le 10 août 2012 (paragraphe 13 ci‑dessus), plus d’un an et deux mois après les faits, et après l’examen en première instance par les tribunaux nationaux de l’action en responsabilité civile délictuelle intentée par son ex-épouse (paragraphe 12 ci-dessus).

60.  Le Gouvernement plaide enfin que, dès le lendemain de la diffusion de l’émission, la chaîne de radio a offert au requérant la possibilité d’exercer son droit de réplique et que l’intéressé ne s’est pas prévalu de son droit de réponse (paragraphe 9 ci-dessus).

2.    Appréciation de la Cour

a)      Principes généraux

61.  La Cour rappelle que, dans les affaires du type de celle à l’examen, se trouve en cause non pas un acte de l’État, mais l’insuffisance alléguée de la protection accordée par les juridictions internes à la vie privée des requérants. Or, si l’article 8 de la Convention a essentiellement pour objet de prémunir l’individu contre les ingérences arbitraires des pouvoirs publics, il ne se contente pas de commander à l’État de s’abstenir de pareilles ingérences : à cet engagement négatif peuvent s’ajouter des obligations positives inhérentes à un respect effectif de la vie privée ou familiale. Elles peuvent impliquer l’adoption de mesures visant au respect de la vie privée jusque dans les relations des individus entre eux (Von Hannover c. Allemagne (no 2) [GC], nos 40660/08 et 60641/08, § 98, CEDH 2012). La frontière entre les obligations positives et les obligations négatives de l’État au regard de l’article 8 ne se prête pas à une définition précise ; les principes applicables sont néanmoins comparables. En particulier, dans les deux cas, il faut prendre en compte le juste équilibre à ménager entre les intérêts concurrents en jeu (ibid., § 99).

62.  Lorsque le grief présenté à la Cour a trait à une méconnaissance des droits protégés par l’article 8 de la Convention du fait de l’exercice par d’autres de leur droit à la liberté d’expression, il convient de tenir dûment compte, lors de l’application de l’article 8, des exigences de l’article 10 de la Convention (voir, par exemple et mutatis mutandis, Von Hannover c. Allemagne, no 59320/00, § 58, CEDH 2004‑VI). Ainsi, dans de tels cas, la Cour devra mettre en balance le droit du requérant au respect de sa vie privée et l’intérêt général à protéger la liberté d’expression, en gardant à l’esprit qu’il n’existe aucune relation hiérarchique entre les droits garantis par les deux articles (Sousa Goucha c. Portugal, no 70434/12, § 42, 22 mars 2016).

63.  La Cour rappelle à cet égard qu’elle a déjà eu l’occasion d’énoncer les principes pertinents qui doivent guider son appréciation dans ce domaine (Couderc et Hachette Filipacchi Associés c. France [GC], no 40454/07, §§ 90-93, CEDH 2015 (extraits), et Von Hannover (no 2), précité, §§ 95-99). Elle a ainsi posé un certain nombre de critères dans le contexte de la mise en balance des droits en présence (Axel Springer AG, précité, §§ 90-95). Les critères définis applicables en la matière - pour autant qu’ils sont pertinents en l’espèce - sont la contribution à un débat d’intérêt général, la notoriété de la personne visée, l’objet du reportage, le comportement antérieur de la personne concernée, le contenu, la forme et les répercussions de la publication (voir, en ce sens, Couderc et Hachette Filipacchi Associés, précité, § 93, et Von Hannover (no 2), précité, §§ 109‑113). Ces critères, qui ne sont pas exhaustifs, doivent être transposés et adaptés aux circonstances de la cause (Axel Springer SE et RTL Television GmbH c. Allemagne, no 51405/12, § 42, 21 septembre 2017).

64.  Dans ce contexte, la Cour rappelle que, si la presse ne doit pas franchir certaines limites, concernant notamment la protection de la réputation et des droits d’autrui, il lui incombe néanmoins de communiquer, dans le respect de ses devoirs et de ses responsabilités, des informations et des idées sur toutes les questions d’intérêt général. À sa fonction qui consiste à diffuser des informations et des idées sur de telles questions s’ajoute le droit, pour le public, d’en recevoir (Axel Springer AG, précité, § 79).

