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You are here: BAILII >> Databases >> European Court of Human Rights >> A.P. v. THE REPUBLIC OF MOLDOVA - 41086/12 (Judgment : Article 3 - Prohibition of torture : Second Section) French Text [2021] ECHR 882 (26 October 2021) URL: http://www.bailii.org/eu/cases/ECHR/2021/882.html Cite as: CE:ECHR:2021:1026JUD004108612, [2021] ECHR 882, ECLI:CE:ECHR:2021:1026JUD004108612 |
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DEUXIÈME SECTION
AFFAIRE A.P. c. RÉPUBLIQUE DE MOLDOVA
(Requête no 41086/12)
ARRÊT
Art 3 (procédural) • Enquête ineffective diligentée par les autorités sur les allégations de viol et d’agression sexuelle perpétrés par un mineur de douze ans sur le requérant âgé de cinq ans • Enquête non approfondie • Absence de prise en compte la vulnérabilité particulière du requérant
STRASBOURG
26 octobre 2021
Cet arrêt deviendra définitif dans les conditions définies à l’article 44 § 2 de la Convention. Il peut subir des retouches de forme.
En l’affaire A.P. c. République de Moldova,
La Cour européenne des droits de l’homme (deuxième section), siégeant en une Chambre composée de :
Jon Fridrik Kjølbro, président,
Aleš Pejchal,
Valeriu Griţco,
Egidijus Kūris,
Branko Lubarda,
Pauliine Koskelo,
Marko Bošnjak, juges,
et de Stanley Naismith, greffier de section,
la requête (no 41086/12) dirigée contre la République de Moldova et dont un ressortissant de cet État, M. A.P. (« le requérant »), par le biais de sa mère, a saisi la Cour en vertu de l’article 34 de la Convention de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales (« la Convention ») le 19 juin 2012,
la décision de porter à la connaissance du gouvernement moldave (« le Gouvernement ») les griefs que le requérant tire des articles 3 et 8 de la Convention et de déclarer la requête irrecevable pour le surplus,
la décision de ne pas dévoiler l’identité du requérant,
les observations des parties,
Après en avoir délibéré en chambre du conseil le 14 septembre 2021,
Rend l’arrêt que voici, adopté à cette date :
INTRODUCTION
1. L’affaire concerne l’effectivité de l’enquête diligentée par les autorités sur les allégations d’abus sexuel perpétré par un mineur de douze ans sur le requérant âgé de cinq ans au moment des faits. Elle soulève des questions sur le terrain de l’article 3 de la Convention.
2. Le requérant est né en 2001 et réside à Pelivan (district d’Orhei). Il est représenté par Mes A. Postică, N. Hriplivîi, V. Vieru, et A. Zubco, avocats à Chișinău.
3. Le Gouvernement a été représenté par son agent, M. O. Rotari.
4. En octobre 2006, le requérant, alors âgé de cinq ans, aurait été violé et abusé sexuellement par un garçon de douze ans, C. Les faits se seraient produits au domicile du requérant, qui était seul à ce moment-là. C. aurait en outre pris des objets en fonte pour les vendre à une société de collecte des métaux.
5. Quelque temps après, le requérant aurait raconté à sa mère l’agression qu’il aurait subie.
6. À partir du début 2010, la mère du requérant dénonça auprès de diverses autorités l’agression alléguée.
7. Ayant appris les faits, un autre enfant aurait insulté et frappé le requérant.
8. Selon un rapport d’évaluation psychologique du 28 septembre 2010, dressé par l’association « Centre national pour la prévention des abus envers les enfants », le requérant souffrait de perturbations des sphères affective, cognitive et comportementale, causées par les évènements vécus, à savoir l’abus sexuel consommé et les abus physiques et psychologiques en cours. Ce rapport fut établi par une psychologue à l’issue de quatre séances d’examen psychologique du requérant.
9. Le 3 décembre 2010, la mère du requérant déposa plainte pénale auprès du parquet d’Orhei pour dénoncer l’agression sexuelle de son fils. Elle joignit le rapport susmentionné. Le parquet confia l’examen de la plainte au commissariat de police d’Orhei.
