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European Court of Human Rights


You are here: BAILII >> Databases >> European Court of Human Rights >> S.C. UZINEXPORT S.A. v. ROMANIA (NO. 2) - 15886/15 (Judgment : Article 1 of Protocol No. 1 - Protection of property : Fourth Section Committee) French Text [2021] ECHR 909 (02 November 2021)
URL: http://www.bailii.org/eu/cases/ECHR/2021/909.html
Cite as: ECLI:CE:ECHR:2021:1102JUD001588615, [2021] ECHR 909, CE:ECHR:2021:1102JUD001588615

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QUATRIÈME SECTION

AFFAIRE S.C. UZINEXPORT S.A. c. ROUMANIE (No 2)

(Requête no 15886/15)

 

 

 

 

 

 

ARRÊT

STRASBOURG

2 novembre 2021

 

Cet arrêt est définitif. Il peut subir des retouches de forme.


En l’affaire S.C. Uzinexport S.A. c. Roumanie (no 2),


La Cour européenne des droits de l’homme (quatrième section), siégeant en un comité composé de :

          Tim Eicke, président,
          Faris Vehabović,
          Pere Pastor Vilanova, juges,
et de Ilse Freiwirth, greffière adjointe de section,


Vu :


la requête (no 15886/15) dirigée contre la Roumanie et dont une société commerciale de droit roumain, S.C. Uzinexport S.A. (« la requérante ») a saisi la Cour en vertu de l’article 34 de la Convention de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales (« la Convention ») le 30 mars 2015,


la décision de porter la requête à la connaissance du gouvernement roumain (« le Gouvernement »),


les observations des parties,


la décision par laquelle la Cour a rejeté l’opposition du Gouvernement à l’examen de la requête par un comité,


Après en avoir délibéré en chambre du conseil le 28 septembre 2021,


Rend l’arrêt que voici, adopté à cette date :

INTRODUCTION


1.  La requête concerne, sous l’angle de l’article 1 du Protocole no 1, la violation alléguée du droit de propriété de la société requérante à raison de la fixation par la loi d’un taux de change spécial pour la conversion en monnaie nationale d’une créance libellée en monnaie étrangère.

EN FAIT


2.  La requérante est une société commerciale de droit roumain spécialisée dans la construction de sites industriels et ayant son siège à Bucarest. Elle a été représentée par Me N. Popescu, avocate à Bucarest.


3.  Le Gouvernement a été représenté par ses agents, en dernier lieu Mme O. Ezer, du ministère des Affaires étrangères.

I.         LE CONTEXTE DE L’AFFAIRE


4.  Dans les années 1980, la requérante, qui était à l’époque une entreprise publique, avait construit trois cimenteries en Irak. Ces travaux s’inscrivaient dans le cadre d’un accord intergouvernemental de coopération économique entre la Roumanie et l’Irak. Leur coût était d’environ 120 millions de dollars américains (USD) et le financement avait été assuré par des banques publiques roumaines auprès desquelles la requérante avait souscrit des prêts.


5.  Après la chute du régime communiste, en décembre 1989, le gouvernement changea le statut juridique de la requérante. En novembre 1990, celle-ci devint une société commerciale, dont la totalité du capital était détenu par l’État.


6.  À la suite de l’invasion du Koweït, un embargo fut imposé à l’Irak qui, en août 1990, cessa les paiements liés aux travaux effectués par la requérante. Une partie de la créance sur l’Irak, soit environ 87 millions USD, fut reprise par l’État au titre de la dette publique en vertu de la loi no 7/1992 (paragraphe 36 ci-dessous). Dans les échanges écrits entre les banques qui avaient financé les travaux et la requérante, celle-ci était désignée comme titulaire de la partie de la créance sur l’Irak qui n’avait pas été reprise au titre de la dette publique.


7.  À partir de 1995, la requérante fit partie d’un programme de privatisation des entreprises appartenant au secteur public. Dans un premier temps, l’État transféra à titre gratuit 60 % du capital social à des particuliers. Dans un second temps, le 31 janvier 1997, il céda, à titre onéreux, les 40 % restant du capital social à l’association des salariés de la société requérante. Le contrat de cession mentionnait que l’ensemble des droits et des obligations de la société requérante étaient transférés aux nouveaux actionnaires. Le prix de la vente, à savoir 4 165 560 USD, fut établi sur la base d’une estimation réalisée par un cabinet d’audit et par les services de l’État.


8.  En vertu de la loi no 29/1994 (paragraphe 37 ci-dessous), le gouvernement négocia avec l’Irak le règlement définitif de la dette irakienne et le recouvrement des créances résultant des échanges commerciaux qui avaient eu lieu entre les deux pays avant 1989.


9.  Par un accord signé le 18 août 2005, la Roumanie effaça environ 80 % de la dette de la république d’Irak en échange de l’engagement de cette dernière de verser à la Roumanie 977 millions USD. Une partie de la dette était constituée des créances de plusieurs anciennes entreprises publiques, dont la requérante.


10.  La loi no 247/2005 (paragraphes 39 - 40 ci-dessous) créa un fonds spécial Proprietatea pour l’indemnisation des anciens propriétaires d’immeubles nationalisés. Une partie des recettes du fonds provenaient des créances recouvrées par l’État, notamment à des travaux réalisés avant 1989 à l’étranger par des entreprises publiques roumaines. La loi énonçait aussi que l’État devait régler aux successeurs des anciennes sociétés publiques, les créances converties selon un taux de change spécial de 0,0015 lei roumains (RON) pour 1 USD. Le reste des sommes recouvrées devait être versé au fonds Proprietatea.


11.  Par l’arrêté no 1638 du 10 décembre 2008 (paragraphes 41-44 ci‑dessous), le gouvernement calcula le montant des créances des sociétés concernées par l’accord signé avec l’Irak et établit un échéancier de paiement.


12.  L’arrêté précisait que l’Irak avait reconnu une dette de 54 millions USD relativement aux travaux effectués par la requérante et que, à la suite des réductions négociées, il s’était engagé à payer 20 918 040 USD en plusieurs tranches. La somme due à la requérante pour l’année 2009 était de 121 257 USD. L’arrêté imposait également la conversion de cette somme en monnaie nationale au taux de change spécial fixé par la loi no 247/2005 (paragraphe 10 ci-dessus). Par conséquent, en 2009, le ministère des Finances devait ainsi verser à la requérante 181 RON (paragraphe 44 ci‑dessous).

II.      L’Action de la requérante devant le Tribunal de Bucarest


13.  Le 16 septembre 2010, par une action introduite devant le tribunal de Bucarest, la requérante réclama au ministère des Finances le paiement de 121 257 USD ou l’équivalent de cette somme convertie en monnaie nationale au taux de change de la Banque nationale de Roumanie (« BNR »). Dans sa demande, elle soulevait également une exception d’illégalité de l’arrêté no 1638/2008.


