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European Court of Human Rights


You are here: BAILII >> Databases >> European Court of Human Rights >> AL v TURKIYE - 4904/20 (Violation of Article 2 - Right to life (Article 2-1 - Effective investigation) : Court (Second Section)) French Text [2023] ECHR # (04 July 2023)
URL: http://www.bailii.org/eu/cases/ECHR/2023/539.html
Cite as: [2023] ECHR #

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DEUXIÈME SECTION

AFFAIRE AL c. TÜRKİYE

(Requête no 4904/20)

 

 

 

 

 

ARRÊT

Art 2 (procédural) • Lacunes et déficiences de l’enquête menée ayant nui à sa qualité et compromis la capacité des autorités à établir les circonstances de la mort du fils de la requérante lors de l’accomplissement de son service militaire obligatoire

 

STRASBOURG

4 juillet 2023

 

Cet arrêt deviendra définitif dans les conditions définies à l’article 44 § 2 de la Convention. Il peut subir des retouches de forme.


En l’affaire Al c. Türkiye,


La Cour européenne des droits de l’homme (deuxième section), siégeant en une Chambre composée de :

          Arnfinn Bårdsen, président,
          Jovan Ilievski,
          Pauliine Koskelo,
          Saadet Yüksel,
          Lorraine Schembri Orland,
          Frédéric Krenc,
          Davor Derenčinović, juges,
et de Dorothee von Arnim, greffière adjointe de section,


Vu la requête (no 4904/20) dirigée contre la République de Türkiye et dont une ressortissante de cet État, Mme Ejder Al (« la requérante »), a saisi la Cour en vertu de l’article 34 de la Convention de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales (« la Convention ») le 3 janvier 2020,


Vu la décision de porter à la connaissance du gouvernement turc (« le Gouvernement ») les griefs de violation de l’article 2 de la Convention,


Vu les observations des parties,


Après en avoir délibéré en chambre du conseil le 13 juin 2023,


Rend l’arrêt que voici, adopté à cette date :

INTRODUCTION


1.  La présente requête porte sur le décès du fils de la requérante, Muharrem Ali Al, né en 1993 et décédé en 2013 alors qu’il accomplissait son service militaire obligatoire. La requérante allègue que l’enquête menée aux fins de déterminer les circonstances du décès de son fils n’était pas conforme aux exigences de l’article 2 de la Convention.

EN FAIT


2.  La requérante, Ejder Al, est née en 1969 et réside à İzmir. Elle a été admise au bénéfice de l’assistance judiciaire et a été représentée par Me M. Terzi, avocat.


3.  Le Gouvernement a été représenté par son agent, M. Hacı Ali Açıkgül, chef du service des droits de l’homme au ministère de la Justice.

I.        La genèse de l’affaire


4.  Le 11 mai 2013, Muharrem Ali Al rejoignit l’armée pour effectuer son service militaire obligatoire. Le rapport médical établi avant son incorporation indique qu’il ne présentait aucune contre-indication à cet égard. Par ailleurs, on ne lui connaissait aucun trouble d’ordre psychologique ni aucun problème particulier.


5.  Le 29 juillet 2013, à l’issue de sa formation militaire à Tokat, Muharrem Ali Al rejoignit le commandement de gendarmerie de la brigade frontalière de Şırnak Uludere.


6.  Le 5 août 2013, il fut affecté à la base militaire d’Altıntepe.


7.  Le 9 août 2013, vers 10 h 15, il fut blessé par un tir d’arme à feu, dans la cave de la base militaire.


8.  Il fut immédiatement transporté par hélicoptère à l’hôpital militaire de Şırnak. Les médecins ne purent le sauver et il perdit la vie.


9.  Le procureur de la République d’Uludere fut informé immédiatement après l’incident et une enquête judiciaire fut ouverte d’office.


10.  Vers 13 heures, le même jour, le procureur de la République d’Uludere se rendit sur les lieux afin de superviser les premières recherches et de prendre les mesures qui pourraient se révéler nécessaires à la préservation des éléments de preuve. En outre, le procureur de la République de Şırnak se rendit à l’hôpital où Muharrem Ali Al avait été admis.

II.     Les premières mesures d’instruction

A.    Sur la base militaire d’Altıntepe


11.  Le procureur de la République d’Uludere était accompagné d’une équipe d’experts en recherche criminelle de la gendarmerie nationale de Şırnak.


12.  D’après le rapport établi par cette équipe, le tir s’était produit dans une cave utilisée pour entreposer de la nourriture.


13.  Toujours selon le rapport, on trouva dans la cave un fusil de type G-3 réglé en mode de tir, un chargeur contenant dix-huit cartouches et la douille d’une balle de 7,62 mm. Le plafond de la cave présentait un impact qui semblait être celui d’une balle.


14.  Il était également indiqué dans le rapport que la balle n’avait pas été retrouvée sur les lieux.


15.  Enfin, il y était précisé qu’on avait établi un procès-verbal détaillé, dressé deux croquis, pris des photographies et réalisé un enregistrement vidéo.

B.     À l’hôpital


16.  À son arrivée à l’hôpital, le procureur de la République de Şırnak fit pratiquer, sous sa supervision, un examen externe de la dépouille.


17.  Un procès-verbal fut établi. Il y était notamment indiqué que l’orifice d’entrée de la balle était situé au milieu du thorax et mesurait 3 x 3 centimètres, et que l’orifice de sortie se trouvait au-dessus de l’omoplate gauche et mesurait 1 x 1 centimètre.

C.     À l’institut médicolégal


18.  Le corps du défunt fut transféré aux fins d’autopsie à l’hôpital militaire de Diyarbakır.


19.  Une autopsie classique de la dépouille fut réalisée sous la supervision du procureur militaire de Diyarbakır.


20.  Plusieurs clichés du corps et un enregistrement vidéo furent réalisés. Le procureur demanda ensuite aux deux médecins légistes d’examiner le corps afin de déterminer la cause de la mort et de faire part de leurs observations éventuelles quant aux circonstances du décès.


21.  Les médecins légistes firent les constatations suivantes : la victime mesurait 1,68 mètre ; l’orifice d’entrée de la balle se situait dans la région parasternale gauche, à la hauteur du mamelon, entre le deuxième et le troisième espace intercostal, il mesurait 1 x 1,5 cm ; l’orifice de sortie se trouvait un centimètre au-dessous de l’omoplate gauche et mesurait 1 x 0,5 cm ; il y avait sur le bras droit des traces anciennes de mutilation par lame de rasoir ; le corps ne présentait aucune autre trace de coups ou de violence. Les analyses toxicologiques ne révélèrent aucune trace de drogue ou d’alcool dans le sang du défunt. Les médecins légistes conclurent que la mort était survenue à la suite d’une hémorragie due à une blessure par balle. L’ensemble de ces éléments furent consignés dans un document intitulé « Procès-verbal d’examen post mortem et d’autopsie ».

III.   Les résultats des examens scientifiques


22.  Le 20 août 2013, le laboratoire d’analyses criminelles de la gendarmerie de Van rendit un rapport d’expertise établi à partir des examens balistiques pratiqués sur la douille et l’arme retrouvées sur les lieux.