10. Interrogé par un officier de police en présence de sa mère, le requérant déclara que C. avait pris des objets en fonte pour les revendre. Également interrogé en présence de sa mère, C. nia d’avoir agressé sexuellement le requérant, mais reconnut avoir pris au domicile de celui-ci des objets en métal et puis les avoir vendus à une société de collecte.
11. Par une décision du 17 décembre 2010, l’officier de police en charge de l’affaire estima que l’agression sexuelle alléguée n’avait pas été confirmée et ajourna la procédure.
12. Le 7 février 2011, la mère du requérant déposa une plainte similaire devant le Procureur général. La plainte fut de nouveau transmise pour examen au commissariat de police d’Orhei, sous la supervision du parquet.
13. Le 1er mars 2011, C. fut interrogé par la police en présence d’un pédagogue. Il réitéra ses déclarations antérieures (paragraphe 10 ci-dessus).
14. Par une ordonnance du 15 mars 2011, un procureur du parquet d’Orhei refusa d’ouvrir une enquête pénale. Il mentionnait les dépositions du requérant et de C. recueillies par la police et considérait que des éléments de preuve qui auraient pu confirmer l’abus sexuel allégué n’avaient pas été établis.
15. La mère du requérant contesta cette ordonnance déplorant, entre autres, le fait que le rapport psychologique du 28 septembre 2010 n’ait pas été pris en compte.
16. Le 30 janvier 2012, le procureur hiérarchique confirma l’ordonnance contestée.
17. Par une décision définitive du 13 mars 2012, un juge d’instruction du tribunal d’Orhei confirma, sur recours de la mère du requérant, les ordonnances du parquet. Il relevait que, lorsqu’il avait été interrogé, le requérant n’avait rien relaté à propos de l’abus sexuel allégué. Il mettait également en exergue le fait que la mère du requérant avait porté plainte seulement en 2010.
18. Selon une attestation médicale faisant état d’un traitement suivi par le requérant du 10 au 18 juillet 2018, celui-ci souffre, entre autres, de troubles émotionnels.
I. Le droit interne
19. Les dispositions pertinentes du code pénal se lisent comme suit :
Article 21. Le sujet de l’infraction
« 1. [La] responsabilité pénale [peut être engagée à l’encontre des] personnes physiques responsables qui, au moment de la commission de l’infraction, ont atteint l’âge de 16 ans.
2. Les personnes physiques qui ont entre 14 et 16 ans sont passibles de responsabilité pénale seulement pour la commission des infractions prévues par (...) les articles 171 [le viol], 172 [actions violentes à caractère sexuel] (...). »
20. Le 19 décembre 2011, le Parlement moldave a adopté la loi de ratification de la Convention de Lanzarote. Cette loi a été publiée au Journal officiel le 27 janvier 2012 et est entrée en vigueur le même jour. L’article 2 de la loi prévoit que le Gouvernement doit entreprendre les mesures nécessaires pour la mise en œuvre des dispositions de la convention en question.
II. Le droit international
21. La Cour renvoie aux textes mentionnés dans les arrêts A et B c. Croatie (no 7144/15, §§ 77-83, 20 juin 2019) et X et autres c. Bulgarie ([GC], no 22457/16, §§ 123-34, 2 février 2021), en particulier à la Convention internationale sur les droits des enfants (CIDE), à la Convention du Conseil de l’Europe sur la protection des enfants contre l’exploitation et les abus sexuels (dite « Convention de Lanzarote ») et aux autres textes relatifs à ces deux conventions. La République de Moldova a adhéré à la CIDE le 26 janvier 1993 et a déposé l’instrument de ratification de la Convention de Lanzarote le 12 mars 2012.
22. Les dispositions suivantes de la Convention de Lanzarote sont également pertinentes en l’espèce :
Article 14 - Assistance aux victimes
« (...)
2. Chaque Partie prend des mesures, selon les conditions prévues par son droit interne, afin de coopérer avec les organisations non gouvernementales, d’autres organisations compétentes ou d’autres éléments de la société civile, engagés dans l’assistance aux victimes.
(...) »
Article 16 - Destinataires des programmes et mesures d’intervention
« (...)