14.  La requérante alléguait que le remboursement de sa créance convertie selon un taux de change qu’elle qualifiait de dérisoire était illégal et réduisait à néant sa créance. Elle considérait que l’application de ce taux constituait une spoliation contraire aux dispositions constitutionnelles en matière de protection de la propriété et aux garanties de l’article 1 du Protocole no 1 à la Convention.


15.  Elle arguait qu’elle était titulaire de la créance sur l’Irak et que le ministère des Finances ne pouvait pas invoquer les dispositions de la loi no 29/1994 (paragraphe 37 ci-dessous) pour négocier les conditions de recouvrement de cette créance. Elle soutenait que cette loi ne s’appliquait qu’aux créances appartenant à l’État.


16.  La requérante exposait qu’elle avait signé en son nom propre le contrat de construction des cimenteries en Irak et qu’elle avait financé les travaux avec des fonds propres et des prêts bancaires qu’elle avait en partie remboursés. Elle versa au dossier plusieurs décisions internes définitives qui établissaient que des créances concernant la construction de plusieurs sites industriels en Égypte avant 1989 appartenaient à la requérante et non pas à l’État (paragraphe 53 ci-dessous).


17.  Enfin, la requérante contestait les dispositions de l’arrêté qui prévoyaient la suppression des créances irakiennes de son bilan comptable et de celui des sociétés concernées par cet arrêté (paragraphe 42 ci-dessous).


18.  Le ministère des Finances s’opposa à l’action. Il exposa que le taux de change spécial était celui en vigueur à la fin de l’année 1989 et argua qu’il avait une base légale, à savoir les dispositions de loi no 247/2005 (paragraphes 39 - 40 ci-dessous) et de l’arrêté contesté.


19.  Quant aux titulaires des créances se rapportant à la construction de sites industriels à l’étranger avant 1989, le ministère indiqua que les entreprises publiques, dont la requérante, avaient agi en tant que mandataires de l’État, ce dernier ayant le monopole du commerce extérieur et des transactions libellées en devises étrangères. Dès lors, il conclut que la créance revendiquée par la requérante appartenait à l’État.


20.  Le tribunal de Bucarest ordonna la disjonction de la demande visant le constat de la nullité de l’arrêté no 1638/2008 et transmit cette partie de la requête à la chambre du contentieux administratif de la cour d’appel de Bucarest.

III.   La procédure de contentieux administratif contre l’arrêté no 1638/2008


21.  La requérante forma devant la cour d’appel de Bucarest un recours dans lequel elle demandait l’annulation de l’arrêté contesté, alléguant qu’il portait atteinte à son droit au respect de ses biens. Elle affirmait que l’application du taux de change spécial avait réduit à néant sa créance, ce qui équivalait, selon elle, à une spoliation.


22.  Par ailleurs, elle avançait que le gouvernement avait changé la destination prévue dans cet arrêté pour les créances recouvrées par l’État. Elle exposait qu’au lieu d’utiliser ces sommes pour dédommager les anciens propriétaires d’immeubles nationalisés, le gouvernement se les était appropriées et, en vertu de l’ordonnance d’urgence du gouvernement no 91/2010 (« l’OUG no 91/2010 » - paragraphes 45-46 ci-dessous), les avait versées au budget ordinaire de l’État.


23.  Par un arrêt du 20 mars 2012, la cour d’appel de Bucarest rejeta le recours. Elle nota que l’arrêté litigieux avait respecté les normes d’élaboration des actes normatifs, qu’il avait été pris en application de l’article 9 § 2 a) du titre VII de la loi no 247/2005 (paragraphe 39 ci‑dessous) et qu’il était accompagné de l’exposé des motifs invoqué par le ministère des Finances pour justifier son adoption (paragraphe 46 ci‑dessous).


24.  La requérante forma un pourvoi devant la Haute Cour de cassation et de justice, lequel fut rejeté par un arrêt définitif du 30 janvier 2013.


25.  Rappelant que la Cour constitutionnelle s’était déjà prononcée quant aux dispositions de la loi no 247/2005 et de l’OUG no 91/2010 (paragraphes 47-51 ci-dessous) et que la procédure de contentieux administratif était limitée au contrôle de la légalité de l’arrête no 1638/2008, la Haute Cour jugea qu’elle n’était pas compétente pour examiner la conformité des dispositions de cet arrêté aux normes constitutionnelles ou internationales.

IV.   La procédure civile engagée contre le ministère des Finances


26.  Par un jugement du 24 avril 2013, le tribunal de Bucarest rejeta l’action dirigée contre le ministère des Finances (paragraphe 13 ci-dessus). Il nota que l’étendue de la créance de la requérante avait été établie par l’arrêté no 1638/2008 (paragraphes 41-44 ci-dessous), qui avait mis en place un régime dérogatoire au droit commun permettant à l’État de recouvrer les créances sur l’Irak en imposant un taux de change différent de celui de la BNR et des règles comptables spéciales.


27.  La légalité de cet arrêté ayant été confirmée dans le cadre de la procédure de contentieux administratif (paragraphes 21-25 ci-dessus), le tribunal jugea que la requérante ne pouvait pas réclamer le paiement de sa créance selon les règles de droit commun. La requérante interjeta appel.


28.  Par un arrêt du 3 décembre 2013, la cour d’appel de Bucarest rejeta l’appel au motif que l’étendue de la créance et les modalités de son recouvrement avaient été établies par des actes normatifs, à savoir l’arrêté no 1638/2008 et l’OUG no 91/2010 (paragraphes 45-46 ci-dessous), qui, à leur tour, s’appuyaient sur la loi no 247/2005 (paragraphes 39-40 ci‑dessous).


29.  En particulier, concernant le taux de change spécial, la cour d’appel nota qu’il avait été établi par la loi no 247/2005, dont les dispositions avaient été jugées constitutionnelles par la décision no 286 de 2013 de la Cour constitutionnelle (paragraphes 50-51 ci-dessous). Elle ajouta que la même juridiction, dans sa décision no 422 de 2012 (paragraphe 48 ci‑dessous), avait examiné et validé les dispositions de l’OUG no 91/2010, qui avait maintenu ce taux et avait inscrit au budget de l’État les créances recouvrées par le ministère des Finances. Quant à l’arrêté no 1638/2008, la cour d’appel nota que sa légalité avait été confirmée par les juridictions internes.


30.  Au vu de ces éléments, la cour d’appel jugea que les juridictions internes, au risque d’outrepasser les limites du pouvoir judiciaire et d’empiéter sur celui du pouvoir législatif, ne pouvaient pas accéder à la demande de la requérante et modifier le taux de change fixé par le législateur.