23.  Les experts concluaient que le fusil de type G-3 appartenait à Muharrem Ali Al, qu’il était en bon état de fonctionnement et que la douille que l’on avait retrouvée provenait de l’arme en question. Ils indiquaient cependant qu’aucune empreinte digitale n’avait pu être relevée sur le fusil.


24.  Le 11 septembre 2013, le laboratoire d’analyses criminelles de la gendarmerie d’Ankara rendit lui aussi un rapport d’expertise.


25.  Il y était indiqué que l’analyse des prélèvements effectués sur les mains et le visage du défunt avait révélé la présence de résidus de tir. De tels résidus avaient également été observés sur le devant de la chemise de camouflage militaire que portait Muharrem Ali Al le jour des faits. Selon le rapport, le coup avait été tiré à bout touchant.

IV.  Les mesures administratives


26.  Conformément à la pratique habituelle, le commandant départemental de la gendarmerie ordonna que l’on menât une enquête administrative pour faire la lumière sur l’événement et en tirer toutes les conclusions, afin qu’il ne se reproduisît pas.

V.     Les auditions


27.  Dans le cadre des investigations menées par le parquet militaire et de l’enquête interne de la gendarmerie, de nombreux militaires furent entendus.


28.  Ils affirmèrent que Muharrem Ali Al était un jeune homme joyeux, qu’il s’était bien adapté à la vie militaire et qu’il n’avait pas de problèmes avec personne. Certains soldats qui étaient proches de lui précisèrent cependant qu’il avait des difficultés financières et que son frère était en prison, situation qui, selon eux, l’attristait. Ils ajoutèrent qu’il avait une fiancée et qu’il disait vouloir l’épouser.


29.  Les supérieurs hiérarchiques de Muharrem Ali Al furent également entendus. Ils affirmèrent notamment qu’il n’avait pas de problèmes psychologiques et qu’il n’avait jamais été maltraité pendant son service militaire, ni par eux ni par ses camarades.


30.  La requérante ainsi que le père et les frères de Muharrem Ali Al furent eux aussi entendus. Ils affirmèrent que leur proche n’avait aucune raison de se donner la mort. Ils précisèrent qu’il n’avait pas de difficultés financières, qu’il ne se plaignait pas de la vie militaire, qu’il ne souffrait d’aucune maladie chronique ni d’aucun trouble psychologique, et qu’il ne leur avait jamais fait part d’aucun problème. Ils demandèrent que les responsables de son décès fussent condamnés.


31.  De leur côté, les soldats Y.G. et H.Y. écrivirent l’un et l’autre au parquet. En leurs passages pertinents en l’espèce, leurs lettres, qui n’étaient pas datées, se lisaient comme suit :

Y.G. : « La plupart de mes déclarations sont mensongères. Ils ont changé ma déposition. L’hélicoptère n’est arrivé que 4 heures après le coup de feu. M.M. n’a pas comprimé la plaie [du blessé] avec une compresse. Après cet événement, ils m’ont retenu 16 jours à Narlıdere en me disant que j’avais une audience. Il n’y a eu aucune audience et je suis rentré à la caserne. Je souhaite qu’il y ait un nouveau jugement, je voudrais pouvoir rectifier mes déclarations mensongères. Que le sang de notre frère Muharrem Ali Al ne reste pas à terre. »

H.Y. : « Le jour de l’événement, quatre soldats avaient rejoint la base militaire d’Altıntepe : Muharrem Ali Al, O.Ç., A.T. et E.A. La veille, Muharrem Ali Al avait dit à M.M. qu’il ne voulait pas assurer la garde et apparemment ils s’étaient disputés. Par la suite, Muharrem Ali Al a commencé à travailler dans la cuisine comme plongeur. Le premier jour de la fête du Ramadan, on a appris que Muharrem était devenu martyr. Ils n’ont laissé personne s’approcher du défunt pendant un moment. Le cuisinier Y. (je ne me souviens plus de son nom de famille) était présent sur les lieux et dispose d’informations sur les faits. »

VI.  Le rapport d’enquête administrative


32.  Le 14 août 2013, la commission d’enquête administrative établit un rapport interne sur le décès de Muharrem Ali Al. En ses parties pertinentes en l’espèce, ce rapport se lit comme suit :

Les faits

L’appelé Muharrem Ali Al est entré dans la cave de la base militaire d’Altıntepe et il s’est tiré une balle dans la poitrine avec l’arme de service - un fusil automatique de type G-3 – qui lui avait été confiée pendant son service militaire.

Alerté par le bruit, l’assistant cuisinier Y.G. s’est précipité sur les lieux. Lorsqu’il a ouvert la porte, il a vu Muharrem Ali Al étendu au sol. Il s’est précipité hors de la cave pour demander de l’aide. G.K. est venu sur les lieux. D’abord, il n’a pas compris ce qui se passait. Puis il s’est mis à crier « Muharrem s’est tiré une balle ! », et il a couru vers le sergent M.M., qui se trouvait à environ 200 mètres de lui. Le sergent a effectué les gestes de premier secours. L’appelé a été transporté à l’hôpital militaire de Şırnak par hélicoptère, mais il n’a pas pu être sauvé.

Muharrem Ali Al s’est suicidé cinq jours après son arrivée à la base militaire d’Altıntepe.

Il était affecté à la cuisine. Son camarade Y.G. dit n’avoir remarqué aucune anomalie dans son comportement.

[Le jour des faits], le coup de feu a été entendu une à deux minutes après que Muharrem Ali Al fut entré dans la cave.

La base militaire d’Altıntepe étant située dans une zone à haut risque, les munitions sont accessibles aux soldats.

Cause directe de l’événement

Muharrem Ali Al s’est tiré une balle [dans la poitrine] pour se suicider.

Appréciation et avis de la commission d’enquête administrative

La réglementation et les directives ont été respectées.

La famille du soldat Muharrem Ali Al a été informée qu’il avait rejoint la base militaire d’Altıntepe.

Ni le soldat ni sa famille n’ont fait part aux commandants d’unité d’aucun problème personnel que l’intéressé aurait rencontré.

La commission d’enquête considère que ce triste événement est survenu à la suite de l’indiscipline individuelle de l’appelé Muharrem Ali Al.

Aucune faute ou négligence susceptible d’avoir contribué au drame n’a été commise par quelque membre du personnel que ce soit.

VII.  Les décisions des autorités judiciaires


33.  Le 12 août 2013, le procureur de la République d’Uludere se déclara incompétent au profit du procureur militaire de Diyarbakır.


34.  Le 17 avril 2015, considérant qu’aucun élément ne permettait d’engager la responsabilité d’un tiers quant au décès de Muharrem Ali Al, le procureur militaire de Diyarbakır rendit une ordonnance de non-lieu.


35.  Il conclut que Muharrem Ali Al s’était suicidé avec l’arme qui lui avait été confiée, en raison de problèmes psychologiques que les autorités militaires n’avaient pas été en mesure de déceler.


36.  Il précisa qu’aucune faute, négligence, provocation ou connivence imputable à un tiers n’avait concouru à la survenue de l’événement.