65.  La Cour a également souligné que la contribution de la presse à un débat d’intérêt général ne saurait être limitée aux seuls faits d’actualité ou débats préexistants. La presse est certes un vecteur de diffusion des débats d’intérêt général, mais elle a également pour rôle de révéler et de porter à la connaissance du public des informations susceptibles de susciter l’intérêt et de faire naître un tel débat au sein de la société (Couderc et Hachette Filipacchi Associés, précité, § 114). Certains évènements de la vie privée et familiale doivent toutefois conduire les journalistes à faire preuve de prudence et de précaution lors de leur traitement (voir, en ce sens, Couderc et Hachette Filipacchi Associés, précité, § 140).

66.  Dans l’exercice de son pouvoir de contrôle, la Cour n’a pas pour tâche de se substituer aux juridictions nationales, mais il lui incombe de vérifier, à la lumière de l’ensemble de l’affaire, si les décisions qu’elles ont rendues en vertu de leur pouvoir d’appréciation se concilient avec les dispositions invoquées de la Convention (Axel Springer AG, précité, § 86). Si la mise en balance, par les autorités nationales, des droits garantis par les articles 8 et 10 de la Convention s’est faite dans le respect des critères établis par la jurisprudence de la Cour, il faut des raisons sérieuses pour que celle-ci substitue son avis à celui des juridictions internes (ibid., §§ 87-88).

b)      Applications des principes au cas d’espèce

67.  La Cour observe que les allégations litigieuses, qui étaient contenues dans la lettre adressée par la sœur du requérant à une station de radio, avaient été formulées au cours d’une émission de radio lors de la lecture de ce document par les animateurs de ce programme. Cette lettre, qui comportait d’abord des informations sur la vie privée de l’ex-épouse et compagne du requérant (paragraphe 3 ci-dessus), faisait part du refus de ce dernier de participer aux cérémonies religieuses qui avaient eu lieu après le décès de son père et d’une revendication financière adressée à la famille. Elle contenait également des qualificatifs injurieux visant le requérant (paragraphe 5 ci-dessus).

68.  À cet égard, la Cour estime utile de souligner, à titre liminaire, que son rôle en l’espèce consiste avant tout à vérifier que le tribunal départemental, dont le requérant conteste la décision (paragraphes 20 à 23 ci‑dessus), a procédé à une juste pondération des droits en cause en statuant à l’aune des critères qu’elle a définis pour ce faire, rappelés au paragraphe 63 ci‑dessus.

i. Sur la question de la contribution à un débat d’intérêt général

69.  La Cour rappelle que l’article 10 § 2 de la Convention ne laisse guère de place pour des restrictions à la liberté d’expression lorsqu’est en cause une question d’intérêt général (voir, entre autres, Wingrove c. Royaume‑Uni, 25 novembre 1996, § 58, Recueil des arrêts et décisions 1996‑V). La marge d’appréciation des États est en effet réduite en matière de débat touchant à l’intérêt général (Editions Plon c. France, n58148/00, § 44, CEDH 2004‑IV). Pour vérifier qu’une émission constitue une information d’importance générale, il faut en apprécier la totalité et rechercher si cette émission, prise dans son ensemble et au regard du contexte dans lequel elle s’inscrit, se rapporte à une question d’intérêt général (voir, mutatis mutandis et concernant une publication portant sur la vie privée d’autrui, Couderc et Hachette Filipacchi Associés, précité, § 102).

70.  À cet égard, la Cour précise qu’ont trait à un intérêt général les questions qui touchent le public dans une mesure telle qu’il peut légitimement s’y intéresser, qui éveillent son attention ou le préoccupent sensiblement, notamment parce qu’elles concernent le bien-être des citoyens ou la vie de la collectivité. Tel est le cas également des questions qui sont susceptibles de créer une forte controverse, qui portent sur un thème social important, ou encore qui ont trait à un problème dont le public aurait intérêt à être informé (Couderc et Hachette Filipacchi Associés, précité, § 103 avec les références qui y sont citées). L’intérêt public ne saurait être réduit aux attentes d’un public friand de détails quant à la vie privée d’autrui, ni au goût des lecteurs pour le sensationnel voire, parfois, pour le voyeurisme (Magyar Helsinki Bizottság c. Hongrie [GC], no 18030/11, § 162, 8 novembre 2016).

