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You are here: BAILII >> Databases >> European Court of Human Rights >> A.H. AND OTHERS v. GERMANY - 7246/20 (Judgment : Positive obligations - Privacy - Legal impossibility for a transgender parent to indicate his or her current gender - Remainder inadmissible : Fourth Section) French Text [2023] ECHR 306 (04 April 2023) URL: http://www.bailii.org/eu/cases/ECHR/2023/306.html Cite as: [2023] ECHR 306, CE:ECHR:2023:0404JUD000724620, ECLI:CE:ECHR:2023:0404JUD000724620 |
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QUATRIÈME SECTION
AFFAIRE A.H. ET AUTRES c. ALLEMAGNE
(Requête no 7246/20)
ARRÊT
Art 8 • Obligations positives • Vie privée • Impossibilité légale pour un parent transgenre d’indiquer son genre actuel, sans lien avec sa fonction procréatrice, sur l’acte de naissance de son enfant conçu après le changement de genre • Femme transgenre indiquée comme père, du fait d’avoir donné son sperme pour la fécondation • Absence de consensus européen • Ample marge d’appréciation • Droit de l’enfant de connaître ses origines et son rattachement à ses père et mère de manière stable et immuable • Possibilité de réduire des situations révélant l’identité transgenre d’un parent • Lien de filiation entre le parent transgenre et son enfant non remis en cause • Juste équilibre ménagé entre le droit à l’autodétermination du parent transgenre, les intérêts publics de sécurité juridique et de fiabilité et cohérence de l’état civil, et les intérêts et le bien-être de l’enfant
STRASBOURG
4 avril 2023
Cet arrêt deviendra définitif dans les conditions définies à l’article 44 § 2 de la Convention. Il peut subir des retouches de forme.
En l’affaire A.H. et autres c. Allemagne,
La Cour européenne des droits de l’homme (quatrième section), siégeant en une Chambre composée de :
Gabriele Kucsko-Stadlmayer, présidente,
Tim Eicke,
Faris Vehabović,
Branko Lubarda,
Armen Harutyunyan,
Anja Seibert-Fohr,
Ana Maria Guerra Martins, juges,
et de Andrea Tamietti, greffier de section,
Vu :
la requête (no 7246/20) dirigée contre la République fédérale d’Allemagne et dont une ressortissante de cet État et une ressortissante britannique et israélienne, Mmes A.H. (« la première requérante ») et G.H. (« la deuxième requérante »), ainsi que leur enfant L.D.H. (« le requérant » ; ensemble « les requérants »), ont saisi la Cour en vertu de l’article 34 de la Convention de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales (« la Convention ») le 29 janvier 2020,
la décision de porter à la connaissance du gouvernement allemand (« le Gouvernement ») les griefs concernant le refus d’inscrire dans le registre des naissances la première requérante en tant que mère du requérant et de déclarer irrecevable la requête pour le surplus,
la décision de ne pas dévoiler l’identité des requérants,
les observations communiquées par le gouvernement défendeur et celles communiquées en réplique par les requérants,
les commentaires adressés à la Cour par l’Institut Ordo Iuris pour la culture juridique ainsi que ceux adressés conjointement par Transgender Europe (TGEU), par la branche européenne de l’Association internationale des personnes lesbiennes, gays, bisexuelles, trans et intersexes (ILGA‑Europe) et par l’association trans allemande Bundesvereinigung Trans*, que le président de la section avait autorisés à se porter tiers intervenants,
Notant que le gouvernement britannique, invité, eu égard à la nationalité de la deuxième requérante, à indiquer s’il désirait présenter des observations écrites (articles 36 § 1 de la Convention et 44 du règlement), a fait savoir qu’il n’entendait pas se prévaloir de son droit d’intervention,
Après en avoir délibéré en chambre du conseil le 14 mars 2023,
Rend l’arrêt que voici, adopté à cette date :
INTRODUCTION
1. La requête porte, sous l’angle des articles 8 et 14 de la Convention, sur le refus des autorités de l’état civil d’inscrire la première requérante comme mère du requérant, au motif qu’elle n’avait pas donné naissance à ce dernier, qui avait été conçu avec ses gamètes mâles, et que, conformément aux dispositions du code civil (« le CC ») et de la loi relative au nom et au sexe des personnes transsexuelles (Transsexuellengesetz - « la loi TSG »), elle devait de ce fait être inscrite dans le registre des naissances comme père de l’enfant, en dépit de la reconnaissance judiciaire de son changement de sexe intervenue avant la conception de l’enfant.
EN FAIT
2. Les requérants sont nés respectivement en 1979, en 1976 et en 2015 et résident à Berlin. Ils ont été représentés par Me D. Siegfried, avocat à Berlin.
3. Le Gouvernement a été représenté par son agente, Mme N. Wenzel, du ministère fédéral de la Justice.
4. Les faits de l’espèce, tels qu’exposés par les parties, peuvent se résumer comme suit.
5. La première requérante naquit comme enfant de sexe masculin.
6. Le 19 juillet 2012, le tribunal d’instance de Schöneberg (Berlin) constata que la première requérante appartenait désormais au sexe féminin.
7. Le 16 juin 2015, la deuxième requérante accoucha du requérant, qui avait été conçu avec les gamètes mâles de la première requérante. Auparavant, le 23 mars 2015, la première requérante avait reconnu la maternité du requérant devant notaire, avec le consentement de la deuxième requérante.
8. Le 15 juillet 2015, l’officier de l’état civil informa les requérantes qu’il avait inscrit la naissance du requérant dans le registre des naissances et indiqué la deuxième requérante comme mère de l’enfant, mais qu’il refusait d’inscrire dans le registre la reconnaissance de maternité de la première requérante au motif que cette reconnaissance n’avait pas de validité juridique et que, au regard de l’article 1591 du CC (paragraphe 22 ci‑dessous), la deuxième requérante, en tant que mère biologique de l’enfant, était aussi sa mère légale.
9. Le 28 juillet 2015, les requérants saisirent le tribunal d’instance de Schöneberg d’une demande tendant à ce que les deux requérantes fussent inscrites dans le registre des naissances comme mères de l’enfant et que la première requérante le fût sous ses prénoms féminins. Elles soutenaient notamment que l’enfant n’avait aucun intérêt à ce que figurât dans son acte de naissance une personne de sexe masculin, portant des prénoms masculins, qu’il n’avait jamais rencontrée et ne rencontrerait jamais. Par ailleurs, le refus d’inscrire, dans le registre des naissances, la première requérante en tant que deuxième mère du requérant privait celui‑ci d’un rattachement juridique à celle‑ci alors que la première requérante avait participé à la conception de l’enfant et avait reconnu la maternité de celui‑ci. Les requérantes ajoutaient que, contrairement à ce que la cour d’appel de Cologne avait conclu dans son arrêt du 30 novembre 2009 (paragraphe 46 ci‑dessous), seule l’inscription de la première requérante dans le registre des naissances en tant que mère de l’enfant et sous ses prénoms féminins pouvait prévenir le risque que la transsexualité de celle‑ci fût divulguée.
10. Le 5 septembre 2015, les requérantes conclurent un partenariat de vie enregistré.
11. Le 11 janvier 2016, le tribunal d’instance rejeta la demande des requérants tendant à l’inscription dans le registre des naissances de la première requérante comme mère du requérant.
12. Le 6 septembre 2016, la cour d’appel de Berlin rejeta le recours des requérants.
13. Par un arrêt du 29 novembre 2017, la Cour fédérale de justice rejeta le recours (Rechtsbeschwerde) des requérants. Elle nota que les prénoms et noms des parents de l’enfant devaient être inscrits dans le registre des naissances, comme le prévoyait l’article 21 § 1 point 4 de la loi sur l’état civil (paragraphe 34 ci‑dessous), qui traitait de la parentalité juridique conformément à la définition de l’état civil figurant dans la première phrase de l’article 1 § 1 de la loi sur l’état civil (paragraphe 32 ci‑dessous). Elle poursuivit ainsi :
« Selon l’article 1591 du code civil, la mère de l’enfant est la femme qui a donné naissance à celui‑ci. Le droit civil allemand ne reconnaît qu’une seule mère légale à chaque enfant. Le législateur a ainsi délibérément exclu d’autres formes possibles d’attribution du statut juridique de mère de l’enfant en vertu du droit de la filiation, notamment la maternité de la donneuse d’ovules dans le cas d’une maternité de substitution. Le droit en vigueur ne prévoit pas de reconnaissance de la maternité. Le droit allemand ne prévoit pas non plus d’autres formes d’établissement d’une parentalité féminine en vertu de la filiation, comme la co‑maternité en cas d’insémination hétérologue consensuelle. »
14. La Cour fédérale de justice observa que, compte tenu de ce que la première requérante avait contribué à la procréation au moyen de son sperme, seul l’établissement de la paternité était possible. Elle précisa que le fait que celui‑ci fût possible indépendamment de l’appartenance de la requérante au sexe féminin découlait de la première phrase de l’article 11 de la loi TSG (paragraphe 30 ci‑dessous). Renvoyant à son arrêt du 6 septembre 2017 (paragraphes 49‑58 ci‑dessous), rendu dans une affaire similaire, objet de la requête O.H. et G.H. c. Allemagne (nos 53568/18 et 54741/18), la Cour fédérale de justice rappela que cette disposition de la loi TSG couvrait également les situations dans lesquelles, comme en l’espèce, l’enfant biologique d’une personne transsexuelle était né postérieurement à la décision judiciaire reconnaissant le changement de sexe de son parent, le statut de père ou de mère attribué à la personne transsexuelle devant en effet rester inchangé, notamment aux fins de la constatation de la paternité et de la contestation de la légitimité du mariage.
15. La Cour fédérale de justice conclut que, compte tenu de sa contribution à la conception du requérant, la première requérante ne pouvait avoir par rapport à l’enfant que le statut de père légal. Or la première requérante n’avait pas reconnu la paternité à l’égard du requérant. La Cour fédérale de justice jugea que sa déclaration de reconnaissance de maternité (paragraphe 7 ci‑dessus) ne pouvait pas être interprétée comme une reconnaissance de paternité, ne fût‑ce que parce que les conséquences juridiques liées à la maternité étaient fondamentalement différentes de celles liées à la paternité.
16. Pour la Cour fédérale de justice, il n’existait aucun doute sérieux quant à la conformité de la législation au droit constitutionnel. Renvoyant à son arrêt du 6 septembre 2017 (paragraphes 49‑58 ci‑dessus), qui portait sur le cas inverse, à savoir la filiation entre un homme transgenre et l’enfant dont il avait accouché, la Cour fédérale de justice rappela que le fait que le droit de la filiation attribuât au parent transsexuel le statut juridique de parent découlant de son sexe d’origine et de la fonction procréatrice caractéristique de celui‑ci, nonobstant le fait que ce parent était considéré depuis son changement de sexe comme appartenant à l’autre sexe, ne violait pas ses droits fondamentaux. La Cour fédérale de justice expliqua qu’en effet, même si la reconnaissance de l’identité sexuelle d’un parent transsexuel pouvait être affectée par l’attribution à celui‑ci, à l’égard d’un enfant né ou conçu après la décision de changement de sexe le concernant, d’un statut juridique de parent différent du rôle parental sexué correspondant au sexe auquel il s’identifiait et qui lui était légalement reconnu, le droit à l’épanouissement de la personnalité était limité par l’ordre constitutionnel, lequel englobait toute norme juridique formellement et matériellement en accord avec la Loi fondamentale, notamment les articles 1591 et 1592 du CC (paragraphes 22 et 23 ci‑dessous) et la première phrase de l’article 11 de la loi TSG (paragraphe 30 ci‑dessous). Ceci était confirmé par l’interprétation de la première phrase de l’article 11 de la loi TSG que la Cour fédérale de justice avait donnée dans son arrêt du 6 septembre 2017 (paragraphe 50 ci‑dessous).
17. La Cour fédérale de justice estima que les critiques formulées à l’encontre de son arrêt du 6 septembre 2017 méconnaissaient le fait que la Cour constitutionnelle fédérale avait constaté que la loi prévoyait un rattachement juridique sans équivoque, et conforme aux circonstances biologiques, de tout enfant à un père et à une mère. Elle ajouta que, s’appuyant sur l’arrêt de la cour d’appel de Cologne du 30 novembre 2009, qui portait lui aussi sur le cas d’un enfant né après reconnaissance de l’appartenance du parent à l’autre sexe (paragraphe 46 ci‑dessous), la Cour constitutionnelle fédérale avait en effet considéré qu’il était ainsi garanti que, malgré le changement de sexe juridique d’un de leurs parents, les enfants concernés se verraient toujours rattacher juridiquement à un père et à une mère. Pour la Cour fédérale de justice, les dispositions de l’article 11 de la loi TSG (paragraphe 30 ci‑dessous) et des articles 1591 et suivants du CC (paragraphes 22 et 23 ci‑dessous) correspondaient à cette exigence.
18. La Cour fédérale de justice précisa que l’arrêt de la Cour constitutionnelle fédérale du 10 octobre 2017 (paragraphe 44 ci‑dessous) ne conduisait pas à une appréciation différente. Elle ajouta qu’en effet la situation dans l’affaire dont elle était saisie était fondamentalement différente de celle dans l’affaire antérieure en question, d’autant que l’attribution du sexe en vertu de la loi TSG était sans équivoque. Elle souligna que le fait que le législateur maintenait le rattachement à l’ancien statut du parent, en dépit du changement de sexe juridique, correspondait notamment à l’intérêt de l’enfant, particulièrement protégé par la loi, qui était de connaître la contribution spécifique du parent concerné à sa conception.
19. La Cour fédérale de justice rappela pour finir que, dans son arrêt du 6 septembre 2017 (paragraphes 49‑58 ci-dessus), elle avait conclu à l’absence de violation du droit, découlant pour les personnes transsexuelles de l’article 8 de la Convention, à la reconnaissance juridique de l’identité sexuelle à laquelle elles se rattachaient, et ce parce que la Cour européenne avait accordé une ample marge d’appréciation aux États contractants en la matière (elle fit référence à l’arrêt A.P., Garçon et Nicot c. France, nos 79885/12, 52471/13 et 52596/13, 6 avril 2017).
20. Le 29 janvier 2018, les requérants saisirent la Cour constitutionnelle fédérale d’un recours constitutionnel (1 BvR 217/18). Le 19 mars 2019, ils transmirent à celle-ci un jugement que le tribunal d’instance de Berlin‑Schöneberg avait rendu le 18 février 2019 et qui concernait l’inscription d’un homme transgenre dans le registre des naissances en tant que père de l’enfant de sa femme (paragraphes 62‑64 ci-dessous).
21. Le 9 août 2019, la Cour constitutionnelle fédérale rejeta le recours constitutionnel des requérants, sans motiver sa décision.
