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European Court of Human Rights


You are here: BAILII >> Databases >> European Court of Human Rights >> SEMENYA v SWITZERLAND - 10934/21 (Preliminary objection dismissed (Art. 35) Admissibility criteria) Court (Third Section) French Text [2023] ECHR 582 (11 Jul 2023)
URL: http://www.bailii.org/eu/cases/ECHR/2023/582.html
Cite as: [2023] ECHR 582

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TROISIÈME SECTION

AFFAIRE SEMENYA c. SUISSE

(Requête no 10934/21)

 

ARRÊT

Art 14 (+ Art 8) • Vie privée • Garanties institutionnelles et procédurales insuffisantes contre la discrimination d’une athlète professionnelle présentant des différences du développement sexuel obligée par un Règlement non étatique de réduire son taux naturel de testostérone pour pouvoir participer aux compétitions internationales dans la catégorie féminine • Art 14 (+ Art 8) applicable • Requérante dans une situation comparable à celle des autres athlètes femmes et traitée différemment du fait de son exclusion des compétitions sur le fondement du Règlement • Arbitrage forcé par les règlements sportifs excluant le recours aux tribunaux ordinaires • Tribunal arbitral du sport (TAS), en dépit d’un raisonnement très détaillé, n’ayant pas appliqué la Convention et ayant laissé planer des doutes considérables quant à la validité du Règlement • Contrôle par le Tribunal fédéral très restreint, limité à la conformité de la sentence arbitrale du TAS avec l’ordre public • Absence d’examen complet et suffisant du grief tiré du traitement discriminatoire et d’une pesée appropriée et suffisante de tous les intérêts pertinents en jeu • Défaut de différenciation entre les sportives transgenres et intersexes non soulevé par le Tribunal fédéral • Discrimination fondée sur le sexe et les caractéristiques sexuelles ne pouvant être justifiée que par des « considérations très fortes » • Enjeu personnel significatif pour la requérante : l’exercice de sa profession • Marge d’appréciation réduite outrepassée • Mesure ni objective et ni proportionnée au but visé

Art 13 + (Art 14 + 8) • Recours ineffectifs • Absence de garanties institutionnelles et procédurales suffisantes • Réponse non effective du Tribunal fédéral, notamment à raison de son pouvoir de contrôle très limité, aux allégations étayées et crédibles de discrimination, formulées par la requérante

 

STRASBOURG

11 juillet 2023

Cet arrêt deviendra définitif dans les conditions définies à l’article 44 § 2 de la Convention. Il peut subir des retouches de forme.


Table des matières

INTRODUCTION.. 5

EN FAIT.. 5

I.      L’ORIGINE DE L’AFFAIRE. 5

II.     LA SENTENCE DU TAS DU 30 AVRIL 2019. 7

III.    LA PROCÉDURE DEVANT LE TRIBUNAL FÉDÉRAL ET L’ARRÊT RENDU PAR CELUI-CI LE 25 AOÛT 2020. 17

LE CADRE JURIDIQUE ET LA PRATIQUE INTERNE ET INTERNATIONALE PERTINENTS  31

I.      LE DROIT INTERNE. 31

II.     LA PRATIQUE INTERNE. 32

III.    LE DROIT ET LA PRATIQUE INTERNATIONAUX.. 34

A.   La Convention pour la protection des Droits de l’Homme et de la dignité de l’être humain à l’égard des applications de la biologie et de la médecine (« Convention d’Oviedo ») 34

B.   Travaux du Commissaire aux droits de l’homme du Conseil de l’Europe sur les droits de l’homme et personnes intersexes. 35

C.   Résolution et rapport de l’Assemblée parlementaire « Pour des règles du jeu équitable - mettre fin à la discrimination à l’égard des femmes dans le monde du sport ». 38

D.   Rapport de la Haute-Commissaire des Nations unies aux droits de l’homme « Convergence de la discrimination raciale et de la discrimination fondée sur le genre dans le sport ». 40

E.   Règlements pertinents de World Athletics. 44

1.   Règlement régissant la qualification dans la catégorie féminine (pour les athlètes présentant des différences du développement sexuel) (Règlement DSD) 44

2.   Règlement régissant l’éligibilité des athlètes transgenres (2019) 47

F.   Affaires pertinentes tranchées par le TAS ou des juridictions nationales. 48

1.   L’affaire Dutee Chand (TAS) 48

2.   L’affaire Renée Richards (New York County Court, États-Unis, 16 août 1977) 48

EN DROIT.. 49

I.      OBSERVATIONS PRÉLIMINAIRES RELATIVES À L’OBJET DU LITIGE ET L’APPROCHE ADOPTÉE PAR LA COUR.. 49

II.     SUR L’EXCEPTION PRÉLIMINAIRE DU GOUVERNEMENT TIRÉE DE L’INCOMPÉTENCE RATIONE PERSONAE ET LOCI DE LA COUR.. 50

A.   Les thèses des parties. 50

1.   Le Gouvernement 50

2.   La requérante. 52

B.   Appréciation de la Cour 53

1.   Les principes applicables. 53

2.   Application des principes susmentionnés au cas d’espèce. 54

3.   Conclusion. 57

III.    SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L’ARTICLE 14 COMBINÉ AVEC L’ARTICLE 8 DE LA CONVENTION.. 58

A.   Sur la recevabilité. 58

1.   Applicabilité de l’article 14 combiné avec l’article 8. 59

a)   Les principes généraux. 59

b)   Les droits susceptibles d’entrer en jeu dans le cas d’espèce. 59

2.   Conclusion relative à la recevabilité. 61

B.   Sur le fond. 61

1.   Les thèses des parties. 61

a)   La requérante. 61

b)   Le Gouvernement 63

c)   Les tierces intervenantes. 65

2.   Appréciation de la Cour 68

a)   Les principes généraux. 68

b)   Application des principes au cas d’espèce. 68

i.    Sur l’existence d’un motif de discrimination prohibé par l’article 14  68

ii.    Sur l’existence d’une différence de traitement entre des personnes placées dans des situations analogues ou comparables. 69

iii.   Sur la nature de l’obligation imposée à la Suisse et la marge d’appréciation dont elle jouissait dans le cas d’espèce. 70

α)   Remarques préalables. 70

β)   Pouvoir de contrôle du TAS et du Tribunal fédéral 72

γ)   Doutes scientifiques quant à la justification du Règlement DSD.. 73

δ)   Pesée des intérêts et prise en compte des effets secondaires causés par le traitement médicamenteux exigé. 75

ε)    Effet horizontal de la discrimination. 77

στ)  Comparaison avec la situation des athlètes transgenres 78

ζ)    Conclusions. 79

IV.    SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L’ARTICLE 8 DE LA CONVENTION   80

V.     SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L’ARTICLE 3 DE LA CONVENTION   80

A.   Sur la recevabilité. 80

1.   Les thèses des parties et des tierces intervenantes. 81

2.   Appréciation de la Cour 82

a)   Principes généraux. 82

b)   Application des principes précités. 83

VI.    SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L’ARTICLE 13 DE LA CONVENTION   83

A.   Sur la recevabilité. 84

1.   Thèses des parties. 84

2.   Appréciation de la Cour 84

B.   Sur le fond. 84

1.   Les thèses des parties. 84

a)   La requérante. 84

b)   Le Gouvernement 85

2.   Appréciation de la Cour 86

a)   Les principes généraux. 86

b)   Application des principes susmentionnés. 86

VII.  SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L’ARTICLE 6 § 1 DE LA CONVENTION   88

VIII. SUR L’APPLICATION DE L’ARTICLE 41 DE LA CONVENTION.. 88

A.   Dommage. 89

B.   Frais et dépens. 89

DISPOSITIF. 90

OPINION CONCORDANTE DU JUGE PAVLI. 92

OPINION EN PARTIE CONCORDANTE, EN PARTIE DISSIDENTE DU JUGE SERGHIDES  101

OPINION DISSIDENTE COMMUNE AUX JUGES GROZEV, ROOSMA ET KTISTAKIS  117

 

 


En l’affaire Semenya c. Suisse,

La Cour européenne des droits de l’homme (troisième section), siégeant en une Chambre composée de :

          Pere Pastor Vilanova, président,
          Yonko Grozev,
          Georgios A. Serghides,
          Darian Pavli,
          Peeter Roosma,
          Ioannis Ktistakis,
          Andreas Zünd, juges,
et de Milan Blaško, greffier de section,

Vu :

la requête (no 10934/21) dirigée contre la Confédération suisse et dont une ressortissante sud-africaine, Mme Mokgadi Caster Semenya (« la requérante ») a saisi la Cour en vertu de l’article 34 de la Convention de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales (« la Convention ») le 18 février 2021,

la décision de porter la requête à la connaissance du gouvernement suisse (« le Gouvernement »),

les observations communiquées par le gouvernement défendeur et celles communiquées en réplique par la requérante,

les observations reçues des organisations et personnes suivantes que le président de la section (« le président ») a autorisées à se porter tierces intervenantes : la South African Human Rights Commission, l’Athletics South Africa, World Athletics, le Human Rights Centre de l’Université de Gand, la Commission internationale de Juristes (CIJ), le Centre canadien pour l’éthique dans le sport, Tlaleng Mofokeng, Rapporteuse spéciale des Nations unies sur le droit qu’a toute personne de jouir du meilleur état de santé physique et mentale possible, avec Nils Melzer, Rapporteur spécial des Nations unies sur la torture et autres peines ou traitements cruels, inhumains ou dégradants, et Melissa Upreti, Présidente du groupe de travail des Nations unies sur la discrimination à l’égard des femmes et des filles, l’Association médicale mondiale (AMM) et Global Health Justice Partnership (GHJP) des écoles de droit et de santé publique de l’Université de Yale, Human Rights Watch conjointement avec Payoshni Mitra et Katrina Karkazis, le Vlaamse Ombudsdienst, ainsi que (conjointement) Women Sport International, International Association of Physical Education and Sport for Girls and Women (IAPESGW) et International Working Group for Women in Sport (IWG),

les décisions du président de traiter certains documents du dossier comme confidentiels en vertu de l’article 33 du règlement de la Cour,

la décision du président de traiter l’affaire en priorité conformément à l’article 41 du règlement de la Cour.

 

Après en avoir délibéré en chambre du conseil les 17 janvier et 30 mai 2023,

Rend l’arrêt que voici, adopté à cette dernière date :

INTRODUCTION

1.  La requête a été introduite par une athlète de niveau international spécialiste des courses de demi-fond (800 à 3 000 mètres), qui se plaint d’un règlement de l’International Association of Athletics Federations (« l’IAAF », désormais World Athletics) l’obligeant à réduire son taux naturel de testostérone par des traitements hormonaux pour pouvoir participer aux compétitions internationales dans la catégorie féminine. Refusant de se soumettre à un traitement hormonal, la requérante n’a pas pu participer aux compétitions internationales. Ses recours contre le règlement en question ont été rejetés par le Tribunal arbitral du sport (« TAS ») et le Tribunal fédéral. Elle invoque les articles 3, 6, 8, 13 et 14 de la Convention à l’appui de ses thèses.

EN FAIT

2.  La requérante est née en 1991 et réside à Pretoria. Elle est représentée par Me S. Sfoggia, avocate à Paris.

3.  Le Gouvernement a été représenté par son agent, M. A. Chablais, de l’Office fédéral de la justice.

I.        L’ORIGINE DE L’AFFAIRE

4.  La requérante est une athlète sud-africaine de niveau international, spécialiste des courses de demi-fond (800 à 3 000 mètres). Elle a notamment remporté la médaille d’or du 800 mètres féminin aux Jeux Olympiques de Londres (2012) et de Rio de Janeiro (2016). Elle est également triple championne du monde de la discipline (Berlin 2009, Daegu 2011, Londres 2017).

5.  Après sa victoire dans l’épreuve du 800 mètres féminin aux Championnats du monde de Berlin en 2009, elle fut soumise à un test de vérification du sexe [1] afin de contrôler si elle n’était pas un homme d’un point de vue biologique, et l’IAAF attira son attention sur le fait qu’elle devrait dorénavant abaisser son taux de testostérone au-dessous d’un certain seuil si elle entendait s’aligner sur ses distances de prédilection lors des compétitions internationales d’athlétisme à venir.

6.  En dépit des sérieux effets secondaires ressentis à cause du traitement hormonal suivi, la requérante s’imposa dans l’épreuve du 800 mètres féminin lors des Championnats du monde de Daegu (2011) et des Jeux Olympiques de Londres (2012).

7.  À la suite d’une sentence intérimaire prononcée dans l’affaire Dutee Chand le 24 juillet 2015 (paragraphes 67 et suivants ci-dessous) par le TAS qui avait temporairement suspendu le règlement de l’IAAF alors en vigueur au motif que cette dernière n’avait pas démontré que les athlètes hyperandrogènes [2] possédaient un avantage significatif en termes de performance par rapport aux autres athlètes féminines, la requérante cessa de suivre son traitement hormonal. En 2016, elle fut une nouvelle fois sacrée championne olympique dans l’épreuve du 800 mètres.

8.  Le 23 avril 2018, l’IAAF publia son nouveau règlement intitulé « Règlement régissant la qualification dans la catégorie féminine (pour les athlètes présentant des différences du développement sexuel) » (« le Règlement DSD » ; voir paragraphes 59 et suivants ci-dessous).

9.  La requérante, qui ne contestait pas être une « athlète concernée » au sens dudit règlement, refusa de s’y conformer car, selon elle, il l’obligeait, à subir des traitements hormonaux, aux effets secondaires encore mal connus, en vue de réduire son taux naturel de testostérone pour pouvoir participer à une compétition internationale dans la catégorie féminine.

10.  Le 18 juin 2018, elle déposa une requête d’arbitrage devant le TAS, dont le siège se situe à Lausanne, par laquelle elle entendait contester la validité du règlement en question (CAS 2018/O/5794).

11.  Le 25 juin 2018, l’Athletics South Africa (ASA), la fédération sud‑africaine d’athlétisme, saisit également le TAS (CAS 2018/O/5798), appuyant la cause de la requérante.

12.  Le TAS prononça la jonction des causes le 29 juin 2018. Le 23 juillet 2018, il informa les parties des noms des trois arbitres qui composeraient la formation chargée d’examiner leur affaire.

13.  En cours de procédure, l’IAAF modifia la liste des différences du développement sexuel (« les DSD ») couvertes par le Règlement DSD, de sorte que celui‑ci s’applique désormais uniquement aux athlètes « 46 XY DSD », c’est-à-dire aux personnes possédant des chromosomes XY et non des chromosomes XX. En d’autres termes, les personnes possédant des chromosomes XX mais ayant un taux de testostérone plus élevé ne sont pas soumises à ce règlement.

14.  À l’issue de l’échange d’écritures, le TAS siégea à Lausanne du 18 au 22 février 2019. De nombreux experts furent entendus au cours de ces cinq jours d’audience.

II.     LA SENTENCE DU TAS DU 30 AVRIL 2019

15.  Par sentence motivée du 30 avril 2019, le TAS rejeta la requête d’arbitrage. La majorité de ses membres arriva à la conclusion que le Règlement DSD était certes discriminatoire, mais qu’il constituait néanmoins un moyen nécessaire, raisonnable et proportionné d’atteindre les buts poursuivis par l’IAAF, à savoir assurer une compétition équitable. [3]

16.  À titre préliminaire, la formation précisa que, faute d’accord entre les parties, elle n’était pas autorisée à statuer en équité et qu’elle appliquerait, dès lors, en premier lieu, la réglementation interne de l’IAAF et la Charte Olympique et, à titre subsidiaire, le droit monégasque.

17.  Procédant à l’examen du bien-fondé des requêtes jointes, les arbitres considérèrent ce qui suit :

« B.c.a.  A. [la requérante] est une femme. Elle est née femme et a été élevée en tant que telle. Elle a vécu et couru en tant que femme. Elle est - et a de tout temps été - reconnue légalement comme une femme et s’est toujours identifiée comme telle (...).

L’IAAF est chargée d’édicter des règlements visant à faciliter et garantir une compétition équitable au profit de tous les athlètes (...). Après la puberté, les hommes surclassent les femmes en termes de performance athlétique et l’écart qui les sépare est insurmontable. C’est pourquoi, l’IAAF a jugé indispensable de créer une « classe protégée » d’athlètes féminines (...). La nécessité d’une telle séparation entre les compétitions féminine et masculine n’est pas remise en cause (...).

Une fois que l’on reconnaît qu’il est légitime d’avoir des catégories séparées hommes/femmes, il est impératif de concevoir un moyen objectif, équitable et effectif de déterminer quelles personnes peuvent accéder à la « classe protégée » (...). A priori, la solution semble aisée. Réserver l’accès à la « classe protégée » aux athlètes de sexe féminin, à l’exclusion des personnes de sexe masculin. Cependant, cela suppose que le sexe est une notion forcément binaire. Tel n’est pas le cas. La situation est plus complexe. Alors que les épreuves d’athlétisme ont été divisées en deux catégories (hommes/femmes), une distinction nette entre les hommes et les femmes n’existe pas en réalité. La classification binaire dans le domaine de l’athlétisme ne coïncide dès lors pas parfaitement avec les diverses caractéristiques sexuelles de la biologie humaine (...). À cet égard, il est important de garder à l’esprit que les termes hommes/femmes peuvent avoir plusieurs significations suivant le contexte : ils peuvent faire référence au sexe légal d’une personne (i. e. son sexe au regard de la loi), à son identité subjective de genre (i.e. la façon dont une personne s’identifie) ou à d’autres aspects relevant de la physiologie (par exemple les caractéristiques gonadiques ou le profil hormonal). Une règle qui cherche à définir le concept de masculinité ou de féminité dans un certain but peut aisément être perçue (à tort ou à raison) comme une tentative de remettre en cause la masculinité ou la féminité d’un individu à d’autres fins ou dans d’autres contextes (...).

Au cours des dernières années, la situation s’est encore complexifiée. La question du sexe légal a évolué à maints endroits dans le monde entier. Aux yeux de la loi, le sexe n’est plus nécessairement binaire. Divers États reconnaissent d’autres statuts légaux, comme celui d’intersexe. [4] De plus, certaines lois nationales autorisent un individu à changer de sexe (...).

Le Règlement DSD représente la dernière tentative de l’IAAF de concilier la division binaire hommes/femmes dans les épreuves d’athlétisme avec le spectre hétéroclite des caractéristiques sexuelles biologiques et les lois nationales de plus en plus complexes et différentes régissant le sexe (...).

La présente cause soulève différentes questions scientifiques, juridiques et éthiques. Des intérêts divergents s’affrontent. Il est impossible de mettre en œuvre certains droits sans en restreindre d’autres. D’une part, chaque athlète a le droit de concourir, de voir son sexe légal et son identité de genre respectés et de ne pas subir une quelconque forme de discrimination. D’autre part, les athlètes féminines, qui sont biologiquement désavantagées par rapport aux sportifs masculins, ont le droit de pouvoir se mesurer à d’autres athlètes féminines et de bénéficier des avantages de la réussite sportive, tels que les places sur le podium et les gains qui en résultent (...).

(...) »

18.  Quant aux questions factuelles et scientifiques soulevées en l’espèce, y compris l’avantage qu’auraient les athlètes présentant des différences du développement sexuel par rapport aux autres athlètes féminines, le TAS releva ce qui suit :

« B.c.c.  Plusieurs questions factuelles et scientifiques complexes sont apparues au cours de la procédure. Au vu de l’incidence directe de ces éléments sur les concepts juridiques que la Formation doit appliquer, il est nécessaire de mettre en évidence les circonstances de fait pertinentes avant d’aborder les problèmes juridiques auxquels la Formation est confrontée (...).

Un certain nombre d’éminents experts se sont exprimés sur les différents points litigieux. Beaucoup d’opinions professées dans leurs rapports écrits ont été affinées par le mécanisme d’une série de « hot tubs », au cours desquels les experts ont été entendus simultanément par la Formation. Les critiques émises au sujet du manque d’indépendance de certains experts sont rejetées. La Formation est convaincue que chaque expert s’est efforcé d’exprimer fidèlement son propre point de vue (...).

B.c.c.a.  Les parties admettent toutes qu’au moment de la puberté, la testostérone en circulation dans l’organisme augmente la taille et la puissance des os et des muscles ainsi que le niveau du taux d’hémoglobine. À partir de cette période, les testicules produisent en moyenne 7 milligrammes (mg) de testostérone par jour, alors que la production quotidienne de testostérone n’est que de 0,25 mg chez les femmes. La concentration ordinaire de testostérone chez une femme ne présentant pas de DSD, produite essentiellement par les ovaires et les glandes surrénales, est comprise entre 0,06 et 1,68 nmol/L (exception faite des femmes affectées d’un syndrome des ovaires polykystiques [SOPK]). Le taux habituel de testostérone chez un homme se situe lui entre 7,7 et 29,4 nmol/L (...).

Il n’est pas contesté que le taux de testostérone de 5 nmol/L, prévu par le Règlement DSD, constitue un seuil qu’aucune personne de caryotype XX ne pourrait dépasser, sous réserve éventuellement d’une petite fraction de personnes atteintes du SOPK (...).

La testostérone, si elle n’est peut-être pas le seul élément expliquant l’augmentation de la masse corporelle maigre (« lean body mass ») et du taux d’hémoglobine ainsi que l’amélioration des capacités sportives, représente néanmoins le facteur principal à l’origine des avantages physiques susmentionnés.

(...)

La majorité écrasante des experts cités par les parties estime que la testostérone est le facteur principal des avantages physiques et donc de la différence entre les sexes au niveau de la performance athlétique. La Formation accepte cette conclusion (...).

B.c.c.b.  Procédant à l’examen des caractéristiques principales des athlètes possédant un caryotype XY et présentant une DSD (ci-après : les athlètes 46 XY DSD), la Formation commence par rappeler que toutes les DSD, comme le déficit en 5α‑réductase (5-ARD, selon son abréviation anglaise), sont susceptibles d’affecter le taux de testostérone. Les personnes présentant un 5-ARD possèdent des chromosomes masculins (XY), des gonades mâles (c’est-à-dire des testicules et non des ovaires) et un taux de testostérone comparable à celui des hommes (...).

B.c.c.c.  La Formation estime qu’il convient de déterminer si les femmes 46 XY DSD sont avantagées, sur le plan athlétique, par rapport aux autres athlètes féminines et, dans l’affirmative, si l’ampleur de cet avantage est susceptible de compromettre l’équité de la compétition dans certaines épreuves d’athlétisme (...).

(...)

Afin d’établir que les athlètes 46 XY DSD sont avantagées par rapport aux autres athlètes féminines, l’IAAF a fourni une série d’éléments de sources diverses, soit des preuves scientifiques relatives aux effets physiologiques de certaines conditions, comme le 5-ARD, et à la relation entre la testostérone endogène et la performance athlétique (...), des données d’observation de la corrélation entre les taux de testostérone endogène et les performances réalisées lors des Championnats du Monde d’athlétisme de Daegu et de Moscou, ainsi que des statistiques concernant la prévalence des athlètes 46 XY DSD dans certaines épreuves d’athlétisme (...).

Après avoir examiné soigneusement l’ensemble des preuves scientifiques produites par les parties, la majorité des membres de la Formation (ci-après : la majorité) accepte que, selon la prépondérance des preuves, les athlètes présentant un 5-ARD, ou d’autres formes de DSD, ont un taux de testostérone équivalant à la concentration ordinaire présente chez un homme. Il en résulte une importante amélioration de la capacité de performance sportive, qui se traduit, par exemple, par une augmentation de la masse et de la taille des muscles ainsi que du niveau du taux d’hémoglobine (...). Elle conclut que cela entraîne en pratique un avantage significatif en termes de performance dans certaines disciplines d’athlétisme visées par le Règlement DSD.

(...)

Pour parvenir à cette conclusion, la majorité souligne notamment la surreprésentation statistique frappante des athlètes présentant un 5-ARD sur les podiums d’une « Épreuve visée » au niveau international. Selon les preuves produites par l’IAAF, les DSD affectent une personne sur 20’000 dans la population ; dans les compétitions féminines de l’athlétisme d’élite, 7 athlètes sur 1’000 présentent une DSD, soit une prévalence 140 fois plus importante. La déficience en 5-ARD touche moins d’une personne sur 100’000 (<0.001 %), pourcentage sans commune mesure avec le nombre considérable de médailles remportées lors de compétitions internationales majeures (Jeux Olympiques, Championnats du monde, etc.) et les innombrables victoires obtenues ces dernières années dans une « Épreuve visée » lors des meetings de la Ligue de diamant (« Diamond League Series ») par les athlètes présentant une telle caractéristique (sentence, n. 533).

La majorité considère que la rareté du 5-ARD au sein de la population globale contraste avec le succès écrasant obtenu dans une « Épreuve visée » par les femmes présentant une telle caractéristique et constitue un élément probant important pour démontrer que les athlètes présentant un 5-ARD bénéficient d’un avantage significatif en termes de performance (...). Elle ne prétend pas quantifier précisément le degré exact de cet avantage. Après avoir pris en considération l’ensemble des éléments, la majorité conclut que les preuves recueillies étayent la thèse selon laquelle les athlètes 46 XY DSD possèdent un avantage significatif par rapport aux autres athlètes féminines, avantage d’une ampleur telle qu’il est susceptible de compromettre l’équité des compétitions (...). »

19.  En ce qui concerne la nécessité et le caractère raisonnable de la réglementation litigieuse, le TAS s’exprima dans les termes qui suivent :

« B.c.e.  S’agissant de la nécessité de la réglementation édictée, la Formation rappelle que vouloir assurer une compétition équitable dans les épreuves féminines d’athlétisme est un objectif légitime (...). Une fois que l’on reconnaît la légitimité de la division en deux catégories séparées hommes/femmes, il s’impose de fixer les critères permettant de ranger les athlètes dans l’une de ces catégories. La Formation admet que la seule référence au sexe légal d’une personne ne constitue pas toujours un moyen de distinction juste et effectif. L’institution de catégories séparées a pour but de protéger les personnes dont le corps a évolué d’une certaine manière après la puberté, en évitant que celles-ci ne doivent affronter des individus qui, en raison du fait que leur corps s’est développé d’une autre façon, possèdent certaines caractéristiques physiques leur conférant un avantage compétitif tel que toute compétition équitable entre les deux groupes est impossible. Dans la plupart des cas, le premier groupe se compose des personnes ayant un sexe légal et une identité de genre féminins, tandis que le second comprend des individus ayant un sexe légal et une identité de genre masculins. Cela n’est toutefois pas toujours vrai. La biologie humaine ne coïncide pas parfaitement avec le statut légal et l’identité de genre. Cet alignement imparfait entre la nature, le droit et l’identité est à l’origine du casse-tête au cœur de cette affaire. Qu’une personne soit légalement reconnue femme et s’identifie ainsi ne signifie pas nécessairement qu’elle ne dispose pas des avantages compétitifs insurmontables associés à certains traits biologiques prédominant chez les personnes qui sont généralement (mais pas toujours) reconnues légalement hommes et s’identifient de cette manière. C’est la biologie humaine, et non le statut légal ou l’identité de genre, qui détermine quels individus possèdent les traits physiques leur procurant cet avantage insurmontable (...).

Ainsi, il peut être légitime de régler le droit de participer à une compétition dans la catégorie féminine par référence aux facteurs biologiques plutôt qu’au seul sexe légal. La Formation souligne cependant que le critère de nécessité n’est satisfait que si les preuves établissent, au degré requis, que le facteur biologique procure un avantage compétitif suffisamment significatif dans chaque épreuve couverte par la réglementation. Si une caractéristique biologique confère un avantage substantiel dans la discipline A, mais pas dans la discipline B, un règlement faisant référence à ce critère biologique pour autoriser l’accès à l’événement B ne répondra pas à l’exigence de nécessité (...).

Selon l’IAAF, tous les différents facteurs qui contribuent à la performance sportive (entraînement, encadrement, nutrition, soutien médical, etc.) sont accessibles de la même manière aux hommes et aux femmes. En revanche, seuls les hommes peuvent profiter de l’exposition à des niveaux de testostérone supérieurs qui leur procure des avantages physiques vis-à-vis des femmes dans le cadre de la performance sportive. L’IAAF soutient que si l’objectif visé par la création d’une catégorie féminine est d’éviter que les athlètes ne possédant pas cet avantage lié au taux de testostérone doivent affronter des athlètes jouissant d’un tel avantage, la catégorie féminine perd sa raison d’être si l’on permet aux individus ayant un tel avantage de participer à une compétition dans cette catégorie ((...) « it is necessarily « category defeating » to permit any individuals who possess that testosterone-derived advantage to compete in that category »).

La majorité accepte la logique de l’argumentation de l’IAAF selon laquelle le degré de l’avantage compétitif lié à un taux de testostérone élevé est si important qu’il nécessite de protéger les athlètes qui n’en bénéficient pas. La Formation reconnaît que le critère qui détermine le droit de concourir au sein de la « classe protégée » doit s’aligner sur la raison à l’origine de la création de la catégorie féminine. Si l’existence de cette « classe protégée » est fondée sur l’impact significatif de certaines caractéristiques biologiques sur la performance dans diverses disciplines sportives, alors il est légitime de régler le droit d’être inclus dans cette « classe protégée » par référence à ces traits biologiques (...).

Selon la Formation, décider de la nécessité du Règlement DSD suppose que l’on détermine si le degré d’avantage compétitif dont jouissent certaines athlètes, en raison de leur taux de testostérone élevé, est à ce point significatif qu’il commande d’imposer à ces athlètes des restrictions si elles entendent concourir dans la catégorie féminine. La réponse à cette question implique la résolution d’un problème scientifique litigieux (l’existence et l’importance de l’avantage compétitif) et une appréciation (savoir si l’avantage est si important qu’il commande d’instaurer des conditions d’éligibilité (...)). Cet avantage peut ne pas être de l’ordre de 10-12 % mais il est suffisant pour permettre aux athlètes ayant un 5-ARD de battre systématiquement les athlètes féminines ne présentant pas de DSD (...). Sur la base des éléments avancés par les parties et de l’audition des différents experts, la majorité conclut que les athlètes féminines 46 XY DSD, sensibles aux androgènes, jouissent d’un avantage compétitif significatif et que celui-ci résulte de leur exposition à un taux de testostérone équivalant à la concentration ordinaire présente chez un homme (...). Elle estime que le taux élevé de testostérone des athlètes 46 XY DSD peut leur conférer un avantage insurmontable par rapport aux autres athlètes féminines ne présentant aucune DSD (...). La majorité reconnaît aussi que l’IAAF a démontré le caractère nécessaire des dispositions régissant les conditions d’éligibilité des athlètes 46 XY DSD à certaines épreuves afin de préserver l’équité des compétitions féminines d’athlétisme (...).

Par identité de motifs, la majorité considère que le Règlement DSD est également raisonnable (...). »

20.  S’agissant de la proportionnalité du Règlement DSD, le TAS considéra ce qui suit :

« B.c.f.  Examinant la validité du Règlement DSD au regard du principe de la proportionnalité, la majorité observe, tout d’abord, qu’il n’est ni nécessaire ni approprié d’examiner l’éventuel impact plus large du règlement litigieux en dehors du monde de l’athlétisme, dont l’IAAF est l’organe dirigeant (...).

B.c.f.a.  Les parties demanderesses soutiennent que les « Athlètes concernées », si elles souhaitent pouvoir s’aligner dans une « Épreuve visée », doivent se soumettre à un traitement qui n’est à la fois pas nécessaire sous l’angle médical et présente des effets secondaires sérieux et potentiellement dangereux. L’IAAF rétorque que le Règlement DSD n’exige pas d’une athlète qu’elle subisse la moindre opération chirurgicale. De plus, fait-elle valoir, la prise d’hormones est un traitement reconnu pour les personnes présentant certaines DSD et pour les patients transgenres. Les effets secondaires d’un tel traitement sont généralement limités et le statu quo ante revient rapidement lorsque le traitement prend fin (...).

À l’instar des parties, la Formation part du principe que la validité du Règlement DSD peut être appréciée dans le contexte de la prise de pilules contraceptives, en reconnaissant qu’un tel traitement n’est pas aussi efficace pour réduire le taux de testostérone que l’utilisation d’agonistes de l’hormone de libération des gonadotrophines (GnRH), l’interruption de ce dernier traitement étant probablement susceptible de provoquer des effets secondaires plus importants. Si les contraceptifs oraux ne permettaient pas de maintenir le taux de testostérone au-dessous du plafond de 5 nmol/L prévu par le Règlement DSD - requérant ainsi de l’athlète qu’elle se soumette à un traitement à base d’agonistes de la GnRH ou qu’elle subisse une gonadectomie (ablation chirurgicale des gonades) –, une analyse différente devrait être effectuée au regard du principe de la proportionnalité (...).

Selon les preuves fournies par des personnes qui traitent des individus présentant une DSD, les doses ordinaires de contraceptifs oraux sont efficaces pour réduire la testostérone à des niveaux normaux chez les femmes. La Prof. [G.-L.] a fait part de ses expériences cliniques en général plutôt qu’avec des athlètes, tandis que la Prof. [H.] a parlé de son expérience s’agissant de la réduction du taux de testostérone de 20 à 1 nmol/L. Toutefois, les preuves relatives aux effets d’un tel traitement sur les athlètes d’élite sont extrêmement limitées ; il s’agit principalement de la prise de pilules contraceptives par Mme A. en vue d’abaisser son taux de testostérone. Il n’existe aucune directive actuelle concernant la manière dont un clinicien devrait utiliser des pilules contraceptives afin de réduire le taux de testostérone d’une femme 46 XY DSD au‑dessous de 5 nmol/L et de le maintenir à ce niveau, même si certains experts cliniques l’ont fait (...).

La Formation reconnaît que l’usage de pilules contraceptives visant à réduire le taux de testostérone peut provoquer une série d’effets secondaires indésirables. Elle note que les expertises produites par les parties demanderesses décrivent différents effets indésirables pouvant résulter des diverses méthodes pharmacologiques et chirurgicales visant à réduire le taux de testostérone. Ces preuves corroborent les déclarations de Mme A. s’agissant des effets secondaires qu’elle dit avoir rencontrés (...). Les preuves des effets secondaires ressentis par Mme A. concernent les réactions lors de l’abaissement de son taux de testostérone à moins de 10 nmol/L (soit le taux de testostérone maximal autorisé sous l’empire de la précédente réglementation édictée par l’IAAF). Il n’existe pas de preuves (suffisantes) permettant à la Formation de déterminer si les effets secondaires augmenteraient en cas d’abaissement du taux de testostérone maximal autorisé à 5 nmol/L. La Formation part du principe, à tout le moins, que les effets secondaires seraient aussi importants que ceux subis par Mme A. (...). Il n’est pas possible de conclure que tous les effets secondaires rencontrés par Mme A., lorsqu’elle essayait de réduire son taux de testostérone, étaient dus au traitement hormonal, qu’ils ne pourraient pas être contrôlés autrement, qu’ils perdureraient (...) ni qu’une autre forme de pilules contraceptives, si elle était prescrite, entraînerait des effets secondaires similaires (...). Quoi qu’il en soit, certains cliniciens indiquent que les effets secondaires ne sont pas différents, par leur nature, de ceux ressentis par des milliers, voire des millions, d’autres femmes de caryotype XX qui prennent des contraceptifs oraux. Ces cliniciens affirment également que des précautions seraient prises en vue d’individualiser le traitement de manière à minimiser les effets secondaires lors de la prise de contraceptifs oraux destinée à abaisser les niveaux de testostérone des athlètes 46 XY DSD. S’agissant des problèmes sociaux, mentaux et psychologiques, il n’a pas été démontré que ceux-ci sont simplement et exclusivement imputables à l’usage de contraceptifs oraux. De plus, les éléments de preuve n’ont permis ni d’établir la période au cours de laquelle se manifestent les symptômes, ni si ceux-ci peuvent tous être directement attribués à l’utilisation de la pilule contraceptive (...). La majorité considère que le fait de requérir des athlètes 46 XY DSD qu’elles prennent des pilules contraceptives pour réduire leur taux de testostérone, afin de pouvoir participer aux « Épreuves visées » lors de compétitions féminines internationales, n’est pas, en soi, disproportionné. Dans ces circonstances, elle estime, sur la base des preuves actuelles, que les effets secondaires que pourraient rencontrer ces athlètes à la suite de la prise de contraceptifs oraux ne l’emportent pas sur le besoin d’appliquer le Règlement DSD en vue d’atteindre l’objectif légitime poursuivi qui est de protéger et de faciliter une compétition équitable dans la catégorie féminine (...). »

21.  En ce qui concerne plus spécifiquement l’allégation selon laquelle les « tests de féminité » porteraient atteinte à l’intégrité physique des athlètes, la formation s’exprima comme suit :

« B.c.f.b.  Les parties demanderesses soutiennent que l’obligation, faite aux athlètes ayant un taux de testostérone élevé, de se soumettre à des examens très intrusifs pour déterminer leur degré de virilisation, serait une forme de test de féminité à la fois subjectif et inapproprié, portant atteinte à l’intégrité physique. Le fait, pour une athlète, de découvrir qu’elle présente une DSD et d’être qualifiée d’athlète 46 XY DSD peut provoquer des souffrances psychologiques (sentence, n. 600). La Formation reconnaît les conséquences potentielles décrites et note que subir un examen de virilisation peut être malvenu et angoissant, même si cet examen est effectué avec le soin et la sensibilité nécessaires. Dans le même temps, elle relève aussi que le niveau de testostérone de tous les athlètes est contrôlé à des fins de lutte antidopage, laquelle implique d’identifier l’existence éventuelle de testostérone exogène. Si les résultats des contrôles antidopage font apparaître un taux de testostérone élevé dans l’échantillon fourni par une athlète 46 XY DSD, qui n’est pas au courant de sa condition, de plus amples examens se révéleront probablement nécessaires afin d’exclure tout soupçon de dopage et d’établir que l’athlète présente une DSD. Ces mesures d’investigation auront probablement pour effet d’informer l’athlète de sa condition, que le Règlement DSD soit ou non en vigueur. Par conséquent, au moment d’apprécier la proportionnalité du Règlement DSD, la Formation tient compte à la fois de la probabilité que les « Athlètes concernées » subiront des examens non désirés et de la possibilité que ceux-ci puissent, dans certains cas, permettre de révéler des informations médicales susceptibles d’aider les athlètes à prendre des décisions éclairées sur d’éventuels traitements médicaux nécessaires et de les prémunir contre d’éventuelles suspicions de dopage (...). »

22.  Quant à l’application prétendument arbitraire du Règlement DSD, le TAS poursuivit comme suit :

« Mme A. fait encore valoir que le Règlement DSD sera inévitablement appliqué de façon arbitraire, puisqu’il n’existe aucun test objectif permettant d’évaluer le degré de virilisation. L’examen de la virilisation dépendrait ainsi de l’appréciation subjective des cliniciens en charge de celui-ci. La Formation relève que les conditions d’éligibilité prévues par le Règlement DSD s’appliquent uniquement aux athlètes possédant un taux de testostérone supérieur à 5 nmol/L et présentant une sensibilité suffisante aux androgènes. L’examen de cette seconde condition incombe au Manager médical de l’IAAF et au Panel d’experts, composé de médecins indépendants dûment qualifiés et expérimentés dans ce genre d’évaluations. Il existe une échelle reconnue de virilisation. Les Prof. [A.] et [H.] ont indiqué qu’il n’est pas difficile, pour un expert, d’apprécier le degré de sensibilité aux androgènes, en procédant à un examen physique et à une évaluation en laboratoire. De plus, le Règlement DSD prévoit que le bénéfice du doute profitera à l’athlète. Eu égard à l’ensemble de ces éléments, la majorité considère que l’exigence liée à l’examen du degré de virilisation ne rend pas le Règlement DSD disproportionné (...). »

23.  Quant à la question de la confidentialité, le TAS s’exprima comme suit :

« B.c.f.c.  À propos du risque de voir le statut des « Athlètes concernées » rendu public, la Formation admet que l’IAAF a su, avec succès, maintenir confidentielles les informations relatives aux athlètes visées par sa précédente réglementation. Néanmoins, la confidentialité sera probablement vidée de son sens, dans les cas où, par exemple, une « Athlète concernée », qui s’est qualifiée à l’échelon national, ne s’aligne pas ensuite dans une « Épreuve visée » lors des compétitions féminines internationales. Dans une telle situation, il ne serait en effet pas difficile pour un observateur avisé d’en inférer qu’il s’agit d’une athlète 46 XY DSD ayant refusé (ou n’ayant pas été en mesure) de réduire son taux de testostérone au-dessous de la limite autorisée. La Formation estime qu’il s’agit probablement d’un effet préjudiciable inévitable du Règlement DSD. Elle considère que cet élément ne rend pas le Règlement DSD disproportionné compte tenu des intérêts légitimes poursuivis par cette réglementation. Pour aboutir à sa conclusion générale quant à la proportionnalité du Règlement DSD, elle tient néanmoins compte de la probabilité qu’un certain préjudice puisse découler de la divulgation (...). »

24.  À l’argument tiré par la requérante d’une sélection selon elle arbitraire des épreuves visées au sens du Règlement DSD, le TAS répondit ce qui suit :

« B.c.f.d.  Les parties demanderesses soutiennent que les « Épreuves visées » au sens du Règlement DSD ont été sélectionnées de façon arbitraire. Elles soulignent que certaines disciplines, pour lesquelles l’existence d’un avantage compétitif ressort de l’étude BG 17 (tels le lancer du marteau et le saut à la perche), ne figurent pas dans le Règlement DSD, tandis que d’autres, comme le 1’500 mètres et le mile, où la preuve d’un tel avantage était moins évidente, ont été incluses dans la liste des « Épreuves visées » (...). L’IAAF a fourni des éléments de preuve concernant toutes les « Épreuves visées ». Selon elle, la décision de ne pas inclure d’autres épreuves dans le cadre du Règlement DSD s’explique par le fait que les preuves disponibles établissent que le nombre d’athlètes 46 XY DSD pratiquant, au niveau international, certaines disciplines d’athlétisme, est insuffisant pour justifier l’inclusion de celles-ci dans la liste des « Épreuves visées ». L’IAAF affirme que cette approche prudente et conservatrice vise à garantir que le Règlement DSD impose le moins possible de restrictions afin d’assurer l’équité des compétitions au sein de la catégorie féminine (...). Sur la base des preuves présentées à la Formation, la décision d’inclure les disciplines du 1’500 mètres et du mile dans les « Épreuves visées » semble être fondée, au moins en partie, sur le présupposé que les athlètes qui courent le 800 mètres le font aussi avec succès dans le 1’500 mètres et le mile. Les demanderesses n’ont toutefois présenté aucune observation portant spécifiquement sur l’inclusion de ces deux disciplines dans la liste des « Épreuves visées » (sentence, n. 608). La Formation a certaines préoccupations concernant ces deux épreuves, dont l’inclusion dans le Règlement DSD repose sur une base (au moins en partie) spéculative. La majorité considère néanmoins que l’IAAF a apporté une explication globale rationnelle sur la manière dont les « Épreuves visées » ont été définies. Bien qu’elle ait des préoccupations au sujet du 1’500 mètres et du mile, la Formation est consciente qu’elle n’a pas le pouvoir de réécrire le Règlement DSD ni d’amender la liste des « Épreuves visées ». Il lui appartient plutôt d’apprécier, dans sa globalité, la proportionnalité du Règlement DSD. Sur le vu des preuves produites par les parties, la majorité n’estime pas que le choix des « Épreuves visées » considéré dans sa globalité (« in toto »), serait de nature à rendre ce règlement disproportionné (...). »

25.  Le TAS poursuivit son examen de la proportionnalité comme suit :

« B.c.f.e.  S’agissant du taux de testostérone maximal autorisé, celui-ci était de 10 nmol/L sous l’empire de la précédente réglementation édictée par l’IAAF, examinée dans l’affaire Chand. L’IAAF a abaissé cette limite à 5 nmol/L dans le Règlement DSD. Il ressort de certains éléments fournis par l’IAAF qu’il existe un avantage en termes de performance, qui se traduit par une augmentation de la masse et de la taille des muscles ainsi que du taux d’hémoglobine, lorsque le taux de testostérone dépasse 5 nmol/L tout en restant inférieur à 10 nmol/L. La Formation considère donc que la décision de réduire la limite autorisée de 10 à 5 nmol/L n’est pas arbitraire (...).