3. Chaque Partie prévoit, conformément à son droit interne, que des programmes ou mesures d’intervention soient mis en place ou adaptés pour répondre aux besoins liés au développement des enfants qui ont commis des infractions à caractère sexuel, y compris ceux en deçà de l’âge de la responsabilité pénale, afin de traiter leurs problèmes de comportement sexuel. »
23. Le rapport explicatif de la Convention de Lanzarote souligne que le troisième paragraphe de l’article 16 « introduit une disposition spécifique dédiée aux programmes ou mesures d’intervention qui pourraient être proposés à des mineurs auteurs d’infractions à caractère sexuel pour répondre aux besoins liés à leur développement et traiter leurs problèmes de comportement sexuel », et que « les programmes et mesures d’intervention doivent être adaptés aux mineurs ».
24. Les passages pertinents en l’espèce des Lignes directrices du Comité des Ministres du Conseil de l’Europe sur une justice adaptée aux enfants, adoptées par le Comité des Ministres le 17 novembre 2010, se lisent comme suit :
IV. Une justice adaptée aux enfants avant, pendant et après la procédure judiciaire
(...)
B. Une justice adaptée aux enfants avant la procédure judiciaire
« 23. L’âge minimal de la responsabilité pénale ne devrait pas être trop bas et devrait être établi par la loi.
24. Les solutions de remplacement aux procédures judiciaires telles que la médiation, la déjudiciarisation et les modes alternatifs de règlement des litiges devraient être encouragées dès lors qu’elles peuvent servir au mieux l’intérêt supérieur de l’enfant. Le recours préalable à ces solutions de remplacement ne devrait pas être utilisé pour faire obstacle à l’accès de l’enfant à la justice.
(...) »
I. SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE l’ARTICLE 3 DE LA CONVENTION
25. Invoquant les articles 3 et 8 de la Convention, le requérant se plaint de l’inefficacité de l’enquête sur les allégations d’abus sexuel qu’il aurait subi.
26. La Cour rappelle qu’elle est maîtresse de la qualification juridique des faits et qu’elle n’est pas liée par celle que leur attribuent les requérants (voir, notamment, Radomilja et autres c. Croatie [GC], nos 37685/10 et 22768/12, § 126, 20 mars 2018). En l’espèce, elle estime plus approprié d’examiner le grief formulé par le requérant sous le seul angle de l’article 3 de la Convention (voir, pour une approche similaire, X et autres c. Bulgarie, précité, § 149). Cette disposition est libellée comme suit :
Article 3
« Nul ne peut être soumis à la torture ni à des peines ou traitements inhumains ou dégradants. »
28. Le requérant soutient que, en l’espèce, les autorités étatiques ne se sont pas acquittées des obligations procédurales qui leur incombaient en vertu de l’article 3 de la Convention et que, au cours de leur enquête, elles n’ont tenu compte ni de la gravité des faits allégués ni de sa vulnérabilité due à son jeune âge. Il argue que, dans ce type d’affaires, les victimes sont confrontées au manque de preuve et que les expertises psychologiques et psychiatriques jouent un rôle déterminant. Il dénonce notamment le fait que, dans le cas d’espèce, les autorités n’ont pas pris en compte le rapport psychologique du 28 septembre 2010 et qu’elles n’ont pas non plus ordonné à leur tour une expertise médicolégale psychologique ou psychiatrique. Il déplore en outre le fait d’avoir été interrogé par la police seulement en présence de sa mère et avance qu’un psychologue et un assistant social auraient dû être présents. De plus, il soutient que, même si l’agresseur allégué n’avait pas l’âge pour être pénalement responsable de ses actes, l’État devait mener une enquête officielle approfondie afin d’élucider les faits, ce qui, selon lui, n’a pas été le cas en l’espèce. Enfin, le requérant avance que les autorités ne se sont pas acquittées de leurs obligations internationales assumées en matière de protection des enfants contre tout acte de violence.
29. Le Gouvernement avance que les autorités ont mené une enquête complète et objective sur les allégations d’abus sexuel du requérant. Il souligne que, lorsqu’ils ont été auditionnés, le requérant et l’agresseur présumé ont fourni la même version des faits, sans mentionner un quelconque abus sexuel. Il ajoute que, même si une enquête pénale avait été engagée en l’espèce, aucune action procédurale n’aurait pu être entreprise à l’égard de l’agresseur présumé en raison du fait que celui-ci n’avait pas encore atteint l’âge pour être pénalement responsable. En même temps, le Gouvernement fait remarquer que le refus d’ouvrir une enquête pénale était motivé par l’absence d’éléments de preuve. Il argue que le principal obstacle à la collecte des preuves a été le fait que la mère du requérant n’a déposé plainte que quatre ans après les faits allégués.