LE CADRE JURIDIQUE ET LA PRATIQUE PERTINENTS
I. LE DROIT ET LA PRATIQUE INTERNES
A. Le code civil
22. L’article 1591 du CC (Bürgerliches Gesetzbuch) dispose que la femme qui a donné naissance à un enfant est sa mère.
23. L’article 1592 du CC énonce que le père d’un enfant est l’homme qui, au moment de la naissance, était marié à la mère de l’enfant, qui a reconnu la paternité ou dont la paternité a été constatée judiciairement.
B. La loi relative au nom et au sexe des personnes transsexuelles
24. La loi relative au nom et au sexe des personnes transsexuelles (Gesetz über die Änderung der Vornamen und die Feststellung der Geschlechtszugehörigkeit in besonderen Fällen - Transsexuellengesetz, « la loi TSG ») du 10 septembre 1980, entrée en vigueur le 1er janvier 1981, régit notamment la reconnaissance du changement de sexe et la question des prénoms d’une personne transsexuelle.
25. L’article 1 de la loi TSG dispose que, à la demande d’une personne, ses prénoms doivent être changés par le juge si, en raison de son « empreinte transsexuelle » (transsexuelle Prägung), elle n’a plus le sentiment d’appartenir au sexe qui lui a été attribué à sa naissance mais à l’autre sexe, et se sent contrainte depuis au moins trois ans d’aligner son mode de vie sur ses idées, et s’il existe une forte probabilité que son sentiment d’appartenance à l’autre sexe ne changera plus.
26. Selon l’article 4 § 3 de la loi TSG, le juge ne peut accueillir une demande fondée sur l’article 1 qu’après avoir obtenu deux rapports d’expertise. Les experts doivent notamment se pencher sur la question de savoir si, d’après les connaissances médicales et selon une forte probabilité, le sentiment d’appartenance de l’intéressé ne changera plus.
27. L’article 5 de la loi TSG, intitulé « interdiction de divulgation », est ainsi libellé :
« 1) Si la décision en vertu de laquelle les prénoms de l’intéressé ont été changés est devenue définitive, il est interdit de révéler ou de collecter sans l’accord de l’intéressé les prénoms portés avant la décision, à moins que des raisons particulières liées à l’intérêt public l’exigent ou qu’il existe un intérêt légitime avéré (...)
3) L’acte de naissance d’un enfant biologique de l’intéressé, ou d’un enfant que l’intéressé avait adopté avant que la décision visée à l’article 1 [de la présente loi] ne fût devenue définitive, doit indiquer les prénoms que l’intéressé portait avant que la décision visée à l’article 1 ne fût devenue définitive. »
28. L’article 6 § 1 de la loi énonce que le juge doit annuler la décision en vertu de laquelle les prénoms de la personne concernée ont été changés si celle‑ci en fait la demande et si elle se sent à nouveau appartenir au sexe qui lui a été attribué à sa naissance.
29. L’article 10, intitulé « effets de la décision », est ainsi libellé :
« 1) À partir du moment où la décision en vertu de laquelle l’intéressé est considéré comme appartenant à l’autre sexe est devenue définitive, les droits et les devoirs liés au sexe s’appliquent en fonction du nouveau sexe, sauf disposition contraire de la loi.
2) L’article 5 s’applique mutatis mutandis. »
30. L’article 11 de la loi TSG, intitulé « relation parent‑enfant », se lit ainsi :
« La décision en vertu de laquelle l’intéressé doit être considéré comme appartenant au sexe opposé à celui qui lui a été attribué à la naissance ne modifie pas le rapport juridique entre l’intéressé et ses parents, d’une part, et entre l’intéressé et ses enfants, d’autre part ; lorsqu’il s’agit d’enfants adoptés, [cette disposition s’applique] uniquement dans la mesure où ceux‑ci ont été adoptés avant que la décision [portant reconnaissance du changement de sexe] ne soit devenue définitive (...) »
31. Il ressort des travaux préparatoires de la loi TSG (BT‑DrS 8/2947) que l’article 11 ne s’appliquait initialement qu’aux enfants conçus ou adoptés avant que la décision de reconnaissance du changement de sexe eût acquis force de chose jugée. Lors du processus législatif, la deuxième chambre fédérale (Bundesrat) exprima à ce sujet des doutes portant sur le fait que, d’après les connaissances médicales disponibles, il n’était pas exclu que des personnes considérées comme étant dans l’incapacité de procréer, en particulier des femmes ayant subi une opération de modification de leurs caractéristiques sexuelles, puissent néanmoins concevoir ou mettre au monde un enfant. En réaction à ces doutes, le gouvernement fédéral modifia l’article 11 et proposa le libellé qui a finalement été adopté par le législateur et qui est toujours en vigueur.
C. La Loi sur l’état civil
32. L’article 1 § 1 de la loi du 19 février 2007 sur l’état civil (Personenstandsgesetz) définit l’état civil, au sens de cette loi, comme étant la position d’une personne dans l’ordre juridique qui résulte des éléments du droit de la famille, dont le nom. L’état civil comprend les données sur la naissance, le mariage, l’établissement d’un pacte civil et le décès, ainsi que les faits relevant du domaine du droit de la famille ou du droit des noms (familien‑ und namensrechtliche Tatsachen).
33. L’article 5 §§ 2 et 3 de la loi sur l’état civil dispose que les authentifications consécutives (Folgebeurkundungen) sont des inscriptions qui portent modification des authentifications tandis que les indications (Hinweise) établissent le lien entre les différentes authentifications qui concernent la personne, son époux, son partenaire, ses parents ou ses enfants.
34. L’article 21 § 1 de la loi énonce que sont inscrits dans le registre des naissances les prénoms et le nom de naissance de l’enfant, le lieu, le jour, l’heure et la minute de la naissance, le sexe de l’enfant, les noms et prénoms des parents, leur sexe ainsi que, sur demande de l’un des parents, l’appartenance de celui‑ci à une communauté religieuse revêtant le statut de personne morale de droit public.
35. L’article 54 indique que les authentifications dans les registres de l’état civil prouvent le mariage, l’établissement d’un pacte civil, la naissance, le décès et les détails y afférents, ainsi que d’autres informations relatives à l’état civil de la personne concernée. Les indications n’ont pas cette force probante. Le paragraphe 2 de l’article 54 précise que les actes de l’état civil au sens de l’article 55 revêtent la même force probante que les authentifications dans les registres de l’état civil.
36. L’article 55 § 1, alinéa 4, indique que le service de l’état civil délivre l’acte de naissance d’après le registre des naissances.
37. L’article 59, intitulé « acte de naissance », est ainsi libellé :
« 1) L’acte de naissance indique :
1. les prénoms et le nom de naissance de l’enfant ;
2. le sexe de l’enfant ;
3. le lieu et le jour de la naissance ;
4. les noms et prénoms des parents de l’enfant ;
5. l’appartenance juridique de l’enfant et de ses parents à une communauté religieuse, si pareille appartenance ressort des mentions portées dans le registre.
2) Sur demande, les mentions visées aux alinéas 2, 4 et 5 du premier paragraphe sont omises dans l’acte de naissance. »
38. L’article 62 indique notamment que les personnes qui peuvent obtenir, sur demande, un acte de l’état civil, sont les suivantes : la personne concernée par l’acte, son conjoint, son partenaire [enregistré], ses ascendants et ses descendants. Les autres personnes ne peuvent obtenir des renseignements relatifs à l’état civil d’un individu qu’à la condition de faire valoir un intérêt légitime à cet égard.
39. L’article 63 § 2 dispose que, si les prénoms d’une personne ont été modifiés en application de la loi TSG ou s’il a été établi que cette personne n’appartient pas au sexe qui lui est attribué dans son acte de naissance, un acte tiré du registre des naissances, par dérogation à l’article 62, ne peut être délivré qu’à la personne concernée ou à son conjoint ou partenaire de vie. Ces restrictions tombent lors du décès de la personne transsexuelle ; l’article 5 § 1 de la loi TSG (paragraphe 27 ci‑dessus), pris isolément ou combiné avec l’article 10 § 2 de la même loi (paragraphe 29 ci‑dessus), reste valable.
40. L’article 64 prévoit notamment la possibilité de faire inscrire une mention de blocage lorsque la délivrance d’un acte d’état civil ou l’autorisation d’accès à un acte d’état civil risque de porter atteinte à la vie, la santé, à la liberté personnelle ou à d’autres intérêts similaires dignes de protection d’une personne.
D. Jurisprudence de la Cour constitutionnelle fédérale
41. Dans son arrêt du 11 janvier 2011 (1 BvR 3295/07), la première section de la Cour constitutionnelle fédérale déclara contraire à la Constitution l’article 8 § 1, alinéas 3 et 4, de la loi TSG en ce qu’il prévoyait l’obligation pour une personne transsexuelle de subir une opération de stérilisation permanente. Elle estima notamment que cette obligation exposait la personne transsexuelle à une situation de contrainte puisque celle‑ci devait choisir entre, d’un côté, refuser l’opération et renoncer à la reconnaissance juridique de son changement de sexe ou, de l’autre, accepter l’opération et ses énormes conséquences sur le corps et la perception de soi‑même. Elle jugea que, dans les deux cas, il y avait atteinte aux droits fondamentaux concernant l’intégrité physique et morale de l’intéressé.
42. La Cour constitutionnelle fédérale poursuivit en ces termes :
« Les raisons invoquées ne justifient pas ces atteintes graves et inévitables aux droits fondamentaux. Le législateur poursuit cependant un but légitime puisqu’en soumettant la reconnaissance du changement de sexe juridique à la condition de l’incapacité permanente de procréer, il vise à exclure que des personnes de sexe juridique masculin puissent donner naissance à un enfant et que des personnes de sexe juridique féminin puissent en concevoir, car cela serait en contradiction avec la perception des sexes et aurait des conséquences importantes pour l’ordre juridique.
Il est vrai que ces situations peuvent se produire si la reconnaissance du changement de sexe cesse d’être subordonnée à la condition de l’incapacité permanente de procréer. Chez les hommes transgenres, cela ne se produira que rarement car ces personnes sont dans leur grande majorité hétérosexuelles. Concernant en revanche les femmes transgenres ayant une orientation homosexuelle (...), on ne saurait exclure qu’elles conçoivent des enfants alors qu’elles sont reconnues juridiquement comme étant de sexe féminin. Il faut cependant tenir compte du fait que le traitement hormonal, souvent appliqué dans le cadre des thérapies destinées aux personnes transsexuelles, provoque une incapacité au moins temporaire à procréer. De plus, au vu des progrès réalisés dans le domaine de la médecine reproductive, même en maintenant la condition de l’incapacité permanente de procréer, on ne saurait exclure qu’une femme transgenre ayant subi une opération de stérilisation et ayant été reconnue comme appartenant au sexe féminin, conçoive ultérieurement un enfant à l’aide de sperme congelé, comme le montre l’affaire tranchée par la cour d’appel de Cologne (décision du 30 novembre 2009, 16 Wx 94/09 [paragraphe 46 ci‑dessous]).
De telles situations de discordance entre l’attribution du sexe juridique et le rôle de la personne dans la naissance d’un enfant (gestation, fécondation), qui ne se produiront pas souvent eu égard au petit nombre de personnes transsexuelles, concernent avant tout le rattachement des enfants au père et à la mère. La légitime préoccupation [du législateur] est de rattacher juridiquement les enfants à leurs parents biologiques de manière à ce que leur filiation, si elle est en contradiction avec leur conception biologique, ne soit pas rattachée à deux mères ou à deux pères légaux. »
43 . La Cour constitutionnelle fédérale constata que le rattachement d’un enfant à un père et une mère qui fût sans équivoque et qui correspondît aux circonstances biologiques était déjà prévu par la loi. Rappelant les dispositions des articles 5 § 3, 8 et 10 de la loi TSG (paragraphes 27 et 29 ci‑dessus) , elle nota ainsi qu’il était garanti que les enfants concernés gardaient toujours un père et une mère, qui leur étaient attribués même si l’un des parents changeait de sexe. La haute juridiction conclut que, si l’on mettait en balance, d’un côté, les raisons ayant amené le législateur à poser l’incapacité de procréer comme condition préalable à la reconnaissance d’un changement de sexe, et, de l’autre, les atteintes graves aux droits des personnes transsexuelles résultant de l’obligation de se soumettre à une opération médicalement non indiquée, d’autant que, exposa la juridiction constitutionnelle, pour les femmes transgenres le traitement hormonal entraîne déjà souvent un incapacité de procréer, le droit de la personne transsexuelle à l’autodétermination sexuelle revêtait plus de poids. Elle précisa :
« Cela est d’autant plus vrai qu’il existe des possibilités légales pour garantir que les enfants dont l’un des parents est transsexuel préservent néanmoins leur rattachement à leur père et à leur mère. »
44. Dans son arrêt du 10 octobre 2017 (1 BvR 2019/16), la Cour constitutionnelle fédérale déclara incompatible avec les articles 2 § 1, 1 § 1 et 3 § 3 de la Loi fondamentale l’impossibilité pour les personnes qui ne se sentent appartenir à aucun des deux sexes d’être enregistrées sous un sexe autre que « féminin » ou « masculin », et enjoignit au législateur de prévoir une telle possibilité pour le 31 décembre 2018 au plus tard. Elle estima notamment que l’option consistant à ne pas indiquer le sexe dans le registre des naissances ne correspondait pas à une reconnaissance de l’appartenance sexuelle ressentie des intéressés, mais donnait plutôt l’impression que le sexe de la personne n’avait pas encore été clarifié ou que la mention du sexe avait été oubliée. La haute juridiction observa que cette inscription ne revêtait une importance pour l’identité de genre de l’intéressé que parce que le droit relatif à l’état civil exigeait la mention du sexe d’une personne. En effet, en dépit de plusieurs réformes du régime de l’état civil, le législateur avait maintenu l’obligation d’indiquer le sexe d’une personne dans l’état civil. La Cour constitutionnelle fédérale considéra que la Loi fondamentale ne s’opposait pas à la reconnaissance d’une identité de genre autre que féminine ou masculine et, en particulier, n’exigeait pas que la mention du sexe d’une personne fasse partie de l’état civil et permettait au législateur de renoncer à cette mention dans l’état civil.
45. Le 22 décembre 2018, en réaction à l’arrêt de la Cour constitutionnelle fédérale, entra en vigueur la loi sur la modification des informations à renseigner dans le registre des naissances du 18 décembre 2018 (Gesetz zur Änderung der in das Geburtenregister einzutragenden Angaben). La loi porta entre autres modification de l’article 22 § 3 de la loi sur l’état civil qui prévoit depuis lors que si un enfant ne peut être attribué ni au sexe masculin ni au sexe féminin, la case correspondante du registre des naissances peut être laissée libre ou contenir la mention « divers ».