37.  Une copie intégrale de l’ordonnance de non-lieu fut communiquée à la requérante.


38.  Celle-ci fit opposition à cette ordonnance, par l’intermédiaire de son avocat, alléguant que plusieurs zones d’ombre subsistaient quant aux circonstances du décès de son fils.


39.  Dans son opposition, elle soutenait que le procureur militaire n’avait pas élucidé les circonstances du décès de son fils. Elle estimait incompréhensible qu’on n’eût pas retrouvé la balle alors que l’événement s’était produit dans un lieu clos et elle arguait que, sans cette balle, l’examen balistique était incomplet. Elle affirmait que l’orifice d’entrée d’une balle tirée d’un fusil G-3 ne pouvait pas être plus grand que l’orifice de sortie. En ce qui concerne plus particulièrement les dimensions de l’orifice d’entrée de la balle, elle relevait la différence notable entre celles qui figuraient dans le procès-verbal de l’examen externe du corps (3 x 3 cm) et celles qui figuraient dans le rapport d’autopsie (1 x 1,5 cm). Elle indiquait par ailleurs que son fils était gaucher mais que l’arme avait été retrouvée au sol à sa droite. Elle relevait également l’absence d’empreintes digitales sur l’arme, circonstance selon elle incompatible avec la thèse du suicide : elle considérait qu’il était impossible que son fils se fût servi de l’arme sans y laisser de traces, et qu’on l’avait vraisemblablement nettoyée pour en faire disparaître les empreintes digitales d’un tiers. Elle ajoutait qu’aucune pièce du dossier ne démontrait que l’arme utilisée fût bien celle qui avait été confiée à son fils. Enfin, elle estimait qu’une arme n’aurait jamais dû se trouver dans une cave.


40.  Le 22 juin 2015, la requérante fut entendue par le procureur de la République d’İzmir et réitéra en personne son opposition à l’ordonnance de non-lieu. Elle déclara qu’elle avait rencontré les soldats Y.G., A.Ç., H.Y. et E.A. et que ceux-ci avaient affirmé que son fils ne s’était pas suicidé. Elle précisa que Y.G. avait avoué avoir fait un faux témoignage sous la pression de son commandant. Elle demanda que Y.G. et H.Y. fussent à nouveau entendus. Elle était convaincue que son fils ne s’était pas suicidé mais avait été tué par son commandant, le sergent M.M.


41.  Le 31 juillet 2015, le tribunal militaire du 7ème corps des forces armées de Diyarbakır rejeta l’opposition de la requérante, confirmant ainsi l’ordonnance de non-lieu. Cette décision fut notifiée à la requérante le 25 août 2015.


42.  Les passages pertinents en l’espèce de la décision du 31 juillet 2015 se lisent comme suit :

« Après examen du dossier, il ressort des témoignages, du rapport d’enquête administrative et de l’ensemble des éléments du dossier que les circonstances de la cause sont les suivantes.

Après avoir pris le petit-déjeuner, l’appelé Muharrem Ali Al s’est dirigé vers la cuisine avec l’appelé Y.G. Il a aidé à transporter les vivres. Il n’y a pas eu d’altercation entre Muharrem Ali Al et les autres soldats. Muharrem Ali Al est entré dans la cave pour y déposer les pains. Il en est ressorti et, peu de temps après, y est rentré. Il s’est blessé en se tirant une balle dans la poitrine avec un fusil de type G-3. Il a succombé à ses blessures.

L’événement est survenu dans la cave de la base militaire. Il ressort clairement du procès-verbal de l’examen externe du corps ainsi que de l’autopsie que la balle est entrée dans la poitrine et qu’elle est sortie au niveau de la partie supérieure de l’omoplate gauche.

Malgré les recherches, la balle n’a pas été retrouvée dans la cave. Compte tenu du fait que des denrées alimentaires fraîches et sèches étaient entreposées dans l’endroit où le coup a été tiré, il a été considéré qu’il n’était pas possible de la trouver. L’objection formulée sur ce point par la requérante est sans fondement.

Il n’est pas contesté que la dépouille a fait l’objet dans un premier temps d’un examen externe et dans un second temps d’une autopsie classique. L’expertise balistique a permis d’établir que le coup avait été tiré à bout touchant. Elle a également révélé la présence de résidus de tirs sur le devant de la chemise de camouflage que portait la victime. En règle générale, le diamètre de la plaie de sortie de la balle est plus grand que celui de la plaie d’entrée. Cependant, lorsque le coup est tiré à bout touchant, le diamètre de la plaie de sortie de la balle est plus petit. Dès lors, l’objection formulée sur ce point par la requérante n’est pas fondée.

En ce qui concerne le fait que Muharrem Ali Al était gaucher, il est à noter que le cran de sécurité du fusil G-3 qui a été utilisé était ouvert et en position de tir. Il est possible que l’appelé ait posé l’arme sur sa poitrine puis tiré de la main droite. Étant donné qu’il était seul dans la cave, il n’est pas possible de déterminer de quelle main il a tiré pour se suicider. Par conséquent, l’objection de la requérante ne saurait être retenue.

Par ailleurs, il ressort des pièces du dossier que le fusil utilisé était bien celui qui avait été confié à l’appelé.

Celui-ci ne souffrait d’aucun trouble psychologique dont on eût connaissance, et il ne s’est produit aucun événement ni aucune manifestation d’animosité de la part d’un tiers qui eût pu le pousser au suicide.

L’allégation selon laquelle l’appelé a été tué par le sergent M.M. est purement spéculative. Le dossier d’instruction ne contient aucune preuve en ce sens.

La déposition du soldat H.Y. ayant été régulièrement recueillie par le parquet militaire, il n’y a pas lieu d’entendre à nouveau ce témoin.

En ce qui concerne l’absence d’empreintes digitales sur l’arme, il convient d’observer que l’arme d’où est parti le coup mortel a été envoyée au laboratoire d’analyses criminelles de la gendarmerie de Van. Les tests, réalisés par des méthodes chimiques, n’ont permis de trouver aucune empreinte digitale sur le fusil ni sur le chargeur. Sur ce point, il est à noter qu’il n’est pas possible d’établir de manière certaine comment [Muharrem Ali Al] tenait l’arme au moment des faits, comment il l’a saisie et comment il a tiré. Nous ne pouvons donc qu’avancer des hypothèses. La détection des empreintes digitales peut parfois se révéler impossible. Plusieurs facteurs peuvent entrer en ligne de compte, comme le degré de transpiration de la personne utilisant l’arme, le fait que cette personne soit calme ou non, l’exposition au soleil ou à l’air de l’arme utilisée, ou encore l’état des papilles dermiques situées au bout des doigts. Par ailleurs, il n’est pas vrai que l’empreinte digitale d’une personne qui touche un objet y restera toujours. Une personne ayant les mains usées est beaucoup moins susceptible qu’une personne dont les mains sont dans un état normal de laisser ses empreintes digitales sur un objet qu’elle a touché. Par exemple, les empreintes digitales d’un ouvrier du bâtiment peuvent être très difficiles voire impossibles à détecter. Pour ces raisons, on ne peut exclure que les empreintes digitales de [Muharrem Ali Al] ne soient tout simplement pas restées sur l’arme.