30. La Cour renvoie aux principes généraux applicables en la matière tels qu’énoncés dans l’affaire M.C. c. Bulgarie (no 39272/98, §§ 149-52, CEDH 2003‑XII) et plus récemment dans l’affaire X et autres c. Bulgarie (précité, §§ 176-78 et 184-192). Pour ce qui est plus précisément de l’obligation procédurale de mener une enquête effective, elle rappelle que, lorsqu’une personne allègue de manière défendable avoir été victime d’actes contraires à l’article 3 de la Convention, les autorités nationales doivent mener une enquête officielle effective propre à permettre l’établissement des faits ainsi que l’identification et la punition, le cas échéant, des personnes responsables (ibidem, § 184). La Cour redit également que l’obligation procédurale de mener une enquête effective découlant de l’article 3 de la Convention doit être interprétée, lorsque des abus sexuels sur des mineurs sont potentiellement en jeu, à la lumière des obligations découlant des autres instruments internationaux applicables et, plus particulièrement, de la Convention de Lanzarote (ibidem, § 192).
31. Se tournant vers le cas d’espèce, la Cour relève que les allégations de viol et d’agression sexuelle qu’aurait subis le requérant sont suffisamment graves pour entrer dans le champ d’application de l’article 3 de la Convention (comparer avec X et autres c. Bulgarie, précité, § 193). Eu égard au rapport psychologique dressé par l’association spécialisée « Centre national pour la prévention des abus envers les enfants » (paragraphe 8 ci‑dessus), la Cour juge en outre que ces allégations étaient défendables et qu’il incombait dès lors aux autorités nationales de mener une enquête suffisamment approfondie afin d’éclaircir toutes les circonstances de la cause (ibidem, §§ 201 et 213).
32. La Cour constate ensuite qu’au moment des faits, l’agresseur présumé n’avait pas atteint l’âge de la responsabilité pénale, fixé par la législation moldave, et qu’il n’était pas envisageable d’ouvrir, le cas échéant, des poursuites pénales contre celui-ci. Cela étant, elle rappelle avoir déjà eu l’occasion d’affirmer que, dans pareilles situations et eu égard notamment au fait que les actes dénoncés étaient potentiellement constitutifs de traitements prohibés par l’article 3 de la Convention, les autorités étaient toujours tenues par l’obligation procédurale de faire la lumière sur les faits allégués (X et autres c. Bulgarie, précité, § 220). Dans cette affaire, elle a en outre jugé que les enquêtes qui pouvaient aboutir à l’adoption des mesures appropriées à l’égard d’enfants qui auraient commis des actes répréhensibles mais n’auraient pas été pénalement responsables étaient en principe adéquates aux fins de l’article 3 de la Convention (ibidem, § 202).
33. Quant au caractère approfondi de l’enquête menée en l’espèce, la Cour constate que ni la police, ni le parquet, ni le juge d’instruction n’ont aucunement pris en compte le rapport psychologique du 28 septembre 2010 dressé par une association spécialisée (paragraphe 8 ci-dessus), dont les conclusions selon lesquelles le requérant avait subi un abus sexuel n’ont été contestées ni dans le cadre de la procédure interne ni devant la Cour. Elle juge que le rapport en question était un élément de preuve qu’il convenait de prendre en considération lors de l’enquête diligentée par les autorités (voir, pour ce qui est de la nécessité de coopérer avec les associations engagées dans l’assistance aux victimes, l’article 14 de la Convention de Lanzarote au paragraphe 22 ci-dessus). Ces dernières auraient pu auditionner le psychologue ayant rédigé ce rapport ou ordonner un autre rapport d’expertise psychologique afin de répondre à d’éventuelles questions supplémentaires auxquelles le rapport du 28 septembre 2010 n’aurait pas apporté de réponse (comparer, par exemple, avec x²). Dans le cas d’espèce, la Cour observe qu’aucune de ces mesures n’a été adoptée par les autorités en charge de l’enquête.