31.  Pour ce qui est de l’obligation faite par l’arrêté no 1638/2008 de supprimer du bilan comptable la créance sur l’Irak (paragraphe 42 ci‑dessous), la cour d’appel estima que l’adoption des dispositions dérogatoires aux règles comptables était nécessaire pour tenir compte des conséquences fiscales et comptables du paiement des créances selon les modalités prévues par cet arrêté.


32.  La cour d’appel écarta aussi l’argument de la requérante consistant à dire qu’en négociant les conditions de remboursement d’une créance qui ne lui appartenait pas, le ministère des Finances avait commis un abus de pouvoir. Elle estima qu’avant la privatisation de la requérante, le capital social de celle-ci et ses créances relatives aux travaux effectués à l’étranger appartenaient à l’État, qui était en droit de négocier les conditions de leur recouvrement. Elle considéra que la jurisprudence invoquée par la requérante n’était pas applicable en l’espèce dès lors qu’elle portait sur des créances nées de la construction de sites industriels en Égypte et non pas en Irak (paragraphe 16 ci-dessus).


33.  Par un arrêt définitif du 8 octobre 2014, la Haute Cour de cassation et de justice rejeta le pourvoi de la requérante et confirma le bien-fondé des décisions rendues en première instance et en appel.


34.  Elle estima que l’État était en droit d’établir l’étendue et les modalités de recouvrement des créances des sociétés commerciales, dont la requérante, qui avaient succédé aux entreprises publiques, en tenant compte de ses intérêts économiques et financiers.


35.  Par conséquent, elle jugea que l’établissement d’un taux de change spécial était une compétence appartenant exclusivement au pouvoir législatif, qui l’avait exercée en adoptant la loi no 247/2005 (paragraphes 3940 ci-dessous) et les actes normatifs ultérieurs, dont la constitutionnalité avait été confirmée par la Cour constitutionnelle.

LE CADRE JURIDIQUE ET LA PRATIQUE INTERNES PERTINENTS

I.         Les dispositions du droit interne


36.  La loi no 7 du 5 février 1992 prévoyait la reprise au titre de la dette publique des pertes enregistrées entre 1989 et 1990 par les entreprises publiques roumaines en raison du défaut de règlement de travaux industriels effectués à l’étranger dans le cadre des accords commerciaux et de coopération économique avec d’autres pays.


37.  La loi no 29 du 18 mai 1994 autorisait le gouvernement à négocier, par l’intermédiaire du ministère des Finances, le recouvrement des créances de la Roumanie nées avant le 31 décembre 1989 dans le cadre d’opérations de commerce extérieur et de coopération économique internationale.


38.  Le 18 août 2005, le gouvernement roumain, agissant par l’intermédiaire du ministère des Finances, et le gouvernement de la république d’Irak signèrent un accord bilatéral aux fins du règlement de la dette de cette dernière. L’accord prévoyait l’effacement de 80 % de la dette de l’Irak. Une partie de la dette représentait la contre-valeur de la construction dans ce pays de sites industriels par des entreprises roumaines, dont la requérante. En échange de l’effacement partiel de la dette, l’Irak s’engagea à verser à la Roumanie la somme totale de 977 millions USD en plusieurs tranches échelonnées sur dix ans (paragraphe 9 ci-dessus).


39.  L’article 9 § 2 du titre VII de la loi no 247 du 19 juillet 2005 sur l’indemnisation des anciens propriétaires d’immeubles nationalisés pendant le régime communiste prévoyait que les sommes récupérées auprès des débiteurs internationaux dans le cadre des négociations autorisées par la loi no 29/1994 (paragraphe 37 ci-dessus) devaient être versées au fonds Proprietatea créé pour les indemniser.


40.  La disposition susmentionnée ajoutait que les successeurs des anciennes entreprises publiques avaient droit au paiement de leurs créances résultant des opérations commerciales exécutées à l’étranger avant 1989 et qui n’avaient pas fait l’objet d’une reprise au titre de la dette publique. Ces créances devaient être remboursées par le ministère des Finances après conversion à un taux de change spécial de 0,0015 RON pour 1 USD.


41.  Le 10 décembre 2008, le gouvernement prit, en application de la loi no 247/2005 et de l’accord bilatéral conclu avec l’Irak (paragraphe 38 ci‑dessus), l’arrêté no 1638 en vue de la répartition des créances recouvrées entre le fonds Proprietatea et les sociétés commerciales qui avaient succédé aux entreprises publiques.


42.  L’arrêté précisait qu’il s’agissait des créances qui n’avaient pas été reprises par l’État dans la dette publique et prévoyait l’effacement de ces créances du bilan comptable des sociétés concernées.


43.  La situation de la requérante était présentée dans l’annexe de l’arrêté, qui était intitulée « Échéancier des sommes dues aux sociétés commerciales » et où il était indiqué que le montant de la dette reconnue par la partie irakienne était de 54 374 485 USD. Après l’application du taux de réduction de la dette, l’Irak s’était engagé à verser au ministère des Finances roumain la somme de 20 918 040 USD pour la créance de la requérante. Le paiement était prévu en plusieurs tranches, dont 121 257 USD au titre de l’année 2009 (paragraphe 12 ci-dessus).


44.  L’annexe établissait également un échéancier sur dix ans des paiements dus à la requérante. Après conversion au taux de change spécial de 0,0015 RON pour 1 USD appliqué à la créance de 20 918 040 USD, la somme totale due à la requérante par le ministère des Finances s’élevait à 31 377 RON[1], dont 181 RON[2] pour 2009.


45.  Par l’OUG no 91/2010, le gouvernement décida de ne plus verser les créances recouvrées au fonds Proprietatea, mais de les inclure dans le budget ordinaire de l’État.


46.  Dans l’exposé des motifs de cette ordonnance, il était précisé que le versement de ces sommes à ce fonds entrainait des modifications répétées du capital social du fonds Proprietatea, retardant sa cotation en bourse et, par conséquent, l’indemnisation des anciens propriétaires d’immeubles nationalisés. Par ailleurs, il y était indiqué que le contexte économique et social imposait la recherche de nouvelles recettes budgétaires. Enfin, l’ordonnance confirmait le taux de change spécial de 0,0015 RON pour 1 USD et l’échéancier de paiement des créances.

II.      La jurisprudence de la Cour constitutionnelle


47.  À une date non précisée, une autre société, P., dont les créances avaient fait aussi l’objet des négociations et de l’accord bilatéral avec l’Irak, saisit la Cour constitutionnelle d’une exception d’inconstitutionnalité de l’OUG no 91/2010, qu’elle avait soulevée devant les juridictions internes. Elle alléguait que l’imposition du taux de change spécial constituait une confiscation au profit de l’État des sommes qui lui étaient dues. Elle soutenait, en outre, que cette mesure était contraire aux règles du marché libre et qu’elle était discriminatoire par rapport à d’autres acteurs économiques.