71.  Dans les circonstances de la présente affaire, il est donc essentiel de déterminer si l’émission dans son ensemble et le message qu’elle essayait de transmettre, y compris par la lecture de la lettre en cause, peuvent s’entendre comme constitutifs d’une information de nature à contribuer à un débat d’intérêt général.

72.  En l’occurrence, la Cour note que le tribunal départemental a considéré que l’émission de radio litigieuse visait à « la stigmatisation des aspects négatifs de la réalité sociale » et que la lecture de la lettre de la sœur du requérant avait comme objectif de critiquer la démarche de cette dernière, dont le but était de dénigrer publiquement les membres de sa famille (paragraphe 21 ci-dessus).

73.  La Cour ne remet pas en question le fait - relevé par le tribunal départemental - que, par la lecture de la lettre en cause, l’émission s’était proposé comme but d’attirer l’attention du public sur la circonstance que des relations tendues existant au sein d’une famille pouvaient pousser certains de ses membres à rendre publics, via les chaînes de radio, des aspects liés à la vie privée d’autres membres de leur famille. Pour autant, la Cour note que rien ne prouve que l’aspect évoqué s’inscrivait dans un débat général qui avait lieu au moins au niveau des auditeurs de la station de radio concernée. Bien qu’il puisse être concevable que certains auditeurs veuillent savoir que des personnes peuvent faire appel à la radio pour rendre publics, par vengeance, des aspects de leur vie familiale ou privée, il n’en reste pas moins que la question touche de très près la manifestation des relations entre les membres d’une famille, ce qui relève de la sphère de leur vie privée. Le fait que la sœur du requérant a choisi de rendre publiques des relations de famille par la voie de la radio ne transforme pas sa démarche en une question « d’intérêt général ».

74.  La Cour note en outre que, pour illustrer leur sujet, les animateurs de l’émission de radio ont donné lecture de la lettre en relevant des informations de nature intime concernant l’ex-épouse du requérant, laquelle était toujours en couple avec ce dernier à l’époque des faits, et des aspects de la vie privée de l’intéressé (paragraphe 5 ci-dessus). Il y a ici lieu de rappeler que, dans la jurisprudence de la Cour, les éventuels problèmes conjugaux d’un président de la République ou les difficultés financières d’un chanteur célèbre n’ont pas été considérés comme relevant d’un débat d’intérêt général (Standard Verlags GmbH c. Autriche (no 2), no 21277/05, § 52, 4 juin 2009, et Hachette Filipacchi Associés (ICI PARIS) c. France, no 12268/03, § 43, 23 juillet 2009). La Cour note également que des qualificatifs injurieux formulés à l’adresse du requérant - tels que « bête du diable » - ont été lus à l’antenne sans aucune retenue. Or, par leur nature même, ces informations ne contribuaient pas à un « débat d’intérêt général » et n’aidaient pas la presse à remplir son rôle de « chien de garde ».

75.  La Cour considère donc que, bien que le tribunal départemental ait rattaché le sujet traité au cours de l’émission à une question qu’il a jugée comme étant d’intérêt général - à savoir « la stigmatisation des aspects négatifs de la réalité sociale » –, le texte rendu public se concentrait sur la vie familiale du requérant et révélait des aspects de sa vie privée qui, dans le contexte de la présente affaire, ne peuvent être considérés comme ayant contribué à un « débat d’intérêt général » pour la collectivité, au sens donné par sa jurisprudence.

ii. Sur la notoriété de la personne visée et l’objet de l’émission

76.  La Cour constate, à l’instar des juridictions nationales (paragraphes 15 et 21 ci-dessus), que le requérant occupait la fonction de commissaire de police. Toutefois, il ne ressort pas du dossier que l’intéressé était une personne connue du public ou renommée au moins au niveau départemental.