E. Jurisprudence des juridictions civiles
1. Décisions pertinentes plus anciennes
46. L’une des premières décisions judiciaires portant sur la mention dans le registre des naissances du statut de parent d’une personne transsexuelle fut rendue par la cour d’appel de Cologne le 30 novembre 2009 (16 Wx 94/09). Celle‑ci devait statuer sur la validité de la reconnaissance de paternité, par une femme transgenre, à l’égard des jumeaux auxquels sa compagne (en partenariat enregistré avec elle) avait donné naissance. Avant son changement de sexe, la personne transsexuelle avait fait congeler son sperme, avec lequel sa compagne s’était fait inséminer par la suite à l’étranger. La cour d’appel estima que la personne transsexuelle ayant reconnu la paternité devait être considérée comme le père des enfants et que c’était son prénom d’origine qui devait figurer dans le registre des naissances. Elle considéra notamment que le fait que l’intéressée n’appartenait plus au sexe masculin au moment de la reconnaissance de paternité ne changeait rien à la situation. Se référant au processus législatif, elle releva que le législateur avait indiqué clairement que tous les enfants naturels tombaient sous le coup de l’article 11 de la loi TSG (paragraphe 31 ci‑dessus). Elle conclut non seulement que la reconnaissance de paternité était valide et que l’intéressée devait dès lors être inscrite comme étant le père des enfants dans le registre des naissances, mais aussi qu’elle devait être désignée par ses prénoms d’origine, conformément aux articles 10 § 2 et 5 § 3 de la loi TSG (paragraphes 29 et 27 ci‑dessus). Pour la cour d’appel, ces dispositions garantissaient que, sur l’acte de naissance des enfants, les parents figuraient avec leurs prénoms correspondant au sexe indiqué dans l’acte, prévenaient ainsi toute divulgation inopinée de la transsexualité du parent transsexuel et visaient ainsi à protéger les intérêts légitimes des enfants et, en fin de compte, également ceux de la personne transsexuelle.
47. Dans une décision du 4 janvier 2016 (22 III 12/15), le tribunal d’instance de Münster rappela que la personne qui met au monde un enfant est la mère de l’enfant, même si l’appartenance de cette personne à son nouveau sexe masculin a été reconnue avant la naissance de l’enfant. Il ajouta que c’étaient les prénoms que cette personne avait portés avant son changement de sexe qui devaient être inscrits dans le registre des naissances. Cependant, d’après le tribunal, il suffisait d’indiquer ces prénoms dans la partie annexe (Hinweisteil) du registre des naissances, tandis que les prénoms actuels du parent transsexuel figureraient dans la partie centrale du registre. Ainsi, exposa le tribunal, l’acte de naissance de l’enfant, au sens de l’article 59 de la loi sur l’état civil (paragraphe 37 ci‑dessus), indiquait l’identité des parents (Eltern) désignés par les prénoms qu’ils portaient au moment de la naissance de l’enfant, sans que les anciens prénoms apparaissent.
48. Le tribunal observa à cet égard que l’article 5 § 3 de la loi TSG (paragraphe 27 ci‑dessus) devait être interprété de façon conforme au droit constitutionnel, compte tenu de l’interdiction de divulguer l’orientation sexuelle d’une personne et de la clarté de la filiation (Abstammungsklarheit). Il déclara qu’il suffisait dès lors que les anciens prénoms du parent transsexuel figurent dans le registre des naissances en tant qu’information additionnelle et non pas comme prénoms actuels. Le tribunal ajouta que l’article 5 § 3 de la loi TSG ne commandait pas que les anciens prénoms figurent aussi dans l’acte de naissance. Selon le tribunal, l’inscription des prénoms actuels d’un parent transsexuel et l’utilisation du terme neutre « parents » satisfaisaient à l’interdiction de divulgation (Offenbarungsverbot). À ses yeux, il n’était pas nécessaire que le sexe des parents soit révélé dans l’acte de naissance, dès lors que l’enfant pourrait consulter le registre des naissances pour obtenir les informations relatives à sa filiation.
2. La décision de principe de la Cour fédérale de justice
49. Par une décision de principe du 6 septembre 2017 (XII ZB 660/14), la Cour fédérale de justice statua sur la question de savoir si un père transgenre qui avait donné naissance à son enfant conçu à l’aide d’un donateur de sperme, devait être enregistré dans le registre des naissances en tant que mère ou père de l’enfant.
50. Elle rappela qu’aux termes de l’article 1591 du CC (paragraphe 22 ci‑dessous) la mère d’un enfant était la personne qui avait donné naissance à celui‑ci. Elle expliqua que, si l’intéressé avait accouché de son enfant, il n’était néanmoins plus une « femme » au sens légal du terme puisqu’il appartenait depuis le 11 avril 2011 au sexe masculin. Elle indiqua que cela n’était cependant pas déterminant pour l’attribution du statut juridique dès lors que l’article 11, première phrase, de la loi TSG (paragraphe 30 ci‑dessous) disposait que la décision de reconnaître l’appartenance d’une personne transsexuelle à l’autre sexe n’avait pas d’incidence sur la relation juridique entre cette personne et ses enfants. Concernant les enfants adoptés, le même article 11 précisait que cela ne s’appliquait que dans la mesure où les enfants avaient été adoptés avant que la décision de changement de sexe ne fût devenue définitive. La Cour fédérale de justice confirma l’avis de la cour d’appel selon lequel l’article 11, première phrase, de la loi TSG s’appliquait aussi aux situations où l’enfant biologique d’une personne transsexuelle était né après la décision de changement de sexe de son parent. Elle exposa que cela ressortait clairement de la volonté du législateur et de l’objectif de la loi TSG. À cet égard, elle observa que, d’après l’article 11, première phrase, de la loi TSG, le statut de la personne transsexuelle (en tant que père ou mère) devait rester inchangé, notamment aux fins de la recherche de paternité et de l’action en contestation de paternité. La juridiction fédérale ajouta que, en faisant référence au droit en matière de filiation (Abstammungsrecht), la loi TSG visait à garantir d’une manière générale que le statut juridique de mère ou de père de l’enfant, défini biologiquement par l’accouchement ou la fécondation, ne fût susceptible d’aucune modification. Évoquant le processus législatif concernant la loi TSG, en particulier son article 11 (paragraphe 31 ci‑dessous), la Cour fédérale de justice précisa que cela s’appliquait à tous les enfants biologiques d’une personne transsexuelle, qu’ils fussent nés avant ou après la décision judiciaire relative au changement de sexe du parent. Elle indiqua que les enfants nés après l’adoption de la décision judiciaire ne devaient en effet pas être privés de la possibilité de faire établir leur filiation en raison d’une attribution de la maternité ou de la paternité juridique dépourvue de fondements biologiques.
51. Concernant la question des prénoms, la Cour fédérale de justice estima qu’il n’était pas possible d’indiquer les anciens prénoms (féminins) sous la seule forme de données additionnelles et d’inscrire les prénoms actuels (masculins) de la mère de l’enfant dans le registre, comme l’avait dit le tribunal d’instance de Münster dans sa décision du 4 janvier 2016 sur une autre affaire (paragraphes 47‑48 ci‑dessous). Selon la juridiction fédérale, le libellé et l’objectif de l’article 5 § 3 de la loi TSG (paragraphe 27 ci‑dessous) s’y opposaient puisque cette disposition visait l’intérêt de l’enfant à garder secrète la transsexualité d’un parent en évitant au premier d’avoir à présenter un acte de naissance permettant de conclure que le second est transsexuel. Pour la Cour fédérale de justice, ce but ne pouvait être atteint que si le registre des naissances et les actes de naissance établis sur la base de celui‑ci étaient dépourvus d’indications permettant de conclure à la transsexualité d’un des parents.
52. La Cour fédérale de justice admit que l’attribution d’un statut juridique de père ou de mère à l’égard d’un enfant né après la décision de changement de sexe pouvait porter atteinte à la reconnaissance de l’identité de genre d’un parent transsexuel si le statut juridique ainsi attribué ne correspondait pas au sexe ressenti ou reconnu juridiquement. Elle estima cependant que le droit à la protection de la personnalité n’était garanti que dans la limite des lois dont faisaient partie les dispositions du CC et de la loi TSG. Elle releva qu’à l’instar d’une large majorité des systèmes juridiques existant dans le monde, le droit allemand en matière de filiation reposait sur l’établissement d’un lien entre les fonctions procréatrices des parents et leur sexe, assignant le rôle de la personne qui accouche à une femme (la mère) et le rôle de la personne qui féconde à un homme (le père). D’après elle, la Loi fondamentale n’impliquait pas une obligation de créer un droit de la filiation neutre au regard du sexe qui aurait pour effet de réduire la paternité et la maternité à des rôles purement sociaux et de supprimer ces deux statuts en tant que catégories juridiques. À cet égard, elle expliqua qu’en définitive le lien entre la fonction procréatrice et le sexe était indéniablement fondé sur le fait biologique. Se référant à l’arrêt de la Cour constitutionnelle fédérale du 11 janvier 2011 (paragraphes 41‑ 43 ci‑dessus), elle rappela que s’il y avait des problèmes d’attribution de statut juridique résultant d’un écart entre la fonction procréatrice du sexe biologique et celle du sexe juridiquement attribué à un parent, ces problèmes pouvaient et devaient être résolus sur la base du droit de la filiation existant, fondé sur le sexe. Elle estima par ailleurs que de tels problèmes d’attribution ne devaient pas surgir fréquemment au vu du nombre restreint de personnes transsexuelles.
53. La Cour fédérale de justice poursuivit comme suit :
« La mère est la personne qui a donné naissance à l’enfant. Le père est la personne dont on peut supposer – suivant une approche qui catégorise –, sur le fondement de ses relations sociales avec la mère ou d’une décision judiciaire l’ayant établi, qu’il s’agit du géniteur de l’enfant. Par cette attribution, la loi répond à l’exigence résultant de l’article 6 § 2, première phrase, de la Loi fondamentale, qui attribue toujours le statut juridique de parent en fonction de la filiation biologique de l’enfant et qui aboutit ainsi, dans la mesure du possible, à une concordance entre la parenté biologique et la parenté juridique. L’article 11, première phrase, de la loi TSG vise à assurer que les enfants concernés soient toujours rattachés juridiquement à un père et à une mère même si l’un des parents a changé de sexe. Comme la Cour constitutionnelle fédérale l’a déjà déclaré expressément, le législateur agit dans un souci légitime lorsqu’il cherche à rattacher les enfants à leurs parents biologiques, y compris sur le plan juridique, de sorte que leur filiation ne soit pas établie par rapport à deux mères ou à deux pères juridiques, ce qui serait en contradiction avec leur conception biologique.
L’attribution d’un statut juridique sans lien avec les fonctions de procréation biologique aurait des conséquences très importantes pour la cohérence de l’ordre juridique, car la maternité et la paternité, en tant que catégories juridiques, ne sont pas interchangeables et se distinguent aussi bien par les conditions préalables à leur justification que par les conséquences juridiques qui en découlent. Sur la base de la législation en vigueur, un homme transgenre ne peut pas être considéré comme le père d’un enfant qu’il a lui‑même mis au monde parce que - sauf en cas de don d’ovule, interdit en Allemagne - son lien génétique avec l’enfant est établi non pas par l’apport du spermatozoïde mais par l’apport de l’ovule. »
54. La Cour fédérale de justice poursuivit en déclarant que, si l’on admettait le caractère déterminant de la filiation génétique résultant de l’ovule, on se mettrait en contradiction avec le choix fondamental du législateur, consacré par l’article 1591 du CC (paragraphe 22 ci‑dessous), selon lequel l’attribution d’un statut juridique ne devait précisément pas se fonder sur l’origine génétique de l’ovule. Elle conclut qu’un homme transgenre ayant donné naissance à un enfant pouvait de ce fait uniquement être considéré comme étant la mère. Elle indiqua que ce n’était qu’en rattachant l’enfant à une mère par sa naissance, que l’on pouvait le rattacher à un père. Elle ajouta que ce rattachement permettait par ailleurs à un homme transgenre célibataire d’obtenir l’autorité parentale exclusive, dont découlait aussi le droit de choisir le prénom de l’enfant. Par ailleurs, un rattachement différent était de nature à porter atteinte aux droits fondamentaux de l’enfant. La juridiction fédérale observa, d’une part, que l’enfant avait le droit de connaître sa filiation biologique et que, si ce droit n’impliquait pas que l’enfant pût exiger la communication de tels éléments, il constituait néanmoins une protection contre la rétention par les services publics d’informations disponibles. Elle nota que des informations essentielles relatives à sa filiation, figurant dans le registre des naissances, seraient refusées à l’enfant si le droit relatif au statut de la famille n’indiquait pas clairement, ou s’il présentait seulement d’une manière contredisant les faits biologiques, sur quelle fonction procréatrice (accouchement ou fécondation) il entend fonder le lien concret parent‑enfant. Selon elle, le lien établi avec la fonction de procréation biologique créait pour l’enfant un rattachement stable, sur le plan juridique, à un père et à une mère. Or tel ne serait pas le cas si à l’état civil le lien était établi avec le sexe attribué au parent concerné, en raison de la possibilité, pas seulement théorique, d’annuler à l’état civil la reconnaissance du sexe auquel le parent se sentait appartenir. La haute juridiction observa à cet égard que, d’après les constats du tribunal d’instance, dix personnes avaient fait usage de cette possibilité entre 2011 et 2013, dans la seule ville de Berlin.
55. La Cour fédérale de justice exposa que la tenue des registres de l’état civil visait à mettre à disposition des documents probants relatifs à l’état civil d’une personne. Elle souligna que seules les inscriptions dans les registres de l’état civil et les actes extraits de ces registres pouvaient certifier les données relatives à l’état civil, et que d’autres registres étaient dépourvus de cette fonction de preuve même si des documents publics contenant des données personnelles pouvaient en être extraits. La haute juridiction nota que l’état civil comportait les données concernant la naissance d’un individu et tous les faits y relatifs relevant du domaine du droit de la famille (familienrechtliche Tatsachen), notamment l’identité de la mère et du père de l’intéressé.