48.  Par sa décision no 422 du 24 juillet 2012, la Cour constitutionnelle rejeta l’exception au motif que le taux de change spécial prévu par l’OUG no 91/2010 avait été fixé par la loi no 247/2005 et qu’il ne constituait pas une expropriation. Quant aux arguments tirés d’une prétendue distorsion des règles du marché libre et d’une discrimination, la Cour constitutionnelle les écarta au motif que le taux spécial ne visait que les sociétés expressément mentionnées dans l’arrêté no 1638/2008.


49.  La même société P. souleva une nouvelle exception d’inconstitutionnalité concernant cette fois les dispositions de l’article 9 § 2 a) du titre VII de la loi no 247/2005 (paragraphes 39-40 ci-dessus). Elle réitéra les arguments qui avaient été rejetés par la décision no 422/2012.


50.  Dans sa décision no 286 du 23 mai 2013, la Cour constitutionnelle jugea que les dispositions contestées étaient conformes à la Constitution.


51.  Elle s’exprima notamment comme suit :

« Avant 1989, en raison de la spécificité de l’économie [roumaine], les opérations de commerce international et la coopération économique internationale s’effectuaient au nom de l’État par des entreprises publiques. Dès lors, ainsi que les dispositions critiquées le prévoient, en ce qui concerne les créances de la Roumanie nées des opérations ayant été effectuées avant le 31 décembre 1989 dans le cadre du commerce international et de la coopération économique internationale, l’État est compétent, en vertu de la Constitution, pour agir en vue de leur recouvrement. Par conséquent, la réduction, la compensation ou la modification des créances, l’établissement des échéances de paiement ou le calcul des pénalités et des intérêts de retard sont des moyens dont l’État dispose pour le recouvrement des créances des entreprises publiques se rapportant aux activités économiques antérieures à 1989.

Ainsi, les modalités concrètes de paiement des créances des sociétés qui ont succédé à ces entreprises publiques et l’établissement de leurs droits au titre des créances résultant des opérations commerciales effectuées avant 1989 relèvent de la compétence exclusive de l’État qui, en vertu des dispositions constitutionnelles, doit assurer la protection des intérêts nationaux dans le domaine de l’activité économique, financière et monétaire.

En fixant le taux de change [contesté], l’État a assuré le recouvrement des créances, reversant une partie de ces sommes aux sociétés qui ont succédé aux entreprises publiques et le solde au Proprietatea ou dans le budget de l’État.

Partant, la Cour (...) constate que la conversion en monnaie nationale des créances libellées en devises étrangères ne constitue pas une nationalisation qui s’analyse en une privation de propriété en l’absence d’indemnisation. »

III.   La jurisprudence des tribunaux internes


52.  Dans les années 1990, le ministère des Finances vendit à des tiers des créances de la requérante se rapportant à la construction d’une cimenterie en Égypte. Le ministère versa à la requérante la contre-valeur de ces créances converties en monnaie nationale au taux de change spécial de 0,0015 RON pour 1 USD.


53.  À la demande de la requérante, qui s’estimait lésée par cette vente et par l’application du taux de change spécial, le tribunal de Bucarest puis la cour d’appel de Bucarest, par deux arrêts définitifs rendus les 26 novembre 1999 et 23 juin 2000 respectivement, ordonnèrent au ministère des Finances de payer à la requérante ses créances au taux de change pratiqué par la BNR. Les tribunaux jugèrent que ces créances appartenaient à la requérante et non à l’État et estimèrent que l’imposition du taux de change spécial était illégale dès lors qu’il réduisait considérablement cette créance (les détails concernant cette procédure sont exposés dans S.C. Uzinexport S.A. cRoumanie, no 43807/06, §§ 6-14, 31 mars 2015).


54.  Dans le cadre d’un litige de contentieux administratif opposant le ministère des Finances à la société P., la Haute Cour de cassation et de justice rejeta, par un arrêt du 29 mars 2013, la contestation de l’arrêté no 1638/2008 au motif que le taux de change spécial avait fait l’objet d’un contrôle et d’une validation par la Cour constitutionnelle.

IV.   LE CODE DE PROCÉDURE CIVILE


55.  L’article 509 du code de procédure civile, tel qu’il est en vigueur depuis le 15 février 2013, expose les raisons qui peuvent fonder une demande en révision. Il se lit ainsi dans ses parties pertinentes en l’espèce :

Article 509
L’objet et les motifs de la révision

« (1)  La révision d’une décision qui tranche ou évoque le fond peut être demandée :

(...)

10.  lorsque la Cour européenne des droits de l’homme a constaté une violation des droits ou libertés fondamentaux à raison d’une décision de justice, et que les conséquences de cette violation sont graves et persistantes. »


 

EN DROIT

I.         SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L’ARTICLE 1 DU PROTOCOLE No 1 À LA CONVENTION


56.  La requérante allègue une violation de son droit au respect de ses biens à raison de la conversion de sa créance à un taux de change spécial fixé par l’État, ce qui équivaut, selon elle, à une spoliation. Elle invoque l’article 1 du Protocole no 1, qui est ainsi libellé :

« Toute personne physique ou morale a droit au respect de ses biens. Nul ne peut être privé de sa propriété que pour cause d’utilité publique et dans les conditions prévues par la loi et les principes généraux du droit international.

Les dispositions précédentes ne portent pas atteinte au droit que possèdent les États de mettre en vigueur les lois qu’ils jugent nécessaires pour réglementer l’usage des biens conformément à l’intérêt général ou pour assurer le paiement des impôts ou d’autres contributions ou des amendes. »

A.    Sur la recevabilité

1.     Sur l’existence d’un « bien »

a)      Thèses des parties

i.        Le Gouvernement


57.  Le Gouvernement soulève une exception préliminaire d’incompatibilité ratione materiae avec les dispositions de la Convention.


58.  Il soutient qu’avant 1990 le commerce extérieur était un monopole d’État. Il indique que les contrats pour des travaux devant être exécutés à l’étranger étaient conclus par les entreprises publiques roumaines sur la base d’accords intergouvernementaux de coopération économique. Il en conclut que ces entreprises agissaient au nom et pour le compte de l’État et que leurs créances appartenaient à l’État, qui, d’après lui, était en droit de négocier leur recouvrement.


59.  Eu égard à la règlementation en vigueur avant 1989, le Gouvernement estime que la requérante ne saurait revendiquer l’existence dans son patrimoine d’une créance sur l’Irak ou sur l’État roumain se rapportant aux travaux qu’elle a effectués en Irak en tant que simple commissionnaire de l’État.