B.c.f.f. Une autre question se pose, que les parties n’ont mise en évidence, dans leurs conclusions finales, qu’après l’achèvement de la phase probatoire et des « hot tubs ». Il s’agit des fluctuations involontaires des niveaux de testostérone et de la capacité d’une athlète à maintenir son taux de testostérone au-dessous de la limite de 5 nmol/L, en dépit de celles-ci. Des pics de testostérone ont été enregistrés chez Mme A. lorsqu’elle suivait régulièrement son traitement hormonal. Des preuves établissent, en particulier, qu’au cours de la période durant laquelle Mme A. prenait régulièrement la pilule contraceptive, son taux de testostérone, bien que toujours inférieur à la valeur de 10 nmol/L alors autorisée, a subi des fluctuations importantes, oscillant entre 0,5 et 7,85 nmol/L. Mme A. suggère qu’une athlète pourrait, en raison de ces pics, dépasser involontairement le taux de testostérone maximal autorisé de 5 nmol/L, même en suivant consciencieusement le traitement hormonal (...).

La Formation est d’avis que pareille circonstance soulève une question très importante sous l’angle du principe de la proportionnalité, eu égard à la nouvelle limite autorisée de 5 nmol/L. Si une « Athlète concernée » suit scrupuleusement le traitement prescrit en vue d’abaisser son taux de testostérone, mais que celui-ci subit des fluctuations qui l’entraînent au-dessus du maximum admis, elle sera malgré tout inéligible selon le Règlement DSD, dans sa teneur à la date de l’audience. Il lui sera impossible de démontrer que les fluctuations involontaires de son taux de testostérone n’ont eu aucun impact sur sa performance. De plus, afin de surveiller de telles fluctuations, elle devra en assurer elle-même le contrôle continu, vraisemblablement à ses frais, durant les phases d’entraînement et de repos. Il semble inévitable que l’athlète ne connaisse pas les résultats de ces tests avant plusieurs jours. Partant, il est probable qu’elle puisse participer à une épreuve sans être à même de savoir si son taux de testostérone est inférieur à la limite réglementaire le jour de la compétition. Il est sérieusement à craindre dès lors qu’une athlète puisse être disqualifiée - avec toutes les conséquences préjudiciables que cela implique - bien qu’elle ait fait tout son possible pour se conformer au Règlement DSD (...).

Pour apprécier la proportionnalité du Règlement DSD, une pesée des différents intérêts antagonistes en présence est nécessaire. D’un côté, il y a la fixation d’une nouvelle limite du taux de testostérone, arrêtée à 5 nmol/L, laquelle correspond au plus haut niveau de testostérone présent ordinairement chez la femme ; de l’autre, il y a les effets secondaires liés aux médicaments utilisés afin de réduire le taux de testostérone ainsi que le risque de fluctuations de celui-ci au-delà du maximum autorisé, sans parler des difficultés pour une athlète à maintenir constamment son taux de testostérone dans les limites réglementaires, à vérifier de façon adéquate et en temps réel son niveau de testostérone et à supporter le coût de ces contrôles (...).

Les questions de conformité (« compliance ») sont très importantes. Si le Règlement DSD ne peut être appliqué de façon équitable en pratique, il pourrait s’avérer ultérieurement disproportionné, puisqu’une réglementation qui est impossible ou excessivement difficile à mettre en œuvre ne constitue pas une atteinte proportionnée aux droits des athlètes 46 XY DSD. La Formation n’a, par la force des choses, aucune preuve directe de la conformité au Règlement DSD, dès lors que celui-ci n’est pas encore entré en vigueur. Néanmoins, le taux maximal de 5 nmol/L et la capacité des athlètes 46 XY DSD à s’assurer, en pratique, que leur niveau de testostérone n’excédera pas cette limite la préoccupent. Cela devra nécessairement faire l’objet d’une surveillance de la part de l’IAAF, qui devra s’assurer que l’application de cette exigence est praticable (...). En ce qui concerne la mise en œuvre concrète du Règlement DSD par l’IAAF, la Formation dispose uniquement du texte de la réglementation et des opinions émises par les différents experts. Certains experts médicaux, qui doivent déterminer la sensibilité aux androgènes de leurs patients dans le cadre de leur pratique clinique régulière, et qui figurent dans la liste des médecins appelés à procéder aux examens prévus par le Règlement DSD, se sont exprimés devant la Formation, témoignant d’un niveau de soins élevé et d’une approche bienveillante s’agissant du traitement des femmes présentant une DSD. Cet élément, le fait que le bénéfice du doute profite à l’athlète, ainsi qu’une approche pratique lors du contrôle du respect du maintien du taux de testostérone à un niveau n’excédant pas 5 nmol/L, sont d’une importance cruciale pour la Formation dans la pesée des intérêts effectuée sous l’angle du principe de la proportionnalité (...). Quoi qu’il en soit, les problèmes relatifs aux difficultés potentielles de mise en œuvre pratique du Règlement DSD sont de nature spéculative (exception faite de la difficulté possible de prendre la pilule contraceptive pour une athlète lorsqu’elle souffre d’une infection gastro-intestinale) et les preuves font défaut en ce qui concerne la possibilité de respecter concrètement l’exigence liée au taux maximal de testostérone de 5 nmol/L. La tâche de la Formation consiste à examiner le Règlement DSD tel qu’édicté, et non encore mis en œuvre. Les conséquences hypothétiques de la façon dont pourrait être appliquée ladite réglementation ne permettent pas d’en conclure que le Règlement DSD est actuellement et à première vue disproportionné (...). »

26.  Le TAS résuma ses considérations précédentes dans les termes qui suivent :

« B.c.g.  Sur la base des preuves recueillies, il apparaît à la majorité que l’IAAF a démontré le caractère nécessaire, raisonnable et proportionné du Règlement DSD. La Formation n’en reste pas moins sérieusement préoccupée quant à l’application future du Règlement DSD. Quoique les éléments de preuve à sa disposition n’aient pas établi que ces inquiétudes seraient justifiées ou infirmeraient la conclusion tirée, il pourrait en aller autrement à l’avenir, si une attention constante n’était pas portée au caractère équitable de la mise en œuvre des dispositions réglementaires (...). Mme A. a soulevé des questions concernant la difficulté à se conformer aux exigences du Règlement DSD qui, si elles étaient avérées, pourraient permettre de tirer une conclusion différente sous l’angle de la proportionnalité. Cependant, en l’état actuel, ces éléments n’ont pas été prouvés, et la majorité considère que les effets secondaires du traitement hormonal, même s’ils sont significatifs, ne l’emportent pas sur les intérêts poursuivis par l’IAAF (...).

La Formation ne peut statuer en équité, faute d’une autorisation des parties. Elle considère toutefois comme approprié de faire part de ses préoccupations sur plusieurs aspects du Règlement DSD et de réitérer ses inquiétudes quant à la potentielle incapacité d’une athlète, suivant scrupuleusement le traitement hormonal qui lui a été prescrit, de satisfaire aux exigences prévues par le Règlement DSD, et, plus spécifiquement, quant aux conséquences d’un dépassement involontaire et inévitable de la limite de 5 nmol/L (...). En outre, les preuves d’un avantage athlétique concret en faveur des athlètes 46 XY DSD dans les disciplines du 1’500 mètres et du mile peuvent êtres décrites comme peu nombreuses (rares, faibles, « sparse »). L’IAAF pourrait envisager de différer l’application du Règlement DSD à ces deux épreuves jusqu’à ce que des preuves supplémentaires soient disponibles (...). La Formation encourage fortement l’IAAF à tenir compte de ses préoccupations lors de l’application du Règlement DSD. À cet égard, elle prend note de l’affirmation de l’IAAF selon laquelle le Règlement DSD est un instrument vivant (« living instrument »). Dans le même temps, la majorité n’exclut pas que, à l’usage, l’application de la réglementation litigieuse fasse ressortir des éléments, dûment étayés, susceptibles d’influer globalement sur la proportionnalité du Règlement DSD, en ce sens qu’ils établiraient la nécessité de modifier certaines dispositions de celui-ci afin d’en garantir une application conforme au principe de la proportionnalité ou qu’ils fourniraient de nouveaux arguments pour ou contre l’inclusion de certaines disciplines dans la liste des « Épreuves visées » (...).

En définitive, la Formation, à la majorité de ses membres, arrive à la conclusion que le Règlement DSD, s’il est certes discriminatoire, n’en constitue pas moins un moyen nécessaire, raisonnable et proportionné d’atteindre les buts poursuivis par l’IAAF (...). »

III.   LA PROCÉDURE DEVANT LE TRIBUNAL FÉDÉRAL ET L’ARRÊT RENDU PAR CELUI-CI LE 25 AOÛT 2020

27.  Le 28 mai 2019, la requérante saisit le Tribunal fédéral suisse d’un recours en matière civile, alléguant, entre autres, une discrimination fondée sur le sexe par rapport aux athlètes masculins et féminines sans DSD, ainsi que des atteintes à sa dignité humaine et aux droits de sa personnalité. Elle assortit son recours d’une requête de mesures superprovisionnelles et provisionnelles ainsi que d’une demande d’effet suspensif, en vue d’obtenir l’annulation de la sentence du TAS du 30 avril 2019.

28.  Par ordonnance du 31 mai 2019, la Présidente de la première Cour de droit civil donna l’ordre à l’IAAF, à titre superprovisionnel, de suspendre immédiatement la mise en œuvre du Règlement DSD à l’égard de la requérante afin de maintenir la situation inchangée jusqu’à décision sur la requête de mesures provisionnelles.

29.  Par ordonnance du 29 juillet 2019, la Présidente de la première Cour de droit civil rejeta la requête de mesures provisionnelles et d’effet suspensif.

30.  Par un arrêt du 25 août 2020, notifié le 7 septembre 2020, le Tribunal fédéral rejeta le recours, estimant que le règlement de l’IAAF constituait une mesure apte, nécessaire et proportionnée aux buts légitimes de l’équité sportive et du maintien de la « classe protégée ».

31.  Examinant si la requérante avait un intérêt digne de protection à l’annulation de la sentence attaquée, le Tribunal fédéral déclara ce qui suit :

« 4.1.2.  La recourante, qui a pris part à la procédure devant le TAS, est particulièrement touchée par la décision attaquée, puisque le Règlement DSD, validé par le TAS, lui impose de remplir certaines exigences si elle entend s’aligner dans certaines épreuves lors des compétitions internationales d’athlétisme. Elle a ainsi un intérêt personnel, actuel et digne de protection à ce que la sentence soit annulée, ce qui lui confère la qualité pour recourir (art. 76 al. 1 [de la loi sur le Tribunal fédéral ; « la LTF »]). »

32.  Le Tribunal fédéral rappela également dans quel cadre juridique s’inscrivait le litige, ainsi que son rôle et l’étendue de son pouvoir d’examen en matière d’arbitrage international :

« 5.1.1.  Le Règlement DSD a été édicté par l’IAAF, une association de droit privé monégasque. Une athlète domiciliée en Afrique du Sud et sa fédération nationale, constituée elle aussi sous la forme d’une association de droit privé, ont contesté la validité dudit règlement, en initiant une procédure arbitrale contre l’IAAF devant le TAS. Ce dernier n’est ni un tribunal étatique ni une autre institution de droit public suisse, mais une entité, dépourvue de la personnalité juridique, émanant du CIAS, c’est‑à-dire d’une fondation de droit privé suisse (arrêt de la Cour européenne des droits de l’homme Mutu et Pechstein contre Suisse du 2 octobre 2018, § 65). Dans le cadre de la procédure conduite devant elle, la Formation du TAS n’a pas examiné la validité du Règlement DSD au regard du droit suisse puisqu’elle a appliqué la réglementation interne de l’IAAF (« IAAF’s Constitution and Rules »), la Charte Olympique ainsi que le droit monégasque (sentence, n. 424). Le siège du TAS constitue ainsi l’unique point de rattachement avec la Suisse.

5.1.2.  Dans l’arrêt de principe Lazutina du 27 mai 2003, le Tribunal fédéral, après avoir examiné la question par le menu, est arrivé à la conclusion que le TAS est suffisamment indépendant pour que les décisions qu’il rend dans les causes intéressant cet organisme puissent être considérées comme de véritables sentences, assimilables aux jugements d’un tribunal étatique (ATF 129 III 445 consid. 3.3.4). Depuis lors, cette jurisprudence a été confirmée à maintes reprises (...).

Dans l’affaire Mutu et Pechstein contre Suisse (arrêt précité du 2 octobre 2018), la Cour européenne des droits de l’homme (ci-après : la CourEDH) a été amenée elle aussi à se prononcer sur la question de l’indépendance et de l’impartialité du TAS. Elle a tout d’abord rappelé que le droit d’accès à un tribunal, garanti par l’art. 6 de la Convention européenne des droits de l’homme (ci-après : CEDH), n’implique pas nécessairement le droit de pouvoir saisir une juridiction de type classique, intégrée aux structures judiciaires d’un État. L’art. 6 par. 1 CEDH ne s’oppose ainsi pas à ce que des tribunaux arbitraux soient créés afin de juger certains différends de nature patrimoniale opposant des particuliers (arrêt Mutu et Pechstein, précité, § 93 s.).

Comme la patineuse de vitesse professionnelle Claudia Pechstein n’avait pas eu d’autre choix que d’accepter la clause arbitrale, la CourEDH en a conclu qu’il s’agissait d’un arbitrage forcé, en ce sens qu’il n’existait aucune possibilité pour l’intéressée de soustraire le litige au tribunal arbitral. Si une telle forme d’arbitrage n’est certes pas prohibée, le tribunal arbitral doit cependant offrir les garanties prévues par l’art. 6 par. 1 CEDH, en particulier celles d’indépendance et d’impartialité (arrêt Mutu et Pechstein, précité, § 95 et 114 s.). Examinant si le TAS peut passer pour un tribunal « indépendant et impartial, établi par la loi » au sens de cette disposition, la CourEDH a jugé qu’il a les apparences d’un tribunal établi par la loi et qu’il est véritablement indépendant et impartial (arrêt Mutu et Pechstein, précité, § 149 et 159), ce qu’elle a du reste confirmé encore récemment (arrêt Michel Platini contre Suisse du 11 février 2020, § 65).

5.1.3.  Ces précisions étant faites, il y a lieu de garder à l’esprit que les recourantes ont pu porter le litige qui les oppose à l’IAAF devant le TAS, lequel est non seulement un tribunal indépendant et impartial, jouissant d’un plein pouvoir d’examen en fait et en droit, mais aussi une juridiction spécialisée.

5.2.  Il convient à présent de rappeler quel est le rôle du Tribunal fédéral lorsqu’il statue sur un recours dirigé contre une sentence arbitrale internationale et quelle est l’étendue de son pouvoir d’examen.

5.2.1.  Le recours en matière d’arbitrage international ne peut être formé que pour l’un des motifs énumérés de manière exhaustive à l’art. 190 al. 2 [de la loi fédérale sur le droit international privé ; « la LDIP »] (art. 77 al. 1 let. a LTF). Sont inapplicables à ce recours les art. 90 à 98 LTF, entre autres dispositions (art. 77 al. 2 LTF), ce qui exclut, notamment, la possibilité d’invoquer le moyen pris de l’application arbitraire du droit. L’examen matériel d’une sentence arbitrale internationale, par le Tribunal fédéral, est limité à la question de la compatibilité de la sentence avec l’ordre public (ATF 121 III 331 consid. 3a).

(...)

5.2.4.  (...) S’agissant du recours à l’arbitrage dans le domaine du sport, la CourEDH a souligné qu’il y a un intérêt certain à ce que les différends qui naissent dans le cadre du sport professionnel, notamment ceux qui comportent une dimension internationale, puissent être soumis à une juridiction spécialisée qui soit à même de statuer de manière rapide et économique. En effet, les manifestations sportives internationales de haut niveau sont organisées dans différents pays par des organisations ayant leur siège dans des États différents, et elles sont souvent ouvertes à des athlètes du monde entier. Le recours à un tribunal arbitral international unique et spécialisé facilite une certaine uniformité procédurale et renforce la sécurité juridique (arrêt Mutu et Pechstein, précité, § 98 ; cf. aussi l’arrêt Ali Riza et autres contre Turquie du 28 janvier 2020, § 179). Cela est d’autant plus vrai lorsque les sentences de ce tribunal arbitral peuvent faire l’objet de recours devant la juridiction suprême d’un seul pays, en l’occurrence le Tribunal fédéral suisse, qui statue définitivement. La CourEDH a ainsi considéré qu’un système prévoyant le recours à une juridiction spécialisée, comme le TAS, en première instance, doublé d’une possibilité de recours, bien que limitée, devant un tribunal étatique, en dernière instance, pouvait représenter une solution appropriée au regard des exigences de l’art. 6 par. 1 CEDH (arrêt Mutu et Pechstein, précité, § 98).

5.2.6.  À la lumière des principes qui viennent d’être rappelés, il y a lieu d’admettre que les règles particulières qui régissent le recours dirigé contre une sentence arbitrale internationale - soit notamment la limitation des griefs admissibles (liste exhaustive de l’art. 190 al. 2 LDIP), un contrôle matériel de la sentence uniquement sous l’angle de la notion restrictive d’ordre public (art. 190 al. 2 let. e LDIP), des exigences strictes en matière d’allégation et de motivation des griefs et, de façon générale, un pouvoir d’examen restreint du Tribunal fédéral - sont compatibles avec les garanties de la CEDH. Il découle de ce qui précède que le Tribunal fédéral ne saurait être assimilé à une cour d’appel qui chapeauterait le TAS et vérifierait librement le bien-fondé des sentences en matière d’arbitrage international rendues par cet organe juridictionnel.

(...). »

33.  Examinant ensuite la violation de l’ordre public alléguée par la requérante, le Tribunal fédéral, commençant par réitérer les principes généraux, considéra ce qui suit :

« 9.  Dans un troisième moyen, divisé en plusieurs branches, la recourante soutient que la sentence attaquée viole l’ordre public matériel, au sens de l’art. 190 al. 2 let. e LDIP, à maints égards.

À l’appui de son grief de violation de l’ordre public matériel, la recourante, invoquant notamment plusieurs garanties de rang constitutionnel, fait valoir, en premier lieu, que la sentence attaquée est contraire au principe de l’interdiction de la discrimination. En deuxième lieu, elle se dit victime d’une atteinte aux droits de sa personnalité, dès lors que la sentence consacre une violation de plusieurs droits fondamentaux. En dernier lieu, elle dénonce une atteinte à la dignité humaine.

Avant d’examiner le mérite des critiques formulées au soutien de ce moyen, il convient de rappeler ce que recouvre la notion d’ordre public visée par la disposition susmentionnée.

9.1.  Une sentence est incompatible avec l’ordre public si elle méconnaît les valeurs essentielles et largement reconnues qui, selon les conceptions prévalant en Suisse, devraient constituer le fondement de tout ordre juridique (ATF 144 III 120 consid. 5.1 ; 132 III 389 consid. 2.2.3). Tel est le cas lorsqu’elle viole des principes fondamentaux du droit de fond au point de ne plus être conciliable avec l’ordre juridique et le système de valeurs déterminants (ATF 144 III 120 consid. 5.1). Qu’un motif retenu par un tribunal arbitral heurte l’ordre public n’est pas suffisant ; c’est le résultat auquel la sentence aboutit qui doit être incompatible avec l’ordre public (ATF 144 III 120 consid. 5.1). L’incompatibilité de la sentence avec l’ordre public, visée à l’art. 190 al. 2 let. e LDIP, est une notion plus restrictive que celle d’arbitraire (...). Selon la jurisprudence, une décision est arbitraire lorsqu’elle est manifestement insoutenable, méconnaît gravement une norme ou un principe juridique clair et indiscuté, ou heurte de manière choquante le sentiment de la justice et de l’équité ; il ne suffit pas qu’une autre solution paraisse concevable, voire préférable (ATF 137 I 1 consid. 2.4 ; 136 I 316 consid. 2.2.2 et les références citées). Pour qu’il y ait incompatibilité avec l’ordre public, il ne suffit pas que les preuves aient été mal appréciées, qu’une constatation de fait soit manifestement fausse ou encore qu’une règle de droit ait été clairement violée (...). L’annulation d’une sentence arbitrale internationale pour ce motif de recours est chose rarissime (ATF 132 III 389 consid. 2.1).

Pour juger si la sentence est compatible avec l’ordre public, le Tribunal fédéral ne revoit pas à sa guise l’appréciation juridique à laquelle le tribunal arbitral s’est livré sur la base des faits constatés dans sa sentence. Seul importe, en effet, pour la décision à rendre sous l’angle de l’art. 190 al. 2 let. e LDIP, le point de savoir si le résultat de cette appréciation juridique faite souverainement par les arbitres est compatible ou non avec la définition jurisprudentielle de l’ordre public matériel (arrêt 4A_157/2017 du 14 décembre 2017 consid. 3.3.3).

Il ne faut pas oublier que même lorsque le Tribunal fédéral est appelé à statuer sur un recours dirigé contre une sentence rendue par un tribunal arbitral ayant son siège en Suisse et autorisé à appliquer le droit suisse à titre supplétif, il est tenu d’observer, quant à la manière dont ce droit a été mis en œuvre, la même distance que celle qu’il s’imposerait vis-à-vis de l’application faite de tout autre droit et qu’il ne doit pas céder à la tentation d’examiner avec une pleine cognition si les règles topiques du droit suisse ont été interprétées et/ou appliquées correctement, comme il le ferait s’il était saisi d’un recours en matière civile dirigé contre un arrêt étatique (...). Ceci vaut à plus forte raison, lorsque, comme en l’espèce, le droit suisse n’était même pas applicable à titre de droit supplétif dans le cadre de la procédure arbitrale.

9.2.  C’est le lieu de préciser encore que la violation des dispositions de la CEDH ou de la Constitution ne compte pas au nombre des griefs limitativement énumérés par l’art. 190 al. 2 LDIP. Il n’est dès lors pas possible d’invoquer directement une telle violation. Les principes qui sous-tendent les dispositions de la CEDH ou de la Constitution peuvent cependant être pris en compte dans le cadre de l’ordre public afin de concrétiser cette notion (...).

Aussi le moyen tiré d’une violation de l’ordre public n’est-il pas recevable dans la mesure où il tend simplement à établir que la sentence incriminée serait contraire aux différentes garanties, tirées de la CEDH et de la Constitution, que la recourante invoque, ce d’autant moins que le droit suisse n’était pas applicable à la procédure arbitrale conduite par le TAS.

(...)

9.4. Dans l’ordonnance de mesures provisionnelles du 29 juillet 2019, la Présidente de la Cour de céans a souligné que la différenciation prétendument inadmissible repose en l’occurrence sur un règlement édicté par une association de droit privé. Elle a ajouté qu’il est douteux que la prohibition des mesures discriminatoires entre dans le champ d’application de la notion restrictive d’ordre public lorsque la discrimination est le fait d’une personne privée et survient dans des relations entre particuliers.

Certes, le Tribunal fédéral a, de jurisprudence constante, souligné que l’interdiction de la discrimination fait partie de l’ordre public (cf. par ex. ATF 144 III 120 consid. 5.1 ; 138 III 322 consid. 4.1 ; 132 III 389 consid. 2.2.1 ; 128 III 191 consid. 6b), mais s’il l’a fait, c’est dans l’idée de protéger au premier chef la personne vis-à-vis de l’État.

À cet égard, on peut relever que, sous l’angle du droit constitutionnel suisse, la jurisprudence considère que la garantie de l’interdiction de la discrimination (art. 8 al. 2 Cst.) s’adresse à l’État et ne produit en principe pas d’effet horizontal direct sur les relations entre personnes privées (...), ce qui rejoint l’avis de plusieurs auteurs (...). Aussi est-il loin d’être évident de retenir que l’interdiction de discrimination émanant d’un sujet de droit privé fasse partie des valeurs essentielles et largement reconnues qui, selon les conceptions prévalant en Suisse, devraient constituer le fondement de tout ordre juridique.

La recourante fait cependant valoir, non sans pertinence, que les relations entre un athlète et une fédération sportive mondiale présentent certaines similitudes avec celles qui lient un particulier à l’État. Il est vrai que le Tribunal fédéral a relevé que le sport de compétition se caractérise par une structure très hiérarchisée, aussi bien au niveau international qu’au niveau national. Établies sur un axe vertical, les relations entre les athlètes et les organisations qui s’occupent des diverses disciplines sportives se distinguent en cela des relations horizontales que nouent les parties à un rapport contractuel (ATF 133 III 235). Cela étant, il n’est pas certain que cela suffise pour admettre qu’un athlète puisse se prévaloir de l’interdiction de la discrimination dans le cadre d’un recours en matière civile dirigé contre une sentence arbitrale au titre de la violation de l’ordre public. »

34.  Toujours dans le cadre de l’examen de la violation alléguée de l’ordre public, le Tribunal fédéral poursuivit en examinant le grief tiré de la discrimination et réitéra les conclusions du TAS à cet égard, y compris quant au caractère nécessaire, raisonnable et proportionné de la réglementation litigieuse :

« 9.5.  Selon la définition jurisprudentielle, il y a discrimination, au sens de l’art. 8 al. 2 Cst., lorsqu’une personne est traitée différemment en raison de son appartenance à un groupe particulier qui, historiquement ou dans la réalité sociale actuelle, souffre d’exclusion ou de dépréciation (...). Le principe de non-discrimination n’interdit pas pour autant toute distinction basée sur l’un des critères énumérés à l’art. 8 al. 2 Cst., mais fonde plutôt le soupçon d’une différenciation inadmissible (...). En d’autres termes, distinguer ne signifie pas nécessairement discriminer. Les inégalités qui résultent d’une telle distinction doivent cependant faire l’objet d’une justification particulière (...). En matière d’égalité entre les sexes, un traitement distinct est possible s’il repose sur des différences biologiques excluant catégoriquement un traitement identique (ATF 126 I 1 consid. 2 et les arrêts cités).

9.6.1.  En l’occurrence, le TAS a considéré, au terme d’un examen approfondi et circonstancié, que les conditions d’éligibilité fixées par le Règlement DSD étaient prima facie discriminatoires, puisqu’elles créaient une différenciation fondée sur le sexe légal et les caractéristiques biologiques innées, mais qu’elles constituaient une mesure nécessaire, raisonnable et proportionnée en vue d’assurer l’équité et la défense de la « classe protégée » et de garantir une compétition équitable.

9.6.2.  S’agissant de la nécessité de la réglementation édictée, la Formation a tenu le raisonnement suivant, tel qu’il a été résumé plus avant dans la partie « Faits » du présent arrêt (cf. let. B.c.e) : elle a rappelé tout d’abord que vouloir assurer une compétition équitable dans les épreuves féminines d’athlétisme est un objectif légitime et qu’une fois la légitimité de la division en deux catégories séparées hommes/femmes admise, il est indispensable de fixer des critères permettant de déterminer quels athlètes peuvent participer à ces épreuves-là. À ce titre, elle a reconnu que la seule référence au sexe légal d’une personne ne constitue pas toujours un moyen de distinction juste et efficace, raison pour laquelle il peut être légitime de régler le droit de participer à une compétition dans la catégorie féminine par référence aux facteurs biologiques plutôt qu’au seul sexe légal. En effet, qu’une personne soit légalement reconnue femme et s’identifie ainsi ne signifie pas nécessairement qu’elle ne dispose pas de l’avantage compétitif insurmontable associé à certains traits biologiques qui prédominent chez les personnes généralement (mais pas toujours) reconnues hommes au point de vue du droit et s’identifiant de cette manière. C’est la biologie humaine, et non le statut légal ou l’identité de genre, qui détermine finalement quels individus possèdent les traits physiques leur procurant cet avantage insurmontable.

La Formation a admis que le critère qui détermine le droit de concourir au sein de la « classe protégée » doit s’aligner sur la raison à l’origine de la création de la catégorie féminine. Si l’existence de cette « classe protégée » est fondée sur l’impact significatif de certaines caractéristiques biologiques sur la performance dans diverses disciplines sportives, alors il est légitime de régler le droit d’appartenir à cette « classe protégée » par référence à ces caractéristiques biologiques.

La Formation a aussi reconnu que la testostérone est le facteur principal des avantages physiques et donc de la différence entre les sexes au niveau de la performance athlétique. Sur la base des éléments avancés par les parties et de l’audition des différents experts, elle a estimé que les athlètes féminines 46 XY DSD, sensibles aux androgènes, jouissent d’un avantage compétitif significatif et que celui-ci résulte de leur exposition à un taux de testostérone équivalant à la concentration ordinaire présente chez un homme. Elle a enfin considéré que les dispositions régissant les conditions d’éligibilité des athlètes 46 XY DSD à certaines épreuves sont nécessaires si l’on veut que les compétitions féminines d’athlétisme puissent se dérouler de manière équitable.

Pour les mêmes raisons, la Formation a considéré que le Règlement DSD est raisonnable.

9.6.3.  S’agissant du contrôle sous l’angle de la proportionnalité, la Formation, comme on l’a indiqué plus haut (cf. let. B.c.f), a ensuite procédé à un examen complet du Règlement DSD, analysant, dans ce cadre-là, toute une série d’aspects, à savoir les effets liés à la prise de contraceptifs oraux, le devoir des athlètes 46 XY DSD de se soumettre à des examens physiques intrusifs, le problème de la confidentialité, le cercle des « Épreuves visées », la limite autorisée du taux de testostérone ainsi que la capacité des athlètes à pouvoir maintenir leur taux de testostérone au-dessous de 5 nmol/L. Pour apprécier la proportionnalité du Règlement DSD, elle a estimé qu’une pesée des différents intérêts en présence était nécessaire. Elle a en particulier souligné que les effets secondaires du traitement hormonal, même s’ils sont significatifs, ne sont pas suffisants pour l’emporter sur les intérêts poursuivis par l’IAAF. Au terme de cet examen, elle a considéré que le Règlement DSD constituait une mesure appropriée. »

35.  S’agissant de la nécessité du Règlement DSD, le Tribunal fédéral considéra ce qui suit :

« 9.8.2.  Ces précisions faites, il convient de rappeler que la Formation a procédé notamment aux constatations suivantes :

-  la testostérone est le facteur principal des avantages physiques et donc de la différence entre les sexes au niveau de la performance athlétique (sentence, n. 492 s.) ;

-  les athlètes féminines 46 XY DSD possèdent des chromosomes masculins (XY), des gonades mâles (c’est-à-dire des testicules et non des ovaires) et un taux de testostérone comparable à celui des hommes (sentence, n. 497) ;

-  les athlètes féminines 46 XY DSD, sensibles aux androgènes, jouissent d’un avantage compétitif significatif résultant de leur exposition à un taux de testostérone équivalant à la concentration ordinaire présente chez un homme (sentence, n. 575) ;

-  cet avantage peut ne pas être de l’ordre de 10-12 % mais il est suffisant pour permettre aux athlètes ayant un 5-ARD de battre systématiquement les athlètes féminines ne présentant pas de DSD (sentence, n. 574).

Ces constatations de fait lient le Tribunal fédéral. Sur la base des faits souverainement constatés par elle, le raisonnement tenu par la Formation sous l’angle de la nécessité, n’apparaît nullement critiquable. À cet égard, la recourante ne peut être suivie lorsqu’elle tente de relativiser le caractère insurmontable de l’avantage dont jouissent les athlètes 46 XY DSD.

La recourante ne peut pas davantage être suivie lorsqu’elle fait valoir que la sentence attaquée serait contraire à l’ordre public au motif que la liste des « Épreuves visées », entérinée par la Formation, créerait une atteinte disproportionnée aux droits des athlètes 46 XY DSD. Tout d’abord, il est très douteux que cet élément, pris isolément, puisse suffire à retenir une contrariété avec l’ordre public. Ensuite, il est erroné de soutenir, comme le fait la recourante, que la Formation a constaté que les preuves relatives à l’avantage compétitif des athlètes 46 XY DSD dans les disciplines du 1'500 mètres et du mile sont « insuffisantes » (recours, n. 221). Bien que le TAS ait fait part de ses préoccupations quant à l’inclusion de ces deux épreuves dans le Règlement DSD et ait indiqué que l’IAAF pourrait envisager de différer l’application de ce règlement auxdites épreuves, il n’en a pas moins considéré que l’IAAF avait fourni des preuves pour toutes les « Épreuves visées » ainsi qu’une explication générale rationnelle sur la façon dont a été définie cette catégorie. Dans ces conditions, on ne saurait qualifier ce résultat de contraire à l’ordre public. »

36.  En ce qui concerne la proportionnalité du règlement litigieux, le Tribunal fédéral considéra ce qui suit :

« 9.8.3.1.  S’agissant de l’examen effectué par le TAS sous l’angle du principe de la proportionnalité, la Cour de céans tient tout d’abord à relever que la Formation, à l’issue d’une procédure arbitrale au cours de laquelle elle a tenu audience durant cinq jours et entendu un nombre très important d’experts, a rendu une sentence circonstanciée, comportant pas moins de 165 pages, traitant non seulement des questions scientifiques fort complexes mais aussi des problèmes juridiques extrêmement délicats. Dans ce cadre-là, le TAS a procédé à un examen complet des griefs soulevés par les parties. En outre, les arbitres ont tenu compte de tous les éléments et n’ont négligé aucune circonstance importante. Certes, la Formation n’a pas été en mesure, sur la base des preuves recueillies, d’apporter une réponse à toutes les nombreuses questions que soulève la présente affaire. Cela étant, on ne saurait lui reprocher d’avoir omis d’examiner certains aspects décisifs concernant le Règlement DSD. Elle a en effet procédé à une pesée soigneuse des différents intérêts en présence. D’un côté, le TAS a tenu compte de l’intérêt à garantir une compétition équitable au sein de l’athlétisme féminin et à assurer la défense de la « classe protégée », en vue de permettre aux athlètes féminines ne présentant pas de DSD de pouvoir exceller au plus haut niveau. De l’autre, il a pris en considération les effets des contraceptifs oraux sur la santé des athlètes 46 XY DSD, les atteintes liées aux examens physiques intrusifs visant à apprécier la sensibilité aux androgènes, les problèmes relatifs à la confidentialité et la possibilité pour les athlètes 46 XY DSD de réussir à maintenir leur taux de testostérone au-dessous de la limite réglementaire.

9.8.3.2.  Il reste à déterminer si le résultat auquel a abouti la Formation est contraire à l’ordre public, c’est-à-dire aux valeurs essentielles et largement reconnues qui, selon les conceptions prévalant en Suisse, devraient constituer le fondement de tout ordre juridique. La question doit être résolue par la négative. En effet, le résultat auquel aboutit la sentence attaquée n’est ni insoutenable ni même déraisonnable.

9.8.3.3.  À cet égard, il y a lieu d’insister sur le fait que le souci d’assurer, autant que faire se peut, un sport équitable constitue un intérêt tout à fait légitime. Certes, comme le relève la recourante, il n’existe pas, selon la jurisprudence, un ordre public propre au sport, une « lex sportiva » (arrêt 4A_312/2017, précité, consid. 3.3.2). Cela ne signifie pas pour autant qu’il ne faille pas tenir compte du contexte particulier dans lequel s’inscrit la présente cause, c’est-à-dire le sport de compétition, s’agissant d’apprécier la pondération des intérêts opérée par la Formation et le résultat auquel celle-ci a abouti.

Il est important de relever que la CourEDH elle-même attache un poids particulier à l’équité sportive. Dans un arrêt rendu le 18 janvier 2018, la CourEDH a reconnu que « la recherche d’un sport égalitaire et authentique se rattache au but légitime que constitue la protection des droits d’autrui » (Fédération nationale des associations et syndicats de sportifs (FNASS) et autres contre France, [nos 48151/11 et 77769/13,] § 166[, 18 janvier 2018]). (...)

Cet arrêt confirme ainsi que la recherche d’un sport équitable constitue un objectif important susceptible de justifier de sérieuses atteintes aux droits des sportifs. La présente cause soulève certes une question différente de celle du dopage. Nul ne conteste en effet que les athlètes 46 XY DSD n’ont jamais triché. Cela étant, il ne faut pas perdre de vue que l’avantage naturel qu’elles possèdent est d’une ampleur telle qu’il leur permet, sur les distances comprises entre le 400 mètres et le mile, de battre systématiquement les athlètes féminines ne présentant pas de DSD.

À cet égard, quoi que soutienne la recourante, dans une critique largement appellatoire, en invoquant de surcroît un moyen qu’elle n’a apparemment jamais soulevé devant le TAS, la loyauté et l’équité des compétitions ne concernent pas uniquement les problématiques liées au dopage, à la corruption et autres manipulations externes. Des caractéristiques innées propres aux athlètes d’un groupe déterminé peuvent aussi fausser l’équité des compétitions. Lorsqu’elles édictent des règlements, les fédérations sportives ont pour objectif d’assurer une compétition loyale et équitable (...). Ainsi, l’instauration de catégories séparées a pour but de réduire la différence entre les athlètes. C’est pourquoi, dans certains sports, plusieurs catégories ont été créées sur la base de critères biométriques. Par exemple, les boxeurs sont répartis en plusieurs catégories en fonction de leur poids. De même, dans la plupart des sports, dont l’athlétisme, les femmes et les hommes concourent dans deux catégories séparées, ces derniers étant naturellement avantagés du point de vue physique.

La séparation en deux catégories féminine et masculine implique cependant de devoir fixer une limite et des critères de distinction. Or, toute division binaire entre les hommes et les femmes, comme c’est le cas dans le domaine de l’athlétisme, soulève nécessairement certaines difficultés de classification. La présente affaire en est la parfaite illustration. À cet égard, il est intéressant de relever, au passage, que le droit australien, auquel se réfère l’IAAF dans sa réponse, prévoit expressément que le fait d’interdire à des personnes intersexes de participer à certaines compétitions sportives n’est pas illégal (...). Il est évident que les athlètes ne disposeront jamais des mêmes chances de succès dans les faits. Ainsi, par exemple, un athlète de grande taille sera certainement avantagé s’il joue au basketball, à l’instar d’un sportif aux grands pieds qui pratique la natation. Cela étant, il n’appartient pas au Tribunal fédéral d’opérer, abstraitement, des comparaisons entre les différentes disciplines pour apprécier si tel ou tel sportif dispose d’un avantage rendant la compétition sportive vide de sens. C’est avant tout aux fédérations sportives de déterminer dans quelle mesure tel ou tel avantage physique est susceptible de fausser la compétition (...) et, cas échéant, d’instaurer des règles d’éligibilité, juridiquement admissibles, de nature à remédier à cet état des choses. Aussi la recourante tente-t-elle en vain de tirer des parallèles entre la situation de sportifs pratiquant d’autres sports ou d’autres disciplines d’athlétisme et la sienne.

9.8.3.4.  L’objectif poursuivi par l’IAAF à savoir garantir l’équité de la compétition, que la recourante qualifie elle-même d’intérêt public (recours, n. 214), n’est pas le seul qui entre en ligne de compte. En effet, comme l’a souligné la Formation, la présente affaire se caractérise par le fait que des intérêts privés sont en conflit, puisque les intérêts des athlètes 46 XY DSD s’opposent à ceux des autres athlètes féminines ne présentant pas de DSD. Sur ce point, il convient de rappeler que celles-ci sont désavantagées et privées de chances de succès lorsqu’elles doivent affronter des athlètes 46 XY DSD. Les statistiques sont à cet égard particulièrement éloquentes. On ne saurait suivre la recourante lorsqu’elle soutient que la défense de la « classe protégée » tendrait uniquement à défendre les intérêts économiques des autres athlètes féminines. Une telle affirmation est par trop réductrice. En effet, la raison d’être de cette « classe protégée » est de permettre aux athlètes féminines de pouvoir bénéficier des mêmes opportunités que celles dont jouissent les athlètes masculins, afin de les inciter à faire les sacrifices nécessaires pour atteindre le plus haut niveau en matière d’athlétisme. Le triomphe au sein de l’élite internationale permet aux athlètes d’acquérir une notoriété certaine et de devenir des modèles auxquels s’identifient les jeunes sportives de leur pays et du monde entier. La volonté d’exceller au niveau de l’élite sportive n’est ainsi pas mue uniquement par des intérêts financiers. Le sport ne se réduit pas à un simple spectacle commercial ; il n’a pas été créé pour générer des flux monétaires (...). Lorsqu’une athlète s’avance sur la ligne de départ, elle recherche, avant toutes choses, sa satisfaction personnelle en tentant de battre ses adversaires (...).

9.8.3.5.  Pour tenter de concilier les intérêts des athlètes 46 XY DSD, ceux des autres athlètes féminines et les impératifs liés au sport de compétition, l’IAAF a édicté le Règlement DSD. Ce faisant, elle n’a pas opté pour la solution retenue en droit australien, lequel admet l’exclusion des personnes intersexes de toute activité sportive de compétition dans laquelle la force, l’endurance ou le physique des compétiteurs joue un rôle. Elle a choisi une solution moins drastique, en conditionnant la participation des athlètes 46 XY DSD, à diverses épreuves d’athlétisme (« Épreuves visées »), dans le cadre des compétitions internationales, au respect de certaines exigences. La Formation n’a pas manqué d’exprimer, à plusieurs reprises, certaines préoccupations. Cela étant, après avoir examiné le Règlement DSD sous toutes ses coutures, elle a conclu que celui‑ci constitue une mesure proportionnée. Dans ce cadre-là, elle n’a négligé aucune circonstance importante, puisqu’elle a notamment tenu compte des effets des contraceptifs oraux sur la santé des athlètes, des atteintes liées aux examens physiques intrusifs et des problèmes de confidentialité. S’agissant de ces différents points, la Cour de céans considère qu’il est important de mettre en exergue certains éléments retenus par le TAS.

Concernant les effets secondaires liés à l’utilisation de contraceptifs oraux, la Formation a admis que ceux-ci sont significatifs et que la recourante en a subi certains lorsqu’elle prenait la pilule contraceptive. Toutefois, elle s’est aussi refusée à conclure que tous les effets secondaires rencontrés par la recourante lorsqu’elle essayait de réduire son taux de testostérone étaient dus au traitement hormonal, que de tels effets ne pourraient pas être contrôlés autrement, qu’ils perdureraient (...) ou qu’un autre type de pilules contraceptives, s’il était prescrit, entraînerait des effets secondaires similaires. Elle a ajouté que ces effets-là ne diffèrent pas, par leur nature, des effets secondaires que ressentent des milliers, voire des millions d’autres femmes de caryotype XX qui prennent des contraceptifs oraux. La Formation a en outre indiqué qu’il n’existe pas de preuves (suffisantes) lui permettant d’admettre que les effets secondaires augmenteraient en cas de réduction du taux de testostérone maximal admissible de 10 à 5 nmol/L. Ainsi, la Cour de céans est liée par la constatation du TAS selon laquelle l’augmentation de tels effets n’est pas démontrée. Lorsque la recourante reproche au TAS de ne pas avoir établi si les symptômes de sevrage provoqués par l’intervention hormonale sont uniquement temporaires, si les athlètes 46 XY DSD vont devoir prendre des doses plus élevées de contraceptifs oraux que celles normalement prescrites, si certains effets secondaires sont plus importants lorsque la dose de contraceptifs est importante ou encore si les contraceptifs ont une autre incidence sur la performance athlétique, elle formule une critique de type purement appellatoire et, partant, irrecevable. Au demeurant, quand elle argumente sur la base des règles du fardeau de la preuve, la recourante perd de vue que cette question est soustraite à l’examen du Tribunal fédéral appelé à connaître d’un recours en matière civile visant une sentence arbitrale internationale, car de telles règles ne font pas partie de l’ordre public matériel au sens de l’art. 190 al. 2 let. e LDIP (arrêt 4A_616/2015 du 20 septembre 2016 consid. 4.3.1 et les précédents cités).