77.  En l’espèce, la Cour note que le tribunal départemental a seulement énoncé de façon générale, en se référant à la fonction publique exercée par l’intéressé, à savoir celle de commissaire de police, que, « eu égard à la jurisprudence constante de la Cour selon laquelle, lorsque des questions d’intérêt public visant des personnes publiques étaient en jeu, celles-ci devaient faire preuve de plus de tolérance étant donné leur statut au sein de la société » (paragraphe 21 ci-dessus). Elle estime que, bien qu’il ait fait mention du critère retenu dans sa jurisprudence concernant le niveau de protection accordée aux personnes publiques, le tribunal départemental aurait dû expliciter dans son arrêt les raisons pour lesquelles le simple fait d’occuper la fonction de commissaire de police réduisait l’espérance de protection de la vie privée du requérant.

iii. Sur le comportement antérieur de la personne concernée

78.  La Cour note aussi que le tribunal départemental ne s’est pas prononcé sur le comportement antérieur du requérant vis-à-vis des médias. Aux yeux de la Cour, rien ne prouve que l’intéressé avait auparavant manifesté une tolérance ou une complaisance éventuelle sur la publication d’aspects concernant sa vie privée ; sa réaction immédiate face aux propos rendus publics (paragraphe 6 ci-dessus) semble par ailleurs constituer un indice du contraire.

iv. Sur le contenu, la forme et les répercussions de l’émission

79.  La Cour rappelle que, dans leur pratique quotidienne, les journalistes prennent des décisions par lesquelles ils choisissent la ligne de partage entre le droit du public à l’information et le droit d’autrui au respect de sa vie privée. Ils ont ainsi la responsabilité première de préserver les personnes, y compris les personnes publiques, de toute intrusion dans leur vie privée. Les choix qu’ils opèrent à cet égard doivent être fondés sur les règles d’éthique et de déontologie de leur profession (Couderc et Hachette Filipacchi Associés, précité, § 138). Toutefois, si les journalistes sont libres de choisir, parmi les informations qui leur parviennent, celles qu’ils traiteront et la manière dont ils le feront, cette liberté n’est pas exempte de responsabilités (ibid., § 139 in fine).

80.  Comme déjà indiqué ci-dessus, la Cour accorde de l’importance au fait que les informations révélées en l’espèce étaient de nature privée (paragraphe 74 ci‑dessus). Or, bien que les éléments révélés au public relevaient de la sphère de la vie privée de l’intéressé, les animateurs de l’émission n’ont pas pris de mesures pour protéger ce dernier. Ainsi, la Cour constate que les présentateurs de l’émission n’ont aucunement trié les informations contenues dans la lettre : ils ont lu le contenu de celle-ci, y compris les termes injurieux adressés au requérant.

81.  La Cour remarque également que les animateurs de radio ont nommément désigné les différents protagonistes, à savoir le requérant, son ex‑épouse et sa sœur, au cours de l’émission, sans cependant solliciter leur consentement, pourtant exigé par les règles de déontologie nationales (paragraphes 11 et 30 ci-dessus). Or, compte tenu des propos tenus à l’égard du requérant et de son ex-épouse et compagne, et surtout des mots injurieux employés dans la lettre à l’endroit de l’intéressé, les animateurs de radio devaient bien se douter que les expressions utilisées étaient de nature à porter atteinte à la réputation de ceux concernés lorsque leurs noms allaient être dévoilés.

82.  La Cour note ensuite que le tribunal départemental a considéré que la lecture de la lettre constituait un pamphlet (paragraphe 21 ci-dessus). À cet égard, elle rappelle que la satire est une forme d’expression artistique et de commentaire social qui, de par l’exagération et la déformation de la réalité qui la caractérisent, vise naturellement à provoquer et à agiter. C’est pourquoi il convient d’examiner avec une attention particulière toute ingérence dans le droit d’un artiste ou de toute autre personne - tels des animateurs de radio, comme en l’espèce - à s’exprimer par ce biais (Alves da Silva c. Portugal, no 41665/07, § 27, 20 octobre 2009). Dans l’affaire Sousa Goucha (précitée, § 50), la Cour s’est référée au critère du « lecteur raisonnable » pour aborder des questions concernant des formes d’expression satirique et a reconnu que la parodie bénéficiait d’une marge d’appréciation particulièrement large dans le contexte de la liberté d’expression.