60.  Il affirme que la créance sur l’Irak revendiquée par la requérante n’a pas été prise en compte pour le calcul du prix de vente des actions dans le cadre de la privatisation, exposant que son montant était supérieur au capital social de la requérante (paragraphe 7 ci-dessus).


61.  Il en déduit que la requérante ne peut prétendre avoir une « espérance légitime » d’obtenir la jouissance effective d’un droit de propriété sur une créance d’un montant supérieur à celui établi en monnaie nationale par l’arrêté no 1638/2008. Il indique également que des actions similaires ont été rejetées par les juridictions internes (paragraphes 54 ci‑dessus).

ii.      La requérante


62.  La requérante conteste les allégations du Gouvernement selon lesquelles l’entreprise publique à laquelle elle a succédé avait agi en tant que simple commissionnaire de l’État. Elle affirme que le contrat pour la construction des cimenteries en Irak avait été conclu directement par elle avec des partenaires irakiens. Elle indique qu’elle avait souscrit en son nom propre des prêts bancaires pour financer ces travaux, qui, explique-t-elle, n’avaient pas été repris en totalité dans la dette publique (paragraphes 4 et 6 ci-dessus).


63.  Elle avance qu’elle était titulaire de la créance sur l’Irak depuis la réalisation des travaux et qu’après la privatisation, elle demeurait titulaire de la fraction de cette créance qui n’avait pas été reprise dans la dette publique (paragraphe 6 ci-dessus).


64.  La requérante soutient que l’existence de cette créance dans son patrimoine n’avait jamais été remise en cause au cours du processus de privatisation. Elle conteste l’argument du Gouvernent selon lequel le calcul du prix de vente des actions n’en aurait pas tenu compte. Elle allègue que cette créance était inscrite dans son bilan comptable et que, par conséquent, elle a fait partie de l’actif de la société jusqu’à sa radiation en vertu de l’arrêté no 1638/2008 (paragraphe 17 ci-dessus).


65.  Par ailleurs, elle indique que le contrat de vente des actions prévoyait expressément que les acquéreurs reprenaient l’ensemble des droits et des obligations rattachés à l’entreprise privatisée (paragraphe 7 ci-dessus), y compris, selon la requérante, la créance litigieuse.


66.  En tout état de cause, elle estime que sa créance a été reconnue par l’arrêté no 1638/2008 et considère qu’elle est titulaire de la créance libellée en dollars américains mentionnée dans cet arrêté.

b)      Appréciation de la Cour


67.  La Cour rappelle qu’un requérant ne peut alléguer une violation de l’article 1 du Protocole no 1 que dans la mesure où les décisions qu’il incrimine se rapportent à ses « biens » au sens de cette disposition. La notion de « biens » peut recouvrir tant des « biens actuels » que des valeurs patrimoniales, y compris des créances, en vertu desquelles un requérant peut prétendre avoir, au moins, une « espérance légitime » de les voir concrétiser. En revanche, ne sont pas à considérer comme des « biens » au sens de l’article 1 du Protocole no1 l’espoir de voir revivre un droit de propriété qui s’était éteint depuis longtemps, ni une créance conditionnelle qui se trouve caduque par suite de la non-réalisation de la condition (Gratzinger et Gratzingerova c. République tchèque (déc.) [GC], no 39794/98, § 69, CEDH 2002‑VII).


68.  En l’espèce, la Cour note, d’emblée, que les parties ne contestent pas que la créance revendiquée par la requérante n’ait pas été reprise au titre de la dette publique dès lors que cette reprise n’a concerné qu’une partie de la créance se rapportant aux travaux effectués par la requérante en Irak (paragraphe 6 ci-dessus).


69.  Elle note, ensuite, qu’en vertu de l’accord conclu en 2005 entre la république d’Irak et la Roumanie, la première s’engageait à verser à la seconde 977 millions USD aux fins du règlement de sa dette (paragraphe 9 ci-dessus). Selon les dispositions de l’arrêté no 1638/2008, le Gouvernement devait répartir une partie de cette somme entre les entreprises, dont la requérante, qui avaient effectué des travaux en Irak (paragraphes 11 et 41 ci-dessus).


70.  La Cour ne saurait souscrire à l’argument du Gouvernement selon lequel la requérante ne pouvait pas prétendre avoir une « espérance légitime » d’obtenir la jouissance effective d’un droit de propriété sur une créance d’un montant supérieur à celui établi en monnaie nationale au taux de change spécial (paragraphe 61 ci-dessus).


71.  Elle note, en effet, que la créance de la requérante sur l’Irak était expressément mentionnée dans l’annexe de l’arrêté no 1638/2008 et que son montant était de 20 918 040 USD (paragraphe 43 ci-dessus).


72.  Elle relève également qu’à aucun moment pendant le processus de privatisation, il n’a été envisagé d’exclure cette créance du capital social de la requérante qui avait été transféré dans le domaine privé (paragraphe 7 ci‑dessus). Au contraire, la créance litigieuse n’a été effacée du bilan comptable de la requérante qu’en vertu des dispositions de l’arrêté no 1638/2008 (paragraphes 31 et 42 ci-dessus).


73.  Au vu de ces éléments, la Cour considère que la créance ainsi reconnue au profit de la requérante constitue un « bien » au sens de l’article 1 du Protocole no 1.


74.  Pour ce qui est du paiement de cette créance, la Cour estime que sa conversion en monnaie nationale fait simplement partie des modalités concrètes de règlement et ne change pas sa nature. Par conséquent, l’imposition par l’État du taux de change contesté relève de l’appréciation du « juste équilibre » entre les exigences de l’intérêt général de la communauté et les impératifs de la sauvegarde des droits fondamentaux des personnes, qui doit faire l’objet d’un examen sur le fond du grief.


75.  Il s’ensuit que l’exception du Gouvernement tirée de l’incompatibilité ratione materiae de la requête ne saurait être retenue.

2.     Autres motifs d’irrecevabilité


76.  Constatant en outre que la requête n’est pas manifestement mal fondée au sens de l’article 35 § 3 de la Convention et qu’elle ne se heurte à aucun autre motif d’irrecevabilité, la Cour la déclare recevable.

B.    Sur le fond

1.     Thèses des parties

a)      La requérante


77.  La requérante considère que l’atteinte au droit au respect de ses biens ne poursuivait pas un but légitime « d’utilité publique ». À cet égard, elle expose que les créances recouvrées par l’État devaient en partie alimenter le fonds Proprietatea créé pour indemniser les propriétaires des immeubles nationalisés (paragraphe 39 ci-dessus). Or, elle avance qu’en adoptant l’OUG no 91/2010 (paragraphes 45-46 ci-dessus), le gouvernement a changé la destination de ces sommes en se les appropriant.