S’agissant des examens visant à déterminer le degré de virilisation, la Formation a reconnu que ceux-ci présentent un caractère très intrusif et que le fait de subir un tel examen peut être malvenu et angoissant, même si cet examen est effectué avec soin. Dans le même temps, elle a toutefois évoqué la possibilité que pareils examens puissent, dans certains cas, avoir des effets bénéfiques en permettant de révéler des informations médicales susceptibles d’aider les athlètes qui ignorent présenter une DSD à prendre des décisions éclairées sur d’éventuels traitements médicaux nécessaires, mais également de les prémunir contre d’éventuelles suspicions de dopage.

La Formation a encore admis que l’IAAF avait réussi à maintenir confidentielles les informations relatives aux athlètes visées par sa précédente réglementation. Cela étant, elle a relevé qu’il ne serait pas difficile pour un « observateur averti » de déduire de l’absence d’une athlète lors d’une compétition internationale qu’elle présente une DSD, estimant ainsi qu’il s’agissait là d’un effet préjudiciable inévitable du Règlement DSD.

Quant à la possibilité concrète pour les athlètes 46 XY DSD de pouvoir maintenir leur taux de testostérone au-dessous de 5 nmol/L, la Formation a fait part de ses préoccupations. Elle a néanmoins considéré que les difficultés potentielles d’application du Règlement DSD étaient, essentiellement, de nature spéculative. Elle a ajouté que sa mission consistait à examiner le Règlement DSD tel qu’édicté et non encore mis en œuvre. Cela étant, le TAS a souligné que le Règlement DSD pourrait s’avérer, ultérieurement, disproportionné au cas où il serait impossible ou excessivement difficile de l’appliquer. Force est dès lors d’admettre que le TAS n’a pas validé, une fois pour toutes, le Règlement DSD mais a, au contraire, expressément réservé la possibilité d’effectuer, cas échéant, un nouvel examen sous l’angle de la proportionnalité lors de l’application de cette réglementation dans un cas particulier. À cet égard, on relèvera que la recourante mentionne elle-même dans ses écritures que l’IAAF a tenu compte des préoccupations émises par la Formation puisqu’elle a décidé de réviser le Règlement DSD afin de permettre, à certaines conditions, de renoncer à la disqualification d’une athlète dont le taux de testostérone dépasserait involontairement la limite autorisée.

9.8.3.6.  À l’issue de l’examen des différents intérêts en présence, on ne saurait affirmer que certains d’entre eux l’emporteraient clairement sur d’autres. C’est le lieu de rappeler que les athlètes 46 XY DSD n’ont pas l’obligation de réduire leur taux de testostérone en suivant un traitement hormonal, sauf si elles désirent prendre part à une « Épreuve visée » dans la catégorie féminine lors d’une compétition internationale. Par conséquent, la solution retenue par la Formation, au terme d’une pesée soigneuse des différents intérêts en présence, n’est ni insoutenable, c’est-à-dire arbitraire, ni, a fortiori, contraire à l’ordre public. »

37.  Quant à l’atteinte aux droits de sa personnalité imputée par la requérante à la règlementation litigieuse, le Tribunal fédéral retint ce qui suit :

« 10.  Toujours au titre de la violation de l’ordre public, la recourante se plaint encore d’une violation de ses droits de la personnalité en raison des atteintes injustifiées portées à son intégrité corporelle, à son identité, à sa sphère intime et à sa liberté économique.

10.1.  En matière de sport de haut niveau, le Tribunal fédéral reconnaît que les droits de la personnalité (art. 27 s. du Code civil suisse [CC ; RS 210]) incluent le droit à la santé, à l’intégrité corporelle, à l’honneur, à la considération professionnelle, à l’activité sportive et, s’agissant de sport professionnel, le droit au développement et à l’épanouissement économique (ATF 134 III 193 consid. 4.5). Suivant les circonstances, une atteinte aux droits de la personnalité du sportif peut être contraire à l’ordre public matériel (ATF 138 III 322 consid. 4.3.1 et 4.3.2). Selon la jurisprudence, la violation de l’art. 27 al. 2 CC n’est toutefois pas automatiquement contraire à l’ordre public matériel ; encore faut-il que l’on ait affaire à un cas grave et net de violation d’un droit fondamental (ATF 144 III 120 consid. 5.4.2).

10.2.  S’agissant des atteintes à son intégrité physique et psychique, la recourante dénonce à la fois le devoir de subir des examens intrusifs humiliants visant à déterminer la sensibilité d’une athlète aux androgènes et l’obligation qui lui est imposée de prendre des contraceptifs oraux afin d’abaisser son taux de testostérone au-dessous de la limite réglementaire. Il est clair que de telles mesures portent sérieusement atteinte au droit à l’intégrité physique des athlètes 46 XY DSD. Cela étant, on ne saurait suivre la recourante lorsqu’elle soutient que ces atteintes sont telles qu’elles affecteraient l’essence même du droit à l’intégrité physique, rendant toute justification impossible.

Pour ce qui est des examens intrusifs, il faut relever que ceux-ci seront menés par des médecins dûment qualifiés et ne seront en aucun cas effectués si une athlète s’y oppose. Aussi, le parallèle que tente de tirer l’intéressée entre une fouille corporelle effectuée par un agent de sécurité et la présente espèce n’est pas pertinent, dès lors que les types d’examens, le contexte dans lequel ceux-ci s’inscrivent, et les personnes chargées de les pratiquer, ne sont nullement comparables. En outre, la Formation a évoqué la possibilité que ces examens puissent, dans certains cas, avoir des effets bénéfiques en permettant de révéler des informations médicales susceptibles d’aider les athlètes, ignorant qu’elles présentent une DSD, à prendre des décisions éclairées sur d’éventuels traitements médicaux nécessaires et en prémunissant ces athlètes contre d’éventuelles suspicions de dopage. Enfin, on relèvera qu’indépendamment de l’existence ou non du Règlement DSD, le corps d’une sportive professionnelle est déjà passablement scruté aux fins de la lutte antidopage. Tous ces éléments conduisent à relativiser l’ampleur de l’atteinte au droit à l’intégrité physique et psychique, quand bien même celle-ci demeure importante.

Quant à la prise de contraceptifs oraux, il est exact qu’elle ne répond, dans le présent contexte, à aucune nécessité médicale. Ni le TAS ni les parties ne le contestent. Cependant, on ne saurait suivre la recourante, lorsqu’elle soutient que la présente cause est « similaire » aux cas de traitements forcés ou quand elle se borne à y transposer la jurisprudence fédérale, rendue sous l’angle du droit constitutionnel suisse, en rapport avec le traitement des personnes schizophrènes contre leur gré. Qu’une athlète décide, fût-ce de mauvaise grâce, de se plier aux exigences fixées par l’IAAF pour pouvoir participer à certaines compétitions et, partant, accepte de prendre des contraceptifs oraux pour réduire son taux de testostérone sur la base d’un consentement qu’elle n’a pas exprimé de façon entièrement libre est une chose. Qu’un traitement soit imposé de force à une personne à son corps défendant en est une autre. S’il est vrai que le consentement de l’athlète, faute d’être complètement libre, ne saurait, en l’occurrence, justifier à lui seul l’atteinte à l’intégrité physique, cela ne signifie pas pour autant que des intérêts publics prépondérants ou la nécessité de protéger les droits de tiers ne puissent pas légitimer une telle atteinte.

En ce qui concerne les effets liés à la prise de contraceptifs oraux, tels qu’ils ont été rappelés plus haut (cf. consid. 9.8.3.5), la recourante, par une critique de type purement appellatoire, s’en prend à l’appréciation de la Formation quant à la gravité de l’intervention hormonale. Il ne sera dès lors pas tenu compte d’une telle critique qui méconnaît la nature du recours en matière d’arbitrage international.

Il résulte de ce qui précède que si la prise de contraceptifs oraux implique des effets secondaires significatifs et ne repose pas sur un consentement complètement libre et éclairé, au point de constituer une atteinte sérieuse au droit à l’intégrité physique des athlètes concernées, on ne saurait en revanche admettre qu’une telle mesure affecte l’essence même de ce droit, excluant toute justification.

Ceci étant précisé, on rappellera, encore une fois, que le Règlement DSD constitue une mesure nécessaire et proportionnée pour atteindre les buts visés par l’IAAF. À cet égard, les considérations émises par la Cour de céans sur la nécessité et la proportionnalité de la mesure contestée, au regard du principe de l’interdiction de la discrimination, valent ici mutatis mutandis. Par conséquent, la sentence attaquée n’apparaît pas non plus contraire à l’ordre public sous l’angle du droit à l’intégrité physique.

10.3.  L’argumentation développée par la recourante sous l’angle du droit au respect de l’identité sociale et de genre tombe à faux. En effet, le Règlement DSD ne vise nullement à « redéfinir », voire à remettre en cause l’identité sexuelle ou de genre des athlètes féminines 46 XY DSD. Il instaure seulement des règles d’éligibilité destinées à garantir l’équité sportive et l’égalité des chances entre toutes les athlètes féminines. En tout état de cause, il ne s’agit nullement d’un cas grave et net de violation.

10.4.  S’agissant de la protection de la sphère intime, la Formation a reconnu qu’il ne sera pas difficile pour un observateur averti de déterminer si une athlète est concernée par le Règlement DSD. À cet égard, elle a conclu qu’il s’agit probablement d’un effet préjudiciable du Règlement DSD. Elle a néanmoins considéré que celui-ci constituait une mesure nécessaire et proportionnée. Un tel résultat n’est pas contraire à l’ordre public. Sur ce point, on peut reprendre mutatis mutandis les considérations déjà émises en lien avec le principe d’interdiction de la discrimination.

10.5.  Sous l’angle de la liberté économique, on relèvera que les nouvelles règles d’éligibilité restreignent la possibilité pour la recourante de s’aligner dans les « Épreuves visées » lors des compétitions internationales, alors qu’elle était, jusqu’à présent, totalement libre d’y participer. Ce faisant, le Règlement DSD, validé par le TAS, porte atteinte à sa liberté économique. Cependant, pour qu’une restriction de la liberté économique puisse être considérée comme excessive au sens de la jurisprudence du Tribunal fédéral, il faut qu’elle livre celui qui s’est obligé à l’arbitraire de son cocontractant, supprime sa liberté économique ou la limite dans une mesure telle que les bases de son existence économique sont mises en danger (arrêt 4A_312/2017, précité, consid. 3.1 et les précédents cités). Or, force est de constater que les conditions d’éligibilité ne rendent pas la participation de la recourante aux « Épreuves visées » impossible. En outre, l’intéressée peut s’aligner dans d’autres disciplines non visées par le Règlement DSD, et ce, même à l’échelon international. Il n’est ainsi pas évident de retenir que son existence économique serait réellement mise en péril. Quoi qu’il en soit, le Règlement DSD constitue, de toute manière, une mesure apte, nécessaire et proportionnée aux buts visés justifiant ainsi l’atteinte à la liberté économique. Les considérations faites ci-dessus au sujet de la nécessité et la proportionnalité de la mesure, sous l’angle du principe de l’interdiction de la discrimination, peuvent être reprises ici.

Pour le surplus, quoi que soutienne la recourante, sa situation n’est pas comparable à celle du footballeur brésilien Matuzalem, lequel s’était vu menacer d’une suspension illimitée de toute activité footballistique pour le cas où il ne paierait pas une indemnité supérieure à 11 millions d’euros, intérêts en sus, à son ancien club à bref délai (ATF 138 III 322). Dans cette affaire, la FIFA cherchait à faciliter l’exécution forcée d’une sentence arbitrale. Cette mesure visait à protéger directement les intérêts du club afin qu’il puisse obtenir le paiement de dommages-intérêts de la part du joueur défaillant et, indirectement, l’intérêt de l’association sportive à ce que les footballeurs respectent le principe de la fidélité contractuelle. Examinant la question de sa proportionnalité sous l’angle de l’ordre public, le Tribunal fédéral a mis en doute que pareille mesure permette de favoriser le recouvrement de la créance en dommages-intérêts lorsque le joueur ne dispose pas des fonds nécessaires au paiement de celle-ci, étant donné que la suspension de toute activité footballistique prive le joueur de la possibilité de percevoir un salaire, en exerçant son métier, en vue de désintéresser son créancier. Il a considéré que la sanction n’était pas nécessaire pour atteindre le but visé, puisque le créancier pouvait obtenir l’exécution forcée de la sentence par le biais de la Convention de New York du 10 juin 1958 pour la reconnaissance et l’exécution des sentences arbitrales étrangères (RS 0.277.12). Enfin, il a estimé que l’intérêt, abstrait, de la FIFA à ce que les footballeurs respectent le principe de la fidélité contractuelle vis-à-vis de leur employeur était clairement moins important (« eindeutig weniger gewichtig ») que celui du joueur à ne pas devoir subir une suspension illimitée dans le temps et l’espace.

La situation est sensiblement différente en l’espèce puisque le Règlement DSD, entériné par le TAS, constitue une mesure apte, nécessaire et proportionnée aux buts légitimes que sont l’équité sportive et le maintien de la « classe protégée ». On ne saurait qualifier d’ailleurs de tels intérêts de « clairement moins importants » par rapport aux droits des athlètes 46 XY DSD.

10.6.  Les critiques émises par l’association recourante, dans son propre mémoire, sous l’angle de la violation des droits de la personnalité des athlètes, si tant est qu’elles soient recevables, n’établissent pas davantage une incompatibilité avec l’ordre public. Par ailleurs, lorsque l’association recourante évoque incidemment, sans respecter les exigences de motivation accrues applicables en l’espèce, que la prise de contraceptifs oraux peut être contraire aux convictions morales et religieuses d’une « Athlète concernée », elle raisonne dans l’abstrait en faisant de surcroît valoir un moyen qu’elle n’a semble-t-il jamais soulevé devant le TAS. Partant, sa critique est irrecevable.

10.7.  En définitive, l’argumentation développée par les recourantes ne démontre nullement l’existence d’une contrariété à l’ordre public découlant d’une violation grave et nette des droits de la personnalité. Partant, le moyen est lui aussi rejeté. »

38.  Enfin, s’agissant de l’atteinte à sa dignité humaine alléguée par la requérante, le Tribunal fédéral considéra ce qui suit :

« 11.  En dernier lieu, la recourante soutient que la sentence attaquée porte atteinte à sa dignité humaine, laquelle entre sans conteste dans la notion d’ordre public.

11.1.  Dans une première branche de ce moyen, la recourante fait valoir que la sentence véhiculerait des stéréotypes de genre. Selon elle, le raisonnement du TAS négligerait sa dignité humaine, puisque seules les femmes possédant des caractéristiques biologiques correspondant au stéréotype de la femme seraient autorisées à concourir librement dans la « classe protégée », c’est-à-dire comme des vraies femmes (recours, n. 189). Il faut toutefois préciser que la sentence ne cherche nullement à remettre en cause le sexe féminin des athlètes 46 XY DSD ou à déterminer si celles-ci sont suffisamment « femmes ». La question n’est pas de savoir ce qu’est une femme ou une personne intersexuée. Le seul problème à résoudre est de déterminer si le fait de créer certaines règles d’éligibilité, à des fins d’équité sportive et d’égalité des chances, applicables uniquement à certaines femmes jouissant d’un avantage insurmontable, découlant de certaines caractéristiques biologiques innées, est contraire à la dignité humaine.

On ne saurait admettre que le résultat auquel a abouti le TAS, sur la base du raisonnement critiqué par la recourante, serait, per se, incompatible avec la garantie de la dignité humaine. Dans certains contextes aussi particuliers que celui du sport de compétition, on peut admettre que les caractéristiques biologiques puissent, exceptionnellement et à des fins d’équité et d’égalité des chances, éclipser le sexe légal ou l’identité de genre d’une personne. À ce défaut, l’idée même d’une division binaire hommes/femmes, présente dans l’immense majorité des sports, perdrait sa raison d’être. Dans ces conditions, le fait de restreindre l’accès des athlètes féminines 46 XY DSD, qui possèdent naturellement un avantage insurmontable par rapport aux autres femmes, à certaines compétitions, n’apparaît pas contraire à la dignité humaine de ces athlètes.

11.2.  Dans la seconde branche du même moyen, la recourante se plaint de ce que les athlètes féminines 46 XY DSD serviraient de « cobayes humains ».

Le Tribunal fédéral a certes reconnu qu’un traitement médicamenteux administré contre la volonté d’un individu constitue une atteinte grave à la liberté personnelle et touche au cœur même de la dignité (ATF 130 I 16 consid. 3). Cela étant, il ne faut pas perdre de vue que les pilules contraceptives ne sont, ici, pas prescrites de force aux athlètes féminines 46 XY DSD. Celles-ci conservent en effet toujours la possibilité de refuser de suivre un tel « traitement ». S’il est vrai que pareil refus débouchera sur l’impossibilité de prendre part à certaines compétitions d’athlétisme, on ne saurait admettre qu’une telle conséquence puisse, à elle seule, porter atteinte à la dignité humaine d’une personne.

Par ailleurs, il ne s’agit pas, en l’occurrence, de tester les effets d’un nouveau médicament, totalement inconnu, sur un groupe de personnes. Aussi, la référence à des « expériences pharmacologiques humiliantes » ou à la notion de « cobaye humain » apparaît-elle déplacée.

11.3.  Par conséquent, le moyen pris d’une atteinte à la dignité humaine doit être écarté. »

39.  Ayant procédé à l’examen de la requête dans les limites que la jurisprudence impose à son pouvoir d’examen, le Tribunal fédéral conclut que la sentence attaquée n’était pas incompatible avec l’ordre public matériel au sens de l’article 190 al. 2 e) de la LDIP, de quelque côté qu’on l’aborde. Dès lors, la haute juridiction suisse rejeta le recours.

40 Par décision publiée le 23 mars 2023, World Athletics annonça des changements dans le Règlement DSD à compter du 31 mars 2023, réduisant le taux maximal de testostérone admis pour toutes les compétitions internationales à 2,5 nmol/L (il était auparavant de 5 nmol/L) pendant une période ininterrompue de 24 mois (elle était auparavant de 12 mois).

LE CADRE JURIDIQUE ET LA PRATIQUE INTERNE ET INTERNATIONALE PERTINENTS

I.        LE DROIT INTERNE

41.  L’article 190 de la Constitution suisse du 18 avril 1999 définit le droit qui doit être appliqué, entres autres, par le Tribunal fédéral :

« Le Tribunal fédéral et les autres autorités sont tenus d’appliquer les lois fédérales et le droit international. »

42.  Selon l’article 77 alinéa 1 de la loi du 17 juin 2005 sur le Tribunal fédéral (« la LTF »), le recours en matière civile est recevable contre les décisions de tribunaux arbitraux aux conditions prévues par l’article 190 de la loi fédérale du 18 décembre 1987 sur le droit international privé (« la LDIP » ; RS 291).

43.  Les dispositions de la LDIP pertinentes en l’espèce, telles qu’en vigueur à l’époque des faits, sont ainsi libellées :

Chapitre 12 : Arbitrage international
Art. 176

« 1.  Les dispositions du présent chapitre s’appliquent à tout arbitrage si le siège du tribunal arbitral se trouve en Suisse et si au moins l’une des parties n’avait, au moment de la conclusion de la convention d’arbitrage, ni son domicile, ni sa résidence habituelle en Suisse.

2.  Les dispositions du présent chapitre ne s’appliquent pas lorsque les parties ont exclu par écrit son application et qu’elles sont convenues d’appliquer exclusivement les règles de la procédure cantonale en matière d’arbitrage.

3.  Les parties en cause ou l’institution d’arbitrage désignée par elles ou, à défaut, les arbitres déterminent le siège du tribunal arbitral. »

Article 190

« 1.  La sentence est définitive dès sa communication.

2.  Elle ne peut être attaquée que :

a.  lorsque l’arbitre unique a été irrégulièrement désigné ou le tribunal arbitral irrégulièrement composé ;

b.  lorsque le tribunal arbitral s’est déclaré à tort compétent ou incompétent ;

c.  lorsque le tribunal arbitral a statué au-delà des demandes dont il était saisi ou lorsqu’il a omis de se prononcer sur un des chefs de la demande ;

d.  lorsque l’égalité des parties ou leur droit d’être entendues en procédure contradictoire n’a pas été respecté ;

e.  lorsque la sentence est incompatible avec l’ordre public.

3.  En cas de décision incidente, seul le recours pour les motifs prévus à l’al. 2, let. a et b, est ouvert ; le délai court dès la communication de la décision. »

Article 191

« Le recours n’est ouvert que devant le Tribunal fédéral. La procédure est régie par l’article 77 de la loi du 17 juin 2005 sur le Tribunal fédéral. »

44.  Le Tribunal fédéral statue sur la base des faits établis par l’autorité précédente. Il ne peut rectifier ou compléter d’office les constatations des arbitres, même si les faits ont été établis de manière manifestement inexacte ou en violation du droit (article 77 alinéa 2 combiné avec l’article 105 § 2 de la LTF).

II.     LA PRATIQUE INTERNE

45.  Le Tribunal fédéral a constaté à maintes reprises que l’énumération des griefs à l’article 190 al. 2 de la LDIP est exhaustive (voir les arrêts du Tribunal fédéral 4A_370/2007 du 21 février 2008, considérant 5.3.2, 4A_198/2012 du 14 décembre 2012, considérant 3.1, 4A_320/2009 du 2 juin 2010). L’examen matériel d’une sentence arbitrale internationale par le Tribunal fédéral est ainsi limité à la question de la compatibilité de la sentence avec l’ordre public. Cette notion est plus étroite que celle de l’interdiction de l’arbitraire (ATF 121 III 331, considérant 3a). Selon la pratique du Tribunal fédéral, une décision est arbitraire lorsqu’elle est manifestement insoutenable, méconnaît gravement une norme ou un principe juridique clair et indiscuté, ou heurte de manière choquante le sentiment de la justice et de l’équité. Il ne suffit pas qu’une autre solution paraisse concevable, voire préférable (ATF 137 I 1, considérant 2.4). Il ne suffit pas non plus que les preuves aient été mal appréciées, qu’une constatation de fait soit manifestement fausse ou encore qu’une règle de droit ait été clairement violée (ATF 144 III 120, considérant 5.1).

46.  Une sentence arbitrale est incompatible avec l’ordre public au sens de l’article 190 al. 2 de la LDIP si elle méconnaît les valeurs essentielles et largement reconnues qui, selon les conceptions prévalant en Suisse, devraient constituer le fondement de tout ordre juridique. On distingue entre un ordre public procédural et un ordre public matériel. Selon une jurisprudence constante du Tribunal fédéral, une sentence est contraire à l’ordre public matériel lorsqu’elle viole des principes fondamentaux du droit de fond au point de ne plus être conciliable avec l’ordre juridique et le système de valeurs déterminants ; au nombre de ces principes figurent, notamment, la fidélité contractuelle, le respect des règles de la bonne foi, l’interdiction de l’abus de droit, la prohibition de mesures discriminatoires ou spoliatrices ainsi que la protection des personnes civilement incapables. La liste d’exemples ainsi dressée par le Tribunal fédéral pour décrire le contenu de l’ordre public matériel n’est pas exhaustive. Le Tribunal fédéral y a d’ailleurs déjà intégré d’autres principes fondamentaux qui en sont absents, tels que l’interdiction du travail forcé et le respect de la dignité humaine (ATF 144 III 120, considérant 5.1).

47.  Dans la cause opposant le footballeur brésilien Francelino da Silva Matuzalem à la FIFA, le Tribunal fédéral a par ailleurs rappelé qu’en tant que bien juridique fondamental, la personnalité humaine doit être placée sous la protection du droit. Il a précisé qu’en Suisse elle est notamment protégée constitutionnellement par la garantie fondamentale de la liberté personnelle qui, outre le droit à l’intégrité physique et psychique et la liberté de mouvement, protège également toutes les facultés élémentaires dont l’exercice est indispensable à l’épanouissement de la personne humaine. En relève également la liberté économique qui garantit le libre choix d’une profession et le libre accès à une activité économique (privée) et son libre exercice (ATF 138 III 322 considérant 4.3.1).

48.  Pour déterminer si la sentence est compatible avec l’ordre public, le Tribunal fédéral ne revoit pas à sa guise l’appréciation juridique à laquelle le tribunal arbitral s’est livré sur la base des faits constatés dans sa sentence. Seul importe, en effet, pour la décision à rendre sous l’angle de l’article 190 al 2 e) de la LDIP, le point de savoir si le résultat de cette appréciation juridique faite souverainement par les arbitres est compatible ou non avec la définition jurisprudentielle de l’ordre public matériel (arrêt 4A_157/2017 du 14 décembre 2017, considérant 3.3.3).

49.  Au vu du caractère exhaustif de l’énoncé des griefs figurant à l’article 190 al. 2 de la LDIP, une partie à une procédure arbitrale ne peut pas se plaindre directement, dans le cadre d’un recours devant le Tribunal fédéral, de ce que les arbitres auraient violé la Convention. Toutefois, les principes découlant de celle-ci peuvent servir, le cas échéant, à concrétiser les garanties invoquées sur la base de l’article 190 al. 2 de la LDIP (ATF 142 III 363, considérant 4.1.2). Ainsi, le Tribunal fédéral applique la Convention de façon indirecte dans des affaires de ce type (arrêt 4A_370/2007 du 21 février 2008, considérant 5.3.2).

50.  Comme cela a été rappelé ci-dessus, le Tribunal fédéral statue sur la base des faits constatés dans la sentence attaquée (article 105 § 1 de la LTF). Les constatations du tribunal arbitral quant au déroulement de la procédure lient aussi le Tribunal fédéral, qu’elles aient trait aux conclusions des parties, aux faits allégués ou aux explications juridiques données par ces dernières, aux déclarations faites en cours de procès, aux réquisitions de preuves, voire au contenu d’un témoignage ou d’une expertise ou encore aux informations recueillies lors d’une inspection oculaire (ATF 4A_322/2015 du 27 juin 2016, considérant 3). La mission du Tribunal fédéral, lorsqu’il est saisi d’un recours en matière civile visant une sentence arbitrale internationale, ne consiste pas à refaire le procès, à l’instar d’une juridiction d’appel, mais uniquement à examiner si les griefs recevables formulés à l’encontre de ladite sentence sont fondés ou non (arrêt 4A_386/2010 du 18 juillet 2012, considérant 3.2).

51.  Dans plusieurs arrêts, le Tribunal fédéral a encore considéré que, quand bien même il était appelé à statuer sur un recours dirigé contre une sentence rendue par un tribunal arbitral autorisé à appliquer le droit suisse à titre supplétif, il était tenu d’observer, quant à la manière dont ce droit avait été mis en œuvre, la même distance que celle qu’il s’imposerait vis-à-vis de l’application de tout autre droit et qu’il ne devait pas céder à la tentation d’examiner avec une pleine cognition si les règles topiques du droit suisse avaient été interprétées ou appliquées correctement, comme il le ferait s’il était saisi d’un recours en matière civile dirigé contre un arrêt d’un tribunal ordinaire suisse (arrêt 4A_318/2018 du 4 mars 2019, considérant 4.5.1). Comme l’a relevé le Tribunal fédéral dans son arrêt du 25 août 2020, cela vaut à plus forte raison lorsque, comme en l’espèce, le droit suisse n’était même pas applicable à titre de droit supplétif dans le cadre de la procédure arbitrale.

III.   LE DROIT ET LA PRATIQUE INTERNATIONAUX

A.    La Convention pour la protection des Droits de l’Homme et de la dignité de l’être humain à l’égard des applications de la biologie et de la médecine (« Convention d’Oviedo »)

52.  La Convention d’Oviedo est le premier instrument juridique international contraignant pour la protection de la dignité, des droits et des libertés de l’être humain contre toute application abusive des progrès biologiques et médicaux. Elle a été adoptée le 4 avril 1997 et est entrée en vigueur le 1er décembre 1999. Elle compte actuellement 29 États parties. La Suisse a ratifié cet instrument le 24 juillet 2008 (avec effet au 1er novembre 2008).

53.  Les articles 1 et 2 sont libellés comme suit :

Article 1 - Objet et finalité

« Les Parties à la présente Convention protègent l’être humain dans sa dignité et son identité et garantissent à toute personne, sans discrimination, le respect de son intégrité et de ses autres droits et libertés fondamentales à l’égard des applications de la biologie et de la médecine.

Chaque Partie prend dans son droit interne les mesures nécessaires pour donner effet aux dispositions de la présente Convention. »

Article 2 - Primauté de l’être humain

« L’intérêt et le bien de l’être humain doivent prévaloir sur le seul intérêt de la société ou de la science. »

B.    Travaux du Commissaire aux droits de l’homme du Conseil de l’Europe sur les droits de l’homme et personnes intersexes

54.  Dans un document thématique intitulé « Droits de l’homme et personnes intersexes » (juin 2015), le Commissaire aux droits de l’homme du Conseil de l’Europe observe notamment ce qui suit (les notes de bas de page ne sont pas incluses) :

« (...) Recommandations du Commissaire

(...) 4.  Les États membres devraient faciliter la reconnaissance des personnes intersexes devant la loi en leur délivrant rapidement des actes de naissance, des documents d’état civil, des papiers d’identité, des passeports et autres documents personnels officiels tout en respectant le droit de ces personnes à l’autodétermination. L’assignation et le changement de sexe/genre dans les documents officiels devraient être effectués selon des procédures souples et offrir la possibilité de ne pas choisir un marqueur de genre spécifié, « masculin » ou « féminin ». Les États membres devraient examiner la nécessité d’indiquer le genre dans les documents officiels (...) ».

Chapitre 1 - Introduction

(...) 1.1.  Qui sont les personnes intersexes ?

Lorsqu’un enfant vient au monde, la même question se pose immanquablement : « Fille ou garçon ? » Tout innocente qu’elle soit, cette question montre bien la place essentielle qu’occupent les classifications de sexe et de genre dans notre société, et reflète la catégorisation binaire du sexe des êtres humains. Elle montre aussi que notre compréhension du sexe est limitée car la frontière étanche que nous avons tracée pour séparer le sexe en deux catégories mutuellement exclusives n’a pas d’équivalent dans la nature.

Le sexe assigné à la naissance devient ensuite pour le nouveau-né un fait juridique et social qui l’accompagne tout au long de sa vie. Pendant l’enfance, l’adolescence puis le passage à l’âge adulte, on attend de lui qu’il adopte certains comportements et centres d’intérêt considérés comme des manifestations « normales » du sexe qui lui a été assigné. De plus, ce sexe est clairement indiqué sur ses documents d’identité par la lettre « F » ou « M » et, dans certains pays, son numéro de sécurité sociale commence par un chiffre pair ou impair. Des pictogrammes sexospécifiques signalent à quelles infrastructures réservées aux hommes ou aux femmes il peut avoir accès. De même, toute sa vie durant, il doit cocher « F » ou « M » dans la partie réservée aux données à caractère personnel de divers formulaires et documents, avant d’obtenir le service ou les avantages sollicités.

Si, pour la plupart des gens, l’importance accordée au sexe en tant que critère de classification ne pose pas de difficultés particulières, elle est en revanche une source de graves problèmes pour ceux qui ne s’inscrivent pas clairement dans la dichotomie « féminin » / « masculin ». En effet, la société ne reconnaissant habituellement les personnes qu’en référence à leur sexe, les cadres normatifs en matière de sexe et de genre ont une incidence majeure sur la capacité des personnes intersexes et transgenres à exercer leurs droits fondamentaux.

Il importe de bien faire la différence entre personnes intersexes et personnes transgenres.

On qualifie d’intersexes les personnes qui, compte tenu de leur sexe chromosomique, gonadique ou anatomique, n’entrent pas dans la classification établie par les normes médicales des corps dits masculins et féminins. Ces spécificités se manifestent, par exemple, au niveau des caractéristiques sexuelles secondaires comme la masse musculaire, la pilosité et la stature, ou des caractéristiques sexuelles primaires telles que les organes génitaux internes et externes, et/ou la structure chromosomique et hormonale.

Ces différences peuvent notamment porter sur le nombre de chromosomes sexuels et leur structure (par exemple XXY ou XO), sur les réponses tissulaires aux hormones sexuelles (par exemple le fait d’avoir un ovaire et un testicule, ou des gonades qui contiennent à la fois des tissus ovariens et des tissus testiculaires), ou encore sur l’équilibre hormonal. Certaines personnes possèdent des organes génitaux qui ne sont pas clairement identifiables comme typiquement masculin ou féminin ; on peut donc facilement, dès la naissance, les identifier comme des personnes intersexes. Pour d’autres, en revanche, la détection a lieu plus tard, pendant la puberté, voire à l’âge adulte (absence de menstruations ou développement de caractères physiques qui ne correspondent pas au sexe assigné par exemple). Même si, en règle générale, elles n’ont pas de réels problèmes de santé liés à leur spécificité, les personnes intersexes subissent couramment des traitements médicaux et chirurgicaux - généralement à un très jeune âge - en vue de faire correspondre leur apparence physique à l’un ou l’autre des deux sexes selon la classification binaire, et ce sans leur consentement préalable et pleinement éclairé.

À l’inverse, les personnes transgenres extériorisent une identité de genre innée qui, compte tenu du sexe qui leur a été assigné, ne correspond pas aux attentes de la société en matière de genre. Elles se heurtent souvent à diverses formes de discrimination, en particulier après avoir décidé d’entreprendre un processus de changement de sexe pour mettre leur corps, leur apparence et leur manière de se comporter en adéquation avec leur identité de genre.

Fondamentalement, en raison des opérations chirurgicales et autres interventions médicales de changement de sexe, les personnes intersexes sont privées de leur droit à l’intégrité physique, et, en décidant à leur place, on leur refuse la capacité à construire leur propre identité de genre. De plus, ces interventions perturbent souvent leur bien-être physique et psychologique du fait de retombées négatives qui se manifestent tout au long de la vie : stérilisation, cicatrices très marquées, infections des voies urinaires, diminution ou perte totale des sensations sexuelles, arrêt de la production d’hormones naturelles, dépendance aux médicaments, sentiment profond de violation de leur personne, etc.

(...)

1.2.  Diversité des personnes intersexes

Il est important de ne pas regrouper les personnes intersexes dans une nouvelle catégorie collective, « le troisième sexe » par exemple, qui existerait parallèlement aux hommes et aux femmes. En effet, compte tenu de la grande diversité des personnes intersexes et du fait que nombre d’entre elles s’identifient comme des femmes ou des hommes, tandis que d’autres considèrent qu’elles ne sont ni l’un ni l’autre ou encore qu’elles sont les deux à la fois, une telle classification serait incorrecte. En fait, le qualificatif « intersexe » n’est pas un type en soi, mais plutôt un terme générique qui regroupe l’ensemble des personnes présentant des « variations des caractéristiques sexuelles ». Cette diversité n’est pas spécifique aux personnes intersexes : on rencontre aussi - et cela n’a rien d’étonnant - tout un ensemble de variations de l’anatomie sexuelle chez des hommes et des femmes qui, par ailleurs, répondent aux normes médicales de leurs catégories respectives.

Le terme « hermaphrodite » était très utilisé par les médecins aux XVIIIe et XIXe siècles, avant que le terme « intersexe » ne soit inventé au début du XXe siècle à des fins scientifiques et médicales. Avant l’invention de la classification médicale actuelle appelée « troubles du développement sexuel » (DSD - disorders of sex development), les variations des caractéristiques sexuelles des personnes intersexes étaient classées en plusieurs catégories, les plus courantes étant l’hyperplasie congénitale des surrénales (HCS), le syndrome d’insensibilité aux androgènes (SIA), la dysgénésie gonadique, l’hypospadias et les schémas chromosomiques inhabituels comme XXY (syndrome de Klinefelter) ou XO (syndrome de Turner). Les « vrais hermaphrodites » désignaient les personnes possédant à la fois des ovaires et des testicules.

Un point important mérite d’être souligné : les variations des caractéristiques sexuelles ne sont pas assimilables à l’orientation sexuelle ou à l’identité de genre, même si ces trois composantes sont imbriquées dans la formation de la personnalité. Dans sa campagne « Libres & égaux », le Haut-Commissariat des Nations Unies aux droits de l’homme (HCDH) insiste sur le fait que « les personnes [intersexes] présentent la même gamme d’orientations sexuelles et d’identités de genre que celles qui ne le sont pas ». Dans cette optique, il est incorrect de qualifier les personnes intersexes d’« intersexuelles » car les caractéristiques sexuelles de ces personnes sont sans rapport avec l’orientation sexuelle. Parler d’« identité intersexe » est tout aussi incorrect étant donné que l’intersexuation n’est pas nécessairement une question d’identité ou de perception de soi, mais qu’elle renvoie plutôt à des particularités anatomiques (...). »

C.    Résolution et rapport de l’Assemblée parlementaire « Pour des règles du jeu équitable - mettre fin à la discrimination à l’égard des femmes dans le monde du sport »

55.  Le 13 octobre 2022, l’Assemblée parlementaire du Conseil de l’Europe a adopté le projet de résolution intitulé « Pour des règles du jeu équitable - mettre fin à la discrimination à l’égard des femmes dans le monde du sport » (Résolution no 2465 (2022)), dont les paragraphes pertinents se lisent comme suit :

« 3.  Les inégalités de salaire, de traitement, d’accès et de statut entre les femmes et les hommes demeurent fréquentes dans le domaine du sport professionnel et non‑professionnel (...). Des commentaires sexistes et des images stéréotypées des sportives, remettant en question leur dite « féminité », sont régulièrement diffusés dans les médias et sur les réseaux sociaux. L’Assemblée condamne les discours de haine et le sexisme dont sont victimes les sportives, y compris les sportives LBTI.

4.  Les athlètes doivent être reconnues dans toute leur diversité afin que des mesures pertinentes de prévention et de lutte contre les discriminations soient mises en œuvre. La prise en compte de la dimension intersectionnelle permet d’apporter une réponse ciblée et des politiques adéquates. L’Assemblée appelle à favoriser l’accès au sport pour toutes les femmes et rappelle que les discriminations à l’encontre des femmes LBTI ont un impact négatif sur toutes les femmes. L’Assemblée dénonce l’utilisation du sport comme moyen de contrôle du corps des femmes.

(...)

7.  À la lumière de ces considérations, l’Assemblée appelle les États membres et observateurs du Conseil de l’Europe, ainsi que tous les États dont les parlements bénéficient du statut d’observateur ou de partenaire pour la démocratie auprès de l’Assemblée :

(...)

7.4.  En ce qui concerne la lutte contre la discrimination fondée sur le genre et les stéréotypes de genre :

(...)

7.4.4.  à prévenir et à lutter contre le sexisme et les stéréotypes de genre et contre toute forme de discrimination fondée sur le genre, notamment en adoptant une législation, des codes de conduite et en organisant des campagnes de sensibilisation, y compris lors de grands événements sportifs ;

(...)

7.4.6.  à reconnaître que les femmes d’origines diverses, LBTI, en situation de handicap, migrantes ou de confessions religieuses diverses sont victimes de discriminations multiples ;

7.4.7.  à abolir les politiques discriminatoires à l’encontre des athlètes LBTI et à respecter les droits humains des sportives, dans toute leur diversité ;

7.4.8.  à garantir pleinement l’accès égal à la pratique du sport à toutes les femmes, et à cette fin, à permettre aux athlètes transgenres et intersexes de s’entraîner et de concourir dans les compétitions sportives correspondant à leur identité de genre ;

7.4.9.  à prévenir et à lutter contre le harcèlement des athlètes LBTI et à prévenir et à lutter contre la lesbophobie, la biphobie, la transphobie et l’interphobie dans le sport ;

(...).

8.  L’Assemblée demande aux fédérations sportives :

8.1.  de s’engager dans la lutte contre les violences et les discriminations fondées sur le genre et de prendre les sanctions adéquates à l’encontre de leurs auteurs ;

8.2.  de soutenir la pratique des femmes et des filles dans toute leur diversité et de promouvoir la réconciliation entre vie privée et vie professionnelle des athlètes ;

8.3.  à garantir pleinement l’accès égal à la pratique du sport à toutes les femmes, et à cette fin, à permettre aux athlètes transgenres et intersexes de s’entraîner et de concourir dans les compétitions sportives correspondant à leur identité de genre ;

8.4.  de promouvoir la participation des femmes, dans toute leur diversité, aux instances dirigeantes des fédérations sportives, notamment par l’adoption de quotas visant à atteindre une représentation de 40 %.

(...) »

56.  Le rapport relatif à cette résolution, préparé par Edite Estrela (Portugal), expose, entre autres, ce qui suit (références omises) :

4. Discriminations faites aux femmes LBTI

« 21.  Les femmes LBTI souffrent de discriminations invisibles et multiples dans le monde du sport. Leurs familles peuvent s’opposer à la pratique du sport, ou ne pas les soutenir. Elles peuvent être rejetées à leur arrivée dans une équipe. Leurs performances sont constamment questionnées. Les médias véhiculent des stéréotypes négatifs sur les athlètes LBTI, qui peuvent être la cible de discours haineux, de harcèlement et de violence. Des athlètes féminines performantes voient aussi leur orientation sexuelle présentée, discutée et supposée par les médias. Cela sous-entend des stéréotypes négatifs à l’encontre des personnes LBTI.

(...)

24.  Je tiens à souligner que les discriminations à l’encontre des femmes LBTI ont un impact négatif sur toutes les femmes, et que la lutte contre les discriminations envers les personnes LGBTI de manière générale est l’affaire de toutes et de tous.

(...)

27.  Le CIO a publié le 16 novembre 2021 son cadre sur l’équité, l’inclusion et la non‑discrimination sur la base de l’identité sexuelle et de l’intersexuation, afin de « promouvoir un environnement sûr et accueillant pour toutes les personnes associées aux compétitions de haut niveau, conformément aux principes inscrits dans la Charte olympique ». Ce cadre doit être transformé en règlement par les comités nationaux. Le cadre affirme que les droits humains doivent être respectés et « reconnaît l’intérêt à concourir dans des compétitions équitables où aucun participant n’a un avantage injuste et disproportionné sur les autres ».

28.  Au nom de l’équité, une femme avec des caractéristiques dites « masculines » pourrait être « trop forte » pour rivaliser avec des athlètes féminines, tandis qu’un homme avec des caractéristiques dites « féminines », s’il a moins de succès que d’autres athlètes masculins, ne soulèvera aucun problème ou question d’équité parce que les athlètes masculins seront sûrs de gagner contre cette personne. Les athlètes féminines transgenres ont fait l’objet de nombreuses attaques dans les médias et leur place dans le sport a été remise en question.

29.  Des tests de féminité sont effectués régulièrement pour prévenir le risque de tricherie de genre. Les tests de féminité violent de nombreux droits humains protégés au niveau international, tels que le droit à la vie privée, à la dignité, à la santé, à la non‑discrimination et à l’absence d’abus, ainsi que les droits du travail. Ces tests ne devraient plus être autorisés.

30.  La dimension intersectionnelle ne devrait pas être oubliée. Selon Ilaria Todde (EuroCentralAsian Lesbian* Community), les athlètes LBTI de couleur, d’origine africaine par exemple, sont particulièrement stigmatisées. La capitaine de l’équipe nationale italienne de volley-ball est une femme noire, immigrée et lesbienne. Son coming out a fait l’objet de commentaires médisants, notamment dans les médias.

31.  La situation des personnes intersexes est également source d’inquiétude. Selon Cianán Russel, il y a une interphobie structurelle. Les personnes intersexes évitent d’aller faire du sport par peur de question gênantes sur leur corps. Elles ne se sentent pas en sécurité dans le domaine du sport.

(...) »

D.    Rapport de la Haute-Commissaire des Nations unies aux droits de l’homme « Convergence de la discrimination raciale et de la discrimination fondée sur le genre dans le sport »

57.  Le 15 juin 2020, la Haute-Commissaire des Nations unies aux droits de l’homme a publié un rapport intitulé « Convergence de la discrimination raciale et de la discrimination fondée sur le genre dans le sport » (A/HRC/44/26). Elle y précise les normes et règles internationales relatives aux droits de l’homme applicables, les obligations correspondantes des États et les responsabilités des instances sportives envers les femmes et les filles athlètes. Elle y recense également les éventuelles lacunes en ce qui concerne la protection des droits fondamentaux des femmes et des filles dans le sport et présente des conclusions et des recommandations visant à améliorer cette protection.