83.  En l’occurrence, la Cour ne remet pas en question le constat des juridictions nationales quant au caractère satirique de l’émission de radio litigieuse. Elle note toutefois que le communiqué de désaveu publié les jours suivant l’émission a exprimé le regret que le sens de la lecture de la lettre - qui était censée être un pamphlet dirigé contre l’expéditrice - eût été mal perçu par certains auditeurs et que cela eût porté atteinte à l’image du requérant et de C.D. (paragraphe 7 ci‑dessus). Au demeurant, la Cour estime que les animateurs de l’émission auraient pu faire passer leur message sans procéder à la lecture du qualificatif injurieux « bête du diable » employé contre le requérant, qui, de toute évidence n’apportait aucune plus-value au sujet débattu et avait été vraisemblablement gardé pour capter l’attention des auditeurs (voir, par exemple et mutatis mutandis, Tammer c. Estonie, no 41205/98, § 67, CEDH 2001‑I, et Constantinescu c. Roumanie, no 28871/95, § 74, CEDH 2000-VIII).

84.  La Cour tient à rappeler qu’il appartenait aux instances nationales de procéder à une appréciation du contenu de l’émission litigieuse de manière à opérer une mise en balance des intérêts en cause. Toutefois, pour elle, même si l’émission en cause était une émission satirique, un examen nuancé du contenu des messages rendus publics était nécessaire afin de déterminer dans quelle mesure les informations révélées sur la vie privée du requérant et les termes utilisés contribuaient effectivement au débat que le tribunal considérait comme d’intérêt général. Cela étant, la Cour estime que les informations dévoilées étaient en elles-mêmes offensantes et pouvaient entraîner des répercussions sur l’image et la réputation du requérant.

v. Sur le mode d’obtention des informations et leur véracité

85.  La Cour souligne tout d’abord l’importance que revêt à ses yeux le respect par les journalistes de leurs devoirs et de leurs responsabilités ainsi que des principes déontologiques qui encadrent leur profession. À cet égard, elle rappelle que l’article 10 de la Convention protège le droit des journalistes de communiquer des informations sur des questions d’intérêt général dès lors qu’ils s’expriment de bonne foi, sur la base de faits exacts, et qu’ils fournissent des informations « fiables et précises » dans le respect de l’éthique journalistique (Fressoz et Roire c. France [GC], no 29183/95, § 54, CEDH 1999‑I).

86.  En l’espèce, la Cour note qu’en poursuivant le but de mettre en évidence le comportement de la sœur du requérant, qui avait expédié la lettre litigieuse à la station de radio, les animateurs de l’émission ont donné lecture de cette lettre, qui contenait des références à la vie privée de l’intéressé, sans procéder à aucune vérification préalable des informations qui y étaient mentionnées. Or il s’est avéré, après vérifications, que celles-ci ne correspondaient pas à la réalité (paragraphe 7 ci-dessus).

87.  La Cour relève enfin que les constats faits après les vérifications du contenu de la lettre ont déterminé la station de radio à diffuser un message de désaveu (paragraphe 7 ci-dessus). D’ailleurs, de l’avis de la Cour, il est compréhensible que la publication de ce communiqué pendant trois jours ait effectivement pu rendre sans objet l’exercice par le requérant de son droit de réplique (paragraphes 8, 9 et 29 ci-dessus).

c)       Conclusion

88.  S’agissant de la manière dont les autorités nationales ont traité l’affaire, la Cour note que les tribunaux roumains ont parfaitement admis que le différend qui leur était soumis portait sur un conflit entre le droit de communiquer des idées et celui de voir protéger la réputation et les droits d’autrui. Toutefois, elle estime que le tribunal départemental n’a pas opéré une mise en balance circonstanciée. Pour la Cour, un examen trop général a mené en l’occurrence le tribunal départemental à ne pas tenir compte de certains aspects de l’affaire, ce qui l’a conduit à considérer qu’il était en présence d’un débat d’intérêt général et que le requérant faisait partie d’une catégorie de personnes qui pouvaient voir leur espérance de protection de la vie privée être restreinte. Qui plus est, le contenu même des informations, leur contribution à un débat sur une question d’intérêt général et leur défaut de fondement dans la réalité n’ont pas été pris en compte dans la mise en balance des intérêts en jeu.