34. La Cour ne perd pas de vue l’argument du Gouvernement selon lequel l’effectivité de l’enquête a été affectée par le fait que la mère du requérant a porté plainte quatre ans après les faits. Certes, elle ne saurait nier que l’écoulement du laps de temps en question pourrait avoir eu un impact négatif sur la capacité des autorités à recueillir des preuves. Cependant, elle estime que cela n’exonérait pas ces autorités de leur obligation de mener une enquête suffisamment approfondie à partir du moment où des allégations défendables d’abus sexuel sur mineur ont été portées à leur connaissance (voir le rappel des principes pertinents dans X et autres c. Bulgarie, précité, § 213).
35. Enfin, la Cour note que, à aucun moment pendant l’enquête préliminaire, le requérant n’a été accompagné par un assistant social, un psychologue ou un quelconque expert. Elle a déjà eu l’occasion de juger qu’un tel constat était suffisant pour conclure qu’un enfant victime alléguée d’abus sexuel n’avait pas été, eu égard à sa vulnérabilité particulière, pris en charge de manière adéquate durant la procédure interne (N.Ç. c. Turquie, no 40591/11, § 105, 9 février 2021). L’absence de toute assistance prêtée au requérant, un mineur, pendant son audition par les autorités est d’autant plus regrettable qu’il n’apparait pas que l’officier de police l’ayant interrogé avait reçu une formation adaptée à cette fin.
36. Les considérations qui précèdent sont suffisantes pour permettre à la Cour de conclure que l’enquête menée en l’espèce par les autorités n’a pas été effective en ce qu’elle n’a pas été approfondie et qu’elle n’a pas pris en compte la vulnérabilité particulière du requérant.
37. Partant, il y a eu violation de l’article 3 de la Convention.
II. SUR L’APPLICATION DE L’ARTICLE 41 DE LA CONVENTION
38. Aux termes de l’article 41 de la Convention :
A. Dommage
39. Le requérant demande 10 000 euros (EUR) au titre du dommage moral qu’il estime avoir subi.
40. Le Gouvernement soutient que cette prétention est non étayée et excessive.
41. La Cour considère que le requérant a dû subir un préjudice certain en raison de la violation constatée ci-dessus. Statuant en équité, elle lui octroie 7 500 EUR pour dommage moral, plus tout montant pouvant être dû sur cette somme à titre d’impôt.
B. Frais et dépens
42. Le requérant réclame également 3 360 EUR au titre des frais et dépens qu’il a engagés dans le cadre de la procédure menée devant la Cour. Cette somme correspondrait aux honoraires de ses représentants pour vingt‑huit heures de travail à raison de 120 EUR l’heure. Il fournit un décompte horaire détaillé ainsi qu’une copie du contrat signé avec ses représentants.
43. Le Gouvernement argue que cette demande est également non étayée et excessive.
44. Selon la jurisprudence de la Cour, un requérant ne peut obtenir le remboursement de ses frais et dépens que dans la mesure où se trouvent établis leur réalité, leur nécessité et le caractère raisonnable de leur taux. En l’espèce, compte tenu des documents en sa possession et des critères susmentionnés, la Cour juge raisonnable d’allouer au requérant l’intégralité de la somme réclamée pour la procédure menée devant elle, plus tout montant pouvant être dû sur cette somme par celui-ci à titre d’impôt.
C. Intérêts moratoires
45. La Cour juge approprié de calquer le taux des intérêts moratoires sur le taux d’intérêt de la facilité de prêt marginal de la Banque centrale européenne majoré de trois points de pourcentage.
PAR CES MOTIFS, LA COUR, À L’UNANIMITÉ,
1. Déclare la requête recevable ;
2. Dit qu’il y a eu violation de l’article 3 de la Convention ;
3. Dit
a) que l’État défendeur doit verser au requérant, dans un délai de trois mois à compter de la date à laquelle l’arrêt sera devenu définitif conformément à l’article 44 § 2 de la Convention, les sommes suivantes, à convertir dans la monnaie de l’État défendeur au taux applicable à la date du règlement :
i. 7 500 EUR (sept mille cinq cents euros), plus tout montant pouvant être dû sur cette somme à titre d’impôt, pour dommage moral ;
ii. 3 360 EUR (trois mille trois cent soixante euros), plus tout montant pouvant être dû sur cette somme par le requérant à titre d’impôt, pour frais et dépens ;
b) qu’à compter de l’expiration dudit délai et jusqu’au versement, ces montants seront à majorer d’un intérêt simple à un taux égal à celui de la facilité de prêt marginal de la Banque centrale européenne applicable pendant cette période, augmenté de trois points de pourcentage ;
4. Rejette le surplus de la demande de satisfaction équitable.
Fait en français, puis communiqué par écrit le 26 octobre 2021, en application de l’article 77 §§ 2 et 3 du règlement.