56. La Cour fédérale de justice ajouta que l’intérêt, digne de protection, à ce que les données des registres de l’état civil dotées d’une fonction de preuve particulière soient complètes et exactes l’emportait sur l’intérêt du premier requérant à ne pas s’exposer au risque que sa transsexualité soit révélée par les informations contenues dans le registre de l’état civil concernant son enfant. Elle releva que, de multiples manières, la réglementation relative à l’utilisation du registre de l’état civil atténuait ce risque. Elle indiqua tout d’abord que le cercle des personnes habilitées à consulter le registre des naissances ou à demander des actes de naissance était limité, conformément à l’article 62 § 1 de la loi sur l’état civil (paragraphe 38 ci‑dessus), et qu’il s’agissait notamment de l’individu concerné ainsi que de son conjoint, ses ascendants et ses descendants. Elle observa à cet égard que, compte tenu de la proximité familiale, ces personnes avaient vraisemblablement connaissance de la transsexualité de leur proche, le cas échéant. Elle précisa que les autres personnes devaient en revanche faire valoir un intérêt légitime pour pouvoir consulter le registre ou obtenir un acte. Elle indiqua par ailleurs que le parent transsexuel avait la possibilité, conformément à l’article 64 de la loi sur l’état civil (paragraphe 40 ci‑dessus), de demander un avis de blocage (Sperrvermerk) tant qu’il était habilité à agir en tant que représentant légal de son enfant mineur.
57. La Cour fédérale de justice exposa que le risque de divulgation de la transsexualité n’était susceptible de se concrétiser que si le parent transsexuel était lui‑même tenu de présenter un acte de naissance concernant son enfant. Elle ajouta toutefois que, dans l’hypothèse où c’était le seul fait de la naissance qui devait être prouvé, le parent transsexuel pouvait demander un acte de naissance où ne figuraient pas les données relatives aux parents, conformément à l’article 59 § 1, alinéa 4, et § 2 de la loi sur l’état civil - paragraphe 37 ci‑dessus). À cet égard, la haute juridiction souligna que cette possibilité avait précisément été ménagée par la réforme de la loi sur l’état civil en vue de l’interdiction de divulgation consacrée par l’article 5 § 1 de la loi TSG (paragraphe 27 ci‑dessus). Pour ce qui est de la mention des anciens prénoms de l’intéressé, la Cour fédérale de justice indiqua que l’intérêt public à la tenue correcte du registre des naissances commandait seulement de certifier le bon rattachement enfant‑parent. Dès lors, pour la haute juridiction, si l’intéressé devait être enregistré comme « mère » de l’enfant, l’inscription de ses anciens prénoms féminins n’avait plus aucune importance autonome au regard de l’interdiction de divulgation consacrée par le droit constitutionnel. La Cour fédérale de justice rappela à cet égard que l’article 5 § 3 de la loi TSG (paragraphe 27 ci‑dessus) visait à permettre à un enfant d’établir plus tard ses origines à l’aide des données inscrites dans le registre des naissances ou dans l’acte de naissance, sans que ces informations donnent lieu à des spéculations sur la transsexualité d’un de ses parents. Aux yeux de la haute juridiction, le législateur avait ainsi poursuivi un but légitime dans l’intérêt des enfants.
58. Examinant enfin la question sous l’angle des droits garantis par la Convention, la Cour fédérale de justice observa que l’Allemagne, en fondant le rattachement d’un enfant mis au monde ou conçu par une personne transsexuelle, après un changement juridique de sexe, sur la fonction de procréation et non pas sur le nouveau sexe de ce parent, n’avait pas dépassé les limites du large pouvoir d’appréciation que la Cour reconnaissait aux États s’agissant de ménager un juste équilibre entre des intérêts privés et publics contradictoires ou de régler des conflits entre des droits divergents protégés par la Convention. Elle nota l’absence d’approche uniforme en la matière dans les pays européens et souligna que les règles du droit allemand à cet égard tenaient dûment compte de l’intérêt général résidant dans la cohérence de l’ordre juridique national et dans le droit de l’enfant à connaître ses origines.
3. Décisions plus récentes
59. Par un arrêt du 14 février 2019 (1 W 102/18), la cour d’appel de Berlin statua sur la situation d’une personne transsexuelle née femme qui, après avoir pris des prénoms masculins sans changer de sexe, avait donné naissance à un enfant conçu avec son mari et avait demandé l’inscription de ses prénoms actuels dans le registre des naissances et, à titre subsidiaire, la délivrance d’un acte de naissance sur lequel elle et son mari figureraient en tant que « parents ». La cour d’appel rappela notamment que l’article 5 § 3 de la loi TSG visait à protéger le droit général de la personnalité et le droit à l’autodétermination informationnelle des enfants. D’après la cour d’appel, il fallait éviter que les enfants fussent contraints de présenter des actes de naissance permettant de déduire que l’un des parents était transsexuel ou donnant lieu à des conjectures dans ce sens. À ses yeux, un acte de naissance contenant les prénoms masculins de la mère ne répondait pas à ce but, même dans l’hypothèse où l’intéressé y figurait non pas comme mère mais, à l’instar de son mari, comme « parent ».
60. La cour d’appel concéda que l’intérêt de l’enfant, et du reste celui des parents, à garder la transsexualité de l’intéressé confidentielle ne pouvait pas être protégé de manière effective si le lien avec l’un des parents devait être prouvé à l’aide d’un acte de naissance dans lequel les données ne concordaient pas avec celles contenues dans les documents d’identité du parent concerné. Cependant, aux yeux de la cour d’appel, dans de telles situations, qui ne devaient d’ailleurs se produire que rarement, et seulement pendant les premières années de vie, une protection complète de l’intérêt en question ne pouvait pas non plus être obtenue au moyen d’une inscription telle que celle demandée par l’intéressé. La cour d’appel souligna que le législateur avait réglé ce conflit entre les droits fondamentaux du parent transsexuel et ceux de l’enfant en prévoyant l’inscription de l’ancien prénom du parent tout en soumettant l’utilisation du registre des naissances et d’un acte de naissance aux mécanismes de protection prévus aux articles 59 § 2 et 64 de la loi sur l’état civil (paragraphes 37 et 40 ci‑dessus).
61. Par un arrêt du 26 janvier 2022, la Cour fédérale de justice rejeta le recours formé contre l’arrêt de la cour d’appel. Confirmant son arrêt du 6 septembre 2017 (paragraphes 49‑58 ci‑dessus), elle précisa que ses conclusions s’appliquaient d’autant plus à l’affaire portée devant elle que la mère en l’espèce n’avait pas changé de sexe mais seulement de prénoms.
62. Par un jugement du 18 février 2019 (71f III 47/18), le tribunal d’instance de Berlin‑Schöneberg décida que le mari transgenre d’une femme ayant donné naissance à un enfant pouvait être inscrit dans le registre des naissances en tant que père de l’enfant. Il expliqua que, de même que le droit uruguayen, qui régissait la validité du mariage des époux dans l’affaire dont il était saisi, le droit allemand permettait qu’un mariage perdurât en dépit du changement de genre de l’un des époux, et ce indépendamment du fait qu’un mariage hétérosexuel devînt alors un mariage homosexuel ou vice versa.
63. Le tribunal d’instance releva entre autres que l’article 1591 § 1 du CC (paragraphe 22 ci‑dessus) postulait que le mari de la mère d’un enfant était en règle générale le père biologique de celui-ci. Il ajouta que cette présomption légale ne s’appliquait pas à l’épouse de la mère de l’enfant, si bien que, dans de tels cas, il n’y avait ni co‑maternité ni, en l’absence d’une personne de sexe masculin, paternité. Pour le tribunal, l’épouse de la mère d’un enfant était dès lors nécessairement une personne autre que le père biologique, comme le prévoyait l’article 1592 § 1 du CC (paragraphe 23 ci‑dessus). Le tribunal distingua l’affaire portée devant lui du cas exceptionnel d’une épouse transgenre ayant contribué à la conception d’un enfant par fécondation au moyen de ses gamètes mâles, situation sur laquelle portait l’arrêt de la Cour fédérale de justice du 29 novembre 2017 (paragraphes 13‑19 ci‑dessus). Il précisa que l’article 1592 §§ 1 et 2 du CC (paragraphe 23 ci‑dessus) rattachait en fin de compte la paternité au statut de mari de la mère de l’enfant ou à la reconnaissance juridique de la paternité et admettait que le mari ou l’homme qui reconnaissait la paternité n’était pas toujours le père biologique de l’enfant. Il ajouta que ce n’était qu’ainsi qu’un mari stérile pouvait être considéré comme le père légal d’un enfant né dans les liens du mariage et que la situation d’un homme transgenre était comparable.
64. Le tribunal poursuivit en déclarant que l’article 11 de la loi TSG (paragraphe 30 ci‑dessus) ne changeait rien à cette conclusion : en effet, si un homme transgenre était considéré comme le mari de la mère de l’enfant, il devait être inscrit dans le registre des naissances en tant que père, de sexe masculin, sous ses prénoms masculins. Le tribunal expliqua que, contrairement à la situation d’un homme transgenre ayant donné naissance à son enfant, sur laquelle portait l’arrêt rendu par la Cour fédérale de justice le 6 septembre 2017 (paragraphes 49‑58 ci-dessus), la situation dans l’affaire dont il se trouvait saisi ne justifiait pas d’inscrire dans le registre des naissances en tant qu’« autre parent », sous son ancien genre, le mari de la mère de l’enfant, parce que, d’une part, la place de « mère » était déjà occupée par la mère de l’enfant, et que, d’autre part, l’article 11 de la loi TSG ne trouvait pas à s’appliquer, cette disposition ne régissant que le rattachement juridique d’un enfant à son parent biologique transsexuel, que l’enfant fût né avant ou après le changement de genre de ce parent.
II. LE DROIT ET LA PRATIQUE INTERNATIONAUX
A. Dans le cadre du Conseil de l’Europe
65. Le 10 octobre 2018, l’Assemblée parlementaire du Conseil de l’Europe a adopté la résolution 2239(2018) intitulée « Vie privée et familiale : parvenir à l’égalité quelle que soit l’orientation sexuelle ». Cette résolution appelle notamment les États à veiller à ce que l’identité de genre des parents transgenres soit correctement enregistrée sur l’acte de naissance de leurs enfants (point 4.6).
B. La Convention des Nations unies relative aux droits de l’enfant
66. Les dispositions pertinentes de la Convention des Nations unies relative aux droits de l’enfant, conclue à New York le 20 novembre 1989, se lisent comme suit :
Article 3
« 1. Dans toutes les décisions qui concernent les enfants, qu’elles soient le fait des institutions publiques ou privées de protection sociale, des tribunaux, des autorités administratives ou des organes législatifs, l’intérêt supérieur de l’enfant doit être une considération primordiale.
2. Les Etats parties s’engagent à assurer à l’enfant la protection et les soins nécessaires à son bien‑être, compte tenu des droits et des devoirs de ses parents, de ses tuteurs ou des autres personnes légalement responsables de lui, et ils prennent à cette fin toutes les mesures législatives et administratives appropriées. (...) »
Article 7
« 1. L’enfant est enregistré aussitôt sa naissance et a dès celle‑ci le droit à un nom, le droit d’acquérir une nationalité et, dans la mesure du possible, le droit de connaître ses parents et d’être élevé par eux (...) »
Article 8
« 1. Les Etats parties s’engagent à respecter le droit de l’enfant de préserver son identité, y compris sa nationalité, son nom et ses relations familiales, tels qu’ils sont reconnus par la loi, sans ingérence illégale.
2. Si un enfant est illégalement privé des éléments constitutifs de son identité ou de certains d’entre eux, les Etats parties doivent lui accorder une assistance et une protection appropriées, pour que son identité soit rétablie aussi rapidement que possible. »
67. Dans son observation générale no 14 du 29 mai 2013 sur le droit de l’enfant à ce que son intérêt supérieur soit une considération primordiale (titre « L’intérêt supérieur de l’enfant » du chapitre « L’analyse juridique du paragraphe 1 de l’article 3 »), le Comité des droits de l’enfant des Nations unies mentionne le point suivant :
« 32. Le concept d’intérêt supérieur de l’enfant est complexe et sa teneur doit être déterminée au cas par cas. (...) Il devrait être ajusté et défini au cas par cas, en fonction de la situation particulière de l’enfant ou des enfants concernés, selon les circonstances, le contexte et les besoins des intéressés. Pour les décisions relatives à des cas individuels, l’intérêt supérieur de l’enfant doit être évalué et déterminé en tenant compte de la situation concrète de l’enfant concerné. Pour ce qui est des décisions générales − telles que celles émanant du législateur −, l’intérêt supérieur des enfants en général doit être évalué et déterminé au vu de la situation du groupe concerné et/ou des enfants en général. (...) »
C. Rapport du rapporteur spécial sur le droit à la vie privée du 24 mars 2020 (43e session du Conseil des droits de l’homme - A/HRC/43/52)
68. Les parties pertinentes en l’espèce de ce rapport se lisent ainsi :
« E. Enfants et jeunes
(...)
34. Les États devraient :
a) Émettre les certificats de naissance dès la naissance, même pour les enfants autochtones et tribaux, et indiquer sur ce document l’identité de genre dans laquelle les parents se reconnaissent (...) »
« F. Identité de genre et reconnaissance juridique
35. Les États et les acteurs non étatiques devraient :
a) Faciliter la reconnaissance officielle de l’identité, quel que soit le genre de la personne, en veillant à ce que :
(...)
ii) Les changements de nom ou de marqueur genre ne soient pas divulgués sans le consentement préalable, libre et éclairé de la personne concernée, sauf si le pouvoir judiciaire l’ordonne ;
b) Protéger les données des personnes qui ont changé de sexe ou de genre sur les registres officiels en :
i) Faisant en sorte que l’historique des changements de sexe, de genre ou de nom reste confidentiel ;
ii) Veillant à ce que les informations qui concernent les changements de sexe, de genre ou de nom ne soient enregistrées et consultées que lorsque l’historique présente un intérêt pour la prise de décisions (...)
36. Les États devraient :
(...)
b) Ne faire figurer sur les documents d’identité que les informations personnelles relatives au sexe et au genre qui sont pertinentes, raisonnables et nécessaires pour parvenir à un but légitime, comme l’exige la loi (...)
e) Offrir plusieurs choix de marqueurs genre et, parallèlement, tendre à ne plus indiquer le sexe et le genre sur les documents d’identité comme les certificats de naissance, les cartes d’identité, les passeports et les permis de conduire (...) »
III. ÉLÉMENTS DE DROIT COMPARÉ
A. L’index des droits trans par Transgender Europe
69. D’après « l’index des droits trans » pour l’Europe et l’Asie centrale de 2021, publié par l’organisation non gouvernementale Transgender Europe, quatre pays européens (Belgique, Malte, Slovénie et Suède) prévoient dans leur ordre juridique une reconnaissance du statut de parent de personnes transgenres. Ce chiffre est resté inchangé depuis l’index de l’année 2018. D’après l’index de 2022, l’Islande a rejoint ce groupe de pays.