89.  Dans ces conditions, et nonobstant la marge d’appréciation dont les juridictions nationales jouissent en la matière lorsqu’elles mettent en balance des intérêts divergents (voir notamment la jurisprudence citée au paragraphe 66 ci-dessus), la Cour conclut que le tribunal départemental a manqué à ses obligations positives au titre de l’article 8 de la Convention.

Partant, il y a eu violation de cette disposition.

III. SUR LES AUTRES VIOLATIONS ALLÉGUÉES DE LA CONVENTION

90.  Enfin, se fondant sur l’article 6 de la Convention, le requérant se plaint de ne pas avoir bénéficié d’une procédure équitable à raison du fait que le tribunal départemental de Prahova a estimé que la déclaration du témoin proposé par lui ne suffisait pas à prouver le préjudice allégué (paragraphe 23 ci-dessus).

Il invoque l’article 6 de la Convention.

91.  La Cour rappelle que, si l’article 6 de la Convention garantit le droit à un procès équitable, il ne réglemente pas pour autant l’admissibilité des preuves ou leur appréciation, matière qui relève au premier chef du droit interne et des juridictions nationales. En principe, des questions telles que le poids attaché par les tribunaux nationaux à tel ou tel élément de preuve ou à telle ou telle conclusion ou appréciation dont ils ont eu à connaître échappent au contrôle de la Cour. Celle-ci n’a pas à tenir lieu de juge de quatrième instance et elle ne remet pas en cause sous l’angle de l’article 6 § 1 de la Convention l’appréciation des tribunaux nationaux, sauf si leurs conclusions peuvent passer pour arbitraires ou manifestement déraisonnables (Bochan c. Ukraine (no 2) [GC], no 22251/08, § 61, CEDH 2015).

92.  En l’espèce, il appartenait donc au tribunal départemental de décider de la valeur à attacher à la déposition du témoin présenté par le requérant. En l’occurrence, ledit tribunal s’est bien prononcé à ce sujet. Qui plus est, il a exposé les raisons qui justifiaient sa position à l’égard de ce témoignage (paragraphes 23 et 46 ci-dessus). Il s’ensuit que ce grief est manifestement mal fondé et qu’il doit être rejeté, en application de l’article 35 §§ 3 a) et 4 de la Convention.

IV. SUR L’APPLICATION DE L’ARTICLE 41 DE LA CONVENTION

93.  Aux termes de l’article 41 de la Convention :

« Si la Cour déclare qu’il y a eu violation de la Convention ou de ses Protocoles, et si le droit interne de la Haute Partie contractante ne permet d’effacer qu’imparfaitement les conséquences de cette violation, la Cour accorde à la partie lésée, s’il y a lieu, une satisfaction équitable. »

A.    Dommage

94.  Le requérant demande 4 500 euros (EUR) et 5 000 lei roumains (RON) au titre du préjudice matériel qu’il dit avoir subi. Il indique que ces sommes correspondent respectivement au montant qu’il doit restituer à la station de radio et aux frais d’avocat lui ayant été initialement accordés. Il réclame également 35 000 EUR au titre du préjudice moral qu’il estime avoir subi.

95.  En ce qui concerne le préjudice matériel, le Gouvernement réplique que, en conséquence de l’adoption du jugement définitif du 25 février 2015 (paragraphe 26 ci-dessus), le requérant a été obligé de restituer la somme lui ayant été versée à titre de dommages-intérêts à la suite de l’annulation de la base légale du paiement de cette somme. En ce qui concerne le préjudice moral, il invite la Cour à considérer qu’un éventuel arrêt de violation constituerait en lui-même une réparation suffisante. Il ajoute que la somme sollicitée par le requérant à ce titre est excessive et non justifiée.