Stanley Naismith Jon Fridrik Kjølbro
Greffier Président
Au présent arrêt se trouve joint, conformément aux articles 45 § 2 de la Convention et 74 § 2 du règlement, l’exposé de l’opinion séparée de la juge Koskelo à laquelle se rallie le juge Kūris.
J.F.K.
S.H.N.
OPINION CONCORDANTE DE LA JUGE KOSKELO, À LAQUELLE SE RALLIE LE JUGE KŪRIS
(Traduction)
46. J’ai voté en faveur d’un constat de violation de l’article 3 en l’espèce, non sans quelque hésitation.
47. Il n’y a ni question ni désaccord ni doute quant à l’importance de l’obligation procédurale qui incombe aux États au titre de l’article 3 de mener une enquête effective en cas d’allégations d’abus sexuel sur enfant. Au contraire, non seulement cette obligation d’enquêter est essentielle mais, de plus, la qualité de l’enquête joue un rôle crucial dans la détection de tels actes et les poursuites si ceux-ci se sont produits, mais aussi dans la prévention de situations où des allégations fausses ou des soupçons infondés pourraient déboucher sur des accusations et des condamnations pénales. Dans le domaine en question, chacun de ces risques peut être à la fois bien réel et sérieux, compte tenu des difficultés particulières que représente un établissement des faits digne de foi. Les erreurs peuvent soit causer un grave préjudice à la victime si l’agresseur échappe à sa responsabilité pénale, soit avoir des effets dévastateurs sur la vie d’une personne qui se retrouve soupçonnée voire condamnée à tort.
48. Évaluer des allégations d’abus sexuel sur enfant est une tâche très ardue. C’est aussi un domaine dans lequel des progrès considérables ont été réalisés au cours des deux dernières décennies. Les recherches qui se sont accumulées en matière de psychologie ont produit des indications très claires sur la manière dont les interrogatoires d’enquête doivent – ou ne doivent pas – être menés. Ce travail accompli par la communauté internationale des chercheurs a abouti à la mise au point de protocoles et de recommandations destinés à réduire les risques d’obtenir de « faux positifs » et de « faux négatifs ». Dans de nombreux pays, l’observation de ces normes constitue aujourd’hui une pratique établie et obligatoire visant à prévenir les erreurs judiciaires - dont le passé de plusieurs juridictions attestent l’existence.
49. La présente espèce soulève deux grands problèmes, dont aucun n’est imputable à l’État défendeur.
50. Premièrement, bien que les accusations en cause aient été extrêmement graves puisqu’il s’agissait de viol, elles n’ont été portées à l’attention des autorités nationales que bien longtemps après les faits allégués. Selon la mère de la victime présumée, l’enfant, âgé de cinq ans à l’époque des faits allégués, ne les lui a racontés qu’après un certain temps. Cependant, alors que les accusations formulées par l’enfant concernaient un acte d’abus physique grave, plusieurs années se sont écoulées avant le dépôt d’une plainte pénale et l’entrée en jeu des autorités nationales. Ce si long délai, non imputable aux autorités d’enquête, a inévitablement ruiné la possibilité de recueillir des éléments médicaux en rapport avec les abus physiques allégués.
51. Deuxièmement, avant de déposer la plainte pénale, la mère avait fait appel aux services d’une psychologue (paragraphe 8 de l’arrêt) et le rapport établi par celle-ci avait ensuite été fourni à la police comme élément de preuve. Or le dossier ne donne guère d’informations qui pourraient permettre d’apprécier la qualité et la fiabilité des conclusions formulées.