B. Décisions rendues récemment dans d’autres pays
1. France
70. Par un arrêt du 16 septembre 2020 (ECLI: FR:CCAS:2020:C100519), la Cour de cassation française a confirmé l’arrêt de la cour d’appel de Montpellier du 14 novembre 2018, qui avait rejeté la demande formée par une femme transgenre qui souhaitait être inscrite en tant que mère sur l’acte de naissance de son enfant. Celle‑ci, après la modification de la mention de son sexe dans les actes de l’état civil, avait procréé avec son épouse au moyen de ses gamètes mâles. La Cour de cassation a notamment estimé que l’intéressée n’était pas privée du droit de faire reconnaître un lien de filiation biologique avec l’enfant, mais ne pouvait le faire qu’en ayant recours aux modes d’établissement de la filiation réservée au père. Elle a ajouté que les dispositions du droit français applicables étaient conformes à l’intérêt supérieur de l’enfant, d’une part, en ce qu’elles permettaient l’établissement d’un lien de filiation à l’égard de ses parents, élément essentiel de son identité et qui correspondait à la réalité des conditions de sa conception et de sa naissance, garantissant ainsi son droit à la connaissance de ses origines personnelles, et, d’autre part, en ce qu’elles conféraient à l’enfant né après la modification de la mention du sexe de son parent à l’état civil la même filiation que celle de ses frère et sœur, nés avant cette modification, évitant ainsi les discriminations au sein de la fratrie, dont tous les membres seraient élevés par deux mères, tout en ayant à l’état civil l’indication d’une filiation paternelle à l’égard de leur géniteur, laquelle n’était au demeurant pas révélée aux tiers dans les extraits d’actes de naissance qui leur étaient communiqués.
71. La Cour de cassation a en revanche cassé l’arrêt de la cour d’appel de Montpellier en ce qu’il indiquait que, au nom de l’intérêt de l’enfant, l’intéressée devait être inscrite sur l’acte de naissance en tant que « parent biologique ». Sur ce point, la Cour de cassation a souligné que la loi française ne permettait pas de désigner, dans les actes de l’état civil, le père ou la mère de l’enfant comme « parent biologique ».
72. Par un arrêt du 9 février 2022, la cour d’appel de Toulouse, statuant en tant que juridiction de renvoi, a décidé d’établir judiciairement la filiation maternelle non gestatrice et a ordonné l’inscription du lien de filiation maternelle de la femme transgenre sur l’acte de naissance de l’enfant. Elle a relevé que la reconnaissance de paternité ne pouvait plus être retenue parce qu’elle contraindrait la mère non gestatrice de nier sa nouvelle identité de genre et serait contraire aux droits au respect de sa vie privée et à l’autodétermination de genre garantis par les articles 8 et 14 de la Convention. Examinant dès lors la possibilité d’établir une reconnaissance de maternité elle a observé que celle‑ci ne pouvait pas se faire par voie d’adoption en raison du refus de la mère gestatrice de l’enfant, ni par reconnaissance volontaire qui avait été rendue impossible par l’autorité de chose jugée s’attachant à l’arrêt de la Cour de cassation. Se fondant alors sur le silence du législateur relatif à la filiation des enfants nés postérieurement à la modification de la mention du sexe à l’état civil dans la loi du 18 novembre 2016 (autorisant le changement de sexe sans réassignation sexuelle), interprété à la lumière de la loi de bioéthique du 2 août 2021 (postérieur à l’arrêt de la Cour de cassation et qui consacrait une double filiation maternelle pour les couples de femmes recourant à l’assistance médicale à la procréation), la cour d’appel a conclu que, compte tenu de l’intérêt supérieur de l’enfant et de l’importance que la Cour européenne des droits de l’homme accordait à la dimension biologique de la filiation, et en l’absence de tout conflit et de toute contradiction entre les filiations des deux parents biologiques qui étaient tous deux de sexe féminin à l’état civil, la filiation maternelle pouvait être établie par voie judiciaire (voir C.V. et M.E.D. c. France (déc.), nos 13948/21 et 14333/21, §§ 3‑15, 30 juin 2022).
2. Angleterre et pays de Galles
73. Par un arrêt du 29 avril 2020 rendu dans l’affaire McConnell v. The Registrar General for England and Wales ([2020] EWCA Civ 559), la cour d’appel d’Angleterre et du pays de Galles a décidé qu’un homme transgenre qui avait donné naissance à un enfant, conçu (avec le sperme d’un donneur) et né après son changement de sexe, devait être inscrit sur l’acte de naissance de l’enfant comme étant la mère de celui‑ci. Examinant l’affaire à la lumière de la Convention, la cour d’appel a notamment relevé que cette façon de faire figurer l’intéressé sur l’acte de naissance visait à protéger les droits d’autrui, y compris ceux des enfants nés de parents transsexuels, et à maintenir une manière claire et cohérente d’enregistrer les naissances. Elle a estimé que les problèmes soulevés par l’affaire dépassaient le cas qui lui était soumis et revêtaient un caractère général puisque la question n’était pas tant celle de savoir s’il était dans l’intérêt de l’enfant que la personne l’ayant mis au monde fût enregistrée comme mère dans l’acte de naissance, mais de déterminer si les droits des enfants incluaient d’une manière générale le droit de savoir qui leur avait donné naissance et quel statut avait eu cette personne. Examinant la proportionnalité de la mesure, la cour d’appel releva entre autres que, selon la loi sur les enfants (Children Act), seule la mère détenait automatiquement l’autorité parentale sur l’enfant dès la naissance de celui‑ci, sans qu’il y ait besoin d’un document d’enregistrement quelconque. Elle souligna qu’il était important qu’une personne eût la responsabilité parentale à l’égard de l’enfant dès la naissance de celui‑ci, par exemple pour autoriser un traitement médical. Dans son raisonnement la cour d’appel s’appuya en outre sur les conclusions de la Cour fédérale de justice du 6 septembre 2017 (paragraphes 49‑58 ci‑dessus).
74. Le 9 novembre 2020, la Cour suprême britannique a refusé l’autorisation de faire appel de cet arrêt au motif que la demande ne soulevait pas de question de droit défendable (communication du 16 novembre 2020).
EN DROIT
I. SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L’ARTICLE 8 DE LA CONVENTION
75. Les requérants se plaignent que les autorités allemandes aient refusé d’inscrire dans le registre des naissances la première requérante en tant que deuxième mère du requérant et qu’elles n’aient proposé à cette dernière qu’une seule possibilité d’établir un lien de filiation juridique avec le requérant, à savoir de reconnaître sa paternité à l’égard de l’enfant et d’être inscrite dans le registre des naissances en tant que père. Ils soulignent qu’ils ont rencontré des difficultés pour faire reconnaître au requérant la nationalité allemande, et que la situation dénoncée peut avoir des répercussions négatives des points de vue du droit successoral et de l’entretien de l’enfant.
Les requérants invoquent l’article 8 de la Convention, dont la partie pertinente est ainsi libellée :
« 1. Toute personne a droit au respect de sa vie privée et familiale (...)
2. Il ne peut y avoir ingérence d’une autorité publique dans l’exercice de ce droit que pour autant que cette ingérence est prévue par la loi et qu’elle constitue une mesure qui, dans une société démocratique, est nécessaire (...) à la protection des droits et libertés d’autrui. »
A. Sur la recevabilité
1. La qualité d’agir des requérantes au nom du requérant
76. La Cour note que les requérantes ont introduit la présente requête aussi au nom du requérant. Elle rappelle qu’il peut exister des intérêts conflictuels entre un parent et son enfant qui doivent être pris en compte dès lors qu’il s’agit de statuer sur la recevabilité d’une requête introduite par une personne au nom d’une autre personne (Strand Lobben et autres c. Norvège [GC], no 37283/13, § 158, 10 septembre 2019).
77. La Cour relève en l’espèce que le requérant a été conçu avec les gamètes mâles de la première requérante et que celle‑ci est la partenaire enregistrée de la seconde requérante qui a accouché du requérant et qui a consenti à la reconnaissance de maternité de la première requérante à l’égard du requérant devant un notaire (paragraphe 7 ci‑dessus). Elle observe en particulier que ni les juridictions internes ni le Gouvernement n’ont contesté la qualité d’agir de la première requérante au nom du requérant en l’espèce. Elle estime dès lors qu’il n’y a pas lieu de mettre en doute la qualité d’agir des requérantes au nom du requérant, mais qu’il convient d’apprécier l’existence d’éventuels intérêts conflictuels entre les requérants lors de l’examen des griefs formulés par les requérantes en leur nom et au nom du requérant sur le terrain de l’article 8 de la Convention.
2. Sur l’épuisement des voies de recours
78. Le Gouvernement soutient que les requérants n’ont formulé devant les juridictions nationales ni leurs griefs relatifs aux difficultés qu’ils allèguent avoir rencontrées pour faire reconnaître au requérant la nationalité allemande, ni leurs griefs touchant au droit successoral et à l’entretien de l’enfant.
79. Les requérants soutiennent que les difficultés alléguées par eux ne constituent pas des griefs distincts, mais uniquement des conséquences de ce qu’ils voient comme un refus des autorités de tenir compte du caractère transgenre de la première requérante.
80. La Cour rappelle qu’un grief formulé sur le terrain de la Convention comporte deux éléments, à savoir des allégations factuelles et les arguments juridiques qui en sont tirés, et qu’en ce qui concerne l’épuisement des voies de recours internes, le grief exposé au niveau national doit correspondre en substance à celui ultérieurement porté devant elle (Radomilja et autres c. Croatie [GC], nos 37685/10 et 22768/12, §§ 110 et 116, 20 mars 2018).
81. La Cour note que les requérants n’ont à aucun moment fait état devant les juridictions nationales de difficultés liées à la transmission de la nationalité de la première requérante au requérant, au droit successoral ou à l’entretien de l’enfant. Elle doit dès lors statuer sur la question de savoir si le fait que c’est devant elle que les requérants évoquent pour la première fois pareilles difficultés revient à présenter des éléments nouveaux (voir, mutatis mutandis, Procedo Capital Corporation c. Norvège, no 3338/05, § 42, 24 septembre 2009, et Tønsbergs Blad AS et Haukom c. Norvège, no 510/04, § 54, 1er mars 2007), ou si les difficultés alléguées constituent un grief distinct sur le terrain de l’article 8 de la Convention, grief que les requérants n’auraient pas soulevé, ne serait‑ce qu’en substance, devant les juridictions nationales.
82. La Cour note que le requérant a soutenu devant les juridictions internes, notamment, que le refus des autorités d’inscrire dans le registre des naissances la première requérante en tant que deuxième mère le privait d’un rattachement juridique à celle‑ci (paragraphe 9 ci‑dessus), mais qu’il n’a pas indiqué concrètement les conséquences que ce refus aurait eues sur sa vie quotidienne. La Cour considère que les difficultés alléguées devant elle résultent de cette absence de lien juridique et qu’elles ne sauraient dès lors être qualifiées de griefs distincts de ceux formulés devant le juge national, mais qu’il s’agit d’arguments ultérieurs à l’appui du grief initial. Partant, l’exception de non‑épuisement des voies de recours internes soulevée par le Gouvernement doit être rejetée.
83. La Cour souligne toutefois que le fait que les requérants ne se soient pas plaints de ces trois difficultés devant les juridictions nationales a empêché celles‑ci d’examiner les griefs qu’ils en tiraient, et qu’il convient de tenir compte de cela dans la délimitation de l’objet du litige (paragraphe 89 ci‑dessous).
3. Sur l’applicabilité de l’article 8 de la Convention
84. Dans la présente affaire, les requérants formulent leurs griefs sur le terrain de l’article 8 de la Convention, tant sous son volet « vie privée » que sous son volet « vie familiale ». Le Gouvernement ne conteste pas l’application de cette disposition sous son volet « vie privée », mais il considère que le refus des autorités allemandes d’inscrire la première requérante dans le registre des naissances en tant que deuxième mère du requérant n’a pas eu d’effets sur la vie familiale des requérants. Il estime en effet que les préjudices allégués ne concernent pas les relations des requérants entre eux mais uniquement leurs relations avec le monde extérieur. Il argue par ailleurs que, même si la première requérante venait à être inscrite dans le registre des naissances en tant que père du requérant, elle pourrait continuer à se faire appeler « mère » par l’enfant.
85. En ce qui concerne les griefs de la première requérante tirés du droit au respect de la vie privée, la Cour rappelle que ce droit englobe un droit à l’autodétermination, dont la liberté de définir son appartenance à un genre est l’un des éléments les plus essentiels, ainsi qu’un droit à la reconnaissance légale de l’identité de genre (A.P., Garçon et Nicot c. France, nos 79885/12 et 2 autres, §§ 93‑94, 6 avril 2017, et S.V. c. Italie, no 55216/08, §§ 55‑56, 11 octobre 2018) qui implique également la protection d’une personne transgenre contre la révélation involontaire de son caractère transgenre (B. c. France, no 13343/87, §§ 60 et 62, 25 mars 1992 ; voir aussi Y. c. Pologne, no 74131/14, § 78, 17 février 2022). En ce qui concerne la seconde requérante et le requérant la Cour rappelle que le droit au respect de la vie privée comprend la liberté de révéler ou non certains aspects de sa vie privée (voir, mutatis mutandis, M.L. et W.W. c. Allemagne, nos 60798/10 et 65599/10, § 86, 28 juin 2018, et X et autres c. Russie, nos 78042/16 et 66158/14, § 62, 14 janvier 2020).
86. Pour ce qui est de l’atteinte alléguée par les requérants à leur droit au respect de la vie familiale, la Cour note qu’ils vivent ensemble dans une relation parents‑enfant et que l’existence d’un lien de parenté entre eux n’est pas contestée en elle‑même par les autorités allemandes, étant donné que la première requérante a la possibilité de se faire inscrire dans le registre des naissances en tant que père du requérant.
87. La Cour estime dès lors que l’article 8 trouve à s’appliquer en l’espèce uniquement sous son volet « vie privée ».
4. Conclusion
88. En conclusion, constatant que ce grief n’est pas manifestement mal fondé ni irrecevable pour un autre motif visé à l’article 35 de la Convention, la Cour le déclare recevable.
B. Sur la question préliminaire de l’objet du litige
89. La Cour considère que, si les difficultés alléguées par les requérants pour la première fois devant elle ne constituent pas des griefs distincts qu’elle pourrait rejeter pour défaut d’épuisement des voies de recours internes, et ce pour les raisons mentionnées au paragraphe 82 ci‑dessus, il n’en demeure pas moins qu’en négligeant de les exposer au cours des procédures internes, les requérants ont privé les juridictions nationales de la possibilité d’examiner leurs griefs à cet égard. La Cour ne saurait dès lors en tenir compte dans l’examen de la présente requête (voir, mutatis mutandis, Kriegisch c. Allemagne (déc.), no 21698/06, 23 novembre 2010, et Tønsbergs Blad AS et Haukom, précité, § 54).