Le tribunal conclut qu’aucune mesure d’instruction complémentaire n’est nécessaire pour élucider l’affaire. »

VIII.  La décision de la Cour constitutionnelle


43.  Par l’intermédiaire de son avocat, la requérante introduisit un recours individuel devant la Cour constitutionnelle. Elle soutenait que son fils n’avait strictement aucun problème et n’avait aucune raison de se suicider, et qu’il avait en fait été victime d’un homicide. Elle considérait que les circonstances du décès n’avaient pas été clairement élucidées, et elle contestait la thèse du suicide, qu’elle estimait peu plausible compte tenu des éléments du dossier d’instruction. Elle plaidait que l’enquête pénale menée sur le décès de son fils présentait des insuffisances telles qu’elle ne pouvait passer pour « effective ».


44.  Le 24 octobre 2019, jugeant que l’enquête pénale avait été suffisamment instruite et qu’elle avait permis d’établir que Muharrem Ali Al s’était suicidé et qu’aucune tierce personne n’était responsable de son décès, la Cour constitutionnelle déclara le recours irrecevable pour défaut manifeste de fondement.

IX.  L’enquête sur l’allégation de menaces


45.  Le 11 août 2016, la requérante déposa une requête auprès de l’Association des droits de l’homme d’İzmir. Elle exposait que son fils était décédé trois ans plus tôt, que les autorités avaient conclu à un suicide, mais qu’elle avait appris par la suite qu’en réalité il ne s’agissait pas d’un suicide. Elle se plaignait de recevoir des menaces par téléphone notamment de la part du sergent M.M. Selon elle, celui-ci cherchait à la dissuader de poursuivre ses démarches dans cette affaire.


46.  L’Association des droits de l’homme transmit la requête au procureur de la République, lequel ouvrit une enquête.


47.  Dans le cadre de cette enquête, la requérante fut entendue. Elle allégua que son fils avait été tué par balle d’un tir dans le dos et que ses camarades A.Ç., E.A. et İ.E. savaient ce qui s’était réellement passé. Elle affirma que le sergent M.M. la menaçait sans relâche et qu’il lui avait proposé de l’argent pour qu’elle retire sa plainte.


48.  Les dépositions du sergent M.M., de B.C., de C.C., et de C.Y. furent recueillies. Tous contestèrent les allégations de la requérante.


49.  Le 9 juin 2017, le procureur de la République d’İzmir rendit une ordonnance de non-lieu, au motif qu’il n’existait pas de charges suffisantes contre les personnes mises en cause et que les allégations de la requérante n’étaient que des conjectures.


50.  Le 1er décembre 2017, le tribunal de paix d’İzmir confirma cette décision, la jugeant conforme à la loi.

X.     L’aide financière versée par la fondation Mehmetçik


51.  Le 23 juillet 2014, la fondation Mehmetçik, qui est une émanation des forces armées et dont l’un des buts principaux est de soutenir les familles des soldats décédés en service, octroya à la famille du défunt 40 000 livres turques (soit environ 14 285 euros selon le taux de change en vigueur à l’époque) à titre de soutien matériel.

LE CADRE JURIDIQUE PERTINENT


52.  Le cadre juridique pertinent en l’espèce est exposé dans les arrêts Kılınç et autres c. Turquie, no 40145/98, § 33, 7 juin 2005, Salgın c. Turquie, no 46748/99, §§ 51-54, 20 février 2007, Abdullah Yılmaz c. Turquie, no 21899/02, §§ 32-39 17 juin 2008, Yürekli c. Turquie, no 48913/99, §§ 30-32, 17 juillet 2008, et Dülek et autres c. Turquie, no 31149/09, §§ 28-29, 3 novembre 2011).

EN DROIT

I.        SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L’ARTICLE 2 DE LA CONVENTION


53.  La requérante allègue que l’enquête menée aux fins de déterminer les circonstances du décès de son fils, Muharrem Ali Al, n’était pas conforme aux exigences de l’article 2 de la Convention. En sa partie pertinente en l’espèce, cette disposition se lit ainsi :

« 1.  Le droit de toute personne à la vie est protégé par la loi. »

A.    Sur la recevabilité


54.  Le Gouvernement soulève plusieurs exceptions d’irrecevabilité.


55.  Il excipe d’abord du non-épuisement des voies de recours internes. Il considère en effet qu’avant de saisir la Cour la requérante aurait dû introduire un recours en indemnisation devant les tribunaux administratifs. Estimant établi que le fils de la requérante s’est suicidé et qu’aucun tiers n’a été directement impliqué dans son décès, il considère que la seule voie de droit pertinente en l’espèce aurait été une action en réparation, et non la procédure répressive souhaitée par l’intéressée.


56.  Il ajoute que, ayant reçu un soutien matériel de la fondation Mehmetçik, la requérante a perdu la qualité de victime.


57.  Il considère qu’en toute hypothèse, rien ne permet de remettre en cause la thèse retenue par les autorités à l’issue de l’instruction pénale. À cet égard, il indique qu’une enquête a été ouverte immédiatement après les faits et que toutes les mesures d’investigation susceptibles de faire la lumière sur les circonstances du décès de Muharrem Ali Al ont été prises et appliquées de manière minutieuse. Il soutient que l’indépendance et l’effectivité de l’enquête ne prêtent le flanc à aucune critique. Il ajoute que les conditions du décès ont été établies avec exactitude et que la requérante a eu la possibilité de participer à l’enquête pénale.


58.  La requérante estime quant à elle que sa requête répond à l’ensemble des conditions de recevabilité prévues à l’article 35 de la Convention. Par ailleurs, dans sa réponse aux observations du Gouvernement, elle émet pour la première fois des doutes quant à l’indépendance des juges militaires ayant eu à connaître de son opposition.


59.  Pour sa part, la Cour observe d’emblée que le grief tiré du défaut d’indépendance du contrôle opéré par le tribunal militaire a été soulevé pour la première fois par la requérante dans ses observations du 23 août 2021. Or la décision interne définitive date du 24 octobre 2019 (paragraphe 44
ci-dessus). Ce grief ayant été soulevé plus de six mois après cette date, il est tardif et doit donc être rejeté en application de l’article 35 §§ 1 et 4 de la Convention.


60.  En ce qui concerne le restant des allégations formulées sur le terrain de l’article 2 de la Convention, la Cour observe d’abord que la somme octroyée à la requérante par la fondation Mehmetçik était une aide financière qui avait pour but de lui apporter un soutien matériel à la suite du décès de son fils, survenu alors que celui-ci accomplissait son service militaire. Elle relève qu’une telle somme est allouée automatiquement et qu’elle n’a pas le caractère d’une indemnisation mais seulement d’une aide matérielle. Il ne s’agit donc pas d’une reconnaissance par les autorités d’une quelconque violation des dispositions de la Convention (Güzelaydın c. Turquie, no 26470/10, § 63, 20 septembre 2016). Dès lors, l’exception soulevée par le Gouvernement à cet égard doit être rejetée.