78.  En tout état de cause, elle soutient qu’en imposant la conversion de sa créance à un taux de change spécial, selon elle arbitraire, le Gouvernement a réduit sa créance à un point qu’elle qualifie de spoliation et a fait peser sur elle une charge disproportionnée.

b)      Le Gouvernement


79.  Le Gouvernement argue que l’adoption des actes normatifs qui prévoyaient la conversion des créances libellées en dollars américains en monnaie nationale à un taux de change spécial était justifiée par l’intérêt public, dont l’objectif était d’assurer le capital nécessaire au bon fonctionnement du fonds Proprietatea et d’accélérer l’indemnisation des anciens propriétaires d’immeubles nationalisés.


80.  Il indique que les actes normatifs contestés par la requérante ont fait l’objet d’un contrôle de légalité et de constitutionalité devant les juridictions internes. Se référant aux décisions de la Cour constitutionnelle (paragraphes 48 et 50-51 ci-dessus), il soutient que les autorités internes disposaient d’une compétence exclusive en matière de réglementation des rapports de propriété concernant les créances des entreprises publiques.


81.  Au vu de ces éléments, le Gouvernement estime que les autorités internes bénéficiaient d’un large pouvoir d’appréciation pour choisir et mettre en œuvre des mesures, comme celles prises en l’espèce, pour protéger les intérêts nationaux dans le domaine économique et financier.

2.     Appréciation de la Cour

a)      Les principes généraux


82.  La Cour rappelle que, pour être compatible avec l’article 1 du Protocole no 1, une ingérence dans le droit de propriété doit ménager un « juste équilibre » entre les exigences de l’intérêt général de la communauté et les impératifs de la sauvegarde des droits fondamentaux de l’individu (Sporrong et Lönnroth c. Suède, 23 septembre 1982, § 69, série A no 52). Un tel équilibre n’est pas respecté si la personne concernée a dû subir une charge excessive et exorbitante (Sporrong et Lönnroth, précité, §§ 69-74, et G.I.E.M. S.R.L. et autres c. Italie [GC], nos 1828/06 et 2 autres, § 300, 28 juin 2018).


83.  La Cour rappelle que l’État dispose d’une grande marge d’appréciation lorsqu’il adopte des lois dans le contexte d’un changement de régime politique et économique (voir, mutatis mutandis, Jahn et autres c. Allemagne [GC], nos 46720/99 et 2 autres, § 113, CEDH 2005‑VI).


84.  La vérification de l’existence d’un juste équilibre exige un examen global des différents intérêts en cause et peut appeler une analyse du comportement des parties, des moyens employés par l’État et leur mise en œuvre (Bidzhiyeva c. Russie, no 30106/10, § 64, 5 décembre 2017).


85.  Dans le contexte du droit de propriété, une importance particulière doit être accordée au principe de bonne gouvernance (Nekvedavičius c. Lituanie, no 1471/05, § 87, 10 décembre 2013). Selon ce principe, face à une question d’intérêt général, les autorités publiques sont tenues de réagir en temps utile, de façon correcte et avec la plus grande cohérence (Beyeler c. Italie [GC], no 33202/96, § 120, CEDH 2000‑I), y compris en étudiant sérieusement d’autres solutions moins lourdes envisageables pour parvenir aux mêmes buts sociaux et économiques (voir, par exemple, OAO Neftyanaya Kompaniya Yukos c. Russie, no 14902/04, §§ 651-654, 20 septembre 2011, et Vaskrsić c. Slovénie, no 31371/12, § 83, 25 avril 2017).


86.  La Cour rappelle également qu’il convient de ne pas négliger l’importance des obligations procédurales au titre de l’article 1 du Protocole no 1. Ainsi, elle a maintes fois relevé que, nonobstant le silence de l’article 1 du Protocole no 1 en matière d’exigences procédurales, une procédure judiciaire afférente au droit au respect des biens doit aussi offrir à la personne concernée une occasion adéquate d’exposer sa cause aux autorités compétentes afin de contester effectivement les mesures portant atteinte aux droits garantis par cette disposition. Une ingérence dans les droits prévus par l’article 1 du Protocole no 1 ne peut ainsi avoir de légitimité en l’absence d’un débat contradictoire et respectueux du principe de l’égalité des armes, qui permette de discuter des aspects présentant de l’importance pour l’issue de la cause. Pour s’assurer du respect de cette condition, il y a lieu de considérer les procédures applicables d’un point de vue général (voir, parmi d’autres, Uzan et autres c. Turquie, nos 19620/05 et 3 autres, § 214, 5 mars 2019, et la jurisprudence qui y est citée, et Filkin c. Portugal, no 69729/12, § 79, 3 mars 2020).

b)      Application de ces principes en l’espèce


87.  La Cour rappelle avoir établi que la requérante était titulaire d’une créance sur l’Irak, d’un montant de 20 918 040 USD (paragraphes 71-73 cidessus). Par l’arrêté no 1638/2008, le Gouvernement a imposé la conversion de la créance de la requérante en monnaie nationale au taux de change spécial de 0,0015 RON pour 1 USD. La requérante, qui n’a pas consenti à cette conversion, s’est vu imposer ce taux qui a entrainé une baisse substantielle de la valeur nominale de sa créance (paragraphes 12 et 44 ci-dessus).


88.  La Cour estime que la conversion obligatoire de la créance à un taux imposé s’analyse en une ingérence dans le droit au respect des biens de la requérante (voir, mutatis mutandis, Mamatas et autres c. Grèce, nos 63066/14 et 2 autres, § 93, 21 juillet 2016).


89.  La Cour estime que les faits de la cause ne peuvent aisément être considérés comme appelant un examen exclusif sous l’angle de la deuxième ou de la troisième règle de l’article 1 du Protocole no 1 (voir, dans un cadre similaire, Bäck c. Finlande, no 37598/97, § 58, CEDH 2004‑VIII). Elle estime que cette mesure relève de la première phrase de l’article 1 du Protocole no 1 à la Convention, qui énonce le principe du respect de la propriété (Sporrong et Lönnroth, précité, § 61). Elle doit donc rechercher si l’ingérence dans les droits patrimoniaux de la requérante était compatible avec la règle générale figurant dans cette première phrase.


90.  La Cour constate que l’ingérence litigieuse était « prévue par la loi », à savoir l’arrêté no 1638/2008, qui faisait référence au taux de change spécial établi par la loi no 247/2005 (paragraphe 26 ci-dessus).


91.  Au sujet de l’existence d’un but légitime « d’utilité publique » qui rendrait nécessaire l’atteinte litigieuse, la Cour note que l’arrêté no 1638/2008 a été pris en application de la loi no 247/2005 concernant l’indemnisation des anciens propriétaires d’immeubles nationalisés pendant le régime communiste (paragraphe 41 ci-dessus).