58.  Le chapitre IV du rapport, consacré à l’incidence sur l’exercice des droits de l’homme des règles d’admission dans les catégories féminines, expose ce qui suit (renvois et notes de bas de page omises) :

 

25.  La vérification du sexe des athlètes, appelée « test de féminité », a commencé dans les années 1930 mais elle revêtait alors un caractère ponctuel, puisque l’on y avait recours en cas de soupçons fondés sur l’apparence physique. Dans les années 1960, la procédure est devenue obligatoire et universelle, de sorte que toutes les athlètes désireuses de participer à des compétitions internationales organisées par l’Association internationale des fédérations d’athlétisme (IAAF) ou par le CIO devaient s’y soumettre.

26.  Les procédures, méthodes et critères de détermination du sexe ont évolué avec le temps, les examens physiques ayant été remplacés par l’échantillonnage biologique, effectué d’abord aux fins de l’analyse du caryotype et de certains gènes, puis, plus récemment, pour mesurer le taux de testostérone endogène. Si la plupart des personnes possèdent des caractéristiques sexuelles innées qui correspondent aux normes anatomiques du féminin ou du masculin, ce n’est pas le cas de tout le monde, et aucun marqueur ne suffit à lui seul à définir le sexe masculin ou féminin.

27.  Dans les années 1990, sous la pression de leurs propres décideurs, des organisations de professionnels de la santé et des athlètes, l’IAAF puis le CIO ont mis fin à la pratique du test de féminité obligatoire et systématique, et sont revenus à des tests ponctuels, effectués en cas de soupçons, sur des femmes dont le corps était perçu comme « masculin ».

28.  En 2011, l’IAAF, agissant en consultation avec le CIO, a publié un nouveau règlement relatif à la participation des femmes présentant une « hyperandrogénie » aux compétitions internationales. Ce règlement limite la quantité de testostérone que les athlètes féminines peuvent produire naturellement et impose à celles dont le taux de testostérone est trop élevé de subir des interventions pour ramener ce taux au niveau autorisé. Le CIO a publié sa propre version de ce règlement.

29.  Ces règlements ont fait l’objet de vives critiques en raison de leur incidence sur le droit des athlètes à la non-discrimination et parce qu’ils perpétuent la pratique consistant à déterminer le sexe des athlètes sur la base d’un seul marqueur biologique. Des questions ont également été soulevées quant à l’utilisation sélective de certaines données scientifiques. En effet, l’affirmation selon laquelle les femmes dont le taux de testostérone est naturellement plus élevé ont un avantage sur les autres continue de faire l’objet de débats au sein de la communauté scientifique, et l’ordre de grandeur de l’éventuelle différence de performance n’est pas clairement établi.

30.  En 2015, le Tribunal arbitral du sport a suspendu le règlement de l’IAAF sur l’hyperandrogénisme, qu’il a jugé indûment discriminatoire étant donné que l’argument selon lequel les femmes « hyperandrogéniques » seraient avantagées par rapport aux autres n’était pas suffisamment étayé pour justifier l’exclusion de ces femmes des catégories féminines dans les compétitions. Il a donné à l’IAAF deux ans pour apporter des preuves supplémentaires, faute de quoi le règlement deviendrait nul.

31.  En 2018, l’IAAF a publié un nouveau règlement relatif à l’admission dans les catégories féminines, qui s’applique uniquement aux femmes présentant des variations particulières des caractéristiques sexuelles. Ce règlement définit des critères en application desquels les athlètes féminines qui présentent des variations des caractéristiques sexuelles doivent abaisser leur taux sanguin de testostérone jusqu’à un certain niveau pour pouvoir concourir dans les catégories féminines.

32.  Des athlètes du monde entier ont été lésées par ces règlements sur les tests de détermination du sexe, notamment María José Martínez-Patiño (Espagne) et Ewa Klobukowska (Pologne). Toutefois, parmi ces athlètes, les plus connues sont originaires d’Afrique subsaharienne et d’Asie du Sud. On peut par exemple citer Santhi Soundarajan et Dutee Chand (Inde), Caster Semenya (Afrique du Sud), Annet Negesa (Ouganda), Margaret Wambui (Kenya) et Francine Niyonsaba (Burundi). Des informations selon lesquelles ces athlètes et d’autres, issues des mêmes régions, ont fait l’objet d’enquêtes ou ont été soumises à des examens médicaux ou à des procédures médicalement injustifiées et potentiellement dangereuses sont publiées et font l’objet d’enquêtes, et certaines des athlètes concernées se sont également élevées contre ces pratiques.

33.  Dans une lettre adressée à l’IAAF au sujet du règlement publié par celle-ci en 2018, trois experts des droits de l’homme de l’ONU ont relevé avec préoccupation que, dans les faits, ces règlements légitimaient la surveillance de toutes les athlètes sur la base de stéréotypes liés à la féminité et marginalisaient un groupe d’athlètes féminines, qui risquaient de subir des conséquences bien plus graves que l’impossibilité de concourir, et étaient exposées au mépris public, au ridicule et à des violations de la vie privée. L’idée selon laquelle les différences que présentent ces femmes doivent être « gommées » au moyen d’interventions médicalement injustifiées, qui ont des effets néfastes sur la santé, est également préjudiciable. Caster Semenya a déclaré que les détails les plus intimes et privés de son être avaient été passés au crible sans raison valable.

34.  L’application de critères d’admission dans les catégories féminines prive les athlètes présentant des variations des caractéristiques sexuelles de leur droit à une participation égale aux activités sportives et constitue, de manière plus générale, une violation du droit à la non-discrimination. Des approches actuelles de la réglementation des conditions de participation des femmes pourraient avoir une incidence négative sur l’exercice par les athlètes de leurs droits humains et constituer des violations des droits suivants :

a)  Le droit de ne pas être soumis à la torture ni à d’autres peines ou traitements cruels, inhumains ou dégradants. Le Rapporteur spécial sur la torture et autres peines ou traitements cruels, inhumains ou dégradants et d’autres titulaires de mandat ont souligné que si le règlement publié par l’IAAF en 2018 n’obligeait pas les athlètes à se soumettre à une évaluation ou à suivre un traitement, celles-ci faisaient face à un choix difficile : subir des évaluations ou des interventions intrusives qui sont médicalement injustifiées et ont des effets néfastes sur leur santé et leur bien-être ou être interdites de sport. Un tel traitement risque de nuire à l’intégrité physique de l’athlète, auquel cas il constituerait une violation du droit de ne pas être soumis à des peines ou traitements cruels, inhumains ou dégradants, voire un acte de torture ;

b)  Le droit au travail et à des conditions équitables et satisfaisantes de travail. Les règles d’admission dans les catégories féminines sont potentiellement contraires au droit au travail, étant donné que, dans la pratique, elles pourraient restreindre de façon disproportionnée l’accès au travail des athlètes présentant des variations des caractéristiques sexuelles. En outre, pour être autorisées à poursuivre leur pratique sportive, ces athlètes pourraient être contraintes de subir des altérations physiques injustifiées et de faire l’objet d’un suivi constant et invasif ;

c)  Le droit au meilleur état de santé physique et mentale possible. L’exercice de ce droit pourrait être compromis si des athlètes étaient contraintes de prendre des décisions cruciales en ayant à l’esprit leur admissibilité aux compétitions sportives plutôt que leur santé et leur bien-être. Les règles d’admission dans les catégories féminines pourraient pousser des athlètes à se soumettre à des examens, des tests et des interventions susceptibles d’avoir des effets néfastes sur leur santé physique et mentale, par exemple pour abaisser leur taux de testostérone. En examinant le cas de Mme Semenya, la formation collégiale du Tribunal arbitral du sport a jugé que le fait d’obliger celle-ci à subir des examens intimes pour évaluer sa « virilisation » était très intrusif et pouvait entraîner une souffrance psychologique. Ces règles peuvent aussi donner lieu à des pratiques médicales contraires à l’éthique, en particulier lorsque le consentement éclairé de la personne concernée n’est pas requis, ainsi qu’à des violations de l’interdiction générale des procédures médicalement injustifiées. Le Rapporteur spécial sur le droit qu’a toute personne de jouir du meilleur état de santé physique et mentale possible a souligné que le consentement éclairé donné pour une quelconque intervention médicale ne se limitait pas à l’acceptation de cette intervention, mais devait également être une décision volontaire et suffisamment réfléchie, de manière à protéger la dignité et l’autonomie de la personne. Une vigilance particulière s’impose dans les cas où, en raison du manque de connaissance, d’expérience ou de confiance du patient, les relations de pouvoir entre le prestataire de soins de santé et ce patient sont déséquilibrées, surtout si ce dernier appartient à un groupe vulnérable. Dans le monde du sport, de tels déséquilibres dans les relations de pouvoir sont accentués par la dépendance des athlètes à l’égard des fédérations sportives qui imposent ces interventions médicales et, bien souvent, par l’absence de soutien adapté et intégré au stade de la prise de décisions ;

d)  Le droit à la santé sexuelle et procréative. Ce droit peut être particulièrement menacé par des interventions médicales injustifiées, qui ont des effets sur les hormones, le système reproducteur et la fertilité ;

e)  Le droit de ne pas subir d’immixtions arbitraires dans sa vie privée. Ce droit risque d’être violé lorsque les noms et les données personnelles des femmes concernées sont rendus publics ou diffusés dans les médias. L’expérience montre que, dans la mesure où de telles règles sont appliquées dans des centaines de pays par une multitude d’acteurs, il est impossible de garantir le respect de la vie privée. La formation collégiale du Tribunal arbitral du sport a jugé que certaines circonstances prévisibles, telles que l’absence d’athlètes à des compétitions internationales à participation restreinte, auxquelles ces athlètes s’étaient pourtant qualifiées dans le cadre de championnats nationaux, seraient susceptibles, dans certains cas, de rendre vaine toute garantie de confidentialité (Mokgadi Caster Semenya v. International Association of Athletics Federations et Athletics South Africa v. International Association of Athletics Federations) ;

f)  Le droit au respect de sa dignité, de son intégrité physique et de son autonomie corporelle. Ce droit recouvre la capacité de prendre des décisions cruciales concernant sa vie et sa santé. Pour être véritablement en mesure de prendre des décisions, une personne doit non seulement avoir la capacité juridique de le faire, mais aussi bénéficier de conditions matérielles favorables et d’un soutien social suffisant, ne pas subir de préjudice et ne pas agir sous la contrainte. Par conséquent, les règles d’admission dans les catégories féminines pourraient priver des athlètes de leur capacité de disposer de leur corps, de contrôler l’évolution de leur carrière sportive et de décider de leur avenir après le sport.

35.  Conformément à leurs obligations en matière de droits de l’homme, les États doivent appliquer le principe de la diligence raisonnable, consacré par de multiples instruments relatifs aux droits de l’homme, et sont tenus à ce titre de prévenir les atteintes aux droits de l’homme, d’enquêter sur ces atteintes et de veiller à ce que les victimes obtiennent réparation.

(...). »

E.    Règlements pertinents de World Athletics

1.     Règlement régissant la qualification dans la catégorie féminine (pour les athlètes présentant des différences du développement sexuel) (Règlement DSD)

59.  La section I (Introduction) du Règlement régissant la qualification dans la catégorie féminine (pour les athlètes présentant des différences du développement sexuel) (Règlement DSD), publié par l’IAAF (désormais World Athletics) le 23 avril 2018, était libellée comme suit au moment des faits de l’espèce :

« 1.1  (...) Ce Règlement reflète les impératifs suivants :

a)  Afin de préserver l’égalité des chances au sein des compétitions d’athlétisme, celles-ci doivent être organisées en catégories qui favorisent l’égalité des chances et garantissent que la victoire soit le fruit du talent, de la détermination, du dépassement de soi et des autres valeurs et caractéristiques incarnées et honorées par le sport. En particulier :

i)  L’IAAF souhaite inciter les athlètes à s’engager au plus haut point et à faire les sacrifices nécessaires pour exceller dans leur discipline, de manière à motiver les générations futures à pratiquer ce sport et aspirer au même niveau d’excellence. Elle voudrait éviter que ces aspirations puissent être découragées en raison de conditions de compétition non équitables n’offrant pas aux athlètes des chances égales de remporter la victoire.

ii)  Étant donné qu’à partir de la puberté, les hommes sont, en moyenne, considérablement avantagés par rapport aux femmes en termes de taille, de force et de puissance, principalement du fait d’un taux largement supérieur de testostérone circulante, et au vu de l’incidence potentielle de ces différences sur les performances sportives, il est communément reconnu que la mise en compétition d’athlètes masculins et féminins ne serait pas juste et pertinente et risquerait de dissuader les femmes de participer aux épreuves. C’est pour cette raison qu’au-delà des différentes catégories d’âge, l’IAAF a également créé des catégories de compétition distinctes pour les athlètes masculins et féminins.

b)  L’IAAF reconnaît toutefois que :

i)  La notion de sexe biologique est un terme générique qui recouvre les différents aspects du sexe chromosomique, gonadique, hormonal et phénotypique, chacun étant fixe et l’ensemble de ces aspects étant généralement uniformisé dans le système conventionnel binaire homme-femme.

ii)  Il existe cependant des individus présentant des anomalies congénitales causant un développement atypique du sexe chromosomique, gonadique et/ou anatomique (dit différence du développement sexuel - DSD, et parfois désignés comme « intersexe »).

iii)  En conséquence, certains systèmes juridiques nationaux reconnaissent désormais des sexes officiels autres que masculin et féminin (par exemple, « intersexe », « X » ou « autre »).

c)  L’IAAF respecte la dignité de tous les individus, y compris ceux présentant une DSD. Elle souhaite en outre que l’athlétisme soit un sport aussi inclusif que possible et veut ouvrir la voie pour que chacun puisse y participer. Aussi, l’IAAF entend-elle poser des conditions de participation dans la mesure strictement nécessaire à la garantie d’une compétition juste et pertinente. C’est pour cette raison que l’IAAF a émis le présent règlement, qui vise à faciliter la participation des athlètes présentant une DSD.

d)  Il existe un large consensus médical et scientifique, étayé par les données revues par les pairs en la matière, selon lequel les taux sanguins élevés de testostérone endogène des athlètes ayant des DSD sont susceptibles d’améliorer significativement leurs performances sportives. De ce fait, le présent règlement permet à ces athlètes de participer à la compétition dans la catégorie féminine à condition, pour les épreuves dans lesquelles leur différence a la plus grande incidence au vu des données actuelles, de répondre aux Conditions de qualification définies ci-après.

e)  Le présent Règlement a pour unique finalité de garantir une compétition juste et pertinente au sein de la catégorie féminine, au profit de l’ensemble des athlètes féminines. Il n’a aucune visée de jugement ou de remise en question de l’identité sexuelle ou de genre d’une athlète, quelle qu’elle soit. Au contraire, l’IAAF considère essentiel de respecter et de préserver la dignité et la vie privée des athlètes présentant une DSD, c’est pourquoi toutes les situations visées par ce règlement doivent être examinées et résolues d’une manière juste, cohérente et confidentielle, dans le respect du caractère sensible de ces questions. Toute violation de la confidentialité, acte de discrimination et/ou de stigmatisation fondée sur l’identité sexuelle ou de genre sera considérée comme une violation grave du Code de conduite en matière d’intégrité de l’IAAF et entraînera l’application de mesures disciplinaires appropriées à l’encontre du fautif.

1.2  Ce Règlement s’applique à l’échelle mondiale et régit les conditions de participation aux Épreuves visées dans les Compétitions internationales. À cet égard, le Règlement doit être interprété et appliqué non pas au vu des législations nationales ou locales, mais en tant que texte indépendant et autonome et de manière à protéger et promouvoir les exigences précisées ci-dessus. Dans le cas où une question non prévue par le présent Règlement verrait le jour, il conviendra de la traiter de la même manière.

1.3  Toutes les situations visées par ce règlement seront traitées par le Département Santé et Sciences de l’IAAF et non par la Fédération nationale de l’athlète intéressée ou tout autre organisme d’athlétisme, qu’il s’agisse ou non de la première participation de l’athlète à une compétition internationale. Chaque Fédération nationale est liée par ce Règlement et doit coopérer avec l’IAAF et lui apporter son soutien dans la mise en application du Règlement, en respectant rigoureusement les obligations de confidentialité prévues ci-après.

(...). »

60.  Par ailleurs, le Règlement DSD fixe les conditions particulières que doit remplir une « athlète concernée » afin de pouvoir prendre part à une « épreuve visée » dans la catégorie féminine lors d’une compétition internationale ou d’établir un record du monde dans une compétition non internationale.

61.  Selon l’article 2.2 a) du Règlement DSD, une « athlète concernée » est celle qui répond aux trois critères cumulatifs suivants :

i)  elle présente l’une des DSD énumérées par cette disposition ;

ii)  son taux de testostérone sanguin est supérieur ou égal à 5 nanomoles par litre de sang (nmol/L) ;

iii)  elle possède une sensibilité aux androgènes suffisante pour présenter, à ces taux de testostérone, un effet androgénisant significatif.

En cas de doute concernant la réalisation des trois conditions précitées, celui-ci profite à l’athlète, qui peut dès lors concourir librement (article 23 de l’annexe 3 du Règlement DSD).

62.  Une « athlète concernée » qui souhaite s’aligner, lors d’une compétition internationale, dans une « épreuve visée » au sens de l’article 2.2 b) du Règlement DSD, soit les courses du 400 mètres, du 400 mètres haies, du 800 mètres, du 1 500 mètres et du mile (1,6 kilomètre) ainsi que toute autre course sur des distances comprises entre 400 mètres et un mile, doit satisfaire aux conditions cumulatives suivantes, en vertu de l’article 2.3 du Règlement DSD :

i)  être reconnue officiellement en tant que femme ou intersexe (ou équivalent) ;

ii)  abaisser son taux de testostérone sanguine au-dessous de 5 nmol/L pendant une période ininterrompue d’au moins six mois (par exemple en utilisant une contraception hormonale) ;

iii)  maintenir son taux de testostérone sanguine au-dessous de 5 nmol/L en permanence (qu’elle soit ou non en compétition) aussi longtemps qu’elle souhaite pouvoir participer aux « épreuves visées » dans la catégorie féminine lors d’une compétition internationale.

63.  Une « athlète concernée » est seule responsable du maintien des conditions de qualification aussi longtemps qu’elle souhaite prendre part à une « épreuve visée », dans la catégorie féminine, lors d’une compétition internationale (article 3.11 du Règlement DSD). Elle ne doit remplir aucune condition supplémentaire, telles des modifications anatomiques chirurgicales (article 2.4 du Règlement DSD), et elle ne peut pas être forcée à se soumettre à des analyses et/ou à suivre un traitement quelconque (article 2.5 du Règlement DSD).

64.  Selon l’article 2.6 du Règlement DSD, une « athlète concernée » qui ne remplit pas les conditions de qualification prévues par le Règlement DSD peut prendre part :

a)  dans la catégorie féminine :

i)  à toutes les épreuves, y compris les « épreuves visées », lors de compétitions non internationales ;

ii)  à toutes les épreuves, exception faite des « épreuves visées », lors de compétitions internationales ;

b)  dans la catégorie masculine : à toutes les épreuves, sans restriction, y compris à l’échelon international ;

c)  dans toute catégorie intersexe ou similaire : à toutes les épreuves, sans restriction, y compris au niveau international.

65.  La section 3 du Règlement DSD détermine la procédure applicable aux fins de déterminer si une personne est une « athlète concernée ». La section 4 du Règlement DSD règle la question de la confidentialité. Elle prévoit que toutes les investigations menées et les informations recueillies dans le cadre dudit règlement seront traitées dans le respect de la plus grande confidentialité (article 4.1 du Règlement DSD). Par ailleurs, l’IAAF ne commentera pas publiquement les éléments d’une affaire sauf en réaction à des déclarations publiques d’une athlète ou de ses représentants (article 4.2 du Règlement DSD).

66.  Enfin, la section 5 du Règlement DSD contient des dispositions relatives au règlement des litiges et, notamment, une clause d’arbitrage en faveur du TAS libellée comme suit :

« Tout litige survenant entre l’IAAF et une Athlète concernée (et/ou sa Fédération membre) en lien avec le présent Règlement sera soumis à la compétence exclusive du TAS. En particulier (à titre non exhaustif), la validité, la légalité et/ou la bonne interprétation ou application du Règlement ne peut être contestée que (a) par voie d’action ordinaire intentée devant le TAS et/ou (b) dans le cadre d’un recours formé devant le TAS en vertu du paragraphe 5.3. »

2.     Règlement régissant l’éligibilité des athlètes transgenres (2019)

67.  Les règles décrites ci-dessous étaient applicables au moment des faits de l’espèce mais elles ont été abandonnées par décision de World Athletics à compter du 31 mars 2023. Selon les changements annoncés, les athlètes transgenres (nés hommes et devenus femmes) dont le changement de sexe est intervenu après la puberté sont désormais exclus des compétitions internationales.

68.  Afin de déterminer si une personne peut concourir dans les compétitions féminines ou masculines, il faut d’emblée distinguer la reconnaissance légale du sexe des critères d’éligibilité (Matthieu Perruchoud, Le droit à l’égalité des chances dans le sport - Concept, mise en œuvre et concrétisation, Helbing Lichtenhahn, 2020, p. 224). Dans un premier temps, une personne transgenre devenue femme sera classée dans la catégorie « femmes » (ibidem). Dans un second temps, chaque organisation sportive définira des critères d’éligibilité, notamment un taux maximal de testostérone, permettant aux sportives de participer ou non aux compétitions (Règlement de World Athletics régissant l’éligibilité des athlètes transgenres (2019), articles 3.2.2 et 3.2.3).

69.  Il convient de distinguer deux situations par rapport aux critères d’éligibilité : les changements de sexe avant et après la puberté (Perruchoud, op. cit., p. 224). Un changement avant la puberté n’entraîne aucun avantage nécessitant la mise en place de conditions spécifiques à la participation de l’athlète aux compétitions (ibidem). Le seul cas problématique concerne dès lors les sportives transgenres nées hommes et qui deviennent femmes après la puberté (ibidem).

70.  World Athletics a défini trois conditions à la participation d’athlètes transgenres dans les compétitions féminines internationales, à savoir :

-  une déclaration écrite et signée de l’athlète attestant de son identité de genre en tant que femme ;

-  une concentration de testostérone inférieure à 5 nmol/L pendant au moins douze mois sans interruption ; et

-  le maintien de ce taux maximal aussi longtemps que l’athlète souhaite être éligible à concourir dans la catégorie féminine (Règlement de World Athletics régissant l’éligibilité des athlètes transgenres (2019), articles 3.2.1, 3.2.2, et 3.2.3).

F.     Affaires pertinentes tranchées par le TAS ou des juridictions nationales

1.     L’affaire Dutee Chand (TAS)

71.  Dutee Chand est une athlète indienne, notamment titrée sur 200 mètres et 4 x 400 mètres aux championnats juniors asiatiques. Au vu de la présence élevée de testostérone dans son organisme, l’IAAF la déclara inéligible aux compétitions féminines. L’athlète saisit le TAS d’un recours contre cette décision. Dans sa sentence, le TAS estima, tout d’abord, que le règlement de l’IAAF était discriminatoire (CAS 2014/A/3759, Dutee Chand v. Athletics Federation of India (AFI) and IAAF, sentence du 24 juillet 2015). Il rappela que le règlement applicable devait, pour ne pas être annulé, être nécessaire, raisonnable et proportionné au regard de l’égalité des chances (ibidem, § 450).

72.  Après analyse des divers avis et expertises scientifiques, le TAS rendit une sentence arbitrale provisoire concluant qu’il n’avait pas été prouvé de manière suffisante qu’une athlète possédant un taux de testostérone supérieur à la limite imposée par l’IAAF possédait un avantage injuste sur ses concurrentes qui nécessitait son exclusion des compétitions réservées aux femmes. Il estima ainsi que le lien entre taux de testostérone élevé et performance sportive n’avait pas été suffisamment établi (ibidem, §§ 522, 531, 532, 537 et 547).

73.  Par conséquent, le TAS suspendit le règlement de l’IAAF pour une période maximale de deux ans durant laquelle l’IAAF devait prouver l’avantage réel des femmes atteintes d’hyperandrogénisme sur les autres femmes à raison de leur taux de testostérone (ibidem, § 548, et point 2 du dispositif), faute de quoi le règlement de l’IAAF serait annulé (ibidem, § 548). Au début de l’année 2018, le TAS accorda à l’IAAF un délai de six mois pour la publication de son nouveau règlement.

2.     L’affaire Renée Richards (New York County Court, États-Unis, 16 août 1977)

74.  Renée Richards (née Richard Raskind), joueuse de tennis, subit une opération pour devenir femme en 1975. En 1979, à l’âge de 45 ans, elle atteignit la demi-finale de l’US Open. Par la suite, l’United States Tennis Association (USTA), l’United States Open Committee (USOC) et la Women’s Tennis Association (WTA) lui interdirent de participer aux US Open dans la catégorie féminine et lui imposèrent un test de vérification du sexe (dit « test du corpuscule de Barr ») afin de vérifier si elle était de sexe féminin.

75.  L’intéressée contesta cette interdiction devant une juridiction new‑yorkaise (Supreme Court, Special Term, New York County). Celle-ci jugea que Richards ne possédait pas d’avantage injuste sur les autres joueuses de tennis (Renée Richards v. The United States Tennis Association (USTA), 93 Misc.2d 713 (1977)). Elle estima, en particulier, que l’exigence d’un test de vérification du sexe était « manifestement injuste, discriminatoire et inéquitable, et contraire aux droits [de la plaignante] garantis par le droit de l’État applicable en matière de droits de l’homme (...) » (ibidem, p. 721).

76.  La juridiction considéra également que cette exigence avait pour seul but d’empêcher l’intéressée de participer aux tournois dans la catégorie féminine (ibidem). Concernant la possible justification du traitement discriminatoire imposé à l’athlète, elle rappela que ces tests ne se justifiaient dans des compétitions sportives que pour prévenir la fraude, à savoir éviter que des hommes déguisés en femmes ne se battent contre des femmes (ibidem, pp. 721-722). Elle conclut que, dans ce contexte, le test de vérification du sexe ne devait pas être le seul critère pertinent, mais qu’il y avait lieu de prendre en compte d’autres facteurs en vue de déterminer l’éligibilité des athlètes transgenres dans les compétitions féminines (ibidem, p. 722).

EN DROIT

I.        OBSERVATIONS PRÉLIMINAIRES RELATIVES À L’OBJET DU LITIGE ET L’APPROCHE ADOPTÉE PAR LA COUR

77.  Étant consciente de la complexité et de la nature nouvelle de l’affaire à laquelle elle est confrontée, la Cour estime opportun de préciser d’emblée l’objet du litige porté devant elle et l’approche qu’elle adopte dans le cas d’espèce.

78.  La Cour rappelle que la requérante, athlète professionnelle de nationalité sud-africaine et domiciliée en Afrique du Sud, a contesté devant le TAS la validité du Règlement DSD. Elle a ensuite saisi le Tribunal fédéral d’un recours en matière civile au titre de l’article 190 al. 2 de la LDIP en vue de l’annulation de la sentence rendue par le TAS le 30 avril 2019. Par un arrêt du 25 août 2020, le Tribunal fédéral a rejeté son recours.

79.  La Cour observe, dès lors, que la requérante met en cause en substance la conformité à plusieurs dispositions de la Convention d’un règlement édicté par l’IAAF, puis entériné par le TAS et le Tribunal fédéral suisse.

80.  La Cour note que la Suisse n’a joué aucun rôle dans l’adoption du Règlement DSD, édicté par l’IAAF, association de droit privé monégasque. Dès lors, elle concentrera son examen des griefs soulevés par la requérante sur la question de savoir si le contrôle exercé par le TAS et le Tribunal fédéral a répondu aux exigences de la Convention.

II.     SUR L’EXCEPTION PRÉLIMINAIRE DU GOUVERNEMENT TIRÉE DE L’INCOMPÉTENCE RATIONE PERSONAE ET LOCI DE LA COUR

A.    Les thèses des parties

1.     Le Gouvernement

81.  Le Gouvernement fait observer qu’en sa qualité de cour suprême du sport le TAS connaît des litiges opposant des acteurs provenant des quatre coins du globe puisque les manifestations sportives internationales de haut niveau sont organisées dans divers pays, par des organisations ayant leur siège dans des États différents, et elles sont souvent ouvertes à des athlètes du monde entier. Il ajoute que les différends soumis au TAS, organisation de nature privée, opposent ainsi des acteurs privés (fédérations sportives, athlètes, sociétés privées) qui ne présentent très souvent aucun lien avec la Suisse (exception faite du siège du TAS), ni même parfois avec des États membres du Conseil de l’Europe.

82.  Il souligne qu’en l’espèce une athlète domiciliée en Afrique du Sud et sa fédération nationale, constituée sous la forme d’une association de droit privé sud-africain, ont contesté la validité d’un règlement édicté par l’IAAF, association de droit privé monégasque, devant le TAS, entité non étatique. Il précise que, dans le cadre de la procédure devant lui, le TAS n’a pas examiné la validité du règlement litigieux au regard du droit suisse puisqu’il a appliqué la réglementation interne de l’IAAF, la Charte Olympique et, à titre subsidiaire, le droit monégasque.

83.  Il fait valoir que dans ce contexte, conformément aux dispositions internes pertinentes et à la pratique y relative, la mission du Tribunal fédéral, lorsqu’il est saisi d’un recours en matière civile visant une sentence arbitrale internationale, ne consiste pas à statuer avec un plein pouvoir de contrôle, à l’instar d’une juridiction d’appel, mais uniquement à examiner si, dans les limites des moyens légalement admissibles contre cette sentence, à savoir ceux énumérés à l’article 190 al. 2 de la LDIP, les griefs invoqués à l’encontre de la sentence en question sont fondés ou non.

84.  Il plaide que le Tribunal fédéral ne peut ainsi pas se prononcer matériellement sur le contenu de la sentence attaquée mais uniquement examiner, sur la base des faits constatés dans cette sentence, si le résultat auquel celle-ci aboutit est contraire ou non aux valeurs essentielles et largement reconnues qui, selon les conceptions prévalant en Suisse, devraient constituer le fondement de tout ordre juridique. Il soutient que lorsqu’il a examiné le recours de la requérante, le Tribunal fédéral ne disposait par conséquent que d’un pouvoir de contrôle très limité, tant sous l’angle des faits que du contrôle matériel de la sentence.

85.  Il avance que les violations alléguées par la requérante sur le terrain des articles 3, 8 et 14 de la Convention se rapportent à un ensemble de faits qui ne présentent pas de lien territorial avec la Suisse. Selon lui, les autorités suisses n’ont aucune influence sur les activités des acteurs impliqués, en particulier de l’IAAF. Par conséquent, conformément aux principes rappelés ci-dessus, les griefs en question ne relèveraient pas de la juridiction de la Suisse au sens de l’article 1 de la Convention.

86.  Le Gouvernement soutient que si la Suisse était tenue pour responsable de la mise en œuvre de l’ensemble des garanties matérielles de la Convention dans des affaires de ce type, elle ne pourrait tenter de remplir ses obligations - de manière incomplète - qu’en établissant un moyen pour une juridiction nationale de réexaminer entièrement les sentences arbitrales du TAS. Selon lui, un tel système non seulement contredirait les dispositions de la LDIP, mais remettrait aussi entièrement en cause la notion même d’arbitrage et la nature du système mis en place dans le domaine du sport, lequel a été conçu précisément parce qu’au regard du caractère international des acteurs et des événements impliqués, les juridictions nationales n’offrent pas un forum approprié dans ce contexte.

87.  Il allègue qu’à terme une telle remise en question du système pourrait conduire au transfert du siège du TAS vers un État non signataire de la Convention. Il rappelle que la Cour a estimé, dans l’arrêt qu’elle a rendu dans l’affaire Mutu et Pechstein c. Suisse (nos 40575/10 et 67474/10, § 99, 2 octobre 2018), qu’il ne lui appartenait pas de se prononcer in abstracto sur une telle éventualité et elle a considéré que, si une telle hypothèse devait se réaliser, il lui appartiendrait de statuer, au cas par cas, lors de l’examen des requêtes introduites devant elle à la suite du prononcé, par les juridictions des États parties à la Convention, de décisions donnant force exécutoire aux sentences du TAS dans les ordres juridiques respectifs de ces États. Il y voit une méconnaissance par la Cour du fait que les sentences du TAS ne nécessitent pas, la plupart du temps, la mise en œuvre de procédures de reconnaissance ou d’exequatur pour déployer leurs effets à l’égard des athlètes. Il fait observer que, dans la présente affaire, le Règlement DSD s’applique à la requérante sans qu’une autorité étatique soit appelée à intervenir et tout différend relatif à son application relève de la compétence exclusive du TAS (section 5 du Règlement DSD). Il ajoute qu’en cas de remise en question du système, le siège du TAS risquerait d’être déplacé hors d’Europe et, dans un tel cas de figure, les personnes concernées perdraient également le bénéfice des garanties de l’article 6 § 1 de la Convention, aujourd’hui applicables à la procédure devant le TAS.

88.  Au regard de l’ensemble de ces considérations, le Gouvernement soutient que les griefs fondés sur les articles 3, 8, et 14 de la Convention ne relèvent pas de la juridiction de la Suisse au sens de l’article 1 de la Convention et doivent par conséquent être déclarés irrecevables pour incompatibilité ratione personae et ratione loci avec les dispositions de la Convention. De l’avis du Gouvernement, il en va de même s’agissant du grief fondé sur l’article 13 de la Convention puisque cette disposition n’est applicable que si la partie requérante présente un grief défendable de violation d’une autre disposition de la Convention.

89.  Le Gouvernement avance qu’à sa connaissance la Cour n’a examiné jusqu’ici des affaires d’arbitrage international que sous l’angle de l’article 6 de la Convention, contexte dans lequel on peut considérer que la procédure menée en Suisse établit un lien juridictionnel au sens de l’article 1 de la Convention.

2.     La requérante

90.  La requérante soutient que la Cour est compétente ratione personae en vertu de l’article 1 de la Convention. Elle se réfère aux conclusions de la Cour dans les affaires Platini c. Suisse ((déc.), n° 526/18, § 37, 11 mars 2020) et, mutatis mutandis, Mutu et Pechstein (précité, §§ 66 et 67), selon lesquelles le droit suisse donne un effet aux sentences du TAS et donne compétence au Tribunal fédéral pour connaître de leur validité. En rejetant son recours, le Tribunal fédéral aurait donné force de chose jugée dans l’ordre juridique suisse à la sentence arbitrale du 30 avril 2019.

91.  Elle ajoute que son lieu de résidence, qui se trouve en Afrique du Sud, ne change rien à cet égard et que, dans la mesure où les faits de l’espèce relèvent de la juridiction de la Suisse conformément à l’article 1 de la Convention, cet État doit répondre, en vertu de la Convention, d’un manquement à ses obligations positives.

92.  À ce titre, elle fait également observer que c’est la Suisse qui a choisi de se mettre en valeur comme une place arbitrale attractive et effective. Elle allègue que la seule voie qui lui était ouverte pour faire examiner le Règlement DSD était l’arbitrage forcé devant le TAS, avec recours possible devant le Tribunal fédéral pour examiner la validité de la sentence. Elle argue qu’il découle de ce système un lien juridictionnel entre sa cause et la Suisse suffisant pour faire entrer en jeu l’article 1 de la Convention et fonder les obligations positives que les articles 3, 8 et 13 de la Convention font peser sur cet État.

93.  Elle soutient en outre que la distinction que l’État défendeur fait entre les griefs formulés sur le terrain de l’article 6 de la Convention, pour lesquels il semble admettre la compétence ratione personae de la Cour, et les griefs formulés sur le terrain des articles 3, 8 et 14 de la Convention, pour lesquels il la rejette, est infondée. Selon elle, ce n’est pas parce que la Cour a examiné la grande majorité des affaires d’arbitrage en matière de sport sur le terrain de l’article 6 de la Convention qu’elle devrait limiter son examen sur le fond à cette disposition.

94.  Elle ajoute que même si sa cause présente un élément international, cela ne veut pas dire que celui-ci englobe en même temps un aspect extraterritorial du point de vue de la « juridiction » au sens de l’article 1 de la Convention. Elle plaide qu’en tout état de cause l’État défendeur a exercé un contrôle de facto et de jure sur les actes et omissions allégués, à savoir ceux que le Tribunal fédéral aurait commis dans l’examen du recours qu’elle avait formé contre la sentence du TAS dans une procédure qui était obligatoire et qui représentait la seule voie qui lui était ouverte.

95.  Selon la requérante, il est peu compréhensible, voire contradictoire, que le Gouvernement tire argument du fait qu’elle est domiciliée en Afrique du Sud pour prétendre que sa cause ne présente pas de lien suffisant avec la Suisse puisqu’en vertu de la loi elle-même, pour que le Tribunal fédéral puisse être saisi dans le cadre d’un arbitrage international, il faut qu’au moins l’une des parties n’ait, au moment de la conclusion de la convention d’arbitrage, ni son domicile ni sa résidence habituelle en Suisse. Cet argument ne serait guère compatible avec le choix de la Suisse d’institutionnaliser le système d’arbitrage international, de l’intégrer dans son propre ordre juridique et de faire valider les sentences arbitrales par sa plus haute juridiction.

96.  La requérante fait par ailleurs observer que le Tribunal fédéral a lui‑même exprimé l’avis selon lequel les garanties offertes par le recours ouvert contre les sentences arbitrales devant la plus haute cour de l’État constituent un certain contrepoids aux clauses imposant l’arbitrage forcé en matière sportive.

97.  Compte tenu de ce qui précède, elle soutient que la Cour est compétente ratione personae et loci pour connaître de toutes les allégations soulevées dans le cadre de la présente requête portant sur les actes et omissions du TAS, tels qu’entérinés par le Tribunal fédéral. Pour ces raisons, elle ne voit pas nécessairement dans la présente cause un élément d’extraterritorialité.

98.  Elle avance, à titre subsidiaire, d’autres arguments détaillés à l’appui de sa thèse selon laquelle la Cour est compétente pour trancher la présente affaire, même à supposer qu’un tel élément d’extraterritorialité existerait. Ces arguments sont exposés dans les observations qu’elle a soumises à la Cour mais ne sont pas repris ici pour des raisons pratiques.

B.    Appréciation de la Cour

1.     Les principes applicables

99.  L’article 1 de la Convention est ainsi libellé :

« Les Hautes Parties contractantes reconnaissent à toute personne relevant de leur juridiction les droits et libertés définis au titre I de la (...) Convention. »

100.  Aux termes de cette disposition, l’engagement des États contractants se borne à « reconnaître » (en anglais « to secure ») aux personnes relevant de leur « juridiction » les droits et libertés énoncés dans la Convention (Al‑Skeini et autres c. Royaume-Uni [GC], no 55721/07, § 130, CEDH 2011, Banković et autres c. Belgique et autres (déc.) [GC], no 52207/99, § 66, CEDH 2001‑XII, et Soering c. Royaume-Uni, 7 juillet 1989, § 86, série A no 161). La « juridiction », au sens de l’article 1, est une condition sine qua non pour qu’un État contractant puisse être tenu pour responsable des actes ou omissions à lui imputables qui sont à l’origine d’une allégation de violation des droits et libertés énoncés dans la Convention (Al-Skeini et autres, précité, § 130, et Ilaşcu et autres c. Moldova et Russie [GC], no 48787/99, § 311, CEDH 2004-VII).

101.  La notion de juridiction reflète la conception de ce terme en droit international public (Assanidzé c. Géorgie [GC], no 71503/01, § 137, CEDH 2004-II, Gentilhomme et autres c. France, nos 48205/99, 48207/99 et 48209/99, § 20, 14 mai 2002, et Banković et autres, décision précitée, §§ 59‑61), de sorte que la compétence juridictionnelle d’un État est principalement territoriale (Al-Skeini et autres, précité, § 131, et Banković et autres, décision précitée, § 59) et qu’elle est présumée s’exercer sur l’ensemble de son territoire (Ilaşcu et autres, précité, § 312).

102.  Conformément à l’article 31 § 1 de la Convention de Vienne sur le droit des traités de 1969, la Cour doit interpréter les termes « relevant de leur juridiction » en prenant comme point de départ le sens ordinaire devant être attribué à ces termes et en tenant compte du contexte ainsi que de l’objet et du but de la Convention (M.N. et autres c. Belgique (déc.) [GC], no 3599/18, § 99, 5 mars 2020).

2.     Application des principes susmentionnés au cas d’espèce

103.  La Cour observe tout d’abord qu’en vertu de l’article 190 de la Constitution fédérale suisse, le Tribunal fédéral est tenu d’appliquer le droit international (paragraphe 41 ci‑dessus), dont fait partie la Convention, et cela même dans une procédure très particulière comme celle qui est ici examinée. De surcroît, il ressort de la pratique du Tribunal fédéral que celui-ci applique la Convention de manière indirecte dans ce type d’affaires (paragraphe 49 ci‑dessus).

104.  La Cour rappelle ensuite qu’à partir du moment où une personne introduit une action devant les juridictions civiles d’un État, il existe indiscutablement un « lien juridictionnel » entre cette personne et l’État, et ce même en dépit d’un éventuel caractère extraterritorial des faits à l’origine de l’action (Markovic et autres c. Italie [GC], §§ 49-55, concernant l’article 6 de la Convention ; voir, dans le même sens, les affaires Arlewin c. Suède, no 22302/10, §§ 65‑74, 1er mars 2016, et Naït-Liman c. Suisse, [GC], no 51357/07, §§ 96-102, 15 mars 2018, dans laquelle la Cour a implicitement admis sa compétence). Or, en l’espèce, le recours en matière civile contre la sentence arbitrale du TAS par lequel la requérante a saisi le Tribunal fédéral a, a priori, fait entrer en jeu la juridiction de la Suisse au sens de l’article 1 de la Convention.

105.  Ces conclusions ont par ailleurs été confirmées par la Cour dans des affaires relevant, comme la présente, de l’arbitrage sportif. La Cour note que, dans l’affaire Mutu et Pechstein, précitée, elle a dû examiner plusieurs griefs fondés sur l’article 6 § 1. À cette occasion, elle a considéré que le TAS n’est ni un tribunal étatique ni une autre institution de droit public suisse, mais une entité émanant du Conseil international de l’arbitrage en matière de sport (« le CIAS »), c’est-à-dire d’une fondation de droit privé suisse (ibidem, §§ 65 et 149) qui, en tant que telle, n’applique pas directement la Convention (ibidem, §§ 101-102). Elle a aussi estimé qu’en rejetant les recours des requérants, le Tribunal fédéral avait donné force de chose jugée dans l’ordre juridique suisse aux sentences arbitrales en question (ibidem, § 66). Elle a ainsi vu, dans le rejet par le Tribunal fédéral des recours contre les sentences du TAS, une approbation, au moins tacite, des actes de particuliers violant dans le chef d’autres particuliers soumis à sa juridiction les droits garantis par la Convention (ibidem., § 64). Partant, elle s’est déclarée compétente ratione personae pour connaître des griefs des requérants quant aux actes et omissions du TAS validés par le Tribunal fédéral.

106.  Par ailleurs, dans l’affaire Platini (décision précitée), le requérant, qui exerçait alors une haute fonction au sein de la FIFA, soutenait que la sanction qui lui avait été infligée avait porté atteinte à sa liberté d’exercer une activité professionnelle, telle que protégée par l’article 8 de la Convention, en ce qu’elle l’empêchait d’exercer toute activité relative au football pendant quatre ans. La Cour a relevé que la sanction litigieuse avait été infligée au requérant par la FIFA, à savoir une association de droit privé suisse, et que la procédure s’était déroulée devant les instances de la FIFA, puis devant le TAS. Elle a également noté que le Tribunal fédéral avait rejeté le recours du requérant et donné, de ce fait, force de chose jugée dans l’ordre juridique suisse à la sentence arbitrale rendue par le TAS (§ 37). Elle a conclu que les actes ou omissions litigieux étaient susceptibles d’engager la responsabilité de l’État défendeur en vertu de la Convention et qu’elle était compétente ratione personae (§ 38).