C. Sur le fond
1. Thèses des parties
a) Les requérants
90. Les requérants soutiennent qu’il y a eu ingérence dans l’exercice par eux de leur droit au respect de leur vie privée en raison du refus des autorités allemandes d’inscrire la première requérante dans le registre des naissances en tant que mère du requérant, sous ses prénoms féminins, et du fait que la seule possibilité que le droit allemand offre à l’intéressée réside dans une reconnaissance de paternité à l’égard du requérant et dans son inscription dans le registre des naissances en tant que père de l’enfant.
91. La première requérante estime que le refus de l’inscrire dans le registre des naissances comme mère du requérant équivaut à nier son rôle de parent et qu’une inscription en tant que père de l’enfant, telle que prévue par le droit allemand, ne respecterait pas son identité de genre. La deuxième requérante soutient que les autorités allemandes l’empêchent de partager avec l’autre parent la responsabilité à l’égard de l’enfant et que l’inscription de sa partenaire dans le registre des naissances en tant que père du requérant donnerait l’impression qu’elle a eu un enfant avec un tiers et que sa vie sexuelle n’est pas stable. Le requérant affirme pour sa part que le refus des autorités d’inscrire la première requérante dans le registre des naissances en tant que mère le prive d’un lien de filiation juridique avec sa deuxième mère et qu’en conséquence il n’a officiellement qu’un parent. Il argue que l’inscription de la première requérante dans le registre des naissances en tant que père entraînerait un risque de divulgation du caractère transgenre de celle‑ci. Il précise à cet égard que l’inscription dans le registre des naissances de deux mères permettrait de donner des explications qui éviteraient ce risque, alors que l’inscription de la première requérante en tant que père dissimulerait l’identité d’un de ses parents et signifierait par ailleurs que l’État allemand n’accepte pas cette identité.
92. Les requérants affirment que les intérêts des requérantes et ceux du requérant sont étroitement liés et que le Gouvernement ne peut dès lors pas légitimement justifier la limitation des droits, notamment de la première requérante, en invoquant les intérêts prétendument opposés du requérant. Ils arguent à cet égard que, selon le droit allemand et la jurisprudence des juridictions civiles, ce n’est pas le régime légal de l’état civil qui a vocation à garantir le droit de connaître ses origines. Ils estiment qu’un acte de naissance qui ne fait mention que d’un seul parent porte atteinte à ce droit parce qu’il cache l’existence du deuxième parent. Ils ajoutent que, même si la première requérante était inscrite en tant que père, le requérant serait amené à croire qu’il est l’enfant d’un autre géniteur. Selon eux, un acte de naissance mentionnant deux mères, à l’inverse, ne prétendrait pas que les deux femmes aient donné naissance à l’enfant.
93. Les requérants avancent que le refus d’inscrire la première requérante dans le registre des naissances en tant que mère du requérant risque d’amener des tiers à se poser des questions sur la nature du lien entre la première requérante et l’enfant. Ils indiquent que les personnes qui connaissent la première requérante dans le rôle de parent qu’elle joue au quotidien se demandent pourquoi seule la deuxième requérante figure sur l’acte de naissance de l’enfant. Selon eux, si la première requérante y figurait en tant que père, le requérant serait contraint d’expliquer où est son père et pourquoi la première requérante semble n’être pas mentionnée sur son acte de naissance. Les requérants soutiennent que seule l’inscription de la première requérante dans le registre des naissances en tant que mère du requérant est à même de prévenir ce risque et d’éviter au requérant de devoir révéler que l’un de ses parents est transgenre, puisque, exposent‑ils, un enfant peut avoir deux mères à la suite d’une adoption ou de la reconnaissance d’une décision judiciaire étrangère. Ils ajoutent que l’acte de naissance devrait indiquer comme parents les personnes qui exercent réellement l’autorité parentale.
94. Les requérants estiment par ailleurs que le refus des autorités allemandes n’a pas de base légale. Ils considèrent que l’article 1591 du CC (voir paragraphe 22 ci‑dessus) n’exclut pas l’existence d’une autre mère et que l’article 1592 du CC (paragraphe 23 ci‑dessus) ne régit que les conditions sous lesquelles un homme peut devenir père, sans exclure une application par analogie de ses dispositions à des situations telles que celle de l’espèce. En outre, les articles 11 § 1 et 5 § 3 de la loi TSG (paragraphes 30 et 27 ci‑dessus) peuvent aux yeux des requérants être interprétés de telle sorte qu’ils ne s’appliquent qu’aux enfants nés avant le changement de genre du parent transgenre. Renvoyant au jugement que le tribunal d’instance de Berlin‑Schöneberg a rendu le 18 février 2019 (paragraphes 62‑64 ci‑dessus), les requérants arguent que cette juridiction a jugé que l’article 5 § 3 de la loi TSG ne s’opposait pas à la reconnaissance du statut de père d’un homme transgenre.
95. Les requérants soutiennent enfin que les autorités allemandes ne disposaient en l’espèce que d’une marge d’appréciation étroite parce que, selon eux, les questions dont elles avaient à connaître n’étaient ni sensibles ni éthiquement délicates et qu’un aspect particulièrement important de l’identité des requérants se trouvait en jeu (ils font référence à l’arrêt Labassee c. France, no 65941/11, § 56, 26 juin 2014).
b) Le Gouvernement
96. Le Gouvernement soutient que la présente affaire pose la question de savoir si l’Allemagne est tenue d’inscrire la première requérante dans le registre des naissances en tant que mère du requérant et sous ses prénoms féminins, et si l’espèce doit dès lors être examinée sous l’angle des obligations positives découlant de l’article 8 de la Convention.
97. Le Gouvernement estime que les droits des personnes transsexuelles sont amplement protégés en droit allemand, étant donné que tout changement de sexe est indiqué dans les registres de l’état civil, les actes de naissance ou les papiers d’identité sans qu’une opération ou une incapacité permanente de procréer ne soient posées comme conditions préalables. Il considère toutefois que la question de la reconnaissance du changement de sexe d’une personne transsexuelle dans les registres de l’état civil doit être distinguée de la question de savoir comment inscrire la filiation d’un individu dans ces registres : il expose qu’en effet, dans de tels cas, ce ne sont pas uniquement les intérêts de la personne transsexuelle mais aussi ceux de l’enfant qui sont en jeu.
98. Le Gouvernement rappelle que le droit de la filiation allemand se fonde sur la fonction procréatrice de chacun des parents, suivant leur sexe biologique, et que ces rôles ne sont pas interchangeables. Il explique en particulier que, à l’instar des législateurs de nombreux autres États contractants, le législateur allemand a opté pour un rattachement juridique immuable de l’enfant à la mère, c’est‑à‑dire à la personne qui a accouché de l’enfant, sans que la loi ne permette de contester la maternité. Le Gouvernement considère que le lien avec la mère qui est établi à la naissance permet un rattachement rapide, facile et presque toujours juste du nouveau‑né à sa mère, qu’il sert ainsi le bien‑être de l’enfant et qu’il vise par ailleurs à empêcher la gestation pour autrui, qui est interdite en Allemagne. Pour le Gouvernement, il résulte de ce rattachement que la première requérante ne saurait être inscrite dans le registre des naissances en tant que mère du requérant puisqu’elle ne lui a pas donné naissance.
99. Le Gouvernement ajoute que l’obligation d’inscrire dans le registre des naissances les prénoms que le parent portait avant son changement de sexe permet à l’enfant de décider lui‑même quand et à qui il souhaite révéler la transsexualité de son ou ses parents et d’éviter que le risque de divulgation ne se concrétise lorsqu’il doit présenter son acte de naissance.
100. Le Gouvernement insiste sur la marge d’appréciation en l’espèce très étendue des autorités allemandes, lesquelles, expose‑t‑il, devaient non seulement mettre en balance plusieurs intérêts privés et publics et différents droits garantis par la Convention, mais aussi trancher des questions éthiques sensibles sur lesquelles il n’existe pas de consensus européen. Il estime que la marge d’appréciation n’était pas réduite puisque ni le lien de filiation entre la première requérante et le requérant ni l’identité de genre de la première requérante n’étaient en fin de compte remis en cause.
101. Concernant les droits et intérêts en jeu, le Gouvernement explique que les juridictions civiles devaient mettre en balance les droits de la première requérante, entre autres, avec ceux du requérant, que ces droits, bien qu’étroitement liés entre eux, ne coïncidaient pas pour autant, et que les juridictions civiles devaient également prendre en considération l’intérêt public résidant dans le rattachement juridique clair et immédiat d’un enfant à ses parents et dans l’existence de registres d’état civil exacts et complets, les données qui y figurent étant dotées d’une force probante particulière en droit allemand. Il considère en particulier que le droit de l’enfant de connaître ses origines serait compromis si le droit de la filiation n’obligeait pas à préciser, ou permettait d’indiquer de manière contraire aux circonstances biologiques, la fonction procréatrice (accouchement ou fécondation) sur laquelle est fondé le rattachement de l’enfant à chacun de ses parents.
102. Le Gouvernement explique aussi que, dans une situation telle que celle de l’espèce, le législateur doit nécessairement procéder à une appréciation standardisée du bien‑être de l’enfant en tenant compte du fait que des conflits peuvent surgir entre un enfant et son parent transsexuel, comme dans des familles avec des parents hétérosexuels, ou qu’un enfant peut ne pas avoir été informé de ses origines par son parent transsexuel. Il souligne que le législateur doit veiller à ce que les intérêts des enfants soient suffisamment protégés.
103. Sur la question d’un consensus européen en la matière, le Gouvernement indique avoir consulté les gouvernements de treize États (Belgique, Croatie, Danemark, Estonie, France, Lituanie, Norvège, Pays‑Bas, République tchèque, Royaume‑Uni, Serbie, Slovénie et Suisse) afin de savoir de quelle manière ils auraient réglé, au regard de leur droit national, la situation dans la présente affaire. Il indique qu’il ressort des réponses données que, bien que les réglementations des États contractants consultés varient sur un certain nombre de points, dans douze des treize États l’ordre juridique fonde en principe la filiation sur la fonction procréatrice biologique en vue de déterminer qui est la mère d’un enfant et que dans six États, la situation de la première requérante serait réglée comme en Allemagne, c’est‑à‑dire qu’une femme transgenre ayant conçu un enfant avec son sperme après avoir changé de genre serait inscrite comme père sur l’acte de naissance. Il indique qu’en Belgique, la première requérante, en tant que femme transgenre, aurait probablement pu être inscrite dans le registre des naissances comme co‑parent de l’enfant, contrairement à un homme transgenre, qui n’aurait pas cette possibilité.
104. Le Gouvernement avance que, la société évoluant et voyant surgir des besoins juridiques nouveaux, le législateur travaille sur une réforme du droit des personnes transsexuelles et du droit de la filiation. Il expose qu’en mars 2019 a été présenté dans ce contexte un projet de texte qui, conformément à l’avis unanime d’une commission pluridisciplinaire créée à cet effet, maintient le principe selon lequel la mère est la personne qui a donné naissance à l’enfant et le père la personne qui est présumée en être le géniteur. Le Gouvernement observe enfin que, comme les termes « mère » et « père » utilisés dans la loi correspondent à l’usage courant, il serait difficile de faire admettre au public la nécessité de les remplacer par d’autres termes, tels que « parent 1 » et « parent 2 ». Pour le Gouvernement, un tel changement terminologique ne servirait d’ailleurs pas les intérêts des requérants, car, expose‑t‑il, le rattachement à la fonction procréatrice subsisterait si la personne ayant mis au monde l’enfant était le « parent 1 » et celle dont provient le sperme le « parent 2 ».
2. Thèses des tiers intervenants
a) TGEU, ILGA et Bundesvereinigung Trans*
105. Dans leurs observations communes, les associations TGEU, ILGA et Bundesvereinigung Trans* font remarquer que si c’est souvent avant leur changement de genre que les personnes transgenres, qui vivent d’ailleurs dans des situations familiales très variées, ont des enfants, il arrive de plus en plus que des enfants naissent après ce changement dans les pays qui ont levé les restrictions relatives au changement de genre, notamment la condition de la stérilisation, qui est encore en vigueur dans treize États membres. Elles considèrent que l’identité de genre des parents doit être correctement renseignée dans l’acte de naissance de leur enfant, comme le préconisent la résolution adoptée par l’Assemblée parlementaire en 2018 (paragraphe 65 ci‑dessus) ainsi que les principes de Jogjakarta.
106. Les trois tierces intervenantes soulignent que les parents transgenres éprouvent plus de difficultés dans leur vie quotidienne que les parents cisgenres et qu’ils sont davantage exposés à des discriminations dans leurs relations avec les autorités publiques, l’école, le jardin d’enfants (Kindergarten), le personnel médical et la police des frontières. Pour elles, bon nombre de parents transgenres conservent deux identités séparées de « père » et de « mère » en raison de ces difficultés.
b) Ordo Juris
107. L’Ordo Iuris souligne le rôle important que jouent les registres de l’état civil et les actes délivrés à partir de ces registres, dans la mesure où ils établissent une vérité objective que l’on ne saurait façonner selon les souhaits des citoyens et où ils visent à protéger différents intérêts publics (la sécurité, l’ordre public et la légalité) ainsi qu’à garantir le droit de tout enfant de connaître ses origines. Le tiers intervenant estime que les registres de l’état civil ne pourraient remplir ce rôle si le principe de la vérité objective était remplacé par le principe de la fiction juridique, qui autoriserait tout individu à modifier librement le contenu des registres en fonction de ses préférences.
108. L’Institut Ordo Iuris observe qu’en l’espèce ce n’est pas la reconnaissance du lien de parenté qui est mise en cause, mais uniquement la forme de ce lien. Il ajoute que reconnaître à un homme transsexuel le droit d’être appelé « mère » reviendrait à redéfinir le concept de « mère ». Il indique que, dans dix‑sept États parties à la Convention, le terme de « mère » désigne la femme qui a donné naissance à l’enfant. Le tiers intervenant insiste sur la marge d’appréciation dont jouissent les États en la matière et sur la nécessité de faire primer le bien‑être de l’enfant, comme l’exige l’article 3 de la Convention relative aux droits de l’enfant (paragraphe 66 ci‑dessus).
3. Appréciation de la Cour
a) Sur la question de savoir si l’affaire porte sur une obligation positive ou sur une ingérence
109. La Cour rappelle que, si l’article 8 a essentiellement pour objet de prémunir l’individu contre les ingérences arbitraires des pouvoirs publics, il ne se contente pas de commander à l’État de s’abstenir de pareilles ingérences : à cet engagement plutôt négatif s’ajoutent des obligations positives inhérentes à un respect effectif de la vie privée. La frontière entre les obligations positives et les obligations négatives de l’État au titre de l’article 8 de la Convention ne se prête pas à une définition précise, mais les principes applicables dans le cas des premières sont comparables à ceux valables pour les secondes. Pour déterminer si une obligation - positive ou négative - existe, il faut prendre en compte le juste équilibre à ménager entre l’intérêt général et les intérêts de l’individu (voir, entre autres, Söderman c. Suède [GC], no 5786/08, § 78, CEDH 2013, et X, Y et Z c. Royaume‑Uni, 22 avril 1997, § 41, Recueil des arrêts et décisions 1997‑II).