92.  Elle rappelle qu’en raison de l’accumulation des dysfonctionnements du mécanisme de restitution ou d’indemnisation, identifiés dans de nombreux arrêts de la Cour, il était impératif pour l’État de prendre des mesures à caractère général propres à conduire à la réalisation effective du droit à la restitution ou à l’indemnisation en ménageant un juste équilibre entre les différents intérêts en jeu (Maria Atanasiu et autres c. Roumanie, nos 30767/05 et 33800/06, §§ 219-228, 12 octobre 2010).


93.  En conséquence, la Cour admet que l’État pouvait légitimement prendre des mesures, dont celle dénoncée en l’espèce, en vue d’atteindre ce but. L’atteinte litigieuse poursuivait donc un but d’utilité publique.


94.  Quant à la modification ultérieure de la destination des sommes recouvrées par l’État, que la requérante invoque pour contester l’existence d’un but légitime (paragraphe 77 ci-dessus), la Cour estime qu’il n’est pas nécessaire de se pencher sur la question de savoir si l’OUG no 91/2010, par lequel le Gouvernement a décidé de ne plus verser les créances recouvrées au fonds Proprietatea, mais de les inclure dans le budget ordinaire de l’État (paragraphes 45-46 ci-dessus), était conforme à l’intérêt général. En effet, il lui suffit de constater que la conversion imposée par l’arrêté no 1638/2008, dont la requérante tire grief, poursuivait un but légitime.


95.  Il reste à déterminer si les autorités roumaines ont ménagé un « juste équilibre » entre les impératifs de l’intérêt général et les exigences de la protection du droit de la requérante au respect de ses biens (voir la jurisprudence citée aux paragraphes 82-85 ci-dessus).


96.  Dans ce contexte, la Cour souligne que la question de savoir si les juridictions internes ont soigneusement examiné les principaux arguments avancés par les parties revêt une importance particulière. Elle rappelle qu’elle a déjà conclu à la violation de cette disposition dans des affaires où les juridictions internes n’avaient pas procédé à une analyse de proportionnalité de la mesure contestée au regard des buts visés et des arguments des parties (voir, notamment, Megadat.com SRL c. Moldova, no 21151/04, § 74, CEDH 2008 ; Paulet c. Royaume-Uni, no 6219/08, §§ 67‑69, 13 mai 2014 ; et Uzan et autres, précité, § 215).


97.  Examinant les décisions rendues en l’espèce par les juridictions internes qui ont tranché l’action civile introduite par la requérante contre le ministère des Finances, la Cour constate que ces juridictions n’ont pas mis en balance les intérêts en jeu. Elles ont accordé un poids décisif au fait que seul l’État était habilité à négocier le recouvrement de la créance de la requérante et à décider de la destination des sommes versées par l’Irak au titre de cette créance (paragraphes 26-35 ci-dessus).


98.  Elles ont ainsi jugé que l’État pouvait librement décider de convertir la créance en monnaie nationale à un taux inférieur à celui pratiqué par la BNR, toute demande d’invalidation de ce taux par le pouvoir judiciaire étant irrecevable dès lors que ce dernier risquait d’empiéter sur les compétences du pouvoir législatif (paragraphe 30 ci-dessus).


99.  Quant aux juridictions qui ont tranché le contentieux administratif, la Cour constate qu’elles n’ont pas non plus répondu à l’argument de la requérante consistant à dénoncer le caractère arbitraire et disproportionné du taux de change spécial. Il ressort de la motivation de leurs décisions que le contrôle de l’arrêté no 1638/2008 s’est limité à la légalité de la procédure de son adoption et à sa conformité à la loi no 247/2005 (paragraphes 23 et 25 ci-dessus).


100.  La Cour observe ensuite que, dans un litige similaire, la Cour constitutionnelle n’a pas non plus recherché si l’atteinte au droit de propriété des entreprises touchées par les dispositions de l’arrêté no 1638/2008 était proportionnée au but recherché. Elle n’a pas examiné s’il existait d’autres mesures, moins lourdes, que les pouvoirs publics auraient raisonnablement pu mettre en œuvre au service de la cause d’utilité publique d’indemnisation des anciens propriétaires d’immeubles nationalisés. Elle a jugé que la reconnaissance des droits de créance et les modalités concrètes de paiement relevaient de la compétence exclusive de l’État (paragraphe 51 ci-dessus).


101.  Au vu des décisions rendues en l’espèce, la Cour constate que, contrairement à ce qu’exigent les obligations procédurales au titre de l’article 1 du Protocole no 1 (paragraphe 86 ci-dessus), les juridictions internes ayant connu de cette affaire sont restées en défaut de mettre en balance les intérêts en jeu conformément aux critères pertinents énoncés dans sa jurisprudence (paragraphes 82-85 ci-dessus). Elles ont centré leur analyse sur la marge d’appréciation de l’État, en ignorant le fait que les mesures prises ont eu des conséquences importantes sur le droit au respect des biens de la requérante, qui a vu la valeur de sa créance réduite de manière drastique (paragraphe 44 ci-dessus).


102.  Certes, les États jouissent d’une ample marge d’appréciation sur la manière de concevoir les impératifs de « l’utilité publique » ou de l’intérêt général (Hutten-Czapska c. Pologne [GC], no 35014/97, § 166, CEDH 2006‑VIII). Cela ne saurait cependant justifier que les juridictions restent totalement en défaut, comme ce fut le cas en l’espèce, de procéder à une mise en balance des intérêts en jeu, omettant ainsi de respecter les obligations procédurales qui leur incombent au titre de l’article 1 du Protocole no 1 à la Convention.


103.  Par ailleurs, la Cour note que la jurisprudence des cours et tribunaux internes n’est pas uniforme. Dans des litiges quelque peu similaires impliquant la requérante, certaines juridictions ont procédé à une telle mise en balance, qui a abouti à l’annulation de la conversion des créances de l’intéressée au motif que l’application du taux de change spécial entraînait une baisse substantielle de la valeur des créances en question (paragraphe 53 ci-dessus).


104.  Compte tenu de ce qui précède, la Cour estime qu’en l’espèce il y a eu violation de l’article 1 du Protocole no 1 à la Convention.

II.      SUR L’APPLICATION DE L’ARTICLE 41 DE LA CONVENTION


105.  Aux termes de l’article 41 de la Convention :

« Si la Cour déclare qu’il y a eu violation de la Convention ou de ses Protocoles, et si le droit interne de la Haute Partie contractante ne permet d’effacer qu’imparfaitement les conséquences de cette violation, la Cour accorde à la partie lésée, s’il y a lieu, une satisfaction équitable. »

A.    Dommage


106.  La requérante demande réparation du préjudice matériel qu’elle dit avoir subi. Elle renvoie à un rapport d’expertise qui chiffre ce préjudice à 10 603 903 euros (EUR). Cette somme correspondrait au montant des échéances de sa créance qui lui étaient dues entre 2009 et 2020, et aux intérêts sur cette somme.