61.  Ensuite, concernant le recours en indemnisation que la requérante aurait dû, selon le Gouvernement, former devant les juridictions administratives, la Cour rappelle qu’il est de jurisprudence constante que, dans les affaires où il est allégué que la mort a été infligée volontairement ou qu’elle est survenue à la suite d’une agression ou de mauvais traitements, l’octroi d’une indemnité ne saurait dispenser les États contractants de leur obligation de mener des investigations propres à conduire à l’identification et – le cas échéant - à la punition des responsables (Tanrıkulu c. Turquie [GC], no 23763/94, § 79, CEDH 1999‑IV, et Al-Skeini et autres c. Royaume-Uni [GC], no 55721/07, § 165, CEDH 2011).

 


63.  Dans la présente affaire, la requérante soutient que les autorités ont manqué à leur obligation procédurale d’enquêter sur le décès de son fils, vraisemblablement dû selon elle à un homicide. Elle conteste l’issue de l’enquête menée par les autorités, qui ont conclu que Muharrem Ali Al était décédé d’une blessure par balle qu’il s’était infligée intentionnellement.


64.  La Cour rappelle que, lorsqu’il n’est pas établi d’emblée et de manière claire qu’un décès résulte d’un accident ou d’un autre acte involontaire, et que la thèse de l’homicide est, au vu des faits, au moins défendable, la Convention exige qu’une enquête répondant aux critères minimum d’effectivité soit menée aux fins de faire la lumière sur les circonstances de ce décès. Le fait que l’enquête retienne finalement la thèse de l’accident n’a aucune incidence sur cette question puisque l’obligation d’enquêter a précisément pour objet d’infirmer ou confirmer les thèses en présence (Mustafa Tunç et Fecire Tunç, précité, § 133).


65.  En l’espèce toutefois, les circonstances du décès de Muharrem Ali Al n’ont pas été établies d’emblée de manière suffisamment claire. Différentes hypothèses étaient envisageables et aucune d’entre elles n’était manifestement dénuée de crédibilité. Partant, l’État avait l’obligation de mener une enquête pénale.


66.  Par conséquent, on ne saurait considérer que, s’agissant d’une allégation d’homicide, une action en indemnisation devant les juridictions administratives constituât un recours effectif, pareille action ne pouvant conduire, le cas échéant, à l’identification et à la punition des responsables. Après avoir contesté l’ordonnance de non-lieu en soutenant la thèse de l’homicide, la requérante n’était donc plus tenue d’introduire une action en indemnisation pour satisfaire à la règle de l’épuisement des voies de recours internes. Dès lors, la Cour rejette également l’exception préliminaire formulée par le Gouvernement à cet égard.


67.  La Cour constate en outre que les griefs de la requérante concernant l’effectivité de l’enquête pénale ne sont pas manifestement mal fondés au sens de l’article 35 § 3 de la Convention. Observant par ailleurs qu’ils ne se heurtent à aucun autre motif d’irrecevabilité, elle les déclare recevables.

B.    Sur le fond

1.     Thèses des parties

a)      La requérante


68.  La requérante reproche aux autorités de ne pas avoir mené une enquête effective sur le décès de son fils. Elle se plaint d’une violation de l’article 2 de la Convention, considéré sous son volet procédural.


69.  Elle soutient que l’enquête menée en l’espèce par les autorités présentait les lacunes et insuffisances suivantes :


–  aucune empreinte digitale n’a été relevée sur le fusil ;


–  il n’a pas été trouvé de balle sur place alors même que le coup de feu avait été tiré dans un lieu fermé ;


–  la différence entre les données du procès-verbal de l’examen externe du corps et celles du rapport d’autopsie quant au diamètre de l’orifice d’entrée de la balle fait apparaître une contradiction qui n’aurait pas été résolue ;


–  alors que, selon la requérante, le diamètre de la plaie de sortie de la balle aurait normalement dû être plus grand que celui de la plaie d’entrée, c’est exactement le contraire qui a été observé en l’espèce, il y aurait là une anomalie qu’on aurait dû chercher à expliquer en ordonnant une expertise complémentaire ;


–  alors que le fils de la requérante était gaucher, l’arme a été trouvée par terre à droite du corps, circonstance qui aurait également dû conduire à solliciter un avis d’expert ;


–  l’exactitude de la signature de Muharrem Ali Al figurant sur le reçu de l’arme n’aurait pas été vérifiée lors de l’enquête ;


–  le dossier d’enquête ne contiendrait pas le règlement autorisant le stockage d’armes dans la cave d’une base militaire ;


–  deux soldats seraient revenus sur leur déposition au cours de l’enquête sans être entendus de nouveau par le procureur ;


–  il n’aurait pas été organisé de reconstitution des faits.


70.  La requérante ajoute que l’enquête n’a pas été conduite avec toute la célérité requise dans les circonstances de l’affaire, et que l’instruction a été superficielle. Les responsables de l’enquête n’auraient pas exploré toutes les hypothèses mais se seraient focalisés sur la thèse du suicide sans analyser tous les éléments de façon minutieuse et impartiale. En outre, la conduite des auditions aurait été inappropriée. De surcroît, le procureur n’aurait pas communiqué toutes les pièces du dossier aux membres de la famille de la victime, et ceux-ci n’auraient donc pas eu accès à l’enquête dans la mesure nécessaire à la sauvegarde de leurs intérêts légitimes.

b)      Le Gouvernement


71.  Le Gouvernement considère quant à lui que l’enquête menée par les autorités internes a pleinement satisfait aux exigences de la Convention.


72.  Il estime qu’elle a été suffisamment prompte, adéquate et complète. Il indique que les investigations ont débuté immédiatement après les faits, qu’elles ont été menées avec la diligence requise et que les autorités ont pris toutes les mesures utiles pour recueillir et préserver les éléments de preuve relatifs aux faits.


73.  Il soutient que la requérante, qui était représentée par un avocat, a bénéficié d’un accès à l’ensemble des informations produites par l’enquête suffisant pour lui permettre de participer de manière effective à la procédure.


74.  Outre ces considérations, le Gouvernement ajoute également que rien dans le dossier ne permet de dire que l’enquête menée par le parquet ait manqué d’indépendance, et qu’au contraire le parquet a entrepris toutes les démarches que l’on pouvait attendre de lui. Il estime également que rien dans la décision rendue par le tribunal militaire ne permet de douter de l’indépendance de ce tribunal.

2.     Appréciation de la Cour

a)      Principes généraux


75.  La Cour rappelle que le droit à la vie garanti par l’article 2 figure parmi les dispositions primordiales de la Convention et consacre l’une des valeurs fondamentales des sociétés démocratiques qui forment le Conseil de l’Europe (voir, parmi beaucoup d’autres, Güzelyurtlu et autres c. Chypre et Turquie [GC], no 36925/07, § 218, 29 janvier 2019, et Lopes de Sousa Fernandes c. Portugal [GC], no 56080/13, § 164, 19 décembre 2017). De plus, combinée avec le devoir général incombant à l’État en vertu de l’article 1 de « reconna[ître] à toute personne relevant de [sa] juridiction les droits et libertés définis [dans] la (...) Convention », l’obligation de protéger le droit à la vie qu’impose l’article 2 implique que soit menée, lorsque le recours à la force a entraîné mort d’homme, une enquête officielle effective dont la forme peut varier selon les cas (Mustafa Tunç et Fecire Tunç, précité, § 169).