96.  Pour ce qui est du préjudice matériel, la Cour note, avec le Gouvernement, que le requérant a dû restituer l’indemnité obtenue dans le cadre de la procédure interne en raison de l’annulation de la base légale fondant l’octroi de cette somme au niveau interne. Il ne peut donc pas être soutenu que la restitution de la somme en question a causé un préjudice matériel au requérant, et il convient par conséquent de rejeter la demande formulée à ce titre. En revanche, la Cour estime que le simple constat de violation ne constitue pas en l’espèce une réparation suffisante du préjudice moral subi par le requérant. Statuant en équité comme le veut l’article 41 de la Convention, elle accorde à l’intéressé la somme de 2 000 EUR pour dommage moral.

B.     Frais et dépens

97.  Le requérant réclame, justificatifs à l’appui, 5 000 RON, soit environ 1 040 EUR, au titre des frais et dépens. Il indique que cette somme correspond aux honoraires de Me I.C. Iliescu, qui le représente dans la procédure devant la Cour depuis le 29 janvier 2018.

98.  Le Gouvernement considère que la somme sollicitée est trop élevée compte tenu du travail effectué par l’avocat susmentionné dans la présente affaire, à savoir la présentation de la demande de satisfaction équitable. En outre, il met en doute le mandat donné par le requérant à Me I.C. Iliescu aux fins de sa représentation dans la procédure devant la Cour.

99.  La Cour note que, d’après les pièces du dossier, le 24 novembre 2017, le requérant a mandaté Me I.C. Iliescu pour le représenter dans la procédure devant elle. La Cour ne décerne aucune raison de croire que ce mandat ne serait pas valable. Elle rappelle que, selon sa jurisprudence, un requérant ne peut obtenir le remboursement de ses frais et dépens que dans la mesure où se trouvent établis leur réalité, leur nécessité et le caractère raisonnable de leur taux. En l’espèce, compte tenu des documents dont elle dispose, des critères susmentionnés et de la nature des observations présentées par l’avocat du requérant (paragraphes 35 et 55 ci-dessus), la Cour juge raisonnable d’allouer au requérant la somme de 100 EUR pour les frais de la procédure menée devant elle.

C.    Intérêts moratoires

100.  La Cour juge approprié de calquer le taux des intérêts moratoires sur le taux d’intérêt de la facilité de prêt marginal de la Banque centrale européenne majoré de trois points de pourcentage.

PAR CES MOTIFS, LA COUR, À L’UNANIMITÉ,

1.      Déclare le grief concernant l’article 8 de la Convention recevable, et le surplus de la requête irrecevable ;

2.      Dit qu’il y a eu violation de l’article 8 de la Convention ;

3.      Dit

a)     que l’État défendeur doit verser au requérant, dans un délai de trois mois à compter de la date à laquelle l’arrêt sera devenu définitif conformément à l’article 44 § 2 de la Convention, les sommes suivantes, à convertir dans la monnaie de l’État défendeur au taux applicable à la date du règlement :

i. 2 000 EUR (deux mille euros), plus tout montant pouvant être dû sur cette somme à titre d’impôt, pour dommage moral,

ii. 100 EUR (cent euros), plus tout montant pouvant être dû sur cette somme par le requérant à titre d’impôt, pour frais et dépens ;

b)     qu’à compter de l’expiration dudit délai et jusqu’au versement, ces montants seront à majorer d’un intérêt simple à un taux égal à celui de la facilité de prêt marginal de la Banque centrale européenne applicable pendant cette période, augmenté de trois points de pourcentage ;

4.      Rejette le surplus de la demande de satisfaction équitable.

Fait en français, puis communiqué par écrit le 26 mai 2020, en application de l’article 77 §§ 2 et 3 du règlement.

Andrea Tamietti                                                                Jon Fridrik Kjølbro
        Greffier                                                                               Président


BAILII: Copyright Policy | Disclaimers | Privacy Policy | Feedback | Donate to BAILII
URL: http://www.bailii.org/eu/cases/ECHR/2020/345.html