107.  La Cour ne voit pas de motifs justifiant de se départir de ces conclusions dans la présente affaire. Le fait que l’IAAF est une entité de droit privé monégasque ayant son siège à Monaco, et non une association de droit privé suisse, comme c’était le cas de la FIFA et de l’ISU (International Skating Union, Fédération internationale de patinage) dans l’affaire Mutu et Pechstein (précitée), ne change rien quant à la compétence ratione personae et loci de la Cour, en particulier dans la mesure où l’examen de la Cour portera avant tout sur la procédure menée devant le TAS et le Tribunal fédéral (paragraphe 80 ci-dessus).

108.  En ce qui concerne l’argument du Gouvernement selon lequel le pouvoir de contrôle du Tribunal fédéral est restreint dans une telle procédure, la Cour admet que le contrôle exercé par cette juridiction est limité à la compatibilité de la sentence arbitrale attaquée avec l’ordre public et que cette notion est interprétée de manière très étroite par le Tribunal fédéral. Cela étant, la Cour observe qu’il découle de la jurisprudence du Tribunal fédéral que relèvent de la notion de l’ordre public, au sens matériel, entre autres, l’interdiction de la discrimination et le respect de la dignité humaine (ATF 144 III 120, considérant 5.1 ; paragraphe 46 ci-dessus) ou encore, dans une certaine mesure, le droit au libre exercice d’une profession en tant qu’émanation des droits de la personnalité (ATF 138 II 322, considérant 4.3.1 ; paragraphe 47 ci-dessus). La Cour constate que ce sont les droits qui se trouvent au centre de la présente requête. Par ailleurs, dans le cas d’espèce, le Tribunal fédéral a examiné les griefs formulés par la requérante sous l’angle de la discrimination, des droits de la personnalité et de la dignité humaine. On ne saurait dès lors prétendre que ces griefs ne peuvent faire l’objet d’examen par la Cour (voir, mutatis mutandis, Verein gegen Tierfabriken Schweiz (VgT) c. Suisse (no 2) [GC], no 32772/02, §§ 43-45, CEDH 2009).

109.  La Cour juge encore utile de distinguer la présente affaire de l’affaire Drozd et Janousek c. France et Espagne (26 juin 1992, § 96, série A no 240), qui portait sur l’absence d’un procès équitable devant le Tribunal de Corts d’Andorre et l’illicéité de l’emprisonnement en France qui avait suivi la condamnation des requérants. Dans cette affaire, la Cour était amenée à déterminer si elle était compétente ratione personae. En raison notamment du caractère sui generis de la Principauté d’Andorre à l’époque des faits pertinents, la question se posait de savoir si l’administration de la justice andorrane était sous le contrôle de la France et de l’Espagne (ibidem., § 91). Or, la Cour a conclu que les jugements des tribunaux d’Andorre n’étaient pas soumis à la supervision de la France et de l’Espagne et que la compétence ratione personae faisait dès lors défaut (ibidem., §§ 96‑97). Dans la présente affaire, en revanche, les sentences arbitrales du TAS n’échappent pas au contrôle de la Suisse ; elles sont susceptibles de recours devant le Tribunal fédéral.

110.  Par ailleurs, dans les affaires Galić c. Pays-Bas ((déc.), no 22617/07, 9 juin 2009, § 46) et Blagojević c. Pays-Bas ((déc.), no 49032/07, 9 juin 2009, § 46), qui soulevaient la question d’une violation du droit à un procès équitable devant le Tribunal pénal international pour l’Ex‑Yougoslavie (TPIY) et l’absence de recours contre les décisions prononcées par celui-ci, la Cour a conclu que le simple fait que le siège et les locaux du TPIY, organisation internationale bénéficiant de certaines immunités vis-à-vis de l’État hôte, se trouvent aux Pays-Bas ne suffisait pas à faire relever les questions litigieuses de la responsabilité de cet État. Dans la présente affaire, en revanche, le TAS n’est pas une organisation internationale (au sens d’« intergouvernementale »), mais l’émanation du CIAS, à savoir d’une fondation de droit privé suisse. Par ailleurs, dans les affaires précitées, aucun recours n’était possible devant un tribunal des Pays-Bas, alors qu’en l’espèce un contrôle limité par la plus haute juridiction nationale est explicitement prévu par le droit suisse.

111.  Enfin, un dernier argument découle du contexte très particulier de l’affaire, ainsi que de l’objet et du but de la Convention. Ces deux éléments doivent être pris en compte par la Cour dans l’interprétation de l’article 1 de la Convention (M.N. et autres c. Belgique, précité, § 99). Dans l’affaire concernant Claudia Pechstein, la Cour a en effet observé que celle-ci n’avait pas eu d’autre choix que d’accepter la clause arbitrale et, dès lors, qu’il s’agissait d’un arbitrage forcé, en ce sens qu’il n’existait aucune possibilité pour l’intéressée de soustraire le litige au tribunal arbitral (Mutu et Pechstein, précité, § 115). Or, selon le Tribunal fédéral lui-même, les garanties offertes par le recours ouvert contre les sentences arbitrales devant la plus haute juridiction de l’État représentent un certain contrepoids aux clauses imposant l’arbitrage forcé en matière sportive. En d’autres termes, la Cour constate que, dans le cadre d’un arbitrage forcé qui privait la requérante de la possibilité de saisir les juridictions ordinaires dans son propre pays ou ailleurs, la seule voie qui était ouverte à l’intéressée était le recours au TAS, puis le recours au Tribunal fédéral. Aucune autre voie, en particulier un recours devant d’autres juridictions suisses ou les tribunaux monégasques, ne lui était ouverte. Le Gouvernement ne le conteste d’ailleurs pas. La Cour ne nie pas les avantages d’un tel système « centralisé » pour les litiges en matière de sport, notamment afin de garantir une certaine cohérence et uniformité de la jurisprudence du TAS au niveau international. Il s’ensuit néanmoins que, si la Cour se déclarait incompétente pour connaître de ce type de requêtes, elle risquerait de couper de l’accès à la Cour toute une catégorie de personnes, à savoir les sportives professionnelles, ce qui ne peut pas être conforme à l’esprit, à l’objet et au but de la Convention. Une telle conclusion est par ailleurs à peine conciliable avec l’idée de la Convention en tant qu’instrument constitutionnel de l’ordre public européen, dont les États parties sont tenus de garantir au moins les fondements à tous les individus sous leur juridiction en vertu de l’article 1 (dans ce sens, Al-Dulimi et Montana Management Inc. c. Suisse [GC], no 5809/08, § 145, 21 juin 2016, et les autres affaires citées).

3.     Conclusion

112.  La Cour est consciente que la requérante met en cause, devant elle, la conformité à la Convention d’un règlement édicté par l’IAAF et entériné par le TAS, deux acteurs non étatiques. Mais, dans la mesure où les conclusions du TAS ont fait l’objet d’un examen par le Tribunal fédéral quant aux griefs soulevés par la requérante, elle conclut qu’à la lumière de sa jurisprudence précitée, la cause de la requérante relève de la « juridiction » de la Suisse au sens de l’article 1 de la Convention, et ce même si la haute juridiction suisse ne s’est pas explicitement référée aux dispositions de la Convention et n’a bénéficié que d’un pouvoir de contrôle restreint, à savoir limité à la question de la compatibilité de la sentence attaquée avec l’ordre public suisse (article 190 al. 2 e) de la LDIP ; paragraphe 43 ci-dessus).

113.  Compte tenu de ce qui précède, la Cour rejette l’exception préliminaire tirée de l’incompétence ratione personae et loci de la Cour pour examiner la présente requête.

III.   SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L’ARTICLE 14 COMBINÉ AVEC L’ARTICLE 8 DE LA CONVENTION

114.  La requérante soutient avoir fait l’objet d’un traitement discriminatoire à raison de ses DSD entraînant un taux de testostérone naturellement plus élevé. Elle invoque à cet égard l’article 14 combiné avec les articles 8 et 3 de la Convention, libellés comme suit :

Article 14 :

« La jouissance des droits et libertés reconnus dans la présente Convention doit être assurée, sans distinction aucune, fondée notamment sur le sexe, la race, la couleur, la langue, la religion, les opinions politiques ou toutes autres opinions, l’origine nationale ou sociale, l’appartenance à une minorité nationale, la fortune, la naissance ou toute autre situation. »

Article 8 :

« 1.  Toute personne a droit au respect de sa vie privée et familiale, de son domicile et de sa correspondance.

2.  Il ne peut y avoir ingérence d’une autorité publique dans l’exercice de ce droit que pour autant que cette ingérence est prévue par la loi et qu’elle constitue une mesure qui, dans une société démocratique, est nécessaire à la sécurité nationale, à la sûreté publique, au bien‑être économique du pays, à la défense de l’ordre et à la prévention des infractions pénales, à la protection de la santé ou de la morale, ou à la protection des droits et libertés d’autrui. »

Article 3 :

« Nul ne peut être soumis à la torture ni à des peines ou traitements inhumains ou dégradants. »

115.  Le Gouvernement s’oppose à cette thèse.

A.    Sur la recevabilité

116.  Le Gouvernement soutient que ce grief est manifestement mal fondé.

117.  La requérante ne partage pas cet avis.

118.  La Cour observe que le Gouvernement ne conteste pas que le grief de la requérante relève du champ d’application de l’article 14 de la Convention. Elle rappelle, néanmoins, que toute question touchant à la compétence de la Cour est déterminée par la Convention elle-même, spécialement par son article 32, et non par les observations soumises par les parties dans une affaire donnée. Il s’ensuit que la Cour se doit d’examiner la question de sa compétence ratione materiae à chaque stade de la procédure (Blečić c. Croatie [GC], no 59532/00, § 67, CEDH 2006‑III, et Tănase c. Moldova [GC], no 7/08, § 131, CEDH 2010).

1.     Applicabilité de l’article 14 combiné avec l’article 8

a)      Les principes généraux

 

120.  L’application de l’article 14 ne présuppose pas nécessairement la violation de l’un des droits matériels garantis par la Convention. Il faut, mais il suffit, que les faits de la cause tombent « sous l’empire » de l’un au moins des articles de la Convention (voir, parmi beaucoup d’autres, Beeler, précité, § 48, Petrovic c. Autriche, 27 mars 1998, § 22, Recueil des arrêts et décisions 1998‑II, et Stec et autres c. Royaume‑Uni (déc.) [GC], nos 65731/01 et 65900/01, § 39, CEDH 2005‑X).

b)      Les droits susceptibles d’entrer en jeu dans le cas d’espèce

121.  À l’appui du grief qu’elle formule sur le terrain de l’article 14, la requérante allègue des atteintes à ses droits découlant des articles 3 et 8 de la Convention. La Cour est donc appelée à vérifier si les faits de la cause tombent sous l’empire de l’une au moins de ces dispositions. Elle estime opportun d’examiner le grief tiré de l’article 14 exclusivement sous l’angle de l’article 8 de la Convention.

122.  Quant à l’applicabilité de l’article 8 au cas d’espèce, il convient d’examiner si le grief de la requérante relève de la notion de « vie privée ». La Cour a déjà eu l’occasion d’observer que cette notion est une notion large, non susceptible d’une définition exhaustive. Elle recouvre également le droit au développement personnel et le droit d’établir et entretenir des rapports avec d’autres êtres humains et le monde extérieur (voir, par exemple, Evans c. Royaume-Uni [GC], no 6339/05, § 71, CEDH 2007‑I). La Cour estime que la requérante peut se prévaloir de plusieurs aspects de la « vie privée ».

123.  La requérante soutient que les mesures litigieuses affectent le noyau dur des droits protégés par l’article 8, notamment en ce que le TAS et le Tribunal fédéral ont estimé qu’elle n’était pas suffisamment féminine pour le domaine du sport. À cet égard, la Cour estime que les caractéristiques sexuelles d’une personne relèvent de sa « vie privée » au sens de l’article 8 de la Convention. Dans la mesure où la requérante est obligée de subir un traitement médical pour ne pas être exclue de la catégorie féminine de certaines compétitions d’athlétisme du fait de ses DSD qui entraînent un taux élevé de testostérone, elle est directement affectée dans son identité personnelle (voir, mutatis mutandis, X et Y c. Roumanie, nos 2145/16 et 20607/16, § 106, 19 janvier 2021, A.P., Garçon et Nicot c. France, nos 79885/12 et 2 autres, §§ 92‑94, 6 avril 2017, et X c. l’ex-République yougoslave de Macédoine, n° 29683/16, § 38, 17 janvier 2019).

124.  Ensuite, la Cour a considéré que la notion d’autonomie personnelle reflète un principe important qui sous-tend l’interprétation des garanties de l’article 8 (Belli et Arquier-Martinez c. Suisse, no 65550/13, § 61, 11 décembre 2018, Pretty c. Royaume-Uni, no 2346/02, § 61, CEDH 2002‑III, et Haas c. Suisse, no 31322/07, § 51, CEDH 2011). En l’espèce, elle rappelle que le Tribunal fédéral a souligné que les pilules contraceptives ne sont pas prescrites de force aux athlètes féminines 46 XY DSD puisque celles-ci conservent toujours la possibilité de refuser de suivre un tel « traitement ». La Cour estime que cette conclusion est néanmoins la preuve du dilemme devant lequel se trouve la requérante (voir, mutatis mutandis, Tănase, précité, § 108, Kara-Murza c. Russie, n2513/14, §§ 49‑50, 4 octobre 2022, et Belli et Arquier-Martinez, précité, §§ 66-67) : soit elle se soumet à un traitement médicamenteux, susceptible de porter atteinte à son intégrité physique et psychique, afin de diminuer son niveau de testostérone et de pouvoir exercer son métier, soit elle refuse ce traitement avec la conséquence de devoir renoncer à ses compétitions de prédilection, et donc à l’exercice de sa profession. Or, étant donné que l’autonomie personnelle est protégée par l’article 8 de la Convention et que le choix auquel est confronté la requérante affecte nécessairement des droits qui relèvent du champ d’application de l’article 8, à savoir le droit d’exercer sa profession, d’une part, ou le droit à l’intégrité physique et psychique, d’autre part, les faits de la cause tombent sous l’empire de cette disposition.

125.  Par ailleurs, la Cour rappelle que l’article 8 peut s’étendre aux activités professionnelles (Denisov c. Ukraine [GC], no 76639/11, § 115, 25 septembre 2018, Fernández Martínez c. Espagne [GC], no 56030/07, § 110, CEDH 2014 (extraits), Bărbulescu c. Roumanie [GC], no 61496/08, § 71, 5 septembre 2017, Antović et Mirković c. Monténégro, no 70838/13, § 42, 28 novembre 2017, et López Ribalda et autres c. Espagne [GC], nos 1874/13 et 8567/13, § 88, 17 octobre 2019). En l’espèce, la Cour considère que la requérante est gravement entravée dans l’exercice de sa profession étant donné que le Règlement DSD l’empêche de participer aux compétitions internationales dans lesquelles elle a obtenu ses plus grands succès. Dans la mesure où ce règlement a sa propre logique concernant les caractéristiques sexuelles, notamment génétiques, des athlètes, la Cour estime que les « motifs » derrière l’adoption du règlement litigieux relèvent de la vie privée de la requérante. En outre, elle considère que ce règlement est également susceptible d’avoir des « conséquences » considérables sur la jouissance par la requérante de son droit au respect de sa vie privée, notamment sur sa réputation, sa sphère privée et sa dignité (voir, mutatis mutandis, Denisov, précité, §§ 103-106, 115).

126.  Enfin, et à l’appui de ses conclusions, la Cour estime approprié de se référer aux conclusions du rapport de la Haute-Commissaire des Nations unies aux droits de l’homme intitulé « Convergence de la discrimination raciale et de la discrimination fondée sur le genre dans le sport » (A/HRC/44/26), publié le 15 juin 2020 (paragraphe 57 ci-dessus). La Haute‑Commissaire y expose que les règlementations actuellement en vigueur concernant les conditions de participation des femmes dans la catégorie féminine peuvent avoir des incidences négatives, entre autres, sur le droit au travail et à des conditions équitables et satisfaisantes de travail, sur le droit au meilleur état de santé physique et mentale possible, sur le droit de ne pas subir d’immixtions arbitraires dans sa vie privée, ainsi que sur le droit au respect de sa dignité, de son intégrité physique et de son autonomie corporelle (chapitre IV, § 34).

127.  Compte tenu de ce qui précède, la requérante peut se prévaloir de l’article 8 sous son volet « vie privée » pour faire entrer en jeu l’article 14. Ce dernier trouve dès lors à s’appliquer.

2.     Conclusion relative à la recevabilité

128.  Constatant que ce grief n’est pas manifestement mal fondé ni irrecevable pour un autre motif visé à l’article 35 de la Convention, la Cour le déclare recevable.

B.    Sur le fond

1.     Les thèses des parties

a)      La requérante

129.  La requérante voit dans l’application du Règlement DSD à son égard une discrimination principalement fondée sur son état de personne intersexe, en ce que ledit règlement vise certaines caractéristiques biologiques, dont le niveau élevé de testostérone qui est causé dans son cas par ses DSD. Elle soutient qu’elle est dès lors discriminée par rapport aux athlètes féminines qui ne possèdent pas ces caractéristiques. Elle soutient par ailleurs qu’elle est discriminée par rapport aux hommes, et ce essentiellement pour deux raisons : d’une part à cause des conditions d’éligibilité qui ne s’appliquent pas aux hommes ayant un niveau élevé de testostérone et, d’autre part, à cause des contrôles de féminité auxquels elle est soumise en vue de déterminer son « sexe biologique » ou « sexe de sport » (« sport sex »), notion qui, selon elle, ne s’applique pas aux hommes. Enfin, elle allègue qu’il a été établi que le règlement DSD vise de manière disproportionnée les athlètes du « Global South » [5] et que son application à son égard s’analyse donc en une discrimination indirecte à raison de sa race, de son appartenance ethnique et de sa couleur.

130.  Quant à l’exigence d’une justification objective du traitement inégal, la requérante plaide que les tests de vérification du sexe ne devraient pas être utilisés afin d’exclure des personnes qui sont nées femmes et se sont toujours identifiées comme telles. Elle voit dans la notion de « sexe de sport » une tentative illégale de catégorisation. Elle soutient, par ailleurs, que les conclusions de ces contrôles sont obtenues en violation flagrante de la dignité humaine et de la confidentialité. Elle argue enfin que ni le TAS ni le Tribunal fédéral n’ont déterminé avec précision dans quelle mesure le niveau élevé de testostérone des athlètes 46 XY DSD donnerait à ces dernières un avantage de performance.

131.  À l’argument du Gouvernement selon lequel le sexe légal n’est pas toujours le critère d’éligibilité approprié pour la participation dans la catégorie féminine, la requérante répond que l’accent mis sur le sexe légal vient de la logique des athlètes transgenres, dont la situation diffère fondamentalement de la sienne, comme elle l’a déjà mentionné. Elle plaide que l’accent devrait être mis sur son véritable sexe, à savoir le sexe féminin, qui est une caractéristique immuable, qui n’a jamais changé et ne changera jamais.

132.  La requérante conteste également l’argument selon lequel la testostérone est la raison de la création de la catégorie féminine. Elle soutient que le Gouvernement, comme le TAS et le Tribunal fédéral avant lui, a refusé de reconnaître à cet égard que d’autres caractéristiques innées conférant des avantages de performance existent mais ne sont pas réglementées, ni dans la catégorie féminine ni dans la catégorie masculine.

133.  S’agissant de la justification du Règlement DSD, et notamment de sa proportionnalité, la requérante soutient que le TAS, le Tribunal fédéral et le gouvernement défendeur partent du postulat, selon elle erroné, qu’il existe un lien de causalité entre le niveau de testostérone et l’avantage de performance dans le cas des athlètes 46 XY DSD, et que c’est ce même postulat qui se trouve à l’origine du règlement en cause. Elle argue que cette affirmation ne repose pas sur une base scientifique suffisante, qu’il n’existe aucun consensus scientifique sur ce point, et que les preuves et expertises invoquées par World Athletics sont douteuses et mises en cause aujourd’hui par les experts mêmes qui les avaient produites auparavant.

134.  Par ailleurs, la requérante fait valoir que même les preuves très limitées qui font apparaître un avantage de performance du fait d’un niveau élevé de testostérone montrent de manière incontestée que cet avantage ne dépasse pas en moyenne 1,6 % chez les athlètes féminines, et qu’il est donc beaucoup moins important que chez les hommes (de 10 à 12 %). Elle ajoute que l’avantage de performance le plus marquant se présente dans deux disciplines qui ne font même pas partie des « Épreuves visées » (le lancer de marteau et le saut à la perche).

135.  La requérante mentionne une expertise qui émet des doutes concernant la validité et le caractère approprié du Règlement DSD, mais aussi les modalités de son adoption, notamment l’absence de preuves scientifiques pour l’étayer, le fait que le conseil scientifique n’était pas dépourvu de tout conflit d’intérêts apparent, que les preuves à l’appui du texte n’étaient pas transparentes et que les éléments scientifiques employés n’ont pas été soumis à un examen par des pairs (« peer-review »).

136.  Elle soutient, à cet égard, que sa situation a été aggravée par le fait que les conclusions du TAS n’ont pas fait l’objet d’un contrôle adéquat et suffisant par le Tribunal fédéral, notamment concernant la charge de la preuve, à cause du pouvoir très restreint de ce tribunal, limité à la question de savoir si la sentence arbitrale était contraire à l’ordre public.

137.  Elle ajoute que les preuves relatives à l’effet des contraceptifs oraux sur des athlètes de haut niveau sont très limitées et qu’il n’existe pas de normes destinées aux médecins qui les prescrivent afin de réduire le niveau de testostérone et de le maintenir à un niveau bas. Elle rappelle également que le TAS s’est déclaré « sérieusement préoccupé quant à l’application future du Règlement DSD » et a estimé que s’il s’avérait que les règles ne pouvaient pas être mises en œuvre de manière équitable, cela pourrait avoir une influence sur l’appréciation de la proportionnalité du Règlement DSD.

138.  Compte tenu de ce qui précède, et même en admettant que l’État bénéficie d’une certaine marge d’appréciation en matière d’égalité de traitement et qu’il faille prendre en compte, le cas échéant, un certain consensus entre les États, la requérante soutient qu’eu égard à sa position très vulnérable, des motifs très convaincants auraient dû être invoqués pour justifier le règlement contesté, ce que la partie défenderesse n’a pas fait. Elle plaide que, faute d’un contrôle effectif par le Tribunal fédéral, le gouvernement défendeur ne l’a pas suffisamment protégée contre la discrimination dans l’exercice de ses droits protégés par les articles 3 et 8 de la Convention.

b)      Le Gouvernement

139.  Le Gouvernement argue d’emblée que les États jouissent d’une certaine marge d’appréciation pour déterminer si et dans quelle mesure des différences entre des situations à d’autres égards analogues justifient des distinctions de traitement et que la Cour doit tenir compte de l’évolution de la situation dans les États contractants et réagir, par exemple, au consensus susceptible de se faire jour quant aux normes à atteindre.

140.  Il fait observer que le TAS et le Tribunal fédéral ont constaté que les conditions d’éligibilité fixées par le Règlement DSD étaient prima facie discriminatoires en ce qu’elles créaient une différenciation fondée sur le sexe légal et les caractéristiques biologiques innées, mais ils ont estimé qu’elles constituaient une mesure nécessaire, raisonnable et proportionnée en vue d’assurer l’équité et la défense de la « classe protégée » et de garantir une compétition équitable.

141.  Il cite le TAS selon lequel vouloir assurer une compétition équitable dans les épreuves féminines d’athlétisme est un objectif légitime et, une fois la légitimité de la division en deux catégories séparées hommes/femmes admise, il est indispensable de fixer des critères permettant de déterminer quels athlètes peuvent participer à ces épreuves. Il précise que ce tribunal a reconnu que la seule référence au sexe légal d’une personne ne constitue pas toujours un moyen de distinction juste et efficace, et qu’il peut donc être légitime de régir le droit de participer à une compétition dans la catégorie féminine par référence à des facteurs biologiques plutôt qu’au seul sexe légal.

142.  Il ajoute que le TAS a aussi considéré que la testostérone est le facteur principal des avantages physiques et donc de la différence entre les sexes au niveau de la performance athlétique et estimé, sur la base des éléments avancés par les parties et de l’audition de différents experts, que les athlètes féminines 46 XY DSD, sensibles aux androgènes, jouissent d’un avantage compétitif significatif qui résulte de leur exposition à un taux de testostérone équivalant à la concentration ordinaire présente chez un homme.

143.  Il argue que, comme l’a rappelé le Tribunal fédéral, des caractéristiques innées propres aux athlètes d’un groupe déterminé peuvent également fausser l’équité des compétitions et que, lorsqu’elles édictent des règlements, les fédérations sportives ont pour objectif d’assurer une compétition loyale et équitable. Il mentionne ainsi l’instauration de catégories séparées ayant pour but de réduire la différence entre les athlètes, raison pour laquelle, dans certains sports, plusieurs catégories ont été créées sur la base de critères biométriques. Il fait ainsi observer que dans la plupart des sports, dont l’athlétisme, les femmes et les hommes concourent dans deux catégories séparées, car ces derniers sont naturellement avantagés du point de vue physique. Il précise que, selon le Tribunal fédéral, la séparation en deux catégories féminine et masculine implique cependant de devoir fixer une limite et des critères de distinction même si toute division binaire entre les hommes et les femmes, comme c’est le cas dans le domaine de l’athlétisme, soulève nécessairement certaines difficultés de classification, ce dont la présente affaire est la parfaite illustration.

144.  Il relève que, s’agissant de l’examen de la proportionnalité de la règlementation adoptée, le Tribunal fédéral a estimé que le TAS avait procédé à une pesée soigneuse des différents intérêts en présence en ce qu’il avait tenu compte, d’un côté, de l’intérêt à garantir une compétition équitable au sein de l’athlétisme féminin et à assurer la défense de la « classe protégée », afin de permettre aux athlètes féminines ne présentant pas de DSD de pouvoir exceller au plus haut niveau, et, de l’autre, des effets des contraceptifs oraux sur la santé des athlètes 46 XY DSD, des atteintes liées aux examens physiques intrusifs visant à apprécier leur sensibilité aux androgènes, ainsi que des problèmes relatifs à la confidentialité et à la possibilité pour les athlètes 46 XY DSD de réussir à maintenir leur taux de testostérone au‑dessous de la limite réglementaire.

145.  Il rappelle enfin que le Tribunal fédéral a estimé que la requérante ne pouvait être suivie lorsqu’elle tentait de relativiser le caractère insurmontable de l’avantage dont jouiraient les athlètes 46 XY DSD, ni lorsqu’elle alléguait que la liste des « Épreuves visées » créerait une atteinte disproportionnée aux droits des athlètes 46 XY DSD, car même si le TAS a fait part de ses préoccupations quant à l’inclusion des épreuves du 1 500 mètres et du mile dans le Règlement DSD et indiqué que l’IААF pourrait envisager de différer l’application de ce règlement à ces épreuves, il n’en a pas moins considéré que l’IААF avait fourni des preuves pour toutes les « Épreuves visées » ainsi qu’une explication générale rationnelle sur la façon dont a été définie cette catégorie.

c)       Les tierces intervenantes

146.  World Athletics soutient que la seule question qui se pose à la Cour est de savoir si la requérante a bénéficié d’un système équitable de garanties institutionnelles et procédurales afin de résoudre son litige et si la Suisse a entièrement satisfait à son obligation positive à cet égard. Elle plaide que, s’agissant d’un domaine où la science évolue et où aucun consensus n’existe, une marge d’appréciation large doit être concédée aux États et aux organisations sportives afin de déterminer si une pesée appropriée des différents intérêts a été opérée. Elle conteste l’existence d’une atteinte au droit de la requérante d’exercer sa profession car elle voit dans l’application du Règlement DSD une mesure nécessaire et proportionnée afin de garantir une compétition équitable.

Elle soutient également que la requérante n’a pas subi de discrimination au sens de l’article 14 de la Convention mais qu’au contraire le Règlement DSD a pour logique sous-jacente de traiter des cas comparables de manière identique et de traiter différemment les cas distincts. Elle allègue que la mise en œuvre du Règlement DSD fait l’objet d’une pesée appropriée des différents intérêts en jeu, notamment compte tenu de la marge d’appréciation considérable dont jouissent les organisations sportives et les tribunaux spécialisés quant aux mesures appropriées à prendre en vue de garantir une compétition équitable.

147.  L’Athletics South Africa soutient que la requérante est discriminée dans l’exercice de ses droits garantis par les articles 3 et 8 par rapport aux athlètes masculins et aux athlètes féminines sans DSD et que cette discrimination ne peut se justifier par l’intérêt des autres athlètes à une compétition équitable. Elle voit dans l’interdiction imposée à la requérante de participer à ses épreuves de prédilection une mesure disproportionnée, notamment à la lumière du droit d’exercer une profession tel que protégé par l’article 8. Elle voit par ailleurs dans l’interdiction faite aux athlètes DSD de participer aux courses du 400 mètres, alors qu’elles sont admises aux courses du 200 mètres, une mesure dépourvue de logique, voire arbitraire.

148.  La South African Human Rights Commission soutient qu’il convient de procéder à un examen de la violation alléguée de l’article 14 en tenant compte du contexte global de l’affaire et en appliquant le principe de convergence (« intersectionality principle »), qui signifie qu’une discrimination peut avoir un impact sur une personne sous de multiples facettes en fonction de la position de l’individu dans la société.

149.  Les trois experts des Nations unies autorisés par la Cour à présenter une tierce intervention conjointe (Tlaleng Mofokeng, Nils Melzer et Melissa Upreti) exposent que les États parties ont le devoir d’empêcher que les athlètes féminines soient soumises à des examens ou traitements médicaux contraires aux principes de la dignité humaine, de l’égalité, de l’autonomie et de l’intégrité physique et psychique de la personne. Ils arguent que le Règlement DSD est fondé sur des stéréotypes de genre et raciaux quant à la question de savoir qui est une femme et, en particulier, qui est une athlète féminine. Ils indiquent que ces stéréotypes sont réducteurs et ont eu jusqu’à aujourd’hui un impact disproportionné sur les athlètes féminines d’origine africaine ou asiatique, en particulier du « Global South ». Ils soutiennent que le Règlement DSD est susceptible de causer une discrimination fondée non seulement sur le sexe (femme), qui nécessite une justification exceptionnelle pour échapper à un constat de violation, mais également sur les caractéristiques du développement sexuel, ainsi que sur l’origine raciale ou nationale des athlètes. Dès lors, il conviendrait selon eux d’appliquer une approche de convergence s’agissant de ce type de discrimination.

150.  Le Centre canadien pour l’éthique dans le sport fait observer qu’à l’exception de trois disciplines sportives qui établissent une différenciation selon le poids des athlètes (l’haltérophilie, certains sports de contact comme la boxe, et l’aviron), le Règlement DSD est le seul cas où une caractéristique physique est utilisée comme critère d’éligibilité et, par conséquent, pour restreindre l’accès de certaines athlètes à certaines compétitions. Il cite des exemples d’athlètes avantagés par certaines de leurs caractéristiques physiques sans qu’ils aient pour autant été exclus des compétitions, notamment en natation.

151.  La Women Sport International, l’International Association of Physical Education and Sport for Girls avec Women (IAPESGW) et l’International Working Group for Women in Sport (IWG) font conjointement valoir que la présente affaire nécessite une approche holistique, alors que le Règlement DSD identifie et exclut certaines athlètes sur le seul critère d’un niveau de testostérone au‑dessus de 5 nmol/L. Les tierces intervenantes soutiennent que cette manière de procéder fait abstraction du fait que bien d’autres caractéristiques, de nature physique, psychologique, biologique, ainsi que des facteurs sociaux et économiques influencent la performance sportive. Elles attribuent au Règlement DSD des impacts significatifs sur les femmes et les filles dans le sport puisque, selon elles, il exclut des compétitions des athlètes qui sont considérées comme « trop masculines », sur la base de procédures douteuses et contraires aux droits de l’homme.

152.  Le Vlaamse Ombudsdienst soutient que les personnes « intersexes » sont très vulnérables. Il s’interroge également sur la question de savoir s’il convient de maintenir, dans le domaine du sport, l’usage du sexe au sens biologique, dans une logique binaire hommes/femme, alors que dans d’autres domaines de la société, y compris en matière de droits de l’homme, la tendance est d’adopter une approche plus nuancée et inclusive.

153.  L’Association médicale mondiale (AMM) et Global Health Justice Partnership (GHJP) des écoles de droit et de santé publique de l’Université de Yale voient dans les conditions d’éligibilité fixées par le Règlement DSD une menace pour la relation entre le patient et son médecin en ce qu’elles imposent aux médecins de violer leurs devoirs éthiques vis-à-vis des athlètes qui les consultent non pour des raisons de santé mais afin de se conformer au règlement en question. Les tierces intervenantes soutiennent, en outre, que ce règlement ne laisse d’autre « choix » aux athlètes que de se soumettre à des consultations et des examens médicaux, y compris un traitement pouvant provoquer des effets secondaires importants, ou de renoncer au sport qui est leur source de revenus. Elles exposent également que le rôle des médecins est crucial dans la mise en œuvre du Règlement DSD mais que ceux-ci se trouvent placés dans un conflit d’intérêts du fait de la double loyauté dont ils doivent faire preuve, à la fois envers les athlètes et envers les fédérations d’athlétisme. Elles mentionnent encore la Déclaration sur les principes régissant les soins de santé en médecine sportive, adoptée par l’AMM en 1981, selon laquelle la santé des athlètes doit être la considération principale pour les médecins, lesquels doivent jouir d’une liberté totale, en particulier s’agissant de la santé, de la sécurité et des intérêts légitimes des athlètes. Pour ces raisons, elles soutiennent que le Règlement DSD est contraire aux standards internationaux d’éthique médicale et aux droits de l’homme.

154.  Le Human Rights Centre de l’Université de Gand fait observer que la Convention fait peser sur les États une obligation de protéger les athlètes contre des atteintes à leur intégrité physique ou psychique, notamment par la mise en place et l’application d’un cadre juridique garantissant le respect effectif des droits garantis. Il soutient que les États ne devraient jouir que d’une marge d’appréciation très réduite lorsqu’il s’agit d’une allégation portant sur l’intégrité de la personne, de surcroît intersexuée. Il fait valoir qu’en raison du lien étroit qui existe entre leur exclusion du sport et leurs caractéristiques physiques, ces athlètes sont exposées à des stigmatisations et à des atteintes à leur réputation.

2.     Appréciation de la Cour

a)      Les principes généraux

155 .  La Cour rappelle que l’article 14 de la Convention offre une protection contre toute discrimination dans la jouissance des droits et libertés garantis par les autres clauses normatives de la Convention et de ses Protocoles. Selon la jurisprudence constante de la Cour, pour qu’un problème se pose au regard de cette disposition, il doit y avoir une différence dans le traitement de personnes placées dans des situations analogues ou comparables. Une telle différence est discriminatoire si elle ne repose pas sur une justification objective et raisonnable, c’est-à-dire si elle ne poursuit pas un but légitime ou s’il n’y a pas un rapport raisonnable de proportionnalité entre les moyens employés et le but visé (voir, parmi beaucoup d’autres, Beeler, précité, § 93, Biao c. Danemark [GC], no 38590/10, § 90, 24 mai 2016, et Khamtokhu et Aksenchik c. Russie [GC], nos 60367/08 et 961/11, § 64, 24 janvier 2017). En d’autres termes, la notion de discrimination englobe d’ordinaire les cas dans lesquels un individu ou un groupe se voit, sans justification adéquate, moins bien traité qu’un autre, même si la Convention ne requiert pas le traitement le plus favorable (Abdulaziz, Cabales et Balkandali c. Royaume-Uni, 28 mai 1985, § 82, série A no 94, et Vallianatos et autres c. Grèce [GC], nos 29381/09 et 32684/09, § 76, CEDH 2013 (extraits)).

156.  En ce qui concerne la charge de la preuve sur le terrain de l’article 14 de la Convention, la Cour a déjà dit que, lorsqu’un requérant a établi l’existence d’une différence de traitement, il incombe au Gouvernement de démontrer que cette différence de traitement était justifiée (Biao, précité, § 92, et Khamtokhu et Aksenchik, précité, § 65).

b)      Application des principes au cas d’espèce

i.        Sur l’existence d’un motif de discrimination prohibé par l’article 14

157.  La Cour estime que la requérante peut se prévaloir d’au moins un motif de discrimination au sens de l’article 14.

158.  La requérante invoque principalement comme motif de discrimination ses caractéristiques sexuelles, en particulier son taux de testostérone élevé causé par ses DSD. À cet égard, la Cour estime que l’intéressée peut se prétendre victime d’une discrimination fondée sur le « sexe » au sens de l’article 14 de la Convention, ainsi que sur les caractéristiques sexuelles (notamment génétiques), notion qui est couverte, à n’en pas douter, par cette disposition (voir, dans ce sens, G.N. et autres c. Italie, no 43134/05, § 126, 1er décembre 2009). La Cour rappelle également que la liste que renferme cette disposition revêt un caractère indicatif, et non limitatif, dont témoigne l’adverbe « notamment » (en anglais « any ground such as ») (voir, mutatis mutandis, Salgueiro da Silva Mouta c. Portugal, no 33290/96, § 28, CEDH 1999-IX).

159.  Compte tenu de ce qui précède, la Cour ne juge pas utile de répondre à la question de savoir si la requérante, en tant qu’athlète féminine, est discriminée par rapport aux hommes dans la mesure où les règlements de World Athletics ne prévoient pas de taux maximal de testostérone pour pouvoir participer à des compétitions dans la catégorie masculine. Par ailleurs, elle estime qu’il n’est pas nécessaire non plus de répondre à la question de savoir si la requérante peut aussi se prévaloir de sa race, de son origine ethnique et de sa « couleur », même si l’intéressée allègue que le Règlement DSD vise, à une écrasante majorité, les athlètes du « Global South ». Elle rappelle simplement que, selon le rapport relatif à la Résolution no 2465 (2022) de l’Assemblée parlementaire (paragraphe 55 ci-dessus), les athlètes LBTI de couleur, d’origine africaine par exemple, sont particulièrement stigmatisées.

ii.      Sur l’existence d’une différence de traitement entre des personnes placées dans des situations analogues ou comparables

160.  La requérante soutient, notamment, qu’elle est traitée différemment par rapport à d’autres athlètes femmes qui ne possèdent pas de DSD. Elle rappelle que, du point de vue juridique, elle est femme depuis sa naissance, elle a grandi et a été élevée comme une femme, et elle a toujours participé aux compétitions en tant que femme, ce que le TAS a clairement admis (paragraphe 17 ci-dessus) et le Tribunal fédéral n’a pas contesté.

161.  La Cour relève que, dans la procédure interne, aucun débat contradictoire n’a eu lieu sur la question de savoir si la requérante pouvait être comparée à des personnes placées dans des situations analogues ou comparables à la sienne. Elle constate, cependant, que les instances précédentes ont admis, tacitement, que la situation des athlètes femmes et celle de la requérante, en tant qu’athlète intersexe, étaient équivalentes (critère tiré de l’avis consultatif relatif à la différence de traitement entre les associations de propriétaires « ayant une existence reconnue à la date de la création d’une association communale de chasse agréée » et les associations de propriétaires créées ultérieurement, demande no P16-2021-002, Conseil d’État français, § 70, 13 juillet 2022). La Cour ne dispose pas d’éléments suffisants pour adopter actuellement une position différente.

162.  Compte tenu de ce qui précède, la Cour conclut que la situation de la requérante pouvait être comparée à celle des autres athlètes femmes et que l’intéressée a pu subir un traitement différent par rapport à celles-ci du fait de son exclusion des compétitions sur le fondement du Règlement DSD.

iii.    Sur la nature de l’obligation imposée à la Suisse et la marge d’appréciation dont elle jouissait dans le cas d’espèce

α)        Remarques préalables

163.  Comme constaté plus haut, le Règlement DSD, dont l’application est considérée par la requérante comme discriminatoire à son égard, a été rédigé et adopté par World Athletics, une association de droit monégasque. En l’absence d’une mesure étatique, la Cour estime qu’il lui appartient d’examiner si l’État défendeur s’est acquitté de ses obligations positives par rapport à l’article 14 de la Convention (mutatis mutandis, Platini, décision précitée, § 59).

164.  La Cour rappelle qu’en ce qui concerne l’article 8 de la Convention, l’État ne s’acquitte de manière adéquate de ses obligations positives que s’il assure le respect de la vie privée dans les relations entre individus en établissant un cadre normatif qui prenne en considération les divers intérêts à protéger dans un contexte donné (Platini, décision précitée, § 61, López Ribalda et autres, précité, § 113, M.C. c. Bulgarie, no 39272/98, § 150, CEDH 2003‑XII, et K.U. c. Finlande, no 2872/02, §§ 43 et 49, CEDH 2008). À cet égard, la Cour a également observé que les juridictions internes doivent motiver leurs décisions de manière suffisamment circonstanciée, afin notamment de lui permettre d’assurer le contrôle européen qui lui est confié (voir, mutatis mutandis, I.M. c. Suisse, no 23887/16, § 72, 9 avril 2019, et X c. Lettonie [GC], no 27853/09, § 107, CEDH 2013). Un raisonnement insuffisant des juridictions internes, sans véritable mise en balance des intérêts en présence, est contraire aux exigences de l’article 8 de la Convention (Platini, décision précitée, § 61).

165 .  La Cour estime que ces principes, élaborés sur le terrain de l’article 8, s’appliquent également, mutatis mutandis, à l’article 14 de la Convention (voir, dans ce sens, Danilenkov et autres c. Russie, no 67336/01, § 124, CEDH 2009 (extraits)). Cela étant, la question principale qui se pose en l’espèce est de savoir si, au regard de ses obligations positives découlant de l’article 14, l’État défendeur était tenu et, dans l’affirmative, dans quelle mesure, de protéger la requérante contre tout traitement discriminatoire - au sens de cette disposition - découlant de l’adoption du Règlement DSD, lequel a été jugé nécessaire, raisonnable, proportionné et non arbitraire par le TAS et le Tribunal fédéral (voir, mutatis mutandis, Platini, décision précitée, § 62).

166.  Il convient, en particulier, de vérifier si la requérante disposait en l’espèce des garanties institutionnelles et procédurales suffisantes, soit un système de juridictions devant lesquelles elle a pu faire valoir ses griefs, en particulier celui fondé sur l’article 14, et si celles-ci ont rendu des décisions dûment motivées et tenant compte de la jurisprudence de la Cour (Platini, décision précitée, § 62, et Obst c. Allemagne, no 425/03, §§ 45-46, 23 septembre 2010).

167.  Dans le cadre de cet examen, la Cour tiendra compte de la spécificité de la situation de la requérante, qui a librement choisi une carrière particulière dans le domaine de l’athlétisme. Si une telle carrière offre sans doute de nombreux privilèges et avantages, elle implique en même temps la renonciation à certains droits (voir, dans ce sens, Fernández Martínez, précité, §§ 134-135). De telles limitations sont acceptables au regard de la Convention lorsqu’elles sont librement consenties (ibidem, § 135). Or, en l’espèce, et contrairement à l’affaire Platini (décision précitée, § 63), la requérante fait valoir devant la Cour qu’elle n’a pas eu d’autre choix que de signer la clause d’arbitrage obligatoire excluant toutes les voies de droit devant les tribunaux nationaux ordinaires (voir, dans ce sens également, l’affaire Mutu et Pechstein, précitée, §§ 114 et 122). La Cour estime que l’intéressée n’avait en effet pas d’alternative à la saisine du TAS puis du Tribunal fédéral en vertu des règles sur l’arbitrage international en matière de sport.

168.  La Cour juge nécessaire de garder à l’esprit ces particularités de la situation concrète de la requérante dans l’examen du bien-fondé du grief formulé par elle sous l’angle de l’article 14 de la Convention.