52. Dans ce contexte, il est important d’observer que, selon les normes en vigueur en la matière, l’évaluation d’allégations ou de soupçons concernant des abus sexuels sur enfant à des fins d’investigation médicolégale est une tâche qui requiert une certaine expertise. Des compétences en psychologie sont insuffisantes ; ce qu’il faut, ce sont des compétences spécifiques dans cette branche de la psychologie médicolégale. En outre, l’évaluation d’allégations ou de soupçons à des fins médicolégales doit être séparée de toute prise en charge thérapeutique. Les méthodes médicolégales et les méthodes thérapeutiques ne sont pas compatibles entre elles et ne doivent pas être mêlées. Dans l’évaluation médicolégale, il est capital d’éviter tout biais de confirmation. L’exercice doit en fait reposer sur la formulation et l’étude systématique d’hypothèses alternatives, au regard desquelles les observations seront examinées et vérifiées. Il faut accorder une grande attention au contexte ou au passé d’où surgissent les allégations ou les soupçons en question. L’un des facteurs à prendre en considération est le rôle et le comportement des parents dans ce contexte, et en particulier le risque que les parents, ou d’autres membres de l’entourage de l’enfant, aient pu exercer une influence sur celui-ci, intentionnellement ou non. L’entretien médicolégal doit se dérouler de façon neutre et structurée. Des questions suggestives ou orientées risquent d’altérer les résultats de manière irréparable. Avec les enfants en bas âge tout particulièrement, les questions qui appellent une réponse de type « oui » ou « non » risquent aussi d’avoir une certaine force de suggestion. Même avec les enfants, il convient de relever et de s’employer à résoudre les grandes contradictions lors de l’audition. La présence des parents lors de l’audition est à exclure lorsque ceux-ci ont un intérêt direct dans l’affaire, et doit être évitée même dans d’autres circonstances, car elle risque d’influer sur les réponses de l’enfant.
53. Dans ces conditions, la teneur du rapport cité dans l’arrêt (paragraphe 8) soulève forcément des questions. La conclusion suivante paraît à la fois vague et générale : « le requérant souffrait de perturbations des sphères affective, cognitive et comportementale, causées par les évènements vécus, à savoir l’abus sexuel consommé et les abus physiques et psychologiques en cours ». En d’autres termes, le rapport indique que le requérant présentait des symptômes affectifs, cognitifs et comportementaux, attribués à un abus sexuel mais aussi à des mauvais traitements physiques et psychologiques ultérieurs. Cette conclusion porte donc à la fois sur l’abus sexuel que l’enfant se serait vu infliger par C et sur des abus ultérieurs qu’il aurait subi aux mains d’une autre personne. Par ailleurs, il est bien difficile de déterminer si - et sur la base de quels méthodes et constats spécifiques – le rapport peut passer pour une contribution fiable à l’établissement des faits, ou bien plutôt pour un simple diagnostic des problèmes du garçon fondé sur les faits tels que relatés à la psychologue par la mère en particulier.
54. Eu égard aux exigences susmentionnées en matière d’évaluation médicolégale, il est impossible, à partir des maigres informations disponibles, de déterminer si le rapport psychologique demandé par la mère du requérant était à même de répondre aux critères professionnels d’une évaluation médicolégale digne de foi ou si, au contraire, ce rapport a pu compromettre toute investigation ultérieure en en « contaminant » les prémices. Le long laps de temps écoulé entre les faits allégués et l’établissement du rapport ne fait que renforcer ces doutes.
55. Pour les raisons qui précèdent, les circonstances de l’affaire telles que portées à la connaissance des autorités nationales ont rendu difficile et problématique la mise en œuvre d’une enquête effective. Comme indiqué ci-dessus, ces circonstances ne sont pas imputables aux autorités. L’enquête consécutive, qui a reposé sur les auditions du requérant et de l’agresseur présumé, n’a débouché sur aucun constat propre à étayer les allégations formulées (paragraphe 10 de l’arrêt).
56. Dans ces conditions, il n’est pas bien surprenant qu’il ait été décidé de clôturer l’enquête. Cependant, il est une défaillance qu’il faut attribuer aux autorités nationales, à savoir le fait que malgré la gravité de l’agression sexuelle alléguée rien n’ait été fait pour recourir à une expertise médicolégale spéciale aux fins de déterminer s’il était encore possible – et le cas échéant comment – de surmonter les difficultés évoquées liées à l’établissement des faits au moyen de méthodes professionnelles adaptées. Pour cette raison, je me suis ralliée à mes collègues en votant en faveur d’un constat de violation de l’article 3 sous son volet procédural.