107.  Elle réclame également 100 000 EUR pour préjudice moral. Elle soutient qu’elle a subi des désagréments liés à la gestion de ses rapports commerciaux et d’autres difficultés concernant la planification de son activité économique en rapport avec la créance litigieuse.


108.  Le Gouvernement conteste les prétentions de la requérante et avance que le remboursement de la somme réclamée n’a pas de base légale en droit interne. Par ailleurs, il indique que seule la somme de 121 257 dollars américains a fait l’objet d’une contestation devant les juridictions internes (paragraphe 13 ci-dessus).


109.  Quant à la somme demandée pour préjudice moral, le Gouvernement est d’avis que le constat d’une violation pourrait représenter en soi une satisfaction équitable suffisante pour tout dommage moral éventuellement subi par la requérante.


110.  La Cour rappelle qu’un arrêt constatant une violation entraîne pour l’État défendeur l’obligation de mettre un terme à la violation et d’en effacer les conséquences de manière à rétablir autant que faire se peut la situation antérieure à celle-ci (Iatridis c. Grèce (satisfaction équitable) [GC], no 31107/96, § 32, CEDH 2000‑XI).


111.  En l’espèce, elle observe que, lorsqu’elle constate la violation des droits d’un requérant, l’article 509 § 10 du code de procédure civile roumain (paragraphe 55 ci-dessus) permet la révision d’une affaire sur le plan interne afin de corriger la violation de la Convention (S.C. Uzinexport S.A., no 43807/06, § 41, 31 mars 2015 ; Elisei-Uzun et Andonie c. Roumanie, no 42447/10, § 78, 23 avril 2019 ; et Bocu c. Roumanie, no 58240/14, § 41, 30 juin 2020).


112.  La Cour constate que tel est bien le cas en l’espèce, considérant qu’elle a conclu à la violation de l’article 1 du Protocole no 1 en ce que, contrairement à ce qu’exige sa jurisprudence, les juridictions internes sont restées en défaut de mettre en balance les intérêts en jeu.


113.  Compte tenu de ces circonstances, la Cour considère que le redressement le plus approprié pour la requérante serait de lui permettre d’obtenir la révision de son affaire (voir, mutatis mutandis, S.C. Uzinexport S.A., précité, § 41 ; Elisei-Uzun et Andonie, précité, § 78 ; et Bocu, précité, § 41). Il n’y a dès lors pas lieu d’accorder à la requérante une indemnité à titre de dommage matériel.


114.  La Cour rappelle qu’il peut y avoir, pour une société commerciale, un dommage autre que matériel appelant une réparation pécuniaire. Ce dommage peut en effet comporter, pour une telle société, des éléments plus ou moins « objectifs » et « subjectifs ». Parmi ces éléments, il faut reconnaître la réputation de l’entreprise, mais également l’incertitude dans la planification des décisions à prendre, les troubles causés à la gestion de l’entreprise elle-même, dont les conséquences ne se prêtent pas à un calcul exact, et enfin, quoique dans une moindre mesure, l’angoisse et les désagréments éprouvés par les membres des organes de direction de la société (voir, mutatis mutandis, Comingersoll S.A. c. Portugal [GC], no 35382/97, § 35, CEDH 2000‑IV). Aux yeux de la Cour, en l’espèce, le défaut de prise en considération par les juridictions internes des intérêts de la requérante dans le cadre des litiges portées devant elles a vraisemblablement entraîné pour cette dernière un état d’incertitude et des troubles dans la gestion de l’entreprise qu’un constat de violation ne suffit pas seul à réparer. À ce titre, elle octroie à la requérante 5 000 EUR pour préjudice moral, plus tout montant pouvant être dû à titre d’impôt sur cette somme.

B.    Frais et dépens


115.  La requérante demande également 15 000 EUR pour les frais et dépens qu’elle dit avoir engagés dans le cadre de la procédure menée devant la Cour. Elle présente à l’appui de sa demande des récépissés attestant le paiement de 10 000 EUR pour honoraires d’avocat et 5 000 EUR pour frais d’expertise du préjudice matériel.


116.  Le Gouvernement conteste la somme réclamée pour frais et dépens, qu’il qualifie d’excessive.


117.  Selon la jurisprudence de la Cour, un requérant ne peut obtenir le remboursement de ses frais et dépens que dans la mesure où se trouvent établis leur réalité, leur nécessité et le caractère raisonnable de leur taux. En l’espèce, compte tenu des documents dont elle dispose et de sa jurisprudence, la Cour estime raisonnable d’accorder à la société requérante la somme de 10 000 EUR pour les frais occasionnés par la procédure conduite devant elle.

C.    Intérêts moratoires


118.  La Cour juge approprié de calquer le taux des intérêts moratoires sur le taux d’intérêt de la facilité de prêt marginal de la Banque centrale européenne majoré de trois points de pourcentage.

PAR CES MOTIFS, LA COUR, À L’UNANIMITÉ,

1.      Déclare la requête recevable ;

2.      Dit qu’il y a eu violation de l’article 1 du Protocole no 1 à la Convention ;

3.      Dit,

a)     que l’État défendeur doit verser à la requérante, dans un délai de trois mois les sommes suivantes, à convertir dans la monnaie de l’État défendeur au taux applicable à la date du règlement :

i. 5 000 EUR (cinq mille euros), plus tout montant pouvant être dû sur cette somme à titre d’impôt, pour dommage moral ;

ii. 10 000 EUR (dix mille euros), plus tout montant pouvant être dû sur cette somme par la requérante à titre d’impôt, pour frais et dépens ;

b)     qu’à compter de l’expiration dudit délai et jusqu’au versement, ces montants seront à majorer d’un intérêt simple à un taux égal à celui de la facilité de prêt marginal de la Banque centrale européenne applicable pendant cette période, augmenté de trois points de pourcentage ;

4.      Rejette le surplus de la demande de satisfaction équitable.

Fait en français, puis communiqué par écrit le 2 novembre 2021, en application de l’article 77 §§ 2 et 3 du règlement.

 Ilse Freiwirth                                                                       Tim Eicke
Greffière adjointe                                                                    Président

 



[1]  Soit l’équivalent de 8 526 euros (EUR) au taux de change moyen de 3,68 RON pour 1 EUR pratiqué en 2008 par la BNR.

[2]  Soit l’équivalent de 49 EUR au taux de change de la BNR.


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