169.  Enfin, la Cour a maintes fois déclaré que les différences exclusivement fondées sur le sexe doivent être justifiées par des « considérations très fortes », des « motifs impérieux » ou, autre formule parfois utilisée, des « raisons particulièrement solides et convaincantes » (Stec et autres, décision précitée, § 52, Vallianatos et autres, précité, § 77, et Konstantin Markin c. Russie [GC], no 30078/06, § 127, CEDH 2012 (extraits)). La Cour estime que des considérations similaires s’appliquent si une différence de traitement est fondée sur les caractéristiques sexuelles d’un individu et son état de personne intersexe. En outre, lorsqu’un aspect particulièrement important de l’existence ou de l’identité d’un individu se trouve en jeu la marge laissée à l’État est restreinte (voir, par exemple, Hämäläinen c. Finlande [GC], no 37359/09, § 67, CEDH 2014, X et Y c. Pays-Bas, 26 mars 1985, §§ 24 et 27, série A no 91, et Christine Goodwin c. Royaume-Uni [GC], no 28957/95, § 90, CEDH 2002‑VI ; voir également Pretty, précité, § 71).

170.  La Cour est d’avis que ces considérations doivent la guider dans la présente affaire, même si elle ne procédera pas à sa propre mise en balance des intérêts en jeu et se limitera essentiellement à un examen des garanties institutionnelles et procédurales en place. Dans son examen, la Cour distinguera les aspects qui suivent : le pouvoir de contrôle du TAS et du Tribunal fédéral (β), les doutes scientifiques quant à la justification du Règlement DSD (γ), la pesée des intérêts et la prise en compte des effets secondaires causés par le traitement médicamenteux exigé (δ), l’effet horizontal de la discrimination (ε), et la comparaison avec la situation des athlètes transgenres (στ).

β)        Pouvoir de contrôle du TAS et du Tribunal fédéral

171.   La requérante a saisi le TAS d’une requête d’arbitrage le 18 juin 2018 pour contester la validité du Règlement DSD. Comme mentionné ci‑dessus (paragraphe 167), l’intéressée n’avait pas d’autre choix que de saisir le TAS afin de faire constater la nature, selon elle, discriminatoire du Règlement DSD, étant donné que, pour pouvoir participer aux épreuves organisées par World Athletics, elle avait dû signer une clause d’arbitrage excluant le recours aux tribunaux ordinaires.

172.  La Cour rappelle que dans l’arrêt Mutu et Pechstein (précité, § 159) elle n’a pas mis en doute l’indépendance et l’impartialité du TAS en tant que tribunal. Par ailleurs, dans la présente affaire, le TAS a entendu, pendant cinq jours d’audience, un nombre considérable d’experts avant de rendre une sentence très détaillée (paragraphe 14 ci-dessus).

173.  La Cour observe que le TAS n’est ni un tribunal étatique ni une autre institution de droit public suisse, mais une entité émanant du CIAS, c’est‑à‑dire d’une fondation de droit privé (Mutu et Pechstein, précité, §§ 29 et 65). Il s’agit d’une instance spécialisée en droit du sport bénéficiant d’une juridiction de plein contentieux, portant à la fois sur des questions de fait et de droit. En tant que tribunal non étatique, le TAS n’est pas lié directement par les traités conclus par les États en matière de droits de l’homme. Dans le cas d’espèce, il s’est fondé avant tout sur la réglementation de l’IAAF, la Charte Olympique et, à titre subsidiaire, le droit monégasque (paragraphe 16 ci‑dessus), qui incorpore les garanties de la Convention.

174.  Dans l’affaire de la requérante, le TAS a procédé à un examen détaillé de l’allégation de discrimination et il a conclu que si le Règlement DSD était discriminatoire, il n’en constituait pas moins une mesure nécessaire, raisonnable et proportionnée pour atteindre les buts poursuivis par l’IAAF, en particulier garantir une compétition équitable (paragraphe B.c.g. de la sentence ; paragraphe 26 ci-dessus). Bien que le TAS ait appliqué en l’espèce des critères assez similaires aux considérations de la Cour sur le terrain de l’article 14 de la Convention (caractère nécessaire, raisonnable et proportionné), force est néanmoins de constater que son analyse ne se réfère aucunement à cette disposition, ni à la jurisprudence de la Cour qui aurait pu être pertinente.

175.  Quant au Tribunal fédéral, son pouvoir était limité à la question de savoir si la sentence arbitrale était incompatible avec l’ordre public au sens de l’article 190 al. 2 e) de la LDIP. Selon la pratique du Tribunal fédéral, tel est le cas si la sentence méconnaît les valeurs essentielles et largement reconnues qui, selon les conceptions prévalant en Suisse, devraient constituer le fondement de tout ordre juridique (paragraphe 46 ci-dessus). L’incompatibilité de la sentence avec l’ordre public est, dans la jurisprudence du Tribunal fédéral, une notion encore plus restrictive que celle d’arbitraire. En d’autres termes, le Tribunal fédéral, à raison de son approche restrictive, jouissait d’un pouvoir d’examen très limité dans le cas d’espèce.

176.  Il est vrai que, dans les affaires Platini (décision précitée) et Bakker c. Suisse ((déc.) [comité], no 7198/07, 3 septembre 2019), toutes deux irrecevables, la Cour a jugé que le contrôle restreint du Tribunal fédéral n’avait pas empêché ce tribunal de faire un examen compatible avec l’article 6 (Bakker, décision précitée, § 47) et l’article 8 (Platini, décision précitée, § 70) de la Convention. Elle constate toutefois que ces affaires étaient sensiblement différentes et, à l’exception d’un seul grief assez étroit formulé sous l’angle de l’article 8 de la Convention dans l’affaire Platini (ibidem.), d’emblée vouées à l’échec pour des raisons formelles, notamment à raison du non-épuisement des voies de recours internes.

177.  La Cour estime que, si le contrôle très limité exercé par le Tribunal fédéral peut se justifier dans le domaine de l’arbitrage commercial, où des entreprises qui se trouvent généralement sur un pied d’égalité s’accordent sur une base volontaire pour régler leurs litiges de cette manière, il peut s’avérer plus problématique en matière d’arbitrage dans le sport, où les individus se voient confrontés à des organisations sportives souvent très puissantes. En effet, le Tribunal fédéral a lui-même reconnu dans son arrêt concernant la requérante que « le sport de compétition se caractérise par une structure très hiérarchisée, aussi bien au niveau international qu’au niveau national. Établies sur un axe vertical, les relations entre les athlètes et les organisations qui s’occupent des diverses disciplines sportives se distinguent en cela des relations horizontales que nouent les parties à un rapport contractuel » (considérant 9.4 de l’arrêt, paragraphe 33 ci-dessus).

178.  Partant, la Cour ne voit pas pourquoi la protection judiciaire devrait être moindre pour des sportifs professionnels que pour des personnes exerçant un métier plus conventionnel.

γ)        Doutes scientifiques quant à la justification du Règlement DSD

179.  En ce qui concerne la charge de la preuve sur le terrain de l’article 14 de la Convention, la Cour a dit que, quand un requérant a établi l’existence d’une différence de traitement, il incombe au Gouvernement de démontrer que cette différence de traitement était justifiée (voir, par exemple, Chassagnou et autres c. France [GC], nos 25088/94, 28331/95 et 28443/95, §§ 91-92, CEDH 1999‑III, et Timichev c. Russie, nos 55762/00 et 55974/00, § 57, CEDH 2005 XII).

180.  Quant aux moyens de preuve susceptibles de constituer un commencement de preuve suffisant et, partant, de transférer la charge de la preuve à l’État défendeur, la Cour adopte les conclusions qui, à son avis, se trouvent étayées par une évaluation indépendante de l’ensemble des éléments de preuve, y compris les déductions qu’elle peut tirer des faits et des observations des parties (Natchova et autres c. Bulgarie [GC], nos 43577/98 et 43579/98, § 147, CEDH 2005-VII). Conformément à sa jurisprudence constante, la preuve peut ainsi résulter d’un faisceau d’indices ou de présomptions non réfutées, suffisamment graves, précis et concordants. En outre, le degré de conviction nécessaire pour parvenir à une conclusion particulière et, à cet égard, la répartition de la charge de la preuve sont intrinsèquement liés à la spécificité des faits, à la nature de l’allégation formulée et au droit conventionnel en jeu (D.H. et autres c. République tchèque [GC], no 57325/00, § 178, CEDH 2007-IV).

181.  S’agissant du cas d’espèce, la Cour estime que la requérante a présenté, devant le TAS ainsi que devant le Tribunal fédéral, un grief de discrimination dont la nature a priori défendable et sérieuse n’a pas été réfutée par ces tribunaux. À cet égard, la Cour rappelle que le TAS a lui‑même exprimé de sérieuses préoccupations concernant le Règlement DSD, et ce au moins à trois égards. Il a en effet reconnu que les effets secondaires du traitement hormonal étaient « significatifs » ; il a aussi relevé qu’une athlète, tout en suivant scrupuleusement le traitement hormonal qui lui avait été prescrit, pouvait se trouver dans l’incapacité de satisfaire aux exigences du Règlement DSD ; il a, enfin, considéré que les preuves d’un avantage athlétique concret en faveur des athlètes 46 XY DSD dans les disciplines du 1 500 mètres et du mile étaient « peu nombreuses » (rares, faibles, « sparse » en anglais).

182.  La Cour observe que ces préoccupations sérieuses n’ont pas conduit le TAS à suspendre le règlement en cause, comme il l’avait fait dans l’affaire Dutee Chand quelques années auparavant. Elle rappelle, à cet égard, qu’à la suite d’une sentence intérimaire prononcée dans ladite affaire (le 24 juillet 2015 ; paragraphes 7, et 67-73 ci-dessus), le TAS avait temporairement suspendu le règlement de l’IAAF alors en vigueur, considérant que cette dernière n’avait pas démontré que les athlètes hyperandrogènes possédaient un avantage significatif en termes de performance par rapport aux autres athlètes féminines. La Cour note que le tribunal n’a pas procédé ainsi dans la présente affaire. Elle relève, à cet égard, que le Règlement DSD prévoit lui-même que le bénéfice du doute doit profiter à l’athlète (article 2.2 a) du Règlement DSD ; paragraphe 61 ci‑dessus).

183.  Le Tribunal fédéral, quant à lui, n’a pas non plus essayé d’écarter les doutes exprimés par le TAS concernant l’application en pratique et le fondement scientifique du Règlement DSD. En revanche, des rapports récents d’organes compétents en matière de droits de l’homme, en particulier de l’Assemblée parlementaire du Conseil de l’Europe (paragraphes 55-56 ci‑dessus) et du Haut‑Commissaire des Nations unies aux droits de l’homme (paragraphes 57-58 ci-dessus), font état de préoccupations sérieuses quant à la discrimination à l’égard des femmes dans le monde du sport, y compris des athlètes intersexes, sur le fondement de règlements tels que celui en cause en l’espèce. Ces propos se voient par ailleurs confirmés par les observations de certains tiers intervenants dans la présente affaire, ainsi que par des recherches scientifiques récentes [6].

184.  Compte tenu de ce qui précède, la Cour considère que ni le TAS ni le Tribunal fédéral ne se sont livrés à un examen approfondi, à la lumière de la Convention, des motifs à l’appui de la justification objective et raisonnable du Règlement DSD.

δ)        Pesée des intérêts et prise en compte des effets secondaires causés par le traitement médicamenteux exigé

185.  La Cour note que les préoccupations exprimées par le TAS quant au Règlement DSD, citées ci-dessus, n’ont pas amené le Tribunal fédéral à remettre en cause ultérieurement la sentence arbitrale. Elle observe que la haute juridiction suisse s’est pour l’essentiel contentée d’entériner, à l’aune de la notion très restreinte de l’ordre public, les conclusions de l’instance inférieure, sans se livrer à son propre examen des questions litigieuses. En particulier, elle n’a pas procédé à un examen complet et suffisant du grief tiré du traitement discriminatoire, ni à une pesée appropriée et suffisante de tous les intérêts pertinents en jeu, comme l’exige la Convention (paragraphe 164 ci-dessus).

186.  La Cour rappelle le critère applicable relativement à l’article 14 de la Convention, à savoir qu’une différence de traitement est discriminatoire si elle ne repose pas sur une justification objective et raisonnable, c’est-à-dire si elle ne poursuit pas un but légitime ou s’il n’y a pas un rapport raisonnable de proportionnalité entre les moyens employés et le but visé (paragraphe 155 ci-dessus). En d’autres termes, afin de satisfaire aux exigences de l’article 14 de la Convention, le Tribunal fédéral aurait dû mettre en balance les intérêts invoqués par World Athletics, notamment celui d’une compétition équitable, avec ceux invoqués par la requérante, notamment ceux liés à sa dignité et à sa réputation, son intégrité physique, sa sphère privée, y compris ses caractéristiques sexuelles, et son droit d’exercer sa profession. Or, le Tribunal fédéral ne l’a pas fait puisque, d’après sa jurisprudence, un tel examen ne relève pas de la notion de l’ordre public.

187.  En l’espèce, la Cour observe que le Tribunal fédéral est parti du principe que le Règlement DSD offrait à la requérante un vrai « choix », soulignant que les pilules contraceptives ne sont pas prescrites de force aux athlètes féminines 46 XY DSD puisque celles-ci conservent toujours la possibilité de refuser de suivre un tel « traitement ». Or, comme elle l’a déjà mentionné ci-dessus (paragraphe 124), la Cour est d’avis que la requérante n’a pas de véritable choix : soit elle se soumet à un traitement médicamenteux, susceptible de porter atteinte à son intégrité physique et psychique, afin de diminuer son niveau de testostérone et de pouvoir exercer son métier, soit elle refuse ce traitement avec la conséquence de devoir renoncer à ses compétitions de prédilection, et donc à l’exercice de sa profession. En d’autres termes, quoi qu’elle décide, la solution retenue implique de toute façon une renonciation à certains droits garantis par l’article 8 de la Convention. Pour satisfaire aux exigences de la Convention, le Tribunal fédéral aurait dû aborder le dilemme auquel la requérante est confrontée.

188.  En particulier, le Tribunal fédéral n’a pas suffisamment pris en compte l’argument des effets secondaires liés à l’utilisation de contraceptifs oraux, renvoyant à la sentence du TAS selon lequel ces effets sont « significatifs » (paragraphe 34, consid. 9.6.3). Le Tribunal fédéral a même admis qu’un traitement médicalement administré contre la volonté d’un individu constitue une « atteinte grave » à la liberté personnelle et touche au cœur même de la dignité de la personne concernée (paragraphe 38 ci-dessus, consid. 11.2). En même temps, il a entériné l’avis du TAS selon lequel ces effets ne diffèrent pas, par leur nature, des effets secondaires que ressentent des milliers, voire des millions d’autres femmes de caryotype XX qui prennent des contraceptifs oraux (consid. 9.8.3.5 ; paragraphe 36 ci-dessus). La Cour n’est pas convaincue par cet argument qui ne tient pas compte du fait que, notamment à cause des effets secondaires d’un traitement hormonal, beaucoup de femmes ne prennent pas de contraceptifs oraux. Il ne tient pas non plus compte du fait que les effets secondaires, tels que ressentis par les femmes exerçant une activité sportive hors compétition, peuvent avoir un impact encore plus important sur le corps et l’équilibre physique et psychique d’une athlète de haut niveau et, partant, influencer négativement sa performance sportive (voir, à cet égard, l’argument de la requérante soulevé au paragraphe 137 ci-dessus selon lequel les preuves relatives à l’effet des contraceptifs oraux sur des athlètes de haut niveau sont très limitées).

189.  Enfin, la Cour rappelle que certains tiers intervenants, en particulier l’Association médicale mondiale (AMM) et Global Health Justice Partnership (GHJP) des écoles de droit et de santé publique de l’Université de Yale, soulignent que le fait d’imposer un traitement pouvant provoquer des effets secondaires importants, non pour des raisons strictement médicales mais en vue de se conformer aux conditions d’éligibilité fixées par le Règlement DSD, n’est pas compatible avec les standards internationaux d’éthique médicale (paragraphe 153 ci-dessus). La Cour rappelle également que la Suisse est un État partie à la Convention d’Oviedo, le premier instrument international contraignant pour la protection de la dignité, des droits et des libertés de l’être humain contre toute application abusive des progrès biologiques et médicaux (paragraphes 52 et suivants ci-dessus). Son article 2 prévoit le principe de la primauté de l’être humain en exprimant que « l’intérêt et le bien de l’être humain doivent prévaloir sur le seul intérêt de la société ou de la science ». Il en découle d’autres principes éthiques, notamment le principe de bienveillance et de non-malfaisance, comme rappelé, dans des circonstances bien différentes, dans l’affaire Lambert et autres c. France ([GC], no 46043/14, § 61, CEDH 2015 (extraits)).

190.  Afin de se livrer à un examen compatible avec les exigences de la Convention, le Tribunal fédéral aurait dû répondre de manière plus approfondie, notamment à l’argument des effets secondaires.

ε)        Effet horizontal de la discrimination

191.  Il ressort de l’arrêt du Tribunal fédéral dans la cause de la requérante que, sous l’angle du droit constitutionnel suisse, la jurisprudence considère que la garantie de l’interdiction de la discrimination (article 8 al. 2 de la Constitution) s’adresse à l’État et ne produit en principe pas d’effet horizontal direct sur les relations entre personnes privées (considérant 9.4 de l’arrêt, paragraphe 33 ci-dessus). Par ailleurs, selon la haute juridiction suisse, il est loin d’être évident de retenir que l’interdiction de la discrimination émanant d’un sujet de droit privé fasse partie des valeurs essentielles et largement reconnues qui, selon les conceptions prévalant en Suisse, devraient constituer le fondement de tout ordre juridique (ibidem).

192.  Il découle, en revanche, de la jurisprudence de la Cour que les États sont tenus de prendre des mesures propres à protéger les personnes relevant de leur juridiction contre les traitements discriminatoires - et ceci même si le traitement discriminatoire est administré par des particuliers. Dans l’affaire Danilenkov et autres c. Russie (précitée), la question était de savoir si les autorités étatiques avaient pris des mesures suffisantes pour protéger les requérants contre le traitement discriminatoire mis en œuvre par leur employeur en raison de leur choix d’adhérer à un syndicat. Dans ce contexte, la Cour a estimé qu’il est crucial que les individus victimes d’un traitement discriminatoire puissent contester ce traitement et intenter une action en justice pour obtenir à cet égard une indemnisation ou une autre forme de réparation (§ 124).

193.  Par ailleurs, dans une affaire portant sur l’interprétation judiciaire d’un testament prétendument discriminatoire à l’égard d’enfants adoptés (Pla et Puncernau c. Andorre, no 69498/01, CEDH 2004‑VIII), la Cour a confirmé qu’elle n’était pas appelée, en principe, à régler des différends purement privés. Elle a toutefois estimé que dans l’exercice du contrôle européen qui lui incombe, elle ne saurait rester inerte lorsque l’interprétation faite par une juridiction nationale d’un acte juridique, qu’il s’agisse d’une clause testamentaire, d’un contrat privé, d’un document public, d’une disposition légale ou encore d’une pratique administrative, apparaît comme étant déraisonnable, arbitraire ou, comme en l’espèce, en flagrante contradiction avec l’interdiction de discrimination établie à l’article 14 et plus largement avec les principes sous-jacents à la Convention (§ 59).

194.  Il peut ainsi être déduit de la jurisprudence précitée de la Cour que les tribunaux nationaux sont tenus de garantir une protection réelle et effective contre la discrimination commise par des particuliers (voir, dans ce sens aussi, les affaires concernant des attaques violentes contre des individus par des groupes privés et la question des obligations positives, y compris procédurales, de l’État, notamment Identoba et autres c. Géorgie, no 73235/12, § 63, 12 mai 2015, et Beizaras et Levickas c. Lituanie, no 41288/15, 14 janvier 2020). Dans le cas d’espèce, pourtant, le Tribunal fédéral n’a pas considéré que la prohibition de la discrimination émanant des entités du droit privé tombait sous le coup de la notion de l’ordre public au sens de l’article 190 al. 2 e) LDIP. Dès lors, il n’a pas soumis le Règlement DSD édicté par World Athletics, acte non étatique, au contrôle de la conformité à la Constitution ou à la Convention que demandait la requérante.

195.  Compte tenu de ce qui précède, la Cour estime que le Tribunal fédéral n’a pas satisfait aux exigences de la jurisprudence précitée qui impose aux États parties à la Convention l’obligation de prévenir et de remédier effectivement à des actes discriminatoires même émanant de personnes ou d’entités privées.

στ)     Comparaison avec la situation des athlètes transgenres

196.  Enfin, la Cour rappelle un autre aspect de sa jurisprudence concernant l’article 14 de la Convention selon lequel le droit de jouir des droits garantis par la Convention sans être soumis à la discrimination est également transgressé lorsque, sans justification objective et raisonnable, les États n’appliquent pas un traitement différent à des personnes dont les situations sont sensiblement différentes (Thlimmenos c. Grèce [GC], no 34369/97, § 44, CEDH 2000‑IV).

197.  En l’espèce, la requérante soutient que la confusion que le gouvernement défendeur et World Athletics ont fait entre sa situation et celle des athlètes transgenres est inappropriée dans la mesure où la pesée des intérêts dans ces deux cas est très différente. À cet égard, la Cour constate que les règlements de World Athletics étaient en effet pour l’essentiel les mêmes concernant les sportives transgenres et intersexes au moment des faits de l’espèce (paragraphes 59 et suivants ci-dessus).

198.  La Cour estime que cette égalité de traitement entre la requérante et les athlètes transgenres qui ont subi un changement de sexe d’homme à femme n’est pas évidente. Sans vouloir préjuger des affaires dont elle pourra être saisie, elle observe simplement à ce stade que, dans le cas de sportives transgenres, l’avantage dont elles bénéficient est dû à l’inégalité inhérente à leur naissance en tant qu’homme (Perruchoud, op.cit., p. 225). L’avantage découle de leur constitution biologique initiale et, par ailleurs, le traitement qu’il leur est demandé de suivre afin de faire baisser leur taux de testostérone correspond à une adaptation du traitement qui leur est déjà prescrit (ibidem). L’égalité de traitement avec les personnes relevant du Règlement DSD a par ailleurs été abandonnée par une décision de World Athletics qui a pris effet le 31 mars 2023 (paragraphes 40 et 67 ci-dessus).

199.  La Cour estime que le Tribunal fédéral, même dans le cadre de son examen restreint, aurait dû soulever ce défaut de différenciation.

ζ)        Conclusions

200.  Compte tenu de ce qui précède, la Cour conclut que, dans le cadre d’un arbitrage forcé qui privait la requérante de la possibilité de saisir les juridictions ordinaires, la seule voie qui était ouverte à l’intéressée était le TAS qui, en dépit d’un raisonnement très détaillé, n’a pas appliqué la Convention et a laissé planer des doutes considérables quant à la validité du Règlement DSD, notamment s’agissant des effets secondaires du traitement hormonal, de l’incapacité de satisfaire aux exigences du Règlement DSD dans laquelle les athlètes pouvaient se trouver, et des éléments prouvant l’avantage athlétique concret en faveur des athlètes 46 XY DSD dans les disciplines du 1 500 mètres et du mile. Par ailleurs, le contrôle exercé par le Tribunal fédéral, saisi d’un recours contre la sentence du TAS, était très restreint, à savoir limité à la conformité de la sentence arbitrale avec l’ordre public, et n’a en l’espèce pas permis de répondre aux préoccupations sérieuses exprimées par le TAS d’une manière conforme aux exigences de l’article 14 de la Convention.

201.  La Cour estime, pour les raisons exposées ci-dessus (lettres β à ζ), que la requérante n’a pas bénéficié en Suisse des garanties institutionnelles et procédurales suffisantes qui lui auraient permis de faire valoir ses griefs de manière effective, d’autant qu’il s’agissait de griefs bien étayés et crédibles d’une discrimination subie à raison d’un taux de testostérone élevé provoqué par ses DSD. Dès lors, et en particulier eu égard à l’enjeu personnel significatif pour la requérante, à savoir la participation de celle-ci à des compétitions d’athlétisme au niveau international et donc l’exercice par elle de sa profession, la Suisse a outrepassé la marge d’appréciation réduite dont elle jouissait dans le cas d’espèce qui portait sur une discrimination fondée sur le sexe et les caractéristiques sexuelles, laquelle ne peut être justifiée que par des « considérations très fortes » (paragraphe 169 ci-dessus). L’enjeu significatif de l’affaire pour la requérante et la marge d’appréciation réduite de l’État défendeur auraient dû se traduire par un contrôle institutionnel et procédural approfondi, dont la requérante n’a pas bénéficié en l’espèce. Il s’ensuit que la Cour n’est pas en mesure d’affirmer que le Règlement DSD, tel qu’appliqué à l’égard de la requérante, peut être considéré comme une mesure objective et proportionnée au but visé.

202.  Partant, il y a eu violation de l’article 14 combiné avec l’article 8 de la Convention.

IV.  SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L’ARTICLE 8 DE LA CONVENTION

203.  La requérante soutient que le Règlement DSD porte atteinte à son intégrité physique en ce qu’il l’oblige à soumettre son corps, notamment ses parties génitales, à des examens qui ne sont pas médicalement nécessaires. Elle argue également que l’obligation de prendre des contraceptifs afin d’abaisser son taux de testostérone, sans son consentement éclairé ni la poursuite d’un but thérapeutique, est contraire à l’article 8. Elle voit en outre une atteinte à son intégrité psychologique dans les examens qui lui sont imposés et l’obligation de prendre des contraceptifs afin de pouvoir continuer la compétition. Elle allègue aussi que le Règlement DSD a un effet stigmatisant et humiliant et porte une atteinte sévère à sa dignité. Par ailleurs, elle se dit victime d’une atteinte au droit au respect de son identité sociale et de genre ainsi qu’à son droit d’exercer sa profession. Elle invoque l’article 8 de la Convention, dont le libellé est reproduit au paragraphe 114 ci-dessus.

204.  Le Gouvernement conteste cette thèse.

205.  La Cour rappelle qu’elle a conclu que l’absence de garanties institutionnelles et procédurales suffisantes en Suisse a emporté violation de l’article 14 combiné avec l’article 8 de la Convention (paragraphe 202 ci‑dessus). Étant donné que sur le terrain de l’article 8, pris isolément, elle procéderait aussi à un examen avant tout formel, elle estime que ce grief ne soulève aucune question distincte essentielle. Dès lors, il n’y a pas lieu de statuer séparément sur ce grief (voir, dans ce sens, Centre de ressources juridiques au nom de Valentin Câmpeanu c. Roumanie [GC], no 47848/08, § 156, CEDH 2014).

V.     SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L’ARTICLE 3 DE LA CONVENTION

A.    Sur la recevabilité

206.  La requérante soutient que le Règlement DSD porte atteinte à son intégrité physique en ce qu’il l’oblige à soumettre son corps, notamment ses parties génitales, à des examens qui ne sont pas médicalement nécessaires. Elle argue également que l’obligation de prendre des contraceptifs afin d’abaisser son taux de testostérone, sans son consentement éclairé ni la poursuite d’un but thérapeutique, est contraire à l’article 3. Elle voit en outre une atteinte à son intégrité psychologique dans les examens qui lui sont imposés et l’obligation de prendre des contraceptifs afin de pouvoir continuer la compétition. Elle allègue aussi que le Règlement DSD a un effet stigmatisant et humiliant et porte une atteinte sévère à sa dignité. Elle invoque l’article 3 de la Convention, dont le libellé est rappelé au paragraphe 114 ci‑dessus.

207.  Le Gouvernement conteste cette thèse.

1.     Les thèses des parties et des tierces intervenantes

208.  Le Gouvernement soutient, pour de multiples raisons, que l’article 3 de la Convention ne s’applique pas en l’espèce et, de surcroît, que le grief tiré d’une violation de cette disposition est manifestement mal fondé.

209.  La requérante soutient que la Suisse ne l’a pas protégée contre les effets nuisibles du Règlement DSD et qu’elle essaie maintenant de relativiser le préjudice que son application engendre. Le fait d’appliquer les conditions d’éligibilité imposées par ce règlement et de la forcer à se soumettre à des examens physiques, pharmacologiques et/ou à des interventions chirurgicales qui ne sont pas médicalement nécessaires, afin de pouvoir participer à des compétitions de haut niveau, équivaudrait à un traitement inhumain et dégradant contraire à l’article 3 de la Convention, eu égard plus particulièrement à la nature exceptionnellement intime et immuable des caractéristiques sur lesquelles portent ces examens.

210.  World Athletics soutient que les effets négatifs du Règlement DSD n’ont pas atteint le seuil de gravité requis pour faire entrer en jeu l’article 3 de la Convention. Selon la tierce intervenante, le règlement en cause n’implique aucun des examens ou tests de féminité allégués par la requérante. Il n’imposerait aucun traitement forcé et les athlètes pourraient décider elles‑mêmes, avec l’assistance de leurs propres équipes médicales, si elles veulent se soumettre au traitement hormonal en vue de diminuer leur taux de testostérone. Il s’agirait là, par ailleurs, d’un traitement auquel se soumettent des millions de femmes chaque jour généralement sans effets secondaires majeurs. Les procédures de vérification respecteraient, en outre, la confidentialité et la dignité des athlètes et n’auraient aucunement le but de les humilier ou de les rabaisser. Dès lors, elles ne constitueraient pas des traitements inhumains ou dégradants au sens de l’article 3 de la Convention.

211.  L’Athletics South Africa soutient que le Règlement DSD a un effet extrêmement stigmatisant et humiliant en ce qu’il suggère qu’une DSD est un « problème » nécessitant une attention particulière et un traitement médical. Elle rappelle que, même si la confidentialité des procédures est garantie, les examens des athlètes ont lieu au niveau international, ils attirent beaucoup d’attention médiatique et ouvrent la voie à des spéculations sur le corps, le sexe et les aspects les plus intimes des athlètes. Elle y voit un traitement contraire à la dignité humaine susceptible d’atteindre le seuil de gravité requis par l’article 3 de la Convention.

212.  Dans sa tierce intervention conjointe avec Payoshni Mitra et Katrina Karkazis, Human Rights Watch qualifie les tests de vérification du sexe de pratique extrêmement dégradante et humiliante pour les athlètes concernées, susceptibles d’emporter des atteintes sérieuses dans la sphère privée et intime des intéressées, sans que le bénéfice des traitements et leur fondement scientifique ne soient prouvés. Elle soutient que, dans la mesure où le Règlement DSD assujettit les athlètes à des examens et traitements qui ne poursuivent aucun but médical ou thérapeutique, sa mise en œuvre constitue un traitement contraire à l’article 3 de la Convention. Quant aux procédures appliquées, elle allègue que les athlètes ne sont pas assez informées sur les alternatives et doivent donner leur consentement sous la menace de conséquences graves en cas de refus. Les intervenantes, qui travaillent avec des athlètes concernées depuis des années, témoignent de l’effet traumatisant et humiliant que les procédures peuvent causer, avec des conséquences graves sur l’état psychologique des sportives et, en même temps, sur leurs performances et leur avenir professionnel. Elles précisent qu’une fois la procédure engagée, les athlètes concernées doivent supporter de multiples rumeurs et spéculations sur leur sexe et des insultes, à la fois au sein du cercle des athlètes et dans un public plus large, auprès des spectateurs dans les stades, dans les médias et les réseaux sociaux. Selon elles, de tels traitements mettent les athlètes dans un état de stress psychologique énorme et causent des sentiments d’angoisse et d’infériorité qui atteignent le seuil de gravité requis par l’article 3.

2.     Appréciation de la Cour

a)      Principes généraux

213.  L’interdiction de la torture, des peines ou traitements inhumains ou dégradants énoncée par l’article 3 ne vise pas tous les mauvais traitements (Savran c. Danemark [GC], no 57467/15, § 122, 7 décembre 2021). Conformément à la jurisprudence constante de la Cour tout type de traitement interdit par l’article 3 doit en général atteindre un minimum de gravité. L’appréciation de ce minimum est relative ; elle dépend de l’ensemble des données de la cause, notamment de la durée du traitement et de ses effets physiques ou mentaux ainsi que, parfois, du sexe, de l’âge et de l’état de santé de la victime (Irlande c. Royaume-Uni, précité, § 162, série A no 25, Jalloh c. Allemagne [GC], no 54810/00, § 67, CEDH 2006 IX, et Muršić c.  Croatie [GC], no 7334/13, § 97, 20 octobre 2016). Pour déterminer si le seuil de gravité a été atteint, la Cour peut prendre en considération d’autres facteurs, en particulier le but dans lequel le traitement a été infligé et l’intention ou la motivation qui l’ont inspiré, le contexte dans lequel le traitement a été infligé, telle une atmosphère de vive tension et à forte charge émotionnelle, et l’éventuelle situation de vulnérabilité de la victime (Khlaifia et autres c. Italie [GC], no 16483/12, § 160, 15 décembre 2016).

214.  La Cour a notamment considéré qu’un traitement peut être qualifié de « dégradant » lorsqu’il est de nature à créer des sentiments de peur, d’angoisse et d’infériorité propres à humilier, avilir et briser éventuellement la résistance physique ou morale de la personne qui en est victime, ou à la conduire à agir contre sa volonté ou sa conscience (voir, entre autres, Keenan c. Royaume-Uni, no 27229/95, § 110, CEDH 2001 III, et Jalloh, précité, § 68).

b)      Application des principes précités

215.  S’agissant du cas d’espèce, la Cour estime qu’un grief tiré des examens et traitements médicaux forcés auxquels les athlètes sont soumises en vertu du Règlement DSD aurait constitué l’essence même d’une allégation d’atteinte à la dignité au sens de l’article 3 de la Convention. Elle observe que la requérante a subi un test de vérification du sexe en 2009 (paragraphe 5 ci‑dessus), à savoir bien avant l’entrée en vigueur du Règlement DSD qu’elle a contesté devant le TAS et le Tribunal fédéral. En revanche, il apparaît que, dans le cadre de la procédure qui fait l’objet de la présente requête, la requérante n’a en réalité été soumise à aucun des examens médicaux ou traitements indiqués puisqu’elle a préféré renoncer à ses compétitions de prédilection pour ne pas subir les conséquences d’une procédure fondée sur le Règlement DSD (voir, a contrario, Jalloh, précité). Par ailleurs, la Cour considère que le dilemme dans lequel l’intéressée s’est trouvée et son « choix » de renoncer à l’exercice de sa profession ont dûment été pris en compte par la Cour dans l’examen de l’article 14 combiné avec l’article 8.

216.  Enfin, s’agissant du grief selon lequel le règlement DSD aurait en lui-même porté atteinte à la dignité, à l’honneur et à la réputation de la requérante, à raison de ses effets humiliants et stigmatisants, la Cour estime que le seuil de gravité n’est pas atteint pour faire entrer en jeu cette disposition.

217.  Compte tenu de ce qui précède, le grief formulé sur le terrain de l’article 3 est manifestement mal fondé au sens de l’article 35 § 3 a) et doit être rejeté en application de l’article 35 § 4.

VI.  SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L’ARTICLE 13 DE LA CONVENTION

218.  La requérante allègue également une violation de son droit à un recours effectif au sens de l’article 13 combiné avec les articles 3, 8 et 14 de la Convention, notamment à raison du pouvoir de contrôle limité du Tribunal fédéral. L’article 13 est libellé comme suit :

« Toute personne dont les droits et libertés reconnus dans la présente Convention ont été violés, a droit à l’octroi d’un recours effectif devant une instance nationale, alors même que la violation aurait été commise par des personnes agissant dans l’exercice de leurs fonctions officielles. »

219.  Les articles 3, 8 et 14 sont cités ci-dessus (paragraphe 114).

220.  La Cour considère opportun d’examiner cette allégation exclusivement au regard de l’article 14 combiné avec l’article 8 de la Convention.

A.    Sur la recevabilité

1.     Thèses des parties

221.  Le Gouvernement soutient que le grief tiré de l’article 13 de la Convention est manifestement mal fondé, arguant qu’aucun des griefs formulés par la requérante à l’appui de la violation de l’article 13 ne relève de la juridiction de la Suisse et que ceux-ci ne peuvent donc pas être considérés comme défendables au sens de la jurisprudence de la Cour.

222.  La requérante ne partage pas cet avis.

2.     Appréciation de la Cour

223.  La Cour relève que l’article 13 de la Convention garantit l’existence en droit interne d’un recours permettant de dénoncer une violation des droits et libertés consacrés par la Convention. Par conséquent, bien que les États contractants jouissent d’une certaine latitude quant à la manière d’honorer les obligations que leur impose cette disposition, il faut qu’existe au niveau interne un recours permettant à l’autorité nationale compétente de connaître du contenu du grief fondé sur la Convention et d’offrir le redressement approprié (voir, par exemple, Nicolae Virgiliu Tănase c. Roumanie [GC], no 41720/13, § 217, 25 juin 2019, Soering, précité, § 120, et De Tommaso c. Italie [GC], no 43395/09, § 179, 23 février 2017).

224.  La Cour note d’emblée que son constat de violation de l’article 14 combiné avec l’article 8, de la Convention permet à la requérante de se prévaloir d’un grief qui peut être considéré comme « défendable » aux fins de l’article 13 de la Convention (voir, dans ce sens, Batı et autres c. Turquie, nos 33097/96 et 57834/00, § 138, CEDH 2004‑IV).

225.  Constatant que le grief tiré de l’article 13 au regard de l’article 14 combiné avec l’article 8 n’est pas manifestement mal fondé ni irrecevable pour un autre motif visé à l’article 35 de la Convention, la Cour le déclare recevable.

B.    Sur le fond

1.     Les thèses des parties

a)      La requérante

226.  La requérante soutient que le TAS et le Tribunal fédéral ont manqué à leur devoir de la protéger de manière adéquate contre les atteintes à ses droits découlant des articles 8 et 14, et ce notamment à raison du pouvoir limité que l’article 190 al. 2 e) de la LDIP confère au Tribunal fédéral. Elle y voit une violation de son droit à un recours effectif au sens de l’article 13 de la Convention.

227.  Elle admet qu’en principe, la place particulière qu’occupe la Suisse dans l’arbitrage international peut constituer une justification légitime pour limiter le droit d’accès à un tribunal. Mais elle argue que ce qui importe dans le cas d’espèce est de savoir si le Tribunal fédéral a effectivement pris en compte les standards et principes de la Convention pour tirer ses conclusions, notamment quant aux critères de preuve et à la question de la proportionnalité, et si le contrôle très limité du Tribunal fédéral était une mesure proportionnée afin d’atteindre le but poursuivi, dans le contexte d’un arbitrage forcé qui avait pour objet des allégations de violation de la Convention.

228.  Elle souligne que le TAS et le Tribunal fédéral ont eux-mêmes admis, dans des affaires antérieures, que la situation d’une athlète qui allègue des violations de ses droits fondamentaux ne peut pas être comparée à celle d’une partie commerciale dans un arbitrage international ordinaire. Elle soutient que le pouvoir de contrôle très restreint du Tribunal fédéral, limité à la question de la compatibilité avec l’ordre public en vertu de l’article 190 al. 2 e) de la LDIP, n’est ainsi pas conforme aux exigences du droit à un recours effectif au sens de l’article 13, d’autant que le TAS est loin d’être une juridiction spécialisée dans les questions relatives aux droits de l’homme.

229.  Elle plaide enfin que même dans le cadre très limité de son pouvoir de contrôle de la compatibilité avec l’ordre public le Tribunal fédéral aurait dû faire une pesée appropriée des intérêts en jeu, tenant compte notamment des critères et du fardeau de la preuve ainsi que de la justification de la mesure litigieuse. Or, selon la requérante, le Tribunal fédéral s’est largement contenté, dans le cas d’espèce, de réitérer les conclusions du TAS et de les entériner sans procéder à sa propre appréciation.

b)      Le Gouvernement

230.  S’agissant du respect des exigences de l’article 13, le Gouvernement plaide que le recours à un tribunal arbitral peut être pris en compte. Il allègue qu’en l’espèce le TAS a procédé à un examen très complet des griefs de la requérante, portant aussi bien sur des questions de droit que sur des constatations de fait. Il rappelle, dans ce contexte, que la Cour a dit à plusieurs reprises que le TAS peut être considéré comme un tribunal indépendant et impartial au sens de l’article 6 § 1 de la Convention. Il ajoute que la requérante a ensuite pu porter l’affaire devant le Tribunal fédéral, lequel a examiné ses griefs dans les limites fixées par l’article 190 al. 2 de la LDIP. Il admet qu’il n’est pas possible d’invoquer directement une violation de la Convention dans ce cadre, mais fait valoir que les principes qui sous-tendent les dispositions de la Convention (ou de la Constitution) peuvent néanmoins être pris en compte afin de concrétiser la notion d’ordre public. Il cite la Cour selon laquelle le système en place constitue « une solution appropriée » au regard de l’article 6 de la Convention (Mutu et Pechstein, précité, § 98).

231.  Il plaide que si la Cour devait examiner la question d’une violation de l’article 13 de la Convention, elle devrait tenir compte du contexte particulier de l’arbitrage international dans le domaine du sport professionnel et du fait que le fond du litige, opposant une athlète domiciliée en Afrique du Sud à une association de droit privé monégasque, ne présente aucun lien avec la Suisse.

2.     Appréciation de la Cour

a)      Les principes généraux

232.  La portée de l’obligation découlant de l’article 13 varie en fonction de la nature du grief fondé sur la Convention, mais le recours doit être « effectif » en pratique comme en droit, en ce sens notamment que son exercice ne doit pas être entravé d’une manière injustifiée par les actes ou omissions des autorités de l’État. Dans certaines conditions, c’est considérés dans leur ensemble que les recours offerts par le droit interne peuvent passer pour répondre aux exigences de l’article 13 (voir, entre autres, Nicolae Virgiliu Tănase, précité, § 218, et De Tommaso, précité, § 179).

233.  S’agissant de l’allégation tirée d’un pouvoir de contrôle trop limité des juridictions internes, la Cour a eu l’occasion de considérer que le contrôle juridictionnel ne constituait pas un recours effectif dans une situation où les juridictions nationales définissaient les questions relevant des pouvoirs publics si largement qu’il avait été impossible aux requérants de soulever devant les tribunaux internes leurs griefs fondés sur l’article 8 de la Convention (Smith et Grady, précité, §§ 135-139, et Hatton et autres c. Royaume-Uni [GC], no 36022/97, § 140, CEDH 2003-VIII). En d’autres termes, la Cour a précisé que le seuil à partir duquel la High Court et la Cour d’appel auraient pu tenir la politique du ministère de la Défense pour irrationnelle était si élevé qu’il excluait en pratique toute considération par les tribunaux internes de la question de savoir si l’ingérence dans les droits des requérants répondait à un besoin social impérieux ou était proportionnée aux buts poursuivis - sécurité nationale et ordre public –, principes qui sont au cœur de l’analyse par la Cour des griefs tirés de l’article 8 de la Convention (Smith et Grady, précité, § 138).

b)      Application des principes susmentionnés

234.  Quant à la question de savoir s’il y a eu en l’espèce violation de l’article 13 au regard de l’article 14 combiné avec l’article 8 de la Convention, la Cour rappelle qu’il convient de considérer les recours offerts par le droit interne dans leur ensemble, comme indiqué par la jurisprudence citée ci‑dessus. Dans le cadre de cet examen, elle est consciente que, s’agissant de l’interprétation et de l’appréciation du droit interne, une très large marge de manœuvre est laissée aux autorités nationales, mais elle estime que rien ne l’empêche d’exercer son rôle de gardienne de l’ordre public européen pour vérifier si un individu a bénéficié, effectivement et concrètement, des fondements de cet ordre public au cours d’une procédure devant les instances internes (Al-Dulimi et Montana Management Inc., précité, § 145, et les autres affaires citées).

235.  La Cour conclut à la violation du droit à un recours effectif au sens de l’article 13 de la Convention essentiellement pour les mêmes raisons que celles qui l’ont amenée à constater une violation de l’article 14 combiné avec l’article 8 de la Convention, à savoir l’absence de garanties institutionnelles et procédurales suffisantes en Suisse. Elle rappelle à cet égard que, dans le contexte d’un arbitrage qui lui était imposé par les règlements sportifs pertinents et qui excluait le droit de saisir tout tribunal ordinaire, la requérante n’a pas eu d’autre choix que de s’adresser au TAS pour contester la validité du Règlement DSD. Or, en jugeant que celui‑ci était certes discriminatoire mais qu’il constituait néanmoins un moyen nécessaire, raisonnable et proportionné d’atteindre les buts poursuivis par l’IAAF, le TAS n’a pas apprécié la validité du règlement en cause à la lumière des exigences de la Convention et, en particulier, n’a pas répondu aux allégations de discrimination à la lumière de l’article 14 de la Convention, et ce en dépit des griefs bien étayés et crédibles de la requérante.