76.  Le type d’enquête qu’exige cette obligation varie selon la nature de l’atteinte à la vie : alors qu’une enquête de nature pénale est généralement nécessaire lorsque la mort a été infligée volontairement, une procédure de nature civile, voire des poursuites disciplinaires, peuvent satisfaire à cette exigence quand la mort résulte d’une négligence (Calvelli et Ciglio c. Italie [GC], no 32967/96, § 51, CEDH 2002‑I, Mastromatteo c. Italie [GC], no 37703/97, § 90, CEDH 2002‑VIII, Vo v. France [GC], no 53924/00, § 90, ECHR 2004‑VIII).


77.  En astreignant l’État à prendre les mesures nécessaires à la protection de la vie des personnes relevant de sa juridiction, l’article 2 impose à celui-ci le devoir d’assurer le droit à la vie en mettant en place une législation pénale concrète dissuadant de commettre des atteintes contre la personne et s’appuyant sur un mécanisme d’application conçu pour en prévenir, réprimer et sanctionner les violations. Ladite obligation requiert, par implication, qu’une enquête officielle effective soit menée lorsqu’il y a des raisons de croire qu’un individu a subi des blessures potentiellement mortelles dans des circonstances suspectes, nonobstant l’absence de qualité d’agent de l’État de l’auteur présumé de l’atteinte à la vie de l’intéressé (Mustafa Tunç et Fecire Tunç, précité, § 171, et les références qui y sont citées).


78.  Pour pouvoir être qualifiée d’« effective » au sens où cette expression doit être comprise dans le contexte de l’article 2 de la Convention, l’enquête doit d’abord être adéquate (Ramsahai et autres c. Pays-Bas [GC], no 52391/99, § 324, CEDH 2007‑II). Cela signifie qu’elle doit être apte à conduire à l’établissement des faits et à l’identification et, le cas échéant, au châtiment des responsables (Armani Da Silva c. Royaume-Uni [GC], no 5878/08, § 233, 30 mars 2016).

 


80.  Les instances d’enquête sont tenues à une diligence particulière dans l’application des mesures élémentaires lorsqu’une personne à laquelle l’État a imposé le service national trouve la mort dans des conditions suspectes alors que les autorités militaires étaient responsables de son intégrité physique et morale. Cela vaut également dans les cas présumés de suicide : en pareils cas, les autorités compétentes doivent démontrer avoir fait tout ce qui était en leur pouvoir pour lever les doutes que les proches du défunt pouvaient raisonnablement entretenir quant aux circonstances ayant entouré un tel décès. En pratique, cela implique nécessairement la vérification de tout élément susceptible d’exclure la possibilité d’un homicide (Hasan Çalışkan et autres c. Turquie, no 13094/02, § 50, 27 mai 2008). Il y va de l’exigence généralement reconnue en la matière de maintenir la confiance du public dans le respect du principe de légalité et de prévenir toute apparence de complicité ou de tolérance à l’égard des actes illégaux (Armani Da Silva, précité, § 237, et Al-Skeini et autres, précité, § 167).


81.  Pour satisfaire à cette obligation, les autorités doivent, dans tous les cas, avoir pris les mesures raisonnables dont elles disposaient pour obtenir les preuves relatives aux faits en question, y compris, entre autres éléments, les dépositions des témoins oculaires, des expertises et, le cas échéant, une autopsie propre à fournir un compte rendu complet et précis des blessures ainsi qu’une analyse objective des constatations cliniques, y compris la cause du décès (sur les autopsies, voir, par exemple, Salman c. Turquie [GC], no 21986/93, § 106, CEDH 2000‑VII ; sur les témoins, voir, par exemple, Tanrıkulu, précité, § 109, CEDH 1999‑IV ; sur les expertises, voir, par exemple, Gül c. Turquie, no 22676/93, § 89, 14 décembre 2000). Toute déficience de l’enquête affaiblissant sa capacité à établir la cause du décès ou les éventuelles responsabilités risque de ne pas répondre à cette norme (Giuliani et Gaggio c. Italie [GC], no 23458/02, § 301, CEDH 2011 (extraits)).


82.  En particulier, les conclusions de l’enquête doivent s’appuyer sur une analyse méticuleuse, objective et impartiale de tous les éléments pertinents. Le rejet d’une piste d’investigation qui s’impose de toute évidence compromet de façon décisive la capacité de l’enquête à établir les circonstances de l’affaire et, le cas échéant, l’identité des personnes responsables (Armani Da Silva, précité, § 234).

 


84.  Par ailleurs, il est nécessaire que les personnes qui sont chargées de l’enquête soient indépendantes des personnes impliquées ou susceptibles de l’être. Cela suppose non seulement l’absence de lien hiérarchique ou institutionnel mais aussi une indépendance concrète (Mustafa Tunç et Fecire Tunç, précité, § 177, et Anguelova c. Bulgarie, no 38361/97, § 138, CEDH 2002‑IV).


85.  Une exigence de célérité et de diligence raisonnable est implicite dans ce contexte (Hanan c. Allemagne [GC], no 4871/16, § 207, 16 février 2021).


86.  En outre, l’enquête doit être accessible à la famille de la victime dans la mesure nécessaire à la sauvegarde de ses intérêts légitimes (Armani Da Silva, précité, § 235, et Al‑Skeini et autres, précité, § 167). Cependant, les éléments d’enquête peuvent comprendre des données sensibles, et leur divulgation ne saurait donc être considérée comme une exigence découlant automatiquement de l’article 2 de la Convention (Giuliani et Gaggio, précité, § 304, McKerr c. Royaume-Uni, no 28883/95, § 129, CEDH 2001‑III, et Armani Da Silva, précité, § 236).


87.  Le public doit pouvoir exercer un droit de regard suffisant sur l’enquête, à un degré variable selon les cas (Hanan, précité, § 208, et Hugh Jordan c. Royaume-Uni, no 24746/94, § 109, 4 mai 2001).

 


89.  La question de savoir si l’enquête a été suffisamment effective s’apprécie à la lumière de l’ensemble des faits pertinents et eu égard aux réalités pratiques du travail d’enquête (Hanan, précité, § 203, et Armani Da Silva, précité, § 236).