110. Dans des affaires comparables, la Cour a jugé plus approprié d’examiner des allégations liées au refus de réassignation de genre sous l’angle des obligations positives de garantir le respect de l’identité de genre des individus (voir, par exemple, Hämäläinen c. Finlande [GC], no 37359/09, §§ 62‑64, CEDH 2014 ; A.P., Garçon et Nicot, précité, § 99 ; S.V. c. Italie, précité, §§ 60‑75). Compte tenu des faits et des observations des parties, la Cour estime qu’en l’occurrence la question principale à trancher est celle de savoir si le dispositif réglementaire en place et les décisions prises à l’égard des requérants permettent de constater que l’État s’est acquitté de ses obligations positives de respect de la vie privée des requérants.
111. Les principes généraux applicables à l’appréciation des obligations positives de l’État ont été résumés dans l’arrêt Hämäläinen (précité, §§ 65‑67, ainsi que dans les affaires qui y sont citées). La Cour rappelle en particulier qu’elle a établi un certain nombre d’éléments pertinents pour apprécier le contenu de ces obligations positives, notamment l’importance de l’intérêt en jeu pour un requérant ou la mise en cause de valeurs fondamentales ou d’aspects essentiels de la vie privée de celui‑ci, ainsi que l’impact sur l’intéressé d’un conflit entre la réalité sociale et le droit, et l’impact sur l’État en cause du caractère ample et indéterminé, ou étroit et défini, de l’obligation positive alléguée (ibid., § 66).
b) Sur la marge d’appréciation
112. Dans la mise en œuvre des obligations positives qui leur incombent au titre de l’article 8, les États jouissent d’une certaine marge d’appréciation. Pour déterminer l’ampleur de cette marge d’appréciation, il y a lieu de prendre en compte un certain nombre de facteurs. Lorsqu’un aspect particulièrement important de l’existence ou de l’identité d’un individu se trouve en jeu, la marge laissée à l’État est d’ordinaire restreinte (S.H. et autres c. Autriche [GC], no 57813/00, § 94, CEDH 2011 ; L.D. et P.K. c. Bulgarie, nos 7949/11 et 45522/13, § 59, 8 décembre 2016 ; et Mennesson c. France, no 65192/11, § 77, CEDH 2014 (extraits)). En revanche, lorsqu’il n’y a pas de consensus entre les États membres du Conseil de l’Europe, que ce soit sur l’importance relative de l’intérêt en jeu ou sur les meilleurs moyens de le protéger, en particulier lorsque l’affaire soulève des questions morales ou éthiques délicates, la marge d’appréciation est plus large. La marge d’appréciation est d’une façon générale également ample lorsque l’État doit ménager un équilibre entre des intérêts privés et publics concurrents ou entre différents droits protégés par la Convention qui se trouvent en conflit (Hämäläinen, précité, § 67 ; S.H. et autres c. Autriche, précité, § 94 ; et Evans c. Royaume‑Uni [GC], no 6339/05, § 77, CEDH 2007‑I).
113. La Cour relève que les requérants soutiennent que les droits invoqués par eux touchent notamment à l’identité de genre et à la filiation, qui constituent un aspect fondamental du droit au respect de la vie privée et relèvent d’un domaine dans lequel les États ne disposent en règle générale que d’une marge d’appréciation restreinte (A.P., Garçon et Nicot, précité, § 123, et Mandet, c. France, no 30955/12, § 52, 14 janvier 2016). Elle observe que, pour ce qui est des requérantes, et en particulier de la première d’entre elles dans l’hypothèse où celle‑ci viendrait à être inscrite dans le registre des naissances en tant que père du requérant, ce ne sont pas les inscriptions contenues dans les documents officiels les concernant, mais les informations figurant dans le registre des naissances du requérant, c’est‑à‑dire d’une autre personne, qui sont à l’origine de leur grief. Pour ce qui est du requérant, le droit à l’autodétermination n’est pas remis en cause par la possible divulgation d’un fait concernant sa propre identité de genre mais par celle de l’identité transgenre d’un de ses parents. La Cour relève par ailleurs que si le droit de connaître sa filiation du requérant est concerné, en l’espèce ce droit est de nature à limiter les droits invoqués par les requérantes. Il s’ensuit que la marge d’appréciation ne s’en trouve pas restreinte par les droits invoqués en jeu.
114. La Cour observe ensuite qu’il n’y a pas de consensus parmi les États européens sur la question de savoir comment indiquer, dans les registres de l’état civil concernant un enfant, que l’une des personnes ayant la qualité de parent est transgenre. En effet, ainsi que cela ressort des données publiées par l’organisation Transgender Europe (paragraphe 69 ci‑dessus), seuls cinq États ont prévu la possibilité de faire figurer dans ces registres une mention du sexe reconnu, tandis que la majorité des États continuent à désigner la personne ayant accouché d’un enfant comme étant la mère de celui‑ci et à permettre à la personne ayant contribué à la fécondation par son sperme de reconnaître sa paternité à l’égard de l’enfant. Cette absence de consensus reflète le fait que la parentalité d’une personne qui a changé de genre suscite de délicates interrogations d’ordre éthique, et confirme que les États doivent en principe se voir accorder une ample marge d’appréciation.
115. La Cour note enfin que les autorités allemandes ont été appelées à mettre en balance plusieurs intérêts privés et publics et plusieurs droits divergents : tout d’abord, les droits des requérantes ; ensuite, les droits fondamentaux et les intérêts du requérant, c’est‑à‑dire son droit de connaître sa filiation ainsi que son intérêt à être rattaché de manière stable à ses parents, droits et intérêts qui, selon les considérations formulées par la Cour fédérale de justice dans sa décision de principe du 6 septembre 2017, à laquelle cette haute juridiction a largement fait référence dans la décision qu’elle a rendue dans la présente affaire (paragraphes 49‑58 ci‑dessus), ne se trouvaient pas là où les requérants les voyaient (Mandet, précité, §§ 57 et 59) ; enfin, l’intérêt public résidant dans la cohérence de l’ordre juridique et dans l’exactitude et l’exhaustivité des registres de l’état civil, qui ont une force probante particulière. Cette circonstance plaide également en faveur de l’existence d’une ample marge d’appréciation.
116. Dès lors, au vu de l’ensemble de ces circonstances, la Cour estime que les autorités allemandes disposaient en l’espèce d’une ample marge d’appréciation.
117. La Cour rappelle toutefois que les choix opérés par l’État, même dans les limites de cette marge d’appréciation, n’échappent pas à son contrôle. Il lui incombe en effet d’examiner attentivement les arguments dont il a été tenu compte pour parvenir à la solution retenue et de rechercher si un juste équilibre a été ménagé entre les intérêts de l’État et ceux des individus directement touchés par cette solution. Ce faisant, elle doit avoir égard au principe essentiel selon lequel, chaque fois que la situation d’un enfant est en cause, l’intérêt supérieur de celui‑ci doit primer (Mennesson, précité, § 81 ; Mandet, précité, § 53 ; et L.D. et P.K. c. Bulgarie, précité, § 61).
c) Sur le droit des requérants au respect de leur vie privée
118. La Cour note que, contrairement aux requérants dans d’autres affaires qu’elle a examinées par le passé, la première requérante ne se plaint pas de l’absence de reconnaissance de son changement de genre dans les documents officiels la concernant (voir, par exemple et parmi beaucoup d’autres, Christine Goodwin c. Royaume-Uni [GC], no 28957/95, CEDH 2002‑VI), mais du refus des autorités d’indiquer son genre et ses prénoms actuels dans un acte officiel concernant son fils et du fait qu’il ne lui est proposé qu’une seule manière d’établir un lien de filiation juridique avec lui, qui consiste à effectuer une reconnaissance de paternité puis à se faire inscrire dans le registre des naissances en tant que père du requérant.
119. La Cour relève que, selon l’intention du législateur allemand, l’ancien sexe et l’ancien prénom du parent transgenre devaient être indiqués non seulement en cas de naissance survenue avant que la reconnaissance du changement de genre du parent fût devenue définitive, mais aussi lorsque, comme en l’espèce, la conception ou la naissance de l’enfant était postérieure au changement de genre. En effet, le texte de l’article 11 § 1 de la loi TSG avait été explicitement modifié en ce sens au cours du processus législatif au motif que, selon les connaissances médicales d’alors, il n’était pas exclu que des personnes présumées incapables de procréer pussent néanmoins concevoir ou mettre au monde un enfant après une opération de changement de sexe (paragraphe 31 ci‑dessus).
120. La Cour observe que la présente situation a été rendue possible notamment après que la Cour constitutionnelle fédérale, dans son arrêt du 11 janvier 2011 (paragraphes 41‑ 43 ci-dessus), eut déclaré contraires à la Loi fondamentale l’obligation, pour une personne désireuse d’obtenir une reconnaissance de changement de genre, de subir une opération chirurgicale, ainsi que la condition d’une stérilité irréversible. La juridiction constitutionnelle a en effet estimé que le droit des personnes transgenres à l’autodétermination l’emportait sur les raisons qui avaient amené le législateur à poser de telles conditions préalables à la reconnaissance d’un changement de genre. La Cour note que cet arrêt visait à renforcer les droits des personnes transgenres et à assurer leur protection à un niveau qu’elle a elle‑même demandé ultérieurement, comme découlant des obligations positives au regard de l’article 8 de la Convention (A.P., Garçon et Nicot, précité, § 135). Elle relève qu’il ressort de l’arrêt en question que la Cour constitutionnelle fédérale était consciente que des situations telles que celle de l’espèce étaient susceptibles de se produire dans le futur, mais qu’elle a estimé qu’il existait des possibilités légales de garantir que les enfants ayant un parent transgenre préserveraient leur rattachement à leur père et à leur mère (paragraphe 43 ci‑dessus).
121. La Cour note que la Cour fédérale de justice a reconnu que le fait que la première requérante ne pouvait être inscrite dans le registre des naissances comme parent du requérant que sous son sexe d’origine était de nature à porter atteinte à la reconnaissance de son identité de genre. La haute juridiction a cependant rappelé que le droit à l’épanouissement de la personnalité était limité, entre autres, par les articles 1591 et 1592 du CC ainsi que par la première phrase de l’article 11 de la loi TSG (paragraphes 22, 23 et 30 ci‑dessus) telle qu’elle l’avait interprétée dans son arrêt du 6 septembre 2017 (paragraphes 49-58 ci-dessus). Dans cet arrêt, qu’elle avait rendu quelques semaines avant de se prononcer dans la cause des présents requérants, la Cour fédérale de justice avait estimé que les droits du parent transgenre dans l’affaire dont elle était saisie devaient être mis en balance avec, d’une part, des intérêts publics, en particulier la cohérence de l’ordre juridique et la tenue de registres de l’état civil complets et exacts et, d’autre part, les droits et intérêts de l’enfant, notamment le droit de connaître ses origines, le droit à recevoir soins et éducation de ses deux parents et l’intérêt à faire l’objet dès sa naissance d’un rattachement juridique stable, fondé sur les fonctions dans le cadre de la procréation biologique, à une mère et à un père. Dans ce contexte, elle a souligné que la maternité et la paternité, en tant que catégories juridiques, n’étaient pas interchangeables et se distinguaient aussi bien par les conditions préalables à leur justification que par les conséquences juridiques qui en découlaient.
122. En ce qui concerne les intérêts publics invoqués par la Cour fédérale de justice dans son arrêt du 6 septembre 2017, la Cour a admis dans le passé que la cohérence de l’ordre juridique pouvait revêtir une certaine importance dans la pesée des intérêts (Christine Goodwin, précité, §§ 86‑88 et 91 ; X, Y et Z c. Royaume‑Uni, 22 avril 1997, § 47, Recueil des arrêts et décisions 1997‑II ; et Rees c. Royaume‑Uni, 17 octobre 1986, §§ 43‑44, série A no 106). Elle a notamment reconnu que la garantie de la fiabilité et de la cohérence de l’état civil et, plus largement, l’exigence de sécurité juridique, relèvent de l’intérêt public (Y.T. c. Bulgarie, no 41701/16, § 70, 9 juillet 2020 ; X et Y c. Roumanie, nos 2145/16 et 20607/16, § 158, 19 janvier 2021 ; A.P., Garçon et Nicot, précité, § 132 ; et S.V. c. Italie, précité, § 69). Dans ce contexte, elle relève aussi que, comme l’a souligné la Cour fédérale de justice dans son arrêt du 6 septembre 2017 (paragraphes 49‑58 ci‑dessus), les transcriptions dans les registres de l’état civil revêtent une fonction de preuve particulière dans le système juridique allemand.
123. Pour ce qui est des droits de l’enfant, la Cour note que les requérants affirment que leurs intérêts sont étroitement liés entre eux et que, partant, les limitations apportées aux droits des requérantes ne peuvent être justifiées par les intérêts prétendument opposés du requérant, contrairement à ce que soutient le Gouvernement (paragraphe 101 ci‑dessus). À cet égard, la Cour rappelle d’une manière générale qu’un État peut, sans enfreindre l’article 8 de la Convention, adopter une législation régissant des aspects importants de la vie privée qui ne prévoit pas de mise en balance des intérêts concurrents dans chaque cas, mais qui édicte une règle à caractère absolu visant à promouvoir la sécurité juridique (S.H. et autres, précité, § 110, et Evans, précité, § 89; voir aussi l’Observation générale no 14 du Comité des droits de l’enfant des Nations unies sur le droit de l’enfant à ce que son intérêt supérieur soit une considération primordiale, paragraphe 32, cité au paragraphe 67 ci‑dessus). Elle considère par ailleurs, sans mettre en question les droits parentaux (voir l’article 3 § 2 de la Convention des Nations Unies relative aux droits de l’enfant - paragraphe 66 ci‑dessus), que la Cour fédérale de justice n’était pas limitée à prendre en considération les intérêts du requérant tels qu’ils ont été présentés par les requérantes, mais devait, au contraire, les examiner d’une manière exhaustive et notamment tenir compte des conflits d’intérêts entre les requérants.