236.  Quant au Tribunal fédéral, son pouvoir de contrôle était en l’espèce très restreint, puisqu’il s’agissait d’une question d’arbitrage en matière de sport, et se limitait donc à la question de savoir si la sentence attaquée était contraire à l’ordre public au sens de l’article 190 al. 2 e) de la LDIP.

237.  La Cour admet que, dans les affaires Platini et Bakker (décisions précitées), elle a estimé que le contrôle restreint du Tribunal fédéral n’avait pas empêché ce tribunal de faire un examen compatible avec l’article 8 (Platini, décision précitée, § 70) et l’article 6 de la Convention (Bakker, décision précitée, § 47 ; paragraphe 176 ci-dessus). Pour autant que cette conclusion est pertinente pour l’allégation de violation de l’article 13 au regard de l’article 14 combiné avec l’article 8 de la Convention, la Cour rappelle que les griefs invoqués devant la Cour dans le cadre des deux affaires précitées étaient, en grande partie, voués à l’échec, en particulier à raison du non-épuisement des voies de recours internes (ibidem).

238.  Dans la présente affaire, en revanche, les griefs formulés devant le TAS et le Tribunal fédéral étaient bien étayés et s’appuyaient directement ou en substance sur la Convention. Dans son recours du 28 mai 2019 devant le Tribunal fédéral, la requérante invoquait, entre autres, une discrimination fondée sur le sexe par rapport aux athlètes masculins et féminines sans DSD, ainsi qu’une atteinte à sa dignité et aux droits de sa personnalité (paragraphe 27 ci-dessus). Elle a ainsi permis au Tribunal fédéral de se prononcer sur ces griefs.

239.  Or, comme le TAS avant lui, le Tribunal fédéral, notamment à raison de son pouvoir de contrôle très limité, n’a pas répondu de manière effective aux allégations étayées et crédibles, entre autres de discrimination, formulées par la requérante. La Cour conclut, dans le cadre de son rôle restreint de gardienne de l’ordre public européen, que, considérés dans leur ensemble et dans les circonstances particulières du cas d’espèce, les recours internes ouverts à l’intéressée ne sauraient passer pour effectifs au sens de l’article 13 de la Convention.

240.  Au vu de ce qui précède, la Cour estime qu’il y eu violation de l’article 13 au regard de l’article 14 combiné avec l’article 8 de la Convention.

VII.  SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L’ARTICLE 6 § 1 DE LA CONVENTION

241.  La requérante allègue enfin une violation de son droit d’accès à un tribunal à raison, notamment, du pouvoir de contrôle limité du Tribunal fédéral. Elle invoque à ce titre l’article 6 § 1 de la Convention, libellé comme suit dans sa partie pertinente :

« Toute personne a droit à ce que sa cause soit entendue équitablement, publiquement et dans un délai raisonnable, par un tribunal indépendant et impartial, établi par la loi, qui décidera, soit des contestations sur ses droits et obligations de caractère civil (...). »

242.  Le Gouvernement s’oppose à cette thèse.

243.  La Commission internationale de Juristes (CIJ) rappelle que, si un État partie à la Convention a établi des cours d’appel ou des cours de cassation, celles-ci doivent respecter les exigences de l’article 6. Elle fait valoir que dans une affaire où un organe professionnel (disciplinaire) a tranché un litige en première instance, il est nécessaire, en vertu de la Convention, que l’organe professionnel en question revête toutes les garanties découlant de l’article 6 § 1, en particulier quant à son indépendance et à son impartialité, ou que la décision de cet organe soit susceptible d’un recours devant un tribunal jouissant d’un pouvoir de contrôle complet et garantissant le respect des droits au sens de cette disposition.

244.  La Cour rappelle qu’elle a conclu à une violation de l’article 13 au regard de l’article 14 combiné avec l’article 8 de la Convention notamment à raison du contrôle limité du Tribunal fédéral. Dans la mesure où la requérante allègue essentiellement pour le même motif une violation de son droit d’accès à un tribunal, la Cour estime que ce grief ne soulève aucune question distincte. Dès lors, il n’y a pas lieu de statuer séparément sur le grief formulé sur le terrain de l’article 6 § 1 (voir, dans ce sens, Centre de ressources juridiques au nom de Valentin Câmpeanu, précité, § 156).

VIII.  SUR L’APPLICATION DE L’ARTICLE 41 DE LA CONVENTION

245.  Aux termes de l’article 41 de la Convention :

« Si la Cour déclare qu’il y a eu violation de la Convention ou de ses Protocoles, et si le droit interne de la Haute Partie contractante ne permet d’effacer qu’imparfaitement les conséquences de cette violation, la Cour accorde à la partie lésée, s’il y a lieu, une satisfaction équitable. »

A.    Dommage

246.  La requérante ne demande aucune somme au titre d’un dommage matériel ou moral.

247.  Aucun montant n’est dès lors dû à ce titre.

B.    Frais et dépens

248.  La requérante a présenté à la Cour des factures d’un montant de 65 211 francs suisses (CHF) au titre des frais et dépens qu’elle a engagés dans le cadre de la procédure devant le TAS. Pour la procédure menée devant le Tribunal fédéral, elle produit des factures pour un montant de 2 283 097,92 rands sud-africain (ZAR ; soit environ 127 756 EUR) [7]. Enfin, pour la procédure devant la Cour, elle demande un montant total de 1 745 611,95 ZAR (environ 97 678 EUR).

249.  Le Gouvernement soutient que le TAS ne pouvant être considéré comme une juridiction « interne » au sens de la jurisprudence de la Cour, les frais engagés pour la procédure devant lui ne peuvent être pris en compte au titre des frais et dépens.

250.  S’agissant des frais et dépens engagés devant le Tribunal fédéral, le Gouvernement ne conteste pas le bien-fondé du montant de 7 000 CHF, qui correspond aux frais de procédure versés au Tribunal fédéral (arrêt du 25 août 2020). En revanche, il soutient que le montant total demandé par la requérante est manifestement excessif. Il souligne que cette procédure comprend principalement le mémoire du 28 mai 2019, comptant 106 pages dont 60 pages se rapportant à la violation des droits fondamentaux. Il ajoute que les frais d’hébergement et de voyage ne constituent pas des frais nécessaires afin de faire corriger une éventuelle violation de la Convention. Il en va de même, selon lui, s’agissant des frais de traduction. Enfin, il soutient qu’à ce stade de la procédure les avocats étaient déjà familiarisés avec l’objet de la procédure. Au vu de ces considérations, il avance qu’un montant total de 15 000 CHF serait approprié pour les frais et dépens engagés dans le cadre de la procédure devant le Tribunal fédéral.

251.  S’agissant de la procédure devant la Cour, le Gouvernement soutient que le montant total demandé est manifestement excessif. Il plaide que les frais de traduction ne constituent pas des frais nécessaires au redressement d’une éventuelle violation de la Convention. Il fait également observer que la procédure devant la Cour comprend principalement la requête du 18 février 2021, ainsi que les observations du 2 décembre 2021. Au vu de ce qui précède, il avance qu’un remboursement d’un montant total de 8 000 CHF serait approprié pour les frais et dépens engagés devant la Cour. De surcroît, au cas où la Cour n’admettrait qu’une partie de la requête, il l’invite à réduire cette somme en conséquence.

252.  Selon la jurisprudence de la Cour, un requérant ne peut obtenir le remboursement de ses frais et dépens que dans la mesure où se trouvent établis leur réalité, leur nécessité et le caractère raisonnable de leur taux.

253.  La Cour ne partage pas l’avis du Gouvernement selon lequel les frais engagés devant le TAS ne peuvent pas être pris en compte au titre des frais et dépens, estimant que la procédure devant cette instance fait partie intégrante de la procédure qui est à l’origine de la présente affaire. Elle rappelle à cet égard que le Gouvernement soutient lui-même que le recours à un tribunal arbitral peut être pris en compte dans l’examen de l’article 13 (paragraphe 230 ci-dessus). Elle juge, en revanche, excessives les demandes formulées par la requérante au titre des frais et dépens. Compte tenu des documents en sa possession et des critères susmentionnés, la Cour juge raisonnable d’allouer à la requérante la somme de 45 000 EUR tous frais confondus pour les frais et dépens engagés dans le cadre de la procédure devant le TAS et le Tribunal fédéral, et de 15 000 EUR pour la procédure menée devant elle, soit un montant total de 60 000 EUR, plus tout montant pouvant être dû par elle sur cette somme à titre d’impôt.

PAR CES MOTIFS, LA COUR

1.      Rejette, à la majorité, l’exception préliminaire soulevée par le Gouvernement tirée de l’incompétence ratione personae et loci de la Cour pour examiner la requête ;

2.      Déclare, à la majorité, recevables les griefs fondés sur l’article 14 combiné avec l’article 8, et sur l’article 13 au regard de l’article 14 combiné avec l’article 8 ;

3.      Déclare, à la majorité, irrecevable le grief tiré de l’article 3 de la Convention ;

4.      Dit, par quatre voix contre trois, qu’il y a eu violation de l’article 14 combiné avec l’article 8 de la Convention ;

5.      Dit, par quatre voix contre trois, qu’il y a eu violation de l’article 13 au regard de l’article 14 combiné avec l’article 8 de la Convention ;

6.      Dit, par six voix contre une, qu’il n’y a pas lieu d’examiner séparément les griefs formulés sur le terrain de l’article 8 pris isolément, et celui fondé sur l’article 6 § 1 de la Convention ;

7.      Dit, par quatre voix contre trois,

a)     que l’État défendeur doit verser à la requérante, dans un délai de trois mois à compter de la date à laquelle l’arrêt sera devenu définitif conformément à l’article 44 § 2 de la Convention, 60 000 EUR (soixante mille euros), plus tout montant pouvant être dû sur cette somme par la requérante à titre d’impôt, pour frais et dépens, somme à convertir en francs suisses au taux applicable à la date du règlement ;

b)     qu’à compter de l’expiration dudit délai et jusqu’au versement, ce montant sera à majorer d’un intérêt simple à un taux égal à celui de la facilité de prêt marginal de la Banque centrale européenne applicable pendant cette période, augmenté de trois points de pourcentage ;

8.      Rejette, à l’unanimité, le surplus de la demande de satisfaction équitable.

Fait en français, puis communiqué par écrit le 11 juillet 2023, en application de l’article 77 §§ 2 et 3 du règlement.

           {signature_p_1}                                                 {signature_p_2}

Milan Blaško                                                             Pere Pastor Vilanova
Greffier                                                                          Président

 

Au présent arrêt se trouve joint, conformément aux articles 45 § 2 de la Convention et 74 § 2 du règlement, l’exposé des opinions séparées suivantes :

–  opinion concordante du juge Pavli ;

–  opinion en partie concordante, en partie dissidente du juge Serghides ;

–  opinion dissidente commune aux juges Grozev, Roosma et Ktistakis.

P.P.V.
M.B.


OPINION CONCORDANTE DU JUGE PAVLI

(Traduction)

 

1.  J’ai voté avec la majorité en faveur de la conclusion principale selon laquelle il y a eu violation du droit de la requérante de ne pas subir de discrimination dans le cadre de l’exercice par elle de son droit au respect de sa vie privée garanti par l’article 8, ainsi qu’en faveur du reste du dispositif de l’arrêt. Je suis en outre pleinement d’accord avec le raisonnement de la majorité, et j’écris la présente opinion séparée pour apporter quelques éclaircissements complémentaires sur les raisons qui sous-tendent ma position dans la présente affaire.

La juridiction et la portée du contrôle

2.  En ce qui concerne les questions de la compétence de la Cour ratione personae et ratione loci, ainsi que de l’applicabilité de l’article 14 combiné avec l’article 8 de la Convention, je souscris entièrement à la position de la majorité.

3.  Il est important de rappeler que la juridiction, qui est une condition liminaire, est régie par l’article 1 de la Convention et par les règles générales du droit international public ; de ce fait, elle se distingue des questions liées à la compétence des juridictions nationales ou à d’autres aspects du droit interne. La juridiction de la Suisse en l’espèce ne découle pas seulement d’un acte unilatéral ou d’un recours en justice qu’une personne ne résidant pas en Suisse aurait introduit arbitrairement devant les juridictions suisses. La requérante s’est prévalue, en premier lieu, d’une procédure d’arbitrage obligatoire, qui était la seule voie de recours contractuelle dont elle disposait dans le cadre de son contrat avec World Athletics : un recours devant le TAS. Ce tribunal a été conçu comme un mécanisme de résolution des litiges sportifs doté d’une dimension internationale manifeste, et non comme un mécanisme censé traiter uniquement les litiges purement internes à la Suisse. En deuxième lieu, la requérante s’est prévalue légitimement de la possibilité, prévue par le droit suisse, d’introduire un recours devant le Tribunal fédéral contre la sentence du TAS. Son recours revêtait un caractère essentiellement matériel et non procédural. Or ni le TAS, ni le Tribunal fédéral n’ont mis en doute de quelque manière que ce soit leur propre compétence pour connaître de l’affaire : de fait, tous deux ont procédé à un examen complet du fond des griefs de la requérante, y compris ceux de discrimination en rapport avec sa vie privée. La portée limitée du contrôle mené par le Tribunal fédéral quant au fond pourrait certes s’avérer pertinente pour l’examen au fond de l’affaire par la Cour (j’aborderai davantage ce point ci-dessous), mais elle ne saurait avoir une incidence déterminante sur la question de la juridiction de la Suisse.

4.  Les raisons élémentaires pour lesquelles les affaires concernant des sentences rendues par le TAS relèvent de la juridiction de la Suisse se dégagent clairement de la jurisprudence établie de la Cour, qui a statué par le passé sur des affaires portant sur un large éventail de situations : la responsabilité internationale de l’État défendeur est engagée par les actions et/ou omissions de sa plus haute juridiction, laquelle connaît de tout recours introduit contre une sentence du TAS et confère aux sentences du TAS un caractère contraignant (Mutu et Pechstein c. Suisse, nos 40575/10 et 67474/10, §§ 65-67, 2 octobre 2018 ; voir également, concernant une situation semblable, Beg S.p.a. c. Italie, no 5312/11, §§ 63-66, 20 mai 2021). Je ne vois pas pourquoi la Cour aurait dû en juger autrement en l’espèce, ni pourquoi il faudrait souscrire à la thèse du gouvernement défendeur selon laquelle nous devrions conclure que la Cour est compétente uniquement en ce qui concerne les griefs formulés sur le terrain de l’article 6 de la Convention pris isolément. Le contrôle juridictionnel mené par le Tribunal fédéral en vertu du droit national est clairement allé au-delà de questions de nature purement procédurale.

Le défi : des catégories sportives binaires face à un monde non binaire

5.  La requérante ne conteste pas les catégories binaires (masculine et féminine) de l’athlétisme. Elle argue simplement que, étant une athlète qui est née femme et qui a vécu sa vie entière en tant que femme, elle devrait avoir le droit de concourir dans la catégorie féminine sans que ne lui soient imposées des conditions supplémentaires liées à ses caractéristiques biologiques. Sa thèse est en substance qu’elle devrait avoir le droit de choisir la catégorie dans laquelle concourir sur la base de son autoidentification en tant que femme tout au long de sa vie (paragraphes 129 et 130 de l’arrêt).

6.  Cependant, l’idée que l’autoidentification serait la seule base, et une base suffisante, pour la prise de décisions individuelles dans le contexte du sport est contestée, en partie à cause des débats croissants sur la manière dont les personnes transgenres sont traitées dans ce domaine comme dans d’autres aspects de la vie. Je relève ici qu’il existe des différences importantes entre la requérante, personne intersexe de naissance, et les personnes transgenres, qui peuvent choisir de changer de sexe plus tard dans leur vie. L’arrêt reconnaît ces différences et reproche au Tribunal fédéral national de ne pas en avoir suffisamment tenu compte (paragraphes 196-199). Toutefois, une personne intersexe est une personne qui, d’un point de vue biologique, est dotée, à des degrés divers, de caractéristiques des deux sexes - une situation qui, selon les politiques de World Athletics, donnerait à la requérante un avantage compétitif « injuste » par rapport aux autres athlètes de la catégorie féminine.

7.  Le nombre et la visibilité croissants des athlètes transgenres - principalement des personnes qui sont passées du sexe masculin au sexe féminin et souhaitent concourir dans la catégorie féminine - a conduit différentes organisations sportives à se pencher sur la question de la catégorisation au cours des dernières années. Elle fait l’objet de débats houleux et d’expériences continues en quête de solutions qui soient équitables ou du moins généralement acceptées. L’approche adoptée par World Athletics, qui est centrée sur le taux naturel de testostérone des athlètes de la catégorie féminine, n’est ni une approche incontestée sur le plan scientifique, ni la seule approche existante. Par exemple, ces derniers temps, plusieurs fédérations sportives étudient la possibilité de créer une catégorie distincte qui serait soit ouverte à tous les concurrents, soit réservée aux athlètes transgenres ; parmi elles figurent le Conseil mondial de la boxe, la Fédération internationale de natation et World Rugby. Selon la fédération de natation, la catégorie ouverte permettrait à chacun de concourir « indépendamment de son sexe, de son genre juridique, ou de son identité de genre ». World Rugby envisage une catégorie mixte pour le rugby de contact. D’autres fédérations conservent deux catégories, mais comptent transformer la catégorie masculine en catégorie « ouverte », tandis que la catégorie féminine demeurerait « protégée » (en particulier British Cycling et British Triathlon).

8.  Pareilles propositions de solutions ont également été contestées, parfois énergiquement, par des athlètes intersexes et transgenres et leurs défendeurs. Sur le plan des sciences du sport, ces approches semblent motivées par l’absence de consensus scientifique sur la question de savoir si les traitements hormonaux postérieurs à la puberté peuvent effectivement abolir les avantages compétitifs des athlètes qui ont vécu la puberté du sexe masculin. Dans le même temps, il est évident que de telles politiques peuvent avoir des implications importantes pour la dignité, la vie privée et l’intégrité corporelle des athlètes concernés.

9.  Notre conception collective de l’équité sportive tend à être généralement plus élémentaire que nos considérations en matière d’égalité dans d’autres aspects de la vie[8]. La Cour n’a pas pour tâche de résoudre tous les dilemmes liés à la non-binarité dans le cadre sportif ni de décider d’une approche unique de l’équité qu’il faudrait suivre à tous égards. Néanmoins, les athlètes ont tout de même droit au respect de leurs droits fondamentaux, ainsi que le confirme une part croissante de notre jurisprudence (paragraphes 105-107 de l’arrêt). Dans la mesure où des questions concernant ces droits sont soulevées et où elles relèvent dûment de la compétence de la Cour, il est de notre responsabilité, en vertu de l’article 19 de la Convention, d’examiner le point de savoir si les « solutions » mises en œuvre dans ce domaine respectent les droits et libertés fondamentaux des athlètes. Ces problèmes ne peuvent que se complexifier lorsqu’il est question des personnes transgenres. S’il n’appartient pas à la Cour de mettre en doute les fins (garantir une compétition équitable au sein des différentes catégories sportives) ni les approches scientifiques sous-jacentes en elles-mêmes, il est nécessaire et approprié qu’elle examine les moyens employés pour atteindre ces fins et leur incidence sur les intérêts des athlètes qui sont protégés par la Convention.

L’ordre public suisse et l’ordre public européen

10.  Le présent litige entre la requérante et World Athletics a été traité au niveau national comme une affaire relevant de l’arbitrage international privé, au motif que les deux parties étaient établies hors de Suisse. Dès lors - de même que dans la plupart des affaires antérieures liées aux sports dont la Cour a eu à connaître, où, souvent, au moins l’une des parties n’était pas suisse - le contrôle juridictionnel auquel le Tribunal fédéral national pouvait soumettre la sentence arbitrale avait en vertu du droit national une portée plus limitée. L’article 190 § 2 de la loi fédérale sur le droit international privé mentionne cinq motifs possibles de recours contre une sentence arbitrale privée, le motif pertinent en l’espèce étant « lorsque la sentence est incompatible avec l’ordre public ».

11.  Dans son interprétation de ce motif de recours, le Tribunal fédéral suisse a noté que, s’il n’est pas possible d’invoquer directement la Convention, ni même la Constitution nationale, dans le cadre d’un tel recours, « les principes qui sous-tendent les dispositions de la CEDH (…) peuvent cependant être pris en compte dans le cadre de l’ordre public afin de concrétiser cette notion ». Dans son examen de la conformité à l’ordre public suisse, le Tribunal fédéral a également considéré la question de savoir si les sentences arbitrales étaient conformes aux « valeurs essentielles et largement reconnues qui (…) devraient constituer le fondement de tout ordre juridique » (paragraphes 9.2 et 9.4 de l’arrêt rendu par le Tribunal fédéral dans cette affaire, tels qu’ils sont cités au paragraphe 33 de l’arrêt).

12.  Il ne fait aucun doute que cela fixe un seuil élevé pour la contestation des sentences arbitrales privées dans l’ordre juridique suisse. L’arrêt rendu ce jour ne critique pas cette approche législative en elle-même, d’autant qu’elle n’est pas rare. Cependant, les juridictions suisses admettent que la Convention a un rôle à jouer dans l’examen des griefs portant sur des droits fondamentaux dans le cadre de litiges soumis à un arbitrage privé. En outre, il faut rappeler que le TAS lui-même a dit appliquer, quoique « à titre subsidiaire », « le droit monégasque », qui incorpore les garanties de la Convention en matière de droits fondamentaux et qui aurait pu fournir des indications au tribunal arbitral (paragraphe 173 de l’arrêt).

13.  Le constat d’une violation de l’article 14 combiné avec l’article 8 de la Convention en l’espèce repose à mes yeux sur deux motifs principaux, qui sont liés : i)  dans son application des notions relatives à l’ordre public suisse et aux « valeurs essentielles et largement reconnues », la juridiction nationale aurait dû tenir compte des principes sous-jacents de l’instrument de l’ordre public européen qu’est la Convention (paragraphes 111 et 239 de l’arrêt), et ii) bien que le Tribunal fédéral ait effectivement cherché à inclure une analyse fondée sur la Convention dans son arrêt, il l’a fait d’une manière qui ne reflète pas l’état réel de la jurisprudence de la Cour. En particulier, il n’a pas tenu dûment compte de la force des protections garanties par la Convention iii) contre la discrimination fondée sur le sexe dans les relations horizontales (paragraphes 191-195 de l’arrêt) et iv) contre les atteintes à l’intégrité physique et mentale d’une personne causées par sa soumission à un traitement médical contre sa volonté et sans nécessité (paragraphes 185-190 de l’arrêt). Or ces deux ensembles de protections sont véritablement fondamentaux.

La question de savoir si la fin justifie les moyens

14.  La Cour a jugé, comme les autorités nationales, que le traitement subi par la requérante s’analysait en une discrimination fondée sur son sexe - ainsi que sur ses caractéristiques biologiques : en d’autres termes, sur des caractéristiques corporelles que la requérante présente depuis sa naissance et qui n’ont changé à aucun moment de sa vie ou de sa carrière sportive. Les discriminations de cette sorte requièrent un haut niveau de justification : les acteurs publics et privés doivent avancer des « motifs impérieux » ou des « raisons particulièrement solides et convaincantes » pour convaincre la Cour que la différence de traitement vise un but légitime et que les moyens employés sont proportionnés à ce but (paragraphe 169 de l’arrêt).

15.  En outre, les personnes intersexes appartiennent à une catégorie vulnérable qui a historiquement été victime de stigmatisation et de discrimination (voir le rapport Droits de l’homme et personnes intersexes du Commissaire aux droits de l’homme du Conseil de l’Europe, avril 2015). La requérante elle-même a souffert de l’examen poussé dont elle a vu sa sexualité et sa vie privée intime faire l’objet depuis un très jeune âge et tout au long de sa carrière. Cet aspect de la situation appelle également un examen attentif de la part de la Cour.

16.  En ce qui concerne la question de l’élément de comparaison - c’est‑à‑dire la catégorie de personnes qui se trouvent dans une situation analogue ou comparable à celle de la requérante, et dont la situation peut dûment être comparée à celle de l’intéressée aux fins de l’article 14 - la Cour dit dans l’arrêt qu’elle a rendu ce jour que « les instances précédentes ont admis, tacitement, que la situation des athlètes femmes et celle de la requérante, en tant qu’athlète intersexe, étaient équivalentes » et qu’elle ne voit aucune raison de parvenir à une conclusion différente (paragraphe 161 de l’arrêt). Il est important de rappeler ici que World Athletics ne conteste pas le fait que la requérante est juridiquement de sexe féminin, qu’elle s’est considérée comme femme et a vécu et concouru comme telle tout au long de sa vie et de sa carrière, et qu’elle a en principe le droit de concourir dans la catégorie féminine « protégée » dans les compétitions d’athlétisme. Le TAS et le Tribunal fédéral ont l’un comme l’autre comparé la requérante, en sa qualité d’athlète féminine présentant des différences du développement sexuel, aux athlètes féminines n’en présentant pas - une logique qui est aussi celle du règlement de World Athletics litigieux lui-même. Au vu de ces circonstances convaincantes, et dans ce contexte si sensible, il aurait été particulièrement hasardeux pour la Cour de revenir sur l’appréciation faite par les instances précédentes et de juger qu’il aurait fallu utiliser un autre élément de comparaison. Pour des raisons semblables, tout argument fondé sur l’opportunité d’une discrimination positive en faveur des femmes devient vide de sens si les groupes comparés relèvent tous deux de la catégorie féminine dans le monde sportif. Les personnes intersexes constituent une catégorie biologique et non une catégorie de genre, et elles présentent en outre une grande diversité : ainsi, il aurait été malavisé, sur le plan juridique comme sur le plan méthodologique, que la Cour se livre à une comparaison simpliste entre « les athlètes intersexes » et « les athlètes femmes ».

a)      La nature de la discrimination en jeu et le niveau de justification requis relativement à celle-ci

17.  Le Tribunal fédéral a conclu qu’il était « loin d’être évident de retenir que l’interdiction de discrimination émanant d’un sujet de droit privé fasse partie des valeurs essentielles et largement reconnues (…) » (voir le paragraphe 9.4 de sa décision, tel qu’il est cité au paragraphe 33 de l’arrêt). S’il appartient à la juridiction nationale de déterminer ce que sont « les conceptions prévalant en Suisse » à cet égard, pareille conclusion est toutefois fortement contestable du point de vue de la Convention en tant qu’instrument de l’ordre public européen, lorsqu’on l’envisage à la lumière des faits de l’espèce - et elle est dûment rejetée dans le présent arrêt, qui s’appuie sur notre jurisprudence abondante en sens contraire (voir en particulier les paragraphes 191-195). De plus, le Tribunal fédéral a maintenu sa position concernant la discrimination horizontale alors même qu’il avait reconnu que la relation entre les athlètes et les fédérations sportives était plus proche par sa nature d’une relation verticale (et donc semblable à celle entre une personne et un État) étant donné sa « structure très hiérarchisée ».

18.  Il convient de rappeler qu’à l’exception de toute abstraction d’ordre général, la présente affaire porte sur une forme de discrimination horizontale fondée sur le sexe et les caractéristiques biologiques permanentes de la personne concernée. Prenons le scénario suivant : une société privée impose soudainement à toutes ses employées de sexe féminin dont le corps n’est pas considéré, au regard de certains critères choisis par la société, comme « suffisamment féminin » pour sa marque de subir certains traitements ou procédures médicaux « correctifs », faute de quoi elles perdront leur emploi. Je ne peux croire que de telles politiques ne rencontreraient pas de sérieuses difficultés devant la justice dans l’Europe actuelle. Or le Tribunal fédéral semble avoir fortement minimisé cet aspect de l’affaire.

b)      L’incidence sur l’intégrité physique et mentale de la requérante

19.  On peut en dire autant de l’appréciation faite par la juridiction suprême nationale des effets d’un traitement médicamenteux continu de réduction du taux de testostérone - forme de traitement à laquelle on ne saurait considérer que la requérante se soumet volontairement - sur l’intégrité physique et psychologique de l’intéressée, non seulement en tant que personne mais aussi en tant qu’athlète de haut niveau. Le TAS lui-même a reconnu que les effets secondaires en question étaient « significatifs », et le Tribunal fédéral qu’ils constituaient « une atteinte grave » à la liberté personnelle et à la dignité de la requérante. Nonobstant cela, l’argument consistant à dire que des millions de femmes choisissent de prendre régulièrement des contraceptifs oraux semble l’avoir emporté. Pour les raisons indiquées au paragraphe 188 de l’arrêt, il s’agit d’un argument que la Cour juge erroné et non convaincant.

20.  Il importe également de noter que bon nombre des principaux groupes médicaux mondiaux ont exprimé de graves préoccupations d’ordre éthique relativement au protocole de traitement imposé par World Athletics aux athlètes qui, selon cette organisation, présentent des différences du développement sexuel (DSD) - étiquette qui en elle-même fait controverse lorsqu’il est question des personnes intersexes. Ainsi l’Association médicale mondiale a-t-elle adopté la position suivante quant à la politique de World Athletics et à sa mise en œuvre par le personnel médical :

« Il est communément admis qu’il est contraire à l’éthique de prescrire un traitement contre l’hyperandrogénisme si cet état de santé n’est pas reconnu comme pathologique. »[9]

« Le temps où les médecins ou la société déterminaient le genre que devrait incarner une personne est définitivement révolu. Il est du devoir éthique des médecins de respecter la dignité et l’intégrité des personnes, qu’elles soient femmes, hommes, intersexes ou transgenres. Un traitement médical aux seules fins d’altérer une performance sportive est intolérable. »[10]

Conclusion

21.  La politique de World Athletics repose sur un ensemble d’hypothèses, à savoir : qu’un taux de testostérone naturellement élevé serait la source, chez les athlètes féminines, d’un avantage compétitif « injuste et insurmontable », au moins pour certaines races, que ce facteur unique l’emporterait sur les autres caractéristiques biologiques naturelles ou avantages compétitifs des athlètes féminines, et que l’équité commanderait la mise en œuvre de certaines mesures correctives pour abolir cet avantage compétitif et garantir l’égalité des chances pour toutes les athlètes féminines.

22.  Or, comme indiqué dans l’arrêt, ces hypothèses ne sont pas incontestées, que ce soit sur le plan médical et scientifique ou sur le plan éthique. Ainsi, en novembre 2021, le Comité international olympique, organisation faîtière de l’ensemble des sports olympiques, a adopté un nouveau cadre pour les athlètes intersexes et transgenres, qui est fondé en partie sur la considération selon laquelle « le rôle joué par le taux de testostérone à lui seul dans la performance dans tous les sports n’est pas clair »[11].

23.  En fin de compte, il n’appartient pas à la Cour de trancher pareils différends scientifiques ni de définir l’équité en matière sportive. Comme indiqué plus haut, la participation des athlètes qui ne s’inscrivent pas dans la logique binaire à des sports qui sont traditionnellement définis selon des critères binaires soulève des questions difficiles et en pleine évolution, à l’égard desquelles diverses organisations sportives adoptent des approches différentes. Les implications pour les droits fondamentaux des athlètes - en tant que sportifs et en tant qu’êtres humains - sont toutefois trop fortes pour que la question soit laissée à la libre appréciation des seules instances sportives.

24.  Dans son arrêt rendu ce jour, la Cour ne rejette pas le but visé par World Athletics consistant à garantir l’égalité des chances dans les compétitions féminines. De même, elle ne prétend pas déterminer et imposer telle ou telle solution dans ce contexte. Elle est néanmoins tenue d’examiner, au regard des circonstances spécifiques de la présente affaire, la question de savoir si la fin peut justifier les moyens, compte tenu de leur caractère proportionné ou non et de leur incidence sur les droits fondamentaux de la requérante. Pour les raisons indiquées dans l’arrêt et soulignées dans cette opinion séparée, je souscris à l’avis de la majorité, qui répond à cette question par la négative. Le Règlement DSD de World Athletics est la source pour Caster Semenya d’une discrimination qui, par les manières dont elle s’exerce et par ses effets, est incompatible avec la Convention.

25.  Les autorités de l’État défendeur ont donc manqué à l’obligation positive de protéger adéquatement la requérante de pareil traitement discriminatoire par un tiers qui leur incombait, même si c’était dans le cadre d’un contrôle juridictionnel de portée limitée. La procédure interne n’a pas permis à la requérante de bénéficier de garanties institutionnelles et procédurales adéquates pour la protection des droits qui lui étaient garantis par la Convention conformément à la jurisprudence établie de la Cour.

 

 


OPINION EN PARTIE CONCORDANTE, EN PARTIE DISSIDENTE DU JUGE SERGHIDES

(Traduction)

 

Introduction

 

1.  La requérante, athlète de niveau international spécialisée dans les courses de demi-fond (800 à 3 000 mètres) qui, par le passé, a remporté deux médailles d’or aux Jeux olympiques et trois aux championnats du monde pour le 800 mètres féminin, se plaignait d’un règlement de l’International Association of Athletics Federations (« l’IAAF », désormais World Athletics) l’obligeant à réduire son taux naturel de testostérone pour pouvoir participer à des compétitions internationales dans la catégorie féminine. Refusant de se soumettre à un traitement hormonal, elle s’est vu empêchée de participer aux compétitions internationales, ce qui revient à une interdiction. Déboutée par le Tribunal arbitral du sport (« le TAS ») et par le Tribunal fédéral des recours qu’elle avait formés contre le règlement en question, elle invoquait devant la Cour les articles 3, 6, 8, 13 et 14 de la Convention à l’appui de ses thèses.

2.  J’ai voté en faveur des points 1, 2, 4, 5, 7 et 8 du dispositif de l’arrêt, souscrivant au constat de violation de l’article 14 de la Convention combiné avec l’article 8 de la Convention, ainsi qu’au constat de violation de l’article 13 au regard de l’article 14 combiné avec l’article 8. Je partage avec la majorité la conclusion selon laquelle il y a eu une violation de type procédural de ces dispositions à raison des défaillances du contrôle exercé par le TAS et, en particulier, par le Tribunal fédéral. C’est le seul point sur lequel la présente opinion est concordante. En revanche, j’estime qu’il y a également eu une violation de nature matérielle à raison des questions d’inégalité et de discrimination découlant du Règlement DSD. La majorité n’a pas jugé nécessaire de trancher cette question.

3.  J’ai en revanche voté contre les points 3 et 6 du dispositif, puisque je suis en désaccord avec mes éminents collègues de la majorité lorsque, premièrement, ils déclarent irrecevable le grief fondé sur l’article 3, qu’ils qualifient de manifestement mal fondé au sens de l’article 35 § 3 a) de la Convention et devant être rejeté en application de l’article 35 § 4 de la Convention, et lorsque, deuxièmement, ils disent il n’y a lieu d’examiner séparément le grief formulé sur le terrain de l’article 8 de la Convention, ni celui fondé sur l’article 6 de la Convention

4.  Je soutiens que le grief fondé sur l’article 3 était recevable et je pense qu’il y a eu violation de cette disposition. Je considère également qu’il y avait lieu d’examiner séparément le grief formulé sur le terrain de l’article 8 et je pense qu’il y a également eu violation de cette disposition. J’ai décidé d’examiner les griefs fondés sur les articles 8 et 3 comme correspondant aux termes respectifs d’un choix forcé qui a été imposé à la requérante et, pour ce faire, je vais essayer de montrer plus nettement la gravité des violations des articles 8 et 3 et le lien entre la violation de ces deux dispositions.

5.  En ce qui concerne le grief formulé sur le terrain de l’article 6 selon lequel l’étendue du contrôle était excessivement restrictive et le Tribunal fédéral ne pouvait pas, ou n’a pas voulu, examiner le bien-fondé de chacun des griefs formulés par la requérante sur le terrain de la Convention, j’estime que, au vu de l’importance de ce grief, il aurait fallu que la Cour l’examine séparément et je soutiens qu’il y a également eu violation de cette disposition. Compte tenu, toutefois, du temps limité à ma disposition pour rédiger la présente opinion, j’ai choisi, pour ce qui est du grief fondé sur l’article 6, de joindre à la conclusion de la Cour selon laquelle il n’y a pas lieu d’examiner le grief fondé sur l’article 6 une « simple déclaration de dissentiment », mode d’expression de la dissidence auquel les juges ont droit en vertu de l’article 74 § 2 du règlement de la Cour.

1.     Le grief fondé sur l’article 8

6.  Comme la requérante l’exposait dans l’annexe de son formulaire de requête concernant le grief fondé sur l’article 8, elle a passé toute sa carrière dans le monde de l’athlétisme, remportant sa première médaille d’or aux championnats du monde en 2009 à l’âge de dix-huit ans. Son travail acharné et ses succès lui ont permis d’établir et de développer des relations sociales et économiques avec d’autres personnes. Son identité est liée à sa capacité à concourir et à réussir comme l’athlète d’élite qu’elle est.

7.  Concernant le grief qu’elle formulait sur le terrain de l’article 8, la requérante soulevait, dans le formulaire de requête qu’elle a présentée devant la Cour et dans l’annexe de ce formulaire, les arguments qui suivent. Elle alléguait, tout d’abord, que le règlement sur les différences de développement sexuel (DSD), adopté par l’IAAF, imposait des examens humiliants et intrusifs visant à déterminer si elle était « biologiquement de sexe masculin », ainsi que des interventions pharmacologiques voire chirurgicales pour réduire le taux de testostérone présente naturellement dans le corps des athlètes féminines concernées. Selon elle, ce règlement portait gravement atteinte à son droit au respect de la vie privée tel que garanti par l’article 8, à son intégrité physique et psychologique, à son identité et à son droit à l’autodétermination, notamment au droit d’exercer son activité professionnelle d’athlète de haut niveau sans restriction ni ingérence indues, et au respect de la dignité humaine.

8.  Elle soutenait, par ailleurs, que la notion de consentement était totalement artificielle puisque pour participer à des compétitions internationales elle devait se soumettre aux exigences impératives du règlement et son refus de le faire l’excluait entièrement des compétitions internationales lors des « événements concernés ».

9.  Elle affirmait que toute garantie alléguée dans le règlement censée lui permettre de participer aux compétitions était fictive. Elle indiquait qu’une fois que l’IAAF avait déterminé qu’elle était une « sportive concernée », elle ne pouvait participer à une compétition internationale que si son taux de testostérone demeurait inférieur à 5 nmol/L. Elle faisait observer que le règlement n’indiquait pas comment une « athlète concernée » devait (et si elle pouvait) y parvenir, mais que les experts devant le TAS avaient convenu qu’« une réduction » du taux de testostérone chez les femmes 46 XY DSD pouvait être obtenue par la prise de contraceptifs oraux, l’utilisation d’agonistes de l’hormone de libération des gonadotrophines (GnRH) ou une gonadectomie, solutions qui comportaient toutes des risques établis pour la santé et des résultats incertains. Elle ajoutait que la formation du TAS et le Tribunal fédéral avaient considéré à tort que les contraceptifs oraux étaient utilisés pour se conformer au Règlement DSD, alors que la prépondérance des preuves montrait le contraire. Elle faisait observer que la formation du TAS avait admis que les preuves relatives à l’utilisation de contraceptifs oraux par les athlètes féminines pour réduire leur taux de testostérone étaient « extrêmement limitées » et « consistaient principalement » en des éléments produits par elle. Elle faisait valoir qu’elle n’avait pris de contraceptifs oraux que parce que son médecin s’était opposé à une gonadectomie en raison d’une probable « détérioration dramatique de son état physique et mental », et qu’elle avait connu d’importantes fluctuations de son taux de testostérone lors de l’utilisation de contraceptifs oraux. Elle soutenait, par conséquent, qu’il n’y avait aucune raison pour que le TAS ou le Tribunal fédéral ignorent totalement dans leur analyse la possibilité pour les athlètes concernées d’être contraintes de se tourner vers des agonistes de la GnRH ou une gonadectomie, entraînant une atteinte plus grave encore à leur intégrité physique. Elle arguait également qu’il n’existait aucun moyen pratique de protéger ou de conserver la confidentialité des données de santé personnelles, puisque le règlement amenait inévitablement les athlètes à révéler ces données du fait de leur exclusion de leurs compétitions de prédilection ou de leur participation et de leur succès dans ces compétitions.

10.  Le Tribunal fédéral a admis que les « droits de la personnalité » de la requérante (notion de l’ordre public suisse qui est proche du droit au respect de la vie privée tel que garanti par l’article 8 § 1 de la Convention) avaient subi une atteinte grave et que l’intéressée n’avait pu librement consentir au régime imposé par le Règlement DSD (arrêt du Tribunal fédéral, § 10.2). Le Tribunal fédéral (comme l’avait fait le TAS) a également reconnu que le régime en question était susceptible de comporter des atteintes à la confidentialité (§10.4).

11.  Néanmoins, selon la requérante, le Tribunal fédéral n’a pas correctement apprécié et analysé ces atteintes graves au regard de critères et normes juridiques conformes à la Convention et, en particulier, il n’a pas du tout examiné les éléments suivants : a)  le Règlement DSD n’était pas conforme au droit parce qu’il n’était pas délimité avec suffisamment de clarté ou de précision pour créer une prévisibilité propre à offrir à la requérante une protection contre l’arbitraire ; b)  l’objectif du règlement (qui était, de fait, le « sex-testing ») ne poursuivait pas l’un des buts énumérés à l’article 8 § 2 de la Convention ; c)  le règlement n’avait aucun lien rationnel avec les objectifs qu’il énonçait (équité et intégrité dans le sport et participation inclusive dans le sport) ; d)  l’objectif du règlement n’était pas suffisamment important pour être nécessaire dans une société démocratique et il ne répondait pas à un besoin social impérieux, étant donné qu’il visait à exclure les femmes de leur propre catégorie (c’est-à-dire la catégorie féminine) ; et e)  l’ingérence grave dans l’exercice par la requérante de ses droits garantis par l’article 8 § 1 n’était pas proportionnée au but poursuivi. Selon la requérante, le Tribunal fédéral n’a ni examiné ni pris en considération les défaillances manifestes dans les éléments de preuve présentés par l’IAAF qui aurait, de ce fait, été incapable de satisfaire au niveau de justification requis.

12.  La requérante soutenait, par ailleurs, que la Suisse ne s’était pas acquittée de l’obligation positive par laquelle l’article 8 de la Convention lui imposait de garantir l’intégrité physique de l’intéressée et son droit à l’autodétermination, notamment le droit à son épanouissement personnel par des activités dans son domaine professionnel en tant qu’athlète internationale d’élite. Elle arguait que cette obligation imposait à la Suisse de mettre en place un cadre juridique approprié de nature à offrir une telle protection, notamment une application correcte de la charge de la preuve de la justification du règlement (concernant tant sa nécessité que sa proportionnalité) et l’objectivité des expertises utilisées pour établir les faits pertinents pour l’appréciation.

13.  Elle concluait le grief qu’elle formulait sur le terrain de l’article 8 en plaidant que la Convention devait être interprétée comme un instrument vivant et elle soutenait que, dans ce contexte, les préoccupations sportives ne répondaient à aucun besoin social impérieux ni à aucune justification objective ou raisonnable puisqu’elles ne pouvaient être considérées comme proportionnées aux préjudices causés par le règlement.

2.     Le grief fondé sur l’article 3

14.  Concernant le grief fondé sur l’article 3, la requérante soulevait, dans le formulaire de requête qu’elle a présentée devant la Cour et dans l’annexe de ce formulaire, les arguments qui suivent. Elle faisait valoir qu’elle était une femme en bonne santé qui n’avait pas besoin d’être « traitée » ou « corrigée ». Elle soutenait que le Règlement DSD avait toutefois a)  porté atteinte à son intégrité physique en soumettant son corps à des analyses et ingérences (notamment des examens de ses parties génitales) qui n’étaient pas nécessaires médicalement ; b)  été source de stigmatisation en l’exposant à la honte et à l’humiliation publiques (l’application du règlement la désignant comme n’étant pas assez féminine) ; c)  causé un préjudice psychologique à raison du parcours d’évaluation et des interventions médicales auxquels elle a été contrainte, sans y avoir valablement consenti, afin de continuer à concourir ; d)  eu une incidence disproportionnée sur elle en tant que femme du Sud ; et e)  porté, pour les raisons exposées ci-dessus, une atteinte grave à sa dignité et à son estime de soi puisque la réglementation lui a été appliquée à raison de ce qu’elle est.