90.  Enfin, la Cour estime utile de rappeler également que lorsqu’il s’agit d’établir les faits, sensible à la nature subsidiaire de sa mission, elle ne peut sans de bonnes raisons assumer le rôle de juge du fait de première instance, à moins que cela ne soit rendu inévitable par les circonstances de l’affaire dont elle se trouve saisie (Mustafa Tunç et Fecire Tunç, précité, § 182, et les références qui y sont citées). Lorsque des procédures internes ont été menées, elle n’a pas à substituer sa propre version des faits à celle des juridictions nationales, auxquelles il appartient d’établir les faits sur la base des preuves recueillies par elles (Edwards c. Royaume-Uni, 16 décembre 1992, § 34, série A no 247‑B). Si les constatations de celles-ci ne lient pas la Cour, laquelle demeure libre de se livrer à sa propre évaluation à la lumière de l’ensemble des éléments dont elle dispose, elle ne s’écartera normalement des constatations de fait des juges nationaux que si elle est en possession de données convaincantes à cet effet (Mustafa Tunç et Fecire Tunç, précité, § 182, Giuliani et Gaggio, précité, § 180, et Aydan c. Turquie, no 16281/10, § 69, 12 mars 2013).

b)      Application des principes généraux précités au cas d’espèce

i.        Sur la participation de la requérante à l’enquête


91.  La requérante s’est vu communiquer une copie intégrale de l’ordonnance de non-lieu du 17 avril 2015, comportant un résumé des éléments de l’enquête ainsi qu’un exposé des motifs, et elle a pu avoir accès au dossier d’instruction par l’intermédiaire de son avocat.


92.  C’est donc après avoir pu prendre connaissance des éléments du dossier que, assistée par son avocat, elle a formé opposition contre le non-lieu. Elle a ainsi pu exercer effectivement ses droits.


93.  Dans ces conditions, la Cour estime que la requérante a bénéficié d’un accès aux informations produites par l’enquête à un degré suffisant pour pouvoir participer de manière effective à la procédure.

ii.      Sur la célérité de l’enquête


94.  La Cour observe que l’incident ayant conduit au décès de Muharrem Ali Al a eu lieu le 9 août 2013, que le parquet a été prévenu immédiatement et que les premières mesures d’enquête ont été prises le jour même. Le parquet a clos les investigations et rendu une ordonnance de non-lieu le 17 avril 2015. Le tribunal militaire a rejeté l’opposition de la requérante le 31 juillet 2015. Cette décision a été notifiée à la requérante le 25 août 2015. Dans ces conditions, la Cour considère que les investigations en cause ont été menées avec la célérité requise et que l’enquête ne laisse apparaître aucun retard injustifié.

iii.    Sur le caractère adéquat de l’enquête


95.  La Cour estime que, si rien ne permet de mettre en doute la volonté des autorités de reconstituer le déroulement des faits, il n’en demeure pas moins que les investigations que celles-ci ont menées ont été entachées d’une série de carences qui ont eu une incidence déterminante sur l’efficacité globale de l’enquête pénale.


96.  Ainsi, le soldat Y.G., qui était apparemment l’une des dernières personnes à avoir vu Muharrem Ali Al vivant, a écrit au parquet pour demander à être entendu à nouveau (paragraphe 31 ci-dessus), et les termes de sa lettre donnaient à penser que sa déposition initiale ne reflétait pas la réalité et qu’il avait une autre version des faits. De plus, la requérante a demandé une nouvelle audition de ce témoin dans le cadre de son recours en opposition, où elle soutenait que les autorités n’avaient pas correctement conduit les auditions et n’avaient pas élucidé les contradictions que celles-ci avaient fait apparaître. De l’avis de la Cour, le soldat Y.G. était un témoin d’une importance capitale. Or rien dans le dossier ni dans les arguments du Gouvernement n’indique de manière convaincante les raisons pour lesquelles il n’a pas été réentendu. La Cour estime qu’il s’agit là d’une carence importante.


97.  Elle note ensuite que la balle n’a pas été retrouvée sur les lieux. Or les faits s’étaient produits dans la cave d’une base militaire, c’est-à-dire dans un endroit fermé. En l’absence d’explication plausible quant à la raison de cette défaillance, la Cour considère que les autorités n’ont pas pris les mesures adéquates pour recueillir tous les éléments de preuve relatifs aux faits en question. Elle estime également que cette omission a été déterminante et qu’elle constituait une lacune importante susceptible de compromettre la fiabilité de l’analyse balistique.


98.  Par ailleurs, quant au fait qu’aucune trace d’empreintes digitales n’ait été trouvée sur l’arme dont est parti le tir fatal à Muharrem Ali Al, il incombait aux autorités d’apporter une réponse convaincante à la question de savoir s’il était plausible qu’en ayant tenu de sa main un fusil de type G-3, Muharrem Ali Al n’eût laissé aucune trace sur l’arme. Le tribunal militaire du 7ème corps des forces armées de Diyarbakır a avancé une explication fondée sur des hypothèses, sans demander au préalable l’avis d’un expert sur la question. Or, de l’avis de la Cour, il était incontestablement nécessaire de faire procéder à une expertise afin d’éclaircir cette question délicate.


99.  Enfin, quant au diamètre de la plaie de sortie de la balle, étant donné qu’une caractéristique des blessures par armes à feu est que l’orifice d’entrée de la balle est plus petit que l’orifice de sortie, on pouvait raisonnablement s’attendre à ce que le tribunal militaire ordonnât au parquet de procéder à un complément d’instruction afin d’expliquer comment ce rapport avait pu se trouver inversé dans les circonstances de l’espèce, où le coup avait été tiré avec un fusil d’assaut. Or tel n’a pas été le cas : le tribunal s’est contenté d’affirmer, sans s’appuyer sur aucune expertise scientifique ou technique, que, le coup ayant été tiré à bout touchant, le diamètre de la plaie de sortie de la balle pouvait être plus petit (paragraphe 42 ci-dessus). Une expertise aurait pourtant permis d’infirmer ou de confirmer les différentes thèses envisageables, et notamment la thèse criminelle.


100.  Aux dires du Gouvernement, ces carences n’ont pas eu d’incidence sur l’effectivité de l’enquête, laquelle, appréciée dans son ensemble, aurait été correctement menée, et aurait confirmé la thèse du suicide. Même si l’obligation procédurale résultant de l’article 2 de la Convention est une obligation de moyens (paragraphe 80 ci-dessus), la Cour ne peut partager ce point de vue. En l’espèce, l’enquête menée a été entachée de lacunes et de déficiences qui ont nui à sa qualité et compromis la capacité des autorités à établir les circonstances de la mort du fils de la requérante.


101.  Ces éléments suffisent à la Cour pour conclure à la violation de l’article 2 de la Convention sous son volet procédural.

II.     SUR L’APPLICATION DE L’ARTICLE 41 DE LA CONVENTION


102.  Aux termes de l’article 41 de la Convention :

« Si la Cour déclare qu’il y a eu violation de la Convention ou de ses Protocoles, et si le droit interne de la Haute Partie contractante ne permet d’effacer qu’imparfaitement les conséquences de cette violation, la Cour accorde à la partie lésée, s’il y a lieu, une satisfaction équitable. »

A.    Dommage


103.  La requérante demande 50 000 euros (EUR) au titre du dommage moral qu’elle estime avoir subi.


104.  Le Gouvernement conteste la prétention de la requérante.


105.  Eu égard au constat de violation de l’article 2 de la Convention auquel elle est parvenue, la Cour estime que la requérante a subi un préjudice moral certain. Elle lui octroie 26 000 EUR pour dommage moral, plus tout montant pouvant être dû sur cette somme à titre d’impôt.