124. Cela étant, la Cour note que, dans son arrêt du 6 septembre 2017, la Cour fédérale de justice a examiné la question de savoir si l’attribution aux parents d’un statut juridique sans lien avec leur fonction dans le cadre de la procréation biologique était de nature à porter atteinte aux droits fondamentaux de l’enfant. Par ailleurs, si les conclusions que la Cour fédérale de justice a formulées à cet égard dans sa décision de principe contiennent des considérations générales qui n’abordent pas explicitement les droits individuels de l’enfant, cela tient au fait que les juridictions nationales saisies par l’un des parents (ou les deux) et son (leur) enfant ne peuvent pas tenir compte uniquement des intérêts invoqués par le(s) parent(s), mais doivent donner la priorité à l’intérêt supérieur de l’enfant (voir notamment l’article 3 de la Convention des Nations Unies relative aux droits de l’enfant - paragraphe 66 ci‑dessus) et aussi prendre en considération les possibles intérêts futurs de celui‑ci, ainsi que les intérêts des enfants qui se trouvent dans une situation comparable et auxquels les dispositions législatives régissant l’affaire devant elle concernée s’appliquent également (voir aussi X, Y et Z c. Royaume‑Uni, précité, § 51).
125. La Cour note qu’en l’espèce la divergence entre les intérêts des requérantes et ceux du requérant est naturellement apparue peu après la naissance de l’enfant, lorsqu’il a fallu déterminer quelles informations consigner dans le registre des naissances, autrement dit à un moment où le bien‑être du requérant ne pouvait être examiné de manière individualisée en raison de son bas âge. Par ailleurs, pour la Cour fédérale de justice, comme cela ressort de sa décision de principe, les intérêts de l’enfant se confondaient dans une certaine mesure avec l’intérêt général attaché à la fiabilité et à la cohérence de l’état civil ainsi qu’à la sécurité juridique (voir, mutatis mutandis, A.P., Garçon et Nicot, précité, § 142).
126. La Cour note que le droit de l’enfant de connaître ses origines, que la Cour fédérale de justice a mis en avant dans son arrêt du 6 septembre 2017 (paragraphes 49‑58 ci‑dessus) pour limiter le droit à l’identité de genre du père de l’enfant, est également protégé par la Convention (Mikulić c. Croatie, no 53176/99, § 54, CEDH 2002‑I ; Odièvre c. France [GC], no 42326/98, § 29, CEDH 2003‑III ; et Godelli c. Italie, no 33783/09, §§ 45‑46, 25 septembre 2012) et englobe notamment le droit d’établir les détails de sa filiation (Mennesson, précité, § 46, et Labassee, précité, § 38).
127. La Cour relève aussi que la Cour fédérale de justice a souligné que le rattachement juridique de l’enfant à ses parents suivant leurs fonctions procréatrices respectives permettait à l’enfant d’être rattaché de manière stable et immuable à une mère et à un père qui ne changeraient pas, même dans l’hypothèse, que la haute juridiction a considérée dans sa décision de principe comme n’étant pas seulement théorique, où le parent transgenre demanderait l’annulation de la décision de changement de genre. Le Gouvernement a par ailleurs déclaré que ce rattachement de principe vise aussi à empêcher la gestation pour autrui, qui est prohibée en Allemagne (paragraphe 98 ci‑dessus), interdiction que la Cour a reconnue comme correspondant à un intérêt général légitime (Paradiso et Campanelli c. Italie [GC], no 25358/12, §§ 203‑204, 24 janvier 2017 ; Mennesson, précité, § 62 ; et Valdís Fjölnisdóttir et autres c. Islande, no 71552/17, § 65, 18 mai 2021).
128. En ce qui concerne l’indication des anciens prénoms de la première requérante dans le registre des naissances, la Cour déduit des constats que la Cour fédérale de justice a livrés dans son arrêt du 6 septembre 2017 (paragraphes 49‑58 ci-dessus) que cette indication correspondait au but visé par la seule possibilité prévue par la loi, à savoir l’inscription de la première requérante dans le registre des naissances en tant que père du requérant, et qu’elle servait par ailleurs à éviter à celui‑ci d’avoir à révéler que son parent est transgenre.
129. Pour autant que les requérants arguent (paragraphe 91 ci‑dessus) que le droit d’un enfant de connaître sa filiation et l’intérêt des autorités publiques à garder une trace de la réalité biologique d’une fécondation par un parent transgenre pourraient être satisfaits par l’inscription de deux mères dans le registre des naissances, la Cour rappelle que le choix des mesures propres à garantir l’observation de l’article 8 de la Convention dans les rapports interindividuels relève en principe de la marge d’appréciation des États contractants. Il existe à cet égard différentes manières d’assurer le respect de la vie privée et la nature de l’obligation de l’État dépend de l’aspect de la vie privée qui se trouve en cause (Odièvre, précité, § 46 ; Godelli, précité, § 65 ; Evans, précité, § 91 ; S.H. et autres c. Autriche, précité, § 106 ; et, mutatis mutandis, Vavřička et autres c. République tchèque [GC], nos 47621/13 et 5 autres, § 273, 8 avril 2021).
130. La Cour observe par ailleurs que si la première requérante était inscrite en tant que père du requérant dans le registre des naissances, la présentation d’une copie de l’acte de naissance du requérant risquerait certes de révéler son identité transgenre, mais que la Cour fédérale de justice a indiqué dans son arrêt du 6 septembre 2017 (paragraphes 49‑58 ci‑dessus) qu’il était possible d’obtenir un extrait d’acte de naissance dépourvu de toute mention des parents. La haute juridiction a en outre précisé que seule un nombre restreint de personnes ayant généralement connaissance du caractère transgenre de l’intéressé, étaient habilitées à demander une copie intégrale de l’acte de naissance, toute autre personne devant faire valoir un intérêt légitime pour en obtenir une (voir, mutatis mutandis, Y. c. Pologne, précité, § 79, et S.W. et autres c. Autriche (déc.), no 1928/19, § 50, 6 septembre 2022).
131. La Cour observe que les précautions susmentionnées sont de nature à réduire les désagréments auxquels la première requérante, notamment, pourrait être exposée en se trouvant contrainte de prouver sa qualité de parent vis‑à‑vis de son fils si elle venait à être inscrite dans le registre des naissances en tant que père. Elle note par ailleurs que les requérantes n’ont pas allégué qu’il leur fallait souvent présenter un acte de naissance complet du requérant lors de démarches administratives, ni qu’une version abrégée de l’acte ou un autre document étaient insuffisants pour les administrations et établissements concernés, dont certains en règle générale ont déjà connaissance du caractère transgenre d’une personne ou sont tenus de garder cette information confidentielle.
132. Dès lors, eu égard, d’une part, au fait que le lien de filiation entre la première requérante et le requérant n’a pas été mis en cause en soi et au nombre limité de situations pouvant mener, lors de la présentation de l’acte de naissance du requérant, à la révélation de l’identité transgenre de la première requérante, si elle était inscrite en tant que père du requérant dans le registre des naissances, et, d’autre part, à la marge d’appréciation étendue dont dispose l’État défendeur (paragraphe 116 ci‑dessus), la Cour estime que les juridictions allemandes ont ménagé un juste équilibre entre les droits des requérantes, les intérêts du requérant, les considérations relatives au bien‑être de l’enfant et les intérêts publics.
d) Conclusion
133. Au vu de ce qui précède, la Cour conclut qu’il n’y a pas eu violation de l’article 8 de la Convention.
II. SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L’ARTICLE 14 DE LA CONVENTION combiné avec l’article 8
134. Les requérants considèrent qu’ils ont fait l’objet de discriminations. Ils invoquent l’article 14 de la Convention, qui est ainsi libellé :
« La jouissance des droits et libertés reconnus dans la (...) Convention doit être assurée, sans distinction aucune, fondée notamment sur le sexe, la race, la couleur, la langue, la religion, les opinions politiques ou toutes autres opinions, l’origine nationale ou sociale, l’appartenance à une minorité nationale, la fortune, la naissance ou toute autre situation. »
A. Thèses des parties
1. Les requérants
135. Les requérants soutiennent que la filiation biologique n’est pas une condition essentielle à une reconnaissance de paternité. Elles exposent que le but d’une reconnaissance de paternité est de rattacher juridiquement l’enfant à un deuxième parent en plus de la personne qui lui a donné naissance, et qu’une reconnaissance de maternité viserait le même but.
136. La première requérante se plaint qu’il est impossible, en tant que parent dont l’identité de genre et le nom ne sont pas masculins, de reconnaître un enfant, alors qu’il est possible à un homme de reconnaître un enfant indépendamment de tout lien de parenté biologique avec cet enfant. Elle soutient qu’elle devrait avoir le même droit de reconnaître un enfant, et ce d’autant plus qu’elle est l’un des parents biologiques du requérant. Elle s’estime également victime d’une discrimination par rapport aux hommes transgenres, qui peuvent reconnaître la paternité de l’enfant de leur partenaire sans être inscrits dans le registre des naissances sous leurs genre et prénoms d’origine.
137. La deuxième requérante expose qu’une femme accouchant d’un enfant peut permettre à un homme d’obtenir le statut juridique de père et qu’elle peut ainsi bénéficier de la présence d’un deuxième parent à ses côtés pour s’occuper de l’enfant même si l’homme en question n’a aucun lien biologique avec l’enfant, alors qu’elle‑même est privée de cette possibilité parce qu’elle est en couple avec une femme qui, de surcroît, est l’autre parent biologique de son enfant. Quant au requérant, il s’estime victime d’une discrimination par rapport aux enfants de couples hétérosexuels, y compris ceux dont un parent est transgenre, car, indique‑t‑il, ces enfants sont rattachés juridiquement à deux parents dont l’identité de genre est respectée alors que lui‑même, en raison de l’identité de genre féminine de la première requérante, n’est rattaché juridiquement qu’à la deuxième requérante.
2. Le Gouvernement
138. Le Gouvernement soutient qu’il n’y a eu de discrimination à l’égard d’aucun des requérants, ceux‑ci ne se trouvant pas, selon lui, dans une situation comparable à celle des groupes de personnes évoqués par eux.
139. Le Gouvernement argue que si, contrairement aux hommes, qui peuvent reconnaître la paternité d’un enfant sans même avoir contribué à la conception de l’enfant sur le plan biologique, la première requérante, bien qu’ayant contribué sur le plan biologique à la conception du requérant, n’a pas la possibilité de reconnaître sa maternité à l’égard de celui‑ci, c’est parce que la reconnaissance de la maternité n’est pas comparable à celle de la paternité. En effet, selon le Gouvernement, l’une et l’autre sont fondées sur des conditions biologiques fondamentalement différentes. En Allemagne, il n’est pas possible de procéder à une reconnaissance de maternité, parce que le statut de mère est toujours attribué à la femme qui a donné naissance à l’enfant et exclusivement à elle. Le Gouvernement en conclut que la personne qui a contribué à la conception au moyen de son sperme n’a pour seule possibilité que de reconnaître la paternité de l’enfant, de même qu’un homme transgenre ne peut reconnaître que la paternité à l’égard de l’enfant de sa partenaire.
140. En ce qui concerne le l’inégalité de traitement dont serait victime la première requérante par rapport à des hommes transgenres qui peuvent reconnaître la paternité d’un enfant s’ils n’ont pas donné naissance à celui‑ci, le Gouvernement soutient qu’il n’y a pas de situation comparable. En effet, la première requérante cherche à reconnaître la maternité à l’égard du requérant alors qu’elle peut, à l’instar des hommes transgenres dans la situation décrite ci‑dessus, demander d’être enregistrée comme père du requérant.
141. En ce qui concerne la deuxième requérante, le Gouvernement rappelle que les statuts juridiques de mère et de père sont fondamentalement différents. Pour ce qui est du requérant, le Gouvernement affirme que la situation de celui‑ci n’est pas comparable à la situation d’enfants nés de parents hétérosexuels, où une seule personne entend assumer le rôle de mère (il renvoie à l’arrêt Hämäläinen, précité, § 112). Comparant, d’un côté, la situation d’un enfant dont le père légal est un homme transgenre qui n’a pas donné naissance à l’enfant et, de l’autre, la situation qui caractérise l’espèce, le Gouvernement expose que dans le premier cas il est question de la reconnaissance à une personne du statut juridique de père, tandis que dans le second cas c’est la reconnaissance à un parent du statut juridique de mère qui est en jeu.
B. Appréciation de la Cour
142. La Cour rappelle que, dans la jouissance des droits et libertés reconnus par la Convention, l’article 14 interdit de traiter de manière différente sans justification objective et raisonnable des personnes placées dans des situations comparables. Selon la jurisprudence constante de la Cour, une différence de traitement est discriminatoire au sens de l’article 14 si elle manque de justification objective et raisonnable, c’est‑à‑dire si elle ne poursuit pas un but légitime ou s’il n’y a pas de rapport raisonnable de proportionnalité entre les moyens employés et le but visé. Les États contractants jouissent d’une certaine marge d’appréciation pour déterminer si et dans quelle mesure des différences entre des situations à d’autres égards analogues justifient des distinctions de traitement. L’étendue de la marge d’appréciation varie selon les circonstances, les domaines et le contexte ; la présence ou l’absence d’un dénominateur commun aux systèmes juridiques des États contractants peut constituer un facteur pertinent à cet égard (Zaunegger c. Allemagne, no 22028/04, §§ 42 et 49‑50, 3 décembre 2009).
143. La Cour estime en l’espèce que, compte tenu de ses conclusions ci‑dessus que l’attribution du rôle de mère, au sens de l’article 1591 du CC (paragraphe 22 ci‑dessus), à la personne qui a donné naissance à un enfant dans le registre des naissances, relève de la marge d’appréciation des États, la situation de la première requérante ne peut pas être comparée à celle d’une femme ayant accouché d’un enfant. Elle juge que la décision de traiter la première requérante de la même manière que toute personne qui aurait contribué à la conception de l’enfant par fécondation au moyen de ses gamètes mâles, à savoir de lui permettre de consacrer officiellement son lien biologique avec le requérant en reconnaissant la paternité de celui‑ci, relève également de la marge d’appréciation de l’État. En ce qui concerne la deuxième requérante et le requérant, des conclusions analogues s’imposent.
144. Il s’ensuit que ce grief est manifestement mal fondé et qu’il doit être rejeté en application de l’article 35 §§ 3 a) et 4 de la Convention.
PAR CES MOTIFS, LA COUR, À L’UNANIMITÉ,
1. Déclare le grief tiré de l’article 8 de la Convention recevable, et le restant de la requête irrecevable ;
2. Dit qu’il n’y a pas eu violation de l’article 8 de la Convention.
Fait en français, puis communiqué par écrit le 4 avril 2023, en application de l’article 77 §§ 2 et 3 du règlement.
Andrea Tamietti Gabriele Kucsko-Stadlmayer
Greffier Présidente
Appendix
Liste des requérants
Requête no 7246/20
No |
Prénom NOM |
Année de naissance |
Nationalité |
Lieu de résidence |
1. |
A.H. |
1979 |
allemande |
Berlin |
2. |
G.H. |
1976 |
israélienne, britannique |
Berlin |
3. |
L.D.H. |
2015 |
israélien, britannique |
Berlin |