B.    Frais et dépens


106.  La requérante réclame 2 000 EUR pour les frais et dépens qu’elle dit avoir engagés aux fins de la procédure menée devant la Cour. Elle indique que son avocat a consacré un total de cinquante heures de travail au traitement de sa requête. Elle présente une facture d’honoraires en date du 16 avril 2020 d’un montant de 7 682,20 livres turques (soit environ 1 024 EUR à la date à laquelle elle a envoyé ses observations en réponse à celles du Gouvernement).


107.  Le Gouvernement conteste les prétentions de la requérante.


108.  Selon la jurisprudence de la Cour, un requérant ne peut obtenir le remboursement de ses frais et dépens que dans la mesure où se trouvent établis leur réalité, leur nécessité et le caractère raisonnable de leur taux (voir, entre autres, F.G. c. Suède [GC], no 43611/11, § 167, 23 mars 2016). En l’espèce, compte tenu des documents en sa possession et des critères susmentionnés, la Cour juge raisonnable d’allouer à la requérante la somme de 1 000 EUR pour la procédure menée devant elle, plus tout montant pouvant être dû sur cette somme à titre d’impôt.

PAR CES MOTIFS, LA COUR, À L’UNANIMITÉ,

1.      Déclare la requête recevable quant au grief tiré de l’article 2 de la Convention et relatif à l’effectivité de l’enquête pénale et irrecevable pour le surplus ;

2.      Dit qu’il y a eu violation de l’article 2 de la Convention sous son volet procédural ;

3.      Dit

a)     que l’État défendeur doit verser à la requérante, dans un délai de trois mois à compter de la date à laquelle l’arrêt sera devenu définitif conformément à l’article 44 § 2 de la Convention, les sommes suivantes, à convertir dans la monnaie de l’État défendeur au taux applicable à la date du règlement :

i. 26 000 EUR (vingt-six mille euros), plus tout montant pouvant être dû à titre d’impôt sur cette somme, pour dommage moral ;

ii. 1 000 EUR (mille euros), plus tout montant pouvant être dû par la requérante à titre d’impôt sur cette somme, pour frais et dépens ;

b)     qu’à compter de l’expiration dudit délai et jusqu’au versement, ces montants seront à majorer d’un intérêt simple à un taux égal à celui de la facilité de prêt marginal de la Banque centrale européenne applicable pendant cette période, augmenté de trois points de pourcentage ;

4.      Rejette le surplus de la demande de satisfaction équitable.

Fait en français, puis communiqué par écrit le 4 juillet 2023, en application de l’article 77 §§ 2 et 3 du règlement.

       Dorothee von Arnim                                             Arnfinn Bårdsen
          Greffière adjointe                                                      Président

 

 


Au présent arrêt se trouve joint, conformément aux articles 45 § 2 de la Convention et 74 § 2 du règlement, l’exposé de l’opinion séparée du juge D. Derenčinović.

 

A.R.B.

D.V.A.


OPINION CONCORDANTE DU JUGE DERENČINOVIĆ

(Traduction)


1.  Je souscris pleinement à la conclusion à laquelle la chambre est parvenue concernant le volet procédural de l’article 2 de la Convention, à savoir que les autorités n’ont pas pris toutes les mesures nécessaires dans le cadre d’une enquête effective pour faire la lumière sur les circonstances du décès du fils de la requérante pendant son service militaire. Il est vrai que les lacunes relevées dans le présent arrêt concernant l’enquête étaient telles que la Cour s’est trouvée dans l’impossibilité de répondre à la question de savoir dans quelles circonstances le fils de la requérante avait perdu la vie - s’agissait-il d’un suicide, comme la version officielle des autorités nationales le suggère, ou d’autre chose ?


2.  À cet égard, je ne puis souscrire pleinement au raisonnement suivi dans l’arrêt, la Cour omettant complètement d’y aborder l’aspect matériel de la disposition qui garantit le droit à la vie. S’il est vrai que la requête se fondait principalement sur des aspects procéduraux, il apparaît aussi, de toute évidence, que la requérante reprochait explicitement aux autorités d’avoir manqué à leurs obligations positives en ne prenant pas de mesures opérationnelles adéquates pour protéger la vie de son fils.


3.  Cette question a également été communiquée au Gouvernement, lequel a exposé dans ses observations, très exhaustives, les raisons qui, selon lui, militaient contre un constat de violation du volet matériel de l’article 2. Enfin, la Cour a déclaré la requête recevable dans son intégralité, mais elle s’est ensuite bornée à examiner le seul volet procédural de l’article 2.


4.  Le présent arrêt ne contient pas un seul mot sur le volet matériel. À mon avis, cela ne se justifie pas. Il semble anormal qu’après que la Cour constitutionnelle a gardé le silence sur cet aspect important de l’affaire, la Cour l’ignore complètement elle aussi.


5.  Dans la présente affaire, le manque d’effectivité de l’enquête a en effet abouti à une situation telle qu’un examen sous l’angle des obligations positives incombant à l’État n’était pas entièrement possible compte tenu des incertitudes qui persistaient concernant certaines circonstances et certains éléments, incertitudes que les autorités auraient dûment dû lever. Toutefois, cela ne devrait pas être une excuse pour ne pas aborder du tout, pas même sous la forme d’un raisonnement sommaire, le volet matériel.


6.  Dans l’arrêt M.H. et autres c. Croatie (nos 15670/18 et 43115/18, 18 novembre 2021), par exemple, où il était question d’une obligation matérielle découlant de l’article 2 de la Convention, la Cour a établi ce qui suit : « sur la base des éléments du dossier, la Cour considère qu’elle n’est pas en mesure de parvenir à une conclusion définitive sur le terrain de la Convention quant à la responsabilité alléguée de l’État défendeur dans le décès de MAD.H. C’est pourquoi la Cour décide de limiter son examen à la question de savoir si l’enquête interne était conforme aux règles pertinentes découlant du volet procédural de l’article 2. En décidant de ne pas procéder à un examen séparé de la recevabilité et du bien-fondé de cette partie du grief, la Cour tient compte, en particulier, de l’obligation continue, née de l’article 2 de la Convention, de mener une enquête effective sur les violations alléguées du volet matériel de cette disposition afin de ne pas laisser impunies des atteintes à la vie » (M.H. et autres, précité, § 165 ; voir aussi, mutatis mutandis, Sakvarelidze c. Géorgie, no 40394/10, § 50, 6 février 2020). Cette approche est loin de constituer une réponse adéquate aux griefs soulevés devant la Cour. Toutefois, elle se justifie ici au vu des circonstances de la cause et du manque d’informations à la disposition de la Cour, et elle aurait au moins le mérite d’apporter une réponse à la requérante.


7.  La Cour s’étant trouvée dans l’impossibilité de mener une analyse sous l’angle du volet matériel de l’article 2 puisqu’elle ne disposait pas d’informations pertinentes du fait de l’ineffectivité de l’enquête menée par les autorités, je pense qu’un court paragraphe en ce sens aurait aussi renforcé, selon toute probabilité, les conclusions à laquelle la Cour est parvenue concernant la question de la violation du volet procédural de l’article 2.


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