15.  Elle soutenait par ailleurs qu’un traitement médical intrusif dépourvu de tout but thérapeutique ou de conséquences connues et administré sans un consentement libre et éclairé pouvait s’analyser en un traitement inhumain et dégradant, notamment lorsque ce traitement était administré à des groupes marginalisés. Elle plaidait que la formation du TAS et le Tribunal fédéral auraient dû examiner les atteintes (discrimination, dignité humaine, droits de la personnalité et vie privée) non pas séparément, en appréciant si chacune de ces atteintes était significative en soi, mais cumulativement. Elle arguait qu’une appréciation cumulative faisait clairement apparaître qu’elle avait été soumise à un traitement inhumain et dégradant, tant par l’objectif avilissant du Règlement DSD que par son application, et que le cadre juridique mis en place par le TAS et le Tribunal fédéral n’était pas suffisant pour la protéger contre un tel traitement. De plus, elle faisait valoir que le Tribunal fédéral avait examiné les questions des atteintes mais que la compétence étroite qui lui était conférée par la loi fédérale sur le droit international privé (LDIP) l’avait empêché d’apprécier leur gravité qui, considérées individuellement et cumulativement, avaient selon elle atteint le seuil de gravité d’un traitement inhumain et dégradant.

16.  Par ailleurs, la requérante arguait que, comme pour l’article 8 ou combiné avec cette disposition, l’article 3 garantissait une protection de l’individu contre les atteintes qui faisait peser sur l’État une obligation positive de mettre en place et d’appliquer en pratique un cadre juridique adapté offrant une protection contre les actes pouvant être commis par des particuliers, non seulement contre les actes de violence ou les infractions mais aussi contre les actes entraînant des atteintes contraires aux articles 3 et/ou 8. Elle rappelait que lorsque, comme en l’espèce selon elle, un aspect particulièrement important de l’existence ou de l’identité d’un individu se trouvait en jeu, ou que les activités en cause concernaient un aspect des plus intimes de la vie privée, la marge laissée à l’État était d’autant plus restreinte.

17.  Enfin, dans ses observations en réponse aux observations du Gouvernement, la requérante invoquait plusieurs principes découlant de la jurisprudence de la Cour sur les interventions médicales obligatoires et la question de savoir si elles peuvent s’analyser en un traitement inhumain et dégradant contraire à l’article 3 : a)  pour déterminer si une pratique ou un traitement donné tombe dans le champ d’application de l’article 3, la Cour recherche si le mauvais traitement atteint un minimum de gravité (Identoba et autres c. Géorgie, no 73235/12, § 65, 12 mai 2015) ; b)  pour apprécier si ce seuil minimum est atteint, la Cour prend en compte plusieurs éléments (Keenan c. Royaume-Uni, no 27229/95, § 110, CEDH 2001-III) ; et c)  pour déterminer si un examen médical atteint le seuil requis pour tomber sous le coup de l’article 3, la question de savoir s’il y a eu un consentement éclairé à cet examen et si, d’un point de vue médical et juridique, il était nécessaire peut être déterminante (Salmanoğlu et Polattaş c. Turquie, no 15828/03, 17 mars 2009, où l’absence de consentement à des examens gynécologiques pratiqués par la police a amené la Cour à conclure à l’existence d’un traitement discriminatoire et dégradant contraire à l’article 3).

18.  Enfin, dans ses observations en réponse aux observations du Gouvernement, comme dans ses autres mémoires, la requérante soulignait le caractère central du principe de prévention des atteintes et du principe de primauté de la santé et de l’autonomie corporelle.

3.     La requérante confrontée à un choix forcé entre une violation de son droit découlant de l’article 8 et une violation de son droit découlant de l’article 3 - choix forcé qui s’analyse en fin de compte en une violation de ces deux droits

19.  Je commencerai cette partie en soulignant les faits suivants : la requérante est née femme, elle a toujours été femme depuis sa naissance, elle a grandi et a été élevée comme une femme, elle n’a rien changé biologiquement, elle a toujours participé aux compétitions internationales et autres en tant que femme, comme le TAS l’a clairement admis (paragraphe 17 de l’arrêt). Il se trouve toutefois que son niveau de testostérone est supérieur à celui d’autres femmes et qu’afin de participer à des compétitions internationales dans la catégorie féminine elle a été contrainte par le Règlement DSD de le réduire. Je souscris pleinement à tous les arguments factuels et juridiques soulevés par la requérante à l’appui de sa demande de constat d’une violation des articles 8 et 3 de la Convention et je crois qu’il n’y a pas lieu de réitérer ces arguments, à moins que cela ne soit nécessaire aux fins de la discussion à venir, et dans la mesure où cela le serait. Je vais m’attacher à renforcer ce constat de violation des deux articles 8 et 3 en examinant les violations alléguées des droits découlant de ces dispositions comme correspondant aux termes respectifs d’un choix forcé qui a été imposé à la requérante, même si j’examinerai de manière plus approfondie le grief que l’intéressée formulait sur le terrain de l’article 3 puisque l’arrêt l’a déclaré irrecevable et, en particulier, manifestement mal fondé.

20.  Dans l’arrêt qu’elle a rendu dans l’affaire S.P. et autres c. Russie (nos 36463/11 et 10 autres, 2 mai 2023), la Cour a mentionné deux éléments susceptibles de constituer un mauvais traitement qui sont particulièrement pertinents en l’espèce : premièrement, l’infliction d’une souffrance psychologique (et pas seulement des actes de mauvais traitement) et, deuxièmement, la menace d’un mauvais traitement :

« 90.  (…) [La Cour] rappelle que, pour tomber sous le coup de cette disposition, un mauvais traitement doit atteindre un minimum de gravité. Un mauvais traitement qui atteint un tel seuil de gravité implique en général des lésions corporelles ou de vives souffrances physiques ou mentales. L’article 3 ne saurait toutefois se limiter aux actes de mauvais traitements physiques et il couvre également l’infliction de souffrances psychologiques. Dès lors que le traitement humilie ou avilit un individu, témoignant d’un manque de respect pour sa dignité humaine ou la diminuant, ou qu’il suscite chez l’intéressé des sentiments de peur, d’angoisse ou d’infériorité propres à briser sa résistance morale et physique, il peut être qualifié de dégradant et tomber ainsi également sous le coup de l’interdiction énoncée à l’article 3 (…)

92.  La Cour rappelle également que des actes de maltraitance autres que de la violence physique peuvent aussi constituer des mauvais traitements en raison du préjudice moral qu’ils portent à la dignité humaine. En particulier, une menace de mauvais traitement peut également s’analyser en une forme de mauvais traitement à raison de la crainte de la violence qu’elle fait naître chez la victime et de la souffrance mentale qu’elle comporte (Gäfgen c. Allemagne [GC], no 22978/05, § 108, CEDH 2010) (…) La Cour admet que le fait de vivre dans un état de souffrance morale et dans la peur des mauvais traitements faisait partie intégrante de la situation dans laquelle se trouvaient les requérants en tant que détenus « parias » (…) Cette situation a porté atteinte à la dignité humaine des requérants (…) Elle s’analyse en une forme de traitement dégradant contraire à l’article 3 de la Convention. »

21.  En raison de l’interdiction qui a été faite à la requérante de participer à des compétitions internationales, celle-ci a été placée devant un choix forcé qui a eu de graves effets sur la protection de ses droits tels que garantis par les articles 8 et 3 de la Convention. En particulier, si l’intéressée souhaitait exercer son droit au respect de sa vie privée, notamment son droit à l’autonomie personnelle, en prenant part à des compétitions internationales dans la catégorie féminine où elle excellait, droit dont il ne fait aucun doute qu’elle souhaitait l’exercer, elle se retrouvait contrainte à porter elle-même atteinte à son droit de ne pas être soumise à un traitement inhumain et dégradant au sens de l’article 3, soit en subissant une opération soit en se faisant administrer un traitement par injection ou par voie orale (en prenant des pilules) afin de réduire son taux de testostérone. Je considère ces interventions sur son corps comme une agression ou une atteinte à son intégrité physique et psychologique. Si, au contraire, la requérante souhaitait respecter et protéger son intégrité physique et psychologique, en ne se soumettant à aucun des trois actes médicaux mentionnés ci-dessus, elle était empêchée de prendre part à des compétitions internationales, ce qui s’analyse en une violation de son droit au respect de sa vie privée au sens de l’article 8. De mon point de vue, ce dilemme imposé à la requérante par l’interdiction susmentionnée, confirmée également par le TAS, s’analyse en une violation simultanée de son droit au respect de sa vie privée au sens de l’article 8 et de son droit à ne pas être soumise à un traitement inhumain ou dégradant tel que garanti par l’article 3. Les deux termes de ce choix forcé sont non seulement incompatibles avec les articles 8 et 3 de la Convention, respectivement, mais emportent aussi leur violation, et le choix forcé en tant que tel emporte également violation de ces deux dispositions. Ce dernier point doit être souligné avec force car il n’a pas été correctement traité par la majorité, alors même qu’il est si évident.

22.  Le choix en question est forcé parce que la requérante ne pouvait choisir qu’entre ces deux termes, c’est-à-dire qu’elle n’avait aucune solution qui lui permettait de faire un choix ne l’obligeant pas à méconnaître voire à porter elle-même atteinte à son intégrité physique, à sa vie privée ou aux deux. Ce choix forcé comportait une menace à double tranchant pour la requérante, puisqu’il la contraignait à porter atteinte elle-même à l’un ou l’autre de ses droits pour préserver son intégrité physique ou exercer le droit au respect de sa vie privée. Ce choix revenait à obliger la requérante à choisir entre la peste et le choléra ou à se retrouver prise entre l’arbre et l’écorce.

23.  Face à un tel dilemme forcé, le consentement de la requérante perd toute signification et fonction, et c’est là un autre point qu’il convient de souligner.

24.  À cet égard, le Rapporteur spécial des Nations unies, dans la tierce intervention qu’il a soumise en l’espèce (paragraphe [32] de son rapport), argue ce qui suit concernant la nature du choix en question :

« De plus, alors que le règlement affirme qu’« aucune athlète ne sera forcée à se soumettre à des analyses et/ou à suivre un traitement quelconque », il ne laisse aucun choix réel ou viable à l’athlète féminine qui doit « choisir » entre i)  être exclue de la compétition lors d’événements réservés à certaines, ce qui porte atteinte à ses moyens d’existence et à sa carrière sportive, ou ii)  se soumettre à des analyses et des traitements médicalement inutiles et intrusifs ayant des effets négatifs sur sa santé et son bien-être. Bien que le « choix » soit formellement laissé à l’athlète féminine, l’exercice de ce choix a une incidence négative importante sur l’intégrité physique et psychologique et la dignité de la femme. Le manque d’autonomie des athlètes féminines sur leur corps et leur carrière traduit à son tour le très haut degré de contrôle exercé par les organisations sportives sur les athlètes féminines, une relation caractérisée par un déséquilibre aigu dans la répartition du pouvoir. » (caractères italiques dans l’original)

Il ressort clairement du passage ci-dessus que pour le Rapporteur spécial des Nations unies il n’existe « aucun choix réel ou viable ». Cette observation est toutefois très indulgente puisque le choix est en réalité un choix forcé voire, plus précisément, un non-choix et une double menace.

25.  En l’espèce, la requérante pouvait en réalité choisir entre être exclue des compétitions internationales ou se soumettre à une intervention médicale. Ce soi-disant « choix » qu’il lui appartenait d’exercer entraînait des répercussions négatives sur son intégrité physique et psychologique, ainsi que sur sa dignité en tant que femme. L’absence d’autonomie sur son propre corps et sur sa carrière montre l’étendue du contrôle qu’a exercé sur elle le règlement en cause, au point qu’elle n’était pas autorisée à agir seule. Ce qui, selon moi, n’est en aucune manière nécessaire dans une société démocratique au sens de l’article 8 § 2 de la Convention.

26.  Le choix forcé en question englobe simultanément une menace de mauvais traitement et une menace d’empêcher la requérante de participer à des compétitions internationales dans la catégorie féminine, lui infligeant par là-même souffrance psychologique, anxiété, colère et angoisse.

27.  Les deux termes du choix forcé imposé à la requérante ne sont pas de nature à restreindre les droits découlant pour elle des articles 8 et 3, mais plutôt de nature à les abroger totalement ou à l’en priver, alors même que l’article 3 garantit un droit absolu. Le résultat du choix forcé imposé à la requérante a été de la priver de toute protection des droits découlant pour elle de ces deux dispositions de la Convention.

28.  Il est conclu au paragraphe 161 de l’arrêt que la situation de la requérante et celle des autres athlètes femmes pouvaient être comparées et que l’intéressée pouvait être traitée différemment par rapport à ces autres athlètes sur le fondement de son exclusion des compétitions internationales dans la catégorie féminine en vertu du Règlement DSD. Tout en constatant une violation de l’article 14 combiné avec l’article 8 et une violation de l’article 13 au regard de l’article 14 combiné avec l’article 8 de la Convention, l’arrêt conclut, malheureusement et étonnamment, qu’il n’y a pas lieu d’examiner séparément le grief formulé sur le terrain de l’article 8 pris isolément. Ce grief est extrêmement important et il est évident qu’il est recevable et qu’il y a eu en l’espèce violation du droit garanti par l’article 8. En n’examinant pas le grief fondé sur l’article 8, l’arrêt ne voit pas que la requérante était en l’espèce confrontée à un choix forcé, dont un terme concernait la violation de son droit au respect de sa vie privée et l’autre terme son droit de ne pas être soumise à un mauvais traitement. 

29.  L’arrêt (paragraphe 215) commence par considérer, à raison, qu’un grief tiré des examens et traitements médicaux forcés auxquels les athlètes sont soumises en vertu du Règlement DSD aurait constitué l’essence même d’une allégation d’atteinte à la dignité au sens de l’article 3 de la Convention. Il affirme ensuite que, dans le cadre de la procédure qui fait l’objet de la présente requête, la requérante n’a en réalité été soumise à aucun des examens médicaux ou traitements indiqués puisqu’elle a préféré renoncer à ses compétitions de prédilection pour ne pas subir les conséquences d’une procédure fondée sur le Règlement DSD (paragraphe 215). Or cette déclaration, et de manière générale l’arrêt dans son intégralité, oublient de prendre en compte les arguments exposés ci-dessus, à savoir que la requérante s’est vu imposer un choix forcé et qu’elle a sacrifié le droit au respect de sa vie privée tel qu’il lui était garanti par l’article 8 afin de préserver son intégrité physique et psychologique en évitant d’être soumise à un quelconque traitement qui aurait été contraire à son droit découlant de l’article 3. La requérante a décidé de ne se soumettre à aucune intervention indésirable et inutile sur son corps, non seulement pour une question de principe, de respect de sa dignité humaine et du droit découlant pour elle de l’article 3, mais aussi par peur des graves conséquences qu’une telle intervention médicale pouvait avoir sur sa santé physique et psychologique. Le fait que mes éminents collègues aient décidé qu’il n’y avait pas lieu d’examiner le grief fondé sur l’article 8 pris isolément ne leur a sans doute pas permis de prendre en compte l’importance de ce droit qui a été sacrifié et plus précisément violé au nom de la faculté de la requérante d’exercer et de ne pas porter atteinte au droit qui lui était garanti par l’article 3, voire sur l’autel de cette faculté. Il semble donc que le choix de ne pas examiner le grief fondé sur l’article 8 pris isolément n’a pas aidé la majorité à approfondir son examen du grief fondé sur l’article 3 en combinaison avec l’article 8, et l’a amenée à conclure que le grief formulé sur le terrain de l’article 3 était manifestement mal fondé. Pour rappel, l’arrêt ne voit pas que l’exercice des droits découlant des articles 8 et 3 relève, comme nous l’avons expliqué ci-dessus, du mécanisme du choix forcé qui fonctionne comme suit : le non-exercice et la violation de l’un de ces droits, par exemple celui découlant de l’article 8, est une condition préalable indispensable ou sine qua non pour l’exercice et la non-violation de l’autre droit, par exemple celui découlant de l’article 3, et inversement. Pour résumer, l’arrêt omet de voir le choix forcé en lui-même, avec ses deux termes, comme un mécanisme destructeur pour les droits de l’homme.

30.  L’amère vérité, toutefois, c’est que dans le contexte d’un tel choix forcé, les deux droits sont violés, même si en fin de compte l’un des deux paraît étonnamment respecté. Il en est ainsi parce que le choix est forcé, ce qui signifie qu’un droit est sacrifié pour l’exercice de l’autre et que le titulaire des droits n’a pas la possibilité d’exercer librement ces deux droits. L’exercice d’un droit ne peut résulter de la menace qu’un autre droit conventionnel ne pourra être exercé. L’exercice d’un droit devrait être libre et il ne peut y avoir de jouissance d’un droit si son exercice est directement ou indirectement lié à une menace.

31.  Pour rappel, le choix forcé imposé à la requérante a emporté violation des droits découlant pour elle tant de l’article 8 que de l’article 3, même si l’intéressée a en fin de compte décidé de ne prendre aucune mesure pour réduire son taux de testostérone. La menace de mauvais traitement s’analyse elle-même en un mauvais traitement et lui est équivalente à raison de la crainte de la violence qu’elle fait naître chez la victime et de la souffrance mentale qu’elle comporte. En l’espèce, la menace allait simultanément dans deux directions distinctes bien qu’interdépendantes : elle était dirigée, d’une part, vers l’intégrité physique de la requérante, qui supposait de s’abstenir de tout traitement non voulu, et, d’autre part, vers l’autonomie personnelle de l’intéressée, qui supposait qu’elle puisse participer aux compétitions internationales dans la catégorie féminine où elle avait excellé par le passé.

32.  Les droits garantis par la Convention doivent être exercés avec le consentement libre et éclairé de leur titulaire. Le choix d’exercer un droit garanti par la Convention implique et présuppose le libre consentement de son titulaire à l’exercer ou à ne pas l’exercer.

33.  L’arrêt affirme, par ailleurs, que le dilemme dans lequel l’intéressée s’est trouvée et son « choix » de renoncer à l’exercice de sa profession ont dûment été pris en compte par la Cour dans l’examen de l’article 14 combiné avec l’article 8 (paragraphe 215). La réponse à cet argument peut être que l’examen de l’article 14 combiné avec l’article 8 sans examen de cette dernière disposition prise isolément n’est pas suffisant pour expliquer le dilemme forcé imposé à la requérante entre les deux droits découlant pour elle de l’article 8 et de l’article 3, d’autant que le grief fondé sur l’article 3 a été déclaré irrecevable et, plus précisément, manifestement mal fondé. En tout état de cause, l’arrêt n’a pas examiné le grief formulé sur le terrain de l’article 14 combiné avec l’article 8 dans sa dimension matérielle, de sorte qu’on ne peut soutenir que le dilemme dans lequel l’intéressée s’est trouvée et son « choix » de renoncer à l’exercice de sa profession ont dûment été pris en compte par la Cour dans l’examen de ces dispositions. J’estime au contraire qu’il y a eu violation de ces dispositions combinées non seulement sous leur volet procédural mais également sous leur volet et dimension matériels.

34.  Enfin, toujours dans son examen du grief fondé sur l’article 3, l’arrêt observe (paragraphe 215) que la requérante a subi un test de vérification du sexe en 2009, à savoir bien avant l’entrée en vigueur du Règlement DSD qu’elle a contesté devant le TAS et le Tribunal fédéral. Avec tout le respect que je dois à la majorité, je ne vois pas en quoi cette déclaration serait pertinente relativement à la violation alléguée de l’article 3. Quoi que la requérante ait pu faire avant l’entrée en vigueur du Règlement DSD, elle l’a fait librement. Ce n’est pas la même chose et cela n’a rien à voir avec le choix forcé auquel le règlement l’a confrontée.

35.  Les violations des droits découlant pour elle des articles 8 et 3 semblent avoir été auto-infligées par la requérante dans l’exercice de l’un ou l’autre des termes du choix forcé qui lui était imposé. Ce n’est toutefois pas vrai puisque les violations en question n’ont en réalité pas été auto-infligées par la requérante mais lui ont été imposées par le Règlement DSD sous la forme d’un choix forcé. Je regrette que cette observation évidente ait totalement échappé à la majorité dans l’arrêt. Malheureusement, il arrive parfois dans la vie que ce qui est parfaitement évident soit si près des yeux qu’on a du mal à le voir.

36.  Les choix forcés, tel celui imposé à la requérante, ne sont parfois pas facilement détectables puisqu’ils sont comme des mines cachées dans le sol et prêtes à exploser. La requérante a toutefois très bien formulé ses griefs sur le terrain des articles 3 et 8 de la Convention, ainsi que les éléments du choix forcé face auquel elle s’est trouvée. Le grief fondé sur l’article 3 n’a néanmoins pas été examiné de manière approfondie dans l’arrêt et a été déclaré irrecevable (manifestement mal fondé). Quant au grief fondé sur l’article 8, il n’a absolument pas été examiné dans l’arrêt.

37.  Les États membres ont l’obligation positive de veiller à ce que les personnes relevant de leur juridiction ne se trouvent pas confrontées à des choix forcés concernant leurs droits garantis par la Convention, comme cela a été le cas pour la requérante en l’espèce.

38.  Le principe d’effectivité, en tant que norme de droit international consacrée par chacune des dispositions de la Convention et en tant que méthode d’interprétation et d’application de celles-ci, exige que les dispositions relatives aux droits de l’homme soient interprétées et appliquées d’une manière concrète et effective et non pas théorique et illusoire, en donnant à ces dispositions tout leur poids et un effet compatible avec leur lettre et leur objet (voir, à propos du principe d’effectivité tel qu’il a été utilisé dans une autre affaire portant sur l’article 3, mon opinion en partie concordante et en partie dissidente (paragraphes 16, 35-36, 40-42) jointe à l’arrêt Savran c. Danemark [GC], no 57467/15, 7 décembre 2021). En l’espèce, les articles 8 et 3 ne devraient pas entrer en conflit à raison du mécanisme du choix forcé de la même manière que l’application des articles 8 et 10 de la Convention entre en conflit dans certains cas concrets. Tant les articles 8 et 3 que la norme d’effectivité qu’ils consacrent devraient recevoir toute la force et tout le sens qu’ils méritent dans leur application dans la présente affaire, comme dans toute autre, selon le principe d’effectivité en tant que norme de droit international et en tant que méthode d’interprétation. Un choix forcé dans l’exercice des droits de l’homme amoindrit et dessert la protection effective des droits de l’homme et le principe de la prééminence du droit, mais aussi le principe d’égalité et de non‑discrimination et celui de démocratie.

4.     Le caractère absolu de l’article 3 et la « vulnérabilité situationnelle » de la requérante à raison du choix forcé qui lui a été imposé

39.  À mon humble avis, l’arrêt sous-estime le grief formulé sur le terrain de l’article 3 de la Convention en le déclarant manifestement mal fondé, alors que dans les circonstances de l’espèce la conclusion aurait dû être différente. L’arrêt ne conclut même pas à la non-violation de l’article 3. Selon moi, la Cour a également sous‑estimé voire négligé le caractère absolu du droit découlant de l’article 3 dans l’examen, aux fins de la présente affaire, de cette disposition qui aurait dû être examinée en premier lieu parce qu’elle consacre l’une des valeurs les plus fondamentales des sociétés démocratiques (Muršić c. Croatie [GC], no 7334/13, § 96, 20 octobre 2016, Labita c. Italie [GC], no 26772/95, § 119, CEDH 2000-IV, et Svinarenko et Slyadnev c. Russie [GC], nos 32541/08 et 43441/08, § 113, CEDH 2014 (extraits)).

40.  Avec tout le respect que je dois à la majorité, le seuil minimum de gravité de l’article 3, tel qu’utilisé et appliqué aux circonstances de l’espèce pour déclarer le grief manifestement mal fondé, a été élevé au‑delà de ce qui est, à mon sens, requis par l’article 3 et la jurisprudence de la Cour en la matière. Par conséquent, une interprétation et une application aussi restrictives de l’article 3, en élevant son seuil minimum, peuvent revenir à traiter ce droit comme s’il s’agissait d’un droit relatif : un seuil si élevé revient à imposer une limitation, par la voie détournée, à un droit qui a un caractère absolu et devrait être libre de toute limitation. Françoise Tulkens, ancienne juge et vice-présidente de la Cour, a reconnu, à titre personnel, que le caractère absolu de l’article 3 est facilement oublié : « Qu’est-ce qu’un droit absolu ? Aussi étrange qu’elle puisse paraître, cette question fondamentale est souvent oubliée, non seulement par la doctrine mais aussi par les juges » (avant‑propos à l’ouvrage du professeur Natasa Mavronicola, Torture, Inhumanity and Degradation under Article 3 of the ECHR - Absolute Rights and Absolute Wrongs, Hart, Oxford, 2021, p. v). 

41.  En décidant que le seuil minimum de gravité requis par l’article 3 n’a pas été atteint, l’arrêt ne tient compte ni du fait que la violation alléguée de l’article 3 doit être examinée conjointement avec le choix forcé imposé à la requérante, ni de la situation de la requérante et du fait que tant le dilemme forcé qui lui a été imposé que tout le tapage provoqué par son taux de testostérone plus élevé que celui d’autres femmes ont non seulement rendu l’intéressée vulnérable mais aussi aggravé l’humiliation ressentie par elle, ainsi que son anxiété et ses souffrances.

42.  La vulnérabilité que le choix forcé auquel elle a été confrontée a provoqué chez la requérante est, de mon point de vue, une « vulnérabilité situationnelle », par nature très grave puisque la victime, dans les circonstances de l’espèce, est asservie et ne peut rien faire pour se sortir de la situation qui lui est imposée et qui est à l’origine de sa vulnérabilité. Cette vulnérabilité, provoquée par le choix forcé, est encore aggravée par le fait que la requérante a été victime d’une discrimination par rapport à d’autres athlètes féminines qui n’ont pas eu à subir d’interventions médicales pour réduire leur taux de testostérone et participer à des compétitions internationales. J’ai eu l’occasion, dans mon opinion en partie dissidente (paragraphes 24-29) jointe à l’arrêt Y.P. c. Russie, no 43399/13, 20 septembre 2022, d’aborder une autre question de vulnérabilité situationnelle (sur la vulnérabilité situationnelle dans des affaires examinées sur le terrain de l’article 3, voir Corina Heri, Responsive Human Rights: Vulnerability, Ill-treatment and the ECtHR (chapitre 3 intitulé « Une typologie de l’approche de la Cour quant à la vulnérabilité sur le terrain de l’article 3 CEDH » (“A Typology of the Court’s Approach to Vulnerability under Article 3 ECHR”), Oxford, Hart Publishing, 2021, pp. 31, 33, 38, 63‑64, 78, 112-113, et Mavronicola, ouvrage précité, p. 103).

43.  Dans l’affaire Bouyid c. Belgique ([GC], no 23380/09, CEDH 2015), la police n’avait fait qu’administrer une gifle au requérant, sans lui infliger une souffrance intense ou durable, et pourtant, la Grande Chambre a conclu que l’intéressé avait subi un « traitement dégradant ». Comme l’a observé Mavronicola, « l’arrêt Bouyid montre peut-être que la « gravité » d’un acte découle non pas directement de la gravité du préjudice subi ou des souffrances infligées, mais de la nature de l’acte litigieux (…) La gravité de l’acte dépend de sa nature, et pas uniquement des conséquences qu’il emporte » (ibidem, p. 92).

44.  Nettement décrit, le seuil de gravité d’une violation, en particulier lorsqu’il s’agit de l’article 3, peut s’interposer entre le grief et la portée protectrice du droit, et constitue non seulement une sorte de vestibule mais aussi une pierre d’achoppement qu’un requérant doit surmonter pour entrer dans le cercle de la protection d’un droit. Toutefois, un tel obstacle entre le grief et la protection du droit concerné n’a aucun fondement dans la Convention, mais seulement dans la jurisprudence de la Cour, laquelle doit être très attentive à la manière dont elle l’applique, surtout lorsqu’il s’agit d’un droit absolu comme l’est l’article 3. Pour ce faire, la Cour doit tenir compte du caractère absolu ou relatif du droit, de la lettre de la disposition pertinente de la Convention (en l’espèce le « traitement inhumain ou dégradant » visé à l’article 3), de l’objet de cette disposition et de la manière de rendre l’exercice de ce droit concret et effectif et non pas théorique et illusoire dans les circonstances de l’espèce. Si ces garanties ne sont pas prises en considération, la protection effective des droits de l’homme subira une régression. Les droits devraient avoir des boucliers de protection et non des boucliers préventifs.

5.     Le caractère continu du choix forcé imposé à la requérante

45.  Le choix imposé à la requérante est non seulement forcé mais également continu. C’est ainsi un choix forcé continu qui a placé la requérante dans une vulnérabilité situationnelle qui se poursuit jusqu’à aujourd’hui. J’ai décidé d’aborder le caractère continu du choix forcé dans une partie distincte car il s’agit d’une caractéristique supplémentaire du choix imposé à la requérante qui mérite un examen à part.

46.  Un choix qui a entraîné une violation des droits découlant pour la requérante des articles 8 et 3 et qui est non seulement forcé mais aussi continu est de nature à rendre toutes les répercussions de la violation des droits de la requérante encore plus fortes et insupportables pour elle. L’intéressée a le mérite de n’avoir pas demandé d’indemnité au titre du dommage moral (paragraphe 246 de l’arrêt), mais cela ne diminue en rien l’intensité de la douleur, de l’angoisse et de la colère qu’elle a éprouvées à cause de ce choix forcé continu dans lequel elle s’est retrouvée piégée. Il est dommage qu’une athlète, et pas seulement une athlète de renom comme la requérante, se trouve dans une situation aussi difficile où elle doit faire des choix inéluctables qui portent atteinte à ses droits protégés par la Convention. Ce qui est si agréable dans la participation à des compétitions sportives internationales peut être gâché par des dilemmes forcés tels que celui que la requérante a connu. Celle‑ci a cessé de participer à des compétitions internationales dans la catégorie féminine et a saisi la Cour d’une demande de protection non parce qu’elle souhaitait mettre un terme à sa carrière internationale mais pour préserver son intégrité physique et psychologique et son identité de femme, qu’elle n’a pas besoin de prouver en subissant des interventions médicales et biologiques puisqu’elle est née femme et a toujours été femme.

47.  Selon la jurisprudence de la Cour (voir, par exemple, Keenan, précité), pour déterminer si le seuil minimum de gravité a été atteint concernant un grief fondé sur l’article 3, la Cour prend en compte : a)  la nature du traitement et le contexte dans lequel il s’inscrit, b)  sa durée, c)  ses effets physiques ou psychologiques, d)  le sexe, l’âge et l’état de santé de la victime, e)  la mesure dans laquelle le traitement affecte la personnalité de l’individu en ce qu’il est de nature à lui inspirer des sentiments de peur, d’angoisse et d’infériorité propres à l’humilier et à l’avilir, et f)  si le traitement est de nature à conduire la victime à agir contre sa volonté ou sa conscience.

48.  J’ai considéré comme « traitement » au sens de l’article 3 non seulement le traitement censé réduire le taux de testostérone de la requérante - qu’elle n’a pas pris - mais aussi, et surtout, le choix forcé qui lui a été imposé, qui se poursuit encore et a eu pour elle de lourdes conséquences. Les deux premiers éléments définis par la jurisprudence pour déterminer si le seuil de gravité a été atteint, à savoir « la nature du traitement et le contexte dans lequel il s’inscrit » ainsi que « sa durée » - caractère continu - sont réunis en l’espèce, ainsi que, bien entendu, les quatre autres éléments énumérés par la jurisprudence de la Cour.

49.  Le caractère continu du choix forcé imposé à la requérante est un élément qui a aggravé non seulement la violation de l’article 3 mais aussi la violation de l’article 8.

Conclusion

50.  Sur la base de ce qui précède, j’arrive à la conclusion qu’il y a eu violation des articles 8 et 3, chacun pris isolément. Je suis convaincu que l’examen approfondi ci-dessus du choix continu et forcé imposé à la requérante, qui a impliqué les deux droits susmentionnés sous la forme des deux termes d’un choix forcé, et créé pour l’intéressée une vulnérabilité situationnelle, ne laisse place à aucun doute quant à la justesse de la conclusion proposée. L’imposition dans le domaine du sport d’un choix forcé portant sur les droits de l’homme met en évidence la dimension sociale et morale des droits qui ont été violés et rend leur violation plus holistique et plus grave. La discussion ci-dessus sur le choix forcé m’a également amené à conclure à la violation de l’article 14 combiné avec l’article 8 sur le plan tant procédural que matériel, mais aussi à la violation de l’article 13 au regard de l’article 14 combiné avec l’article 8.

51.  Par nature les droits de l’homme ne peuvent être pétrifiés ou fossilisés, sinon ils ne pourraient pas toujours être concrets et effectifs au moment où la question de leur exercice se pose, et c’est sur cette prémisse que repose la doctrine selon laquelle la Convention est un instrument vivant qui doit être interprété à la lumière des conditions actuelles. Pour autant qu’il aboutit à un constat de violation de l’article 14 combiné avec l’article 8 de la Convention ainsi que de l’article 13 relativement à ces deux articles combinés - constat auquel je souscris –, l’arrêt est, à mon sens, compatible avec la doctrine de l’instrument vivant et peut être considéré comme une manifestation de celle‑ci. Toutefois, avec tout le respect que je dois à mes collègues, pour autant qu’il déclare irrecevable (manifestement mal fondé) le grief fondé sur l’article 3 et dit qu’il n’y a pas lieu d’examiner séparément l’article 8, le présent arrêt constitue une régression dans la protection des droits de l’homme et n’est pas conforme au but du Conseil de l’Europe, tel qu’énoncé dans le préambule de la Convention, à savoir « la sauvegarde et le développement des droits de l’homme et des libertés fondamentales ».

52.  La présente affaire est extrêmement importante, non seulement pour les questions d’inégalité et de non-discrimination que l’arrêt examine et tranche, mais aussi parce qu’elle montre que la Convention, et avec elle la Cour, touche à n’importe quel domaine de la vie humaine - en l’espèce le domaine du sport– où la protection des droits de l’homme l’exige. À cet égard, le rôle que l’article 1 de la Convention assigne aux États membres de reconnaître à toute personne relevant de leur juridiction les droits définis dans la Convention est important, et l’on ne saurait considérer que les États membres remplissent leur rôle de garants des droits de l’homme s’ils imposent ou soutiennent, directement ou indirectement, dans un domaine quelconque de la vie humaine, des choix forcés empêchant les personnes relevant de leur juridiction d’exercer librement les droits qui leur sont garantis par la Convention. Il en va de même du rôle que l’article 19 de la Convention confère à la Cour d’assurer le respect des engagements pris par les États membres, et celui que lui confie l’article 32 de la Convention d’interpréter et d’appliquer les dispositions de la Convention. Si la Cour s’était déclarée incompétente en l’espèce, il en aurait résulté que non seulement la requérante mais aussi toute une catégorie de personnes n’auraient pas la possibilité de demander la protection de leurs droits fondamentaux au titre de la Convention. La Convention n’autorisant pas de choix forcés quant à l’exercice et à la jouissance des droits qu’elle protège, la Cour doit faire preuve de vigilance pour reconnaître les situations où un choix forcé existe et y mettre fin en constatant une violation des dispositions pertinentes de la Convention.

53.  Si un choix forcé entre des droits garantis par la Convention peut exister, il conduira à l’extinction des droits concernés et serait catastrophique pour le mécanisme de protection des droits de l’homme en général, le but de la Convention et le rôle et la crédibilité de la Cour.

 

 

 

 


OPINION DISSIDENTE COMMUNE AUX JUGES GROZEV, ROOSMA ET KTISTAKIS

(Traduction)

 

Nous avons voté contre le constat d’une violation des droits garantis par la Convention en l’espèce, car pareille conclusion nécessite de trancher plusieurs questions nouvelles d’une manière à laquelle nous ne pouvons souscrire. Ces questions ont trait à la compétence de la Cour ainsi qu’à l’analyse menée sur le terrain de l’article 14 combiné avec l’article 8, à savoir au choix de l’élément de comparaison, à l’appréciation des preuves scientifiques et aux critères matériels qu’il convient d’appliquer dans le cadre de l’analyse de proportionnalité. Nous évoquerons successivement ces différents points.

Parmi les questions nouvelles qu’il faut trancher en l’espèce, la première, et probablement la plus importante, est celle de savoir si la Cour est compétente pour connaître de l’affaire. Le grief dont elle est saisie, et ce par une athlète sudafricaine résidant en Afrique du Sud, porte sur des mesures adoptées par une organisation privée de droit monégasque qui empêchent l’intéressée de participer à des compétitions d’athlétisme dans le monde entier. En considérant que la Cour est dotée de la plénitude de juridiction, au-delà des garanties élémentaires en matière de procès équitable qui découlent de l’article 6, et en intégrant également dans sa compétence l’interdiction de la discrimination qui découle de l’article 14 combiné avec l’article 8, la majorité élargit considérablement l’étendue de la compétence de la Cour, de sorte qu’elle couvre l’ensemble du monde sportif. Un tel élargissement ne peut être fait que sur le fondement de bases légales très solides ; or, il nous semble que ces bases font défaut.

Dans la jurisprudence de la Cour, il est bien établi que sa compétence est fondée sur la juridiction de l’État défendeur, dont il est allégué qu’il aurait violé la Convention. Très récemment, la Grande Chambre a réaffirmé cette approche dans la décision qu’elle a rendue sur la recevabilité dans l’affaire Ukraine et Pays-Bas c. Russie, où elle a déclaré explicitement que « (…) [p]our qu’une violation alléguée relève de la compétence de la Cour telle qu’énoncée à l’article 19 de la Convention, qui lui dicte « d’assurer le respect des engagements résultant pour les Hautes Parties contractantes » de la Convention et de ses protocoles, il faut dans un premier temps qu’il soit démontré que ladite violation alléguée relève de la juridiction d’une Haute Partie contractante au sens de l’article 1 » (Ukraine et Pays-Bas c. Russie (déc.) [GC], nos 8019/16 et 2 autres, § 506, 30 novembre 2022).

La présente affaire étant dirigée contre la Suisse, la compétence de la Cour, invoquée par la requérante, doit découler du droit suisse, en l’occurrence de la loi du 17 juin 2005 sur le Tribunal fédéral (« la LTF »), ainsi que des articles 176 et 190 de la loi fédérale du 18 décembre 1987 sur le droit international privé (« la LDIP »). En vertu de cette loi, lorsque le justiciable n’a pas sa résidence en Suisse, la sentence arbitrale rendue à son égard ne relève de la compétence du Tribunal fédéral que sur des points très limités. Ces points sont les suivants : la régularité de la composition du tribunal arbitral lui-même, sa compétence pour connaître du litige, la question de savoir s’il a statué au-delà des demandes des parties et le respect de l’égalité des armes. C’est sur cette base que, dans des affaires antérieures, la Cour s’est jugée compétente pour connaître sur le terrain de l’article 6 de la Convention d’affaires provenant du Tribunal arbitral du sport (« le TAS ») et qu’elle a examiné les griefs dont elle était saisie sur le terrain de l’article 6 de la Convention (Mutu et Pechstein c. Suisse, nos 40575/10 et 67474/10, § 99, 2 octobre 2018).

La question nouvelle qui se pose en l’espèce, qui est une question que la Cour examine en tant que telle pour la première fois, est celle de la compétence du Tribunal fédéral en vertu de l’article 190 § 2 e) de la LDIP, qui prévoit que le Tribunal fédéral est compétent « lorsque la sentence est incompatible avec l’ordre public ». La majorité juge que, dès lors que le Tribunal fédéral est compétent pour connaître d’un recours contre une sentence arbitrale, il doit appliquer pleinement la Convention dans le cadre du contrôle qu’il effectue. Nous ne voyons dans la jurisprudence de la Cour aucune base légale à l’appui d’une telle conclusion, et, par principe, nous ne trouvons aucune justification convaincante à cette approche.

Étant donné que la compétence de la Cour repose sur le droit suisse, en vertu de la Convention c’est au Tribunal fédéral qu’il appartient d’interpréter et d’appliquer le droit national. Lorsqu’il a examiné cette question, le Tribunal fédéral a expressément relevé que la requérante n’avait pas sa résidence en Suisse - condition explicitement prévue à l’article 176 de la LDIP –, que le règlement litigieux avait été adopté par une organisation privée dont le siège se trouvait à Monaco, et que dans le cadre de son contrôle de ce règlement le TAS n’avait pas appliqué le droit suisse. Sur cette base, le Tribunal fédéral a procédé à un contrôle limité de la sentence arbitrale contestée, ne portant que sur la question de son respect de l’exigence de compatibilité avec l’« ordre public », conformément à l’article 190 § 2 e) de la LDIP. Dans l’arrêt, la majorité considère que c’est à tort que le Tribunal fédéral a interprété l’article 190 § 2 e) de la LDIP de cette manière limitée, et que la notion d’« ordre public » devrait englober, sans exception, toutes les obligations découlant de la Convention et de la jurisprudence de la Cour. Or cette conclusion est problématique, pour deux raisons au moins. Premièrement, la Cour s’immisce dans l’interprétation du droit interne, et elle l’interprète d’une manière contraire à celle de la plus haute juridiction interne. Deuxièmement, cette conclusion confère à la Convention une portée mondiale, qui ne découle pas de la jurisprudence de la Cour, et qu’en outre la Convention n’a jamais été destinée à avoir.

En ce qui concerne les raisons pour lesquelles la Cour n’est pas compétente pour interpréter le droit interne, il suffit de noter qu’il n’y avait rien d’arbitraire ou de manifestement déraisonnable dans l’arrêt rendu par le Tribunal fédéral. C’est au premier chef aux autorités nationales, notamment aux cours et aux tribunaux, qu’il incombe d’interpréter la législation interne et de s’assurer du respect de celle-ci (Ramos Nunes de Carvalho e Sá c. Portugal [GC], nos 55391/13 et 2 autres, § 186, 6 novembre 2018, et Guðmundur Andri Ástráðsson c. Islande [GC], no 26374/18, § 251, 1er décembre 2020).

En ce qui concerne le point de savoir si cette interprétation produit des effets conformes aux principes de la Convention (Scordino c. Italie (no 1) [GC], no 36813/97, § 191, CEDH 2006-V), on peut se demander si ce principe est applicable à la question de la juridiction et de la compétence. À supposer qu’il le soit, il serait nécessaire d’analyser de manière plus détaillée l’interprétation en question de l’article 190 § 2 e) de la LDIP et de la notion d’« ordre public ». À nos yeux, les indications que la Convention donne pour répondre à cette question en particulier résident dans la distinction qu’elle établit entre les droits susceptibles de dérogation et les droits non susceptibles de dérogation. Les droits non susceptibles de dérogation définis par la Convention sont le reflet d’un consensus universel, qui n’est pas limité aux États membres du Conseil de l’Europe, quant aux droits de l’homme fondamentaux que les États sont tenus de respecter en toutes circonstances. Il est important de noter à cet égard que la Cour a admis l’existence d’un lien juridictionnel lorsque les autorités d’enquête ou les organes judiciaires d’un État contractant avaient ouvert, au sujet d’un décès qui s’était produit hors de la juridiction territoriale dudit État, leur propre enquête pénale ou leurs propres poursuites en vertu de leur droit interne (Güzelyurtlu et autres c. Chypre et Turquie [GC], no 36925/07, § 188, 29 janvier 2019, tel qu’affiné dans l’arrêt Hanan c. Allemagne [GC], no 4871/16, § 135, 16 février 2021). Cependant, la Cour a adopté cette approche uniquement à l’égard de griefs de violation du droit à la vie garanti par l’article 2 de la Convention, qui est un droit non susceptible de dérogation.

En l’espèce, au contraire, la requérante se plaint d’une violation de l’article 14 combiné avec l’article 8, deux articles qui portent sur des droits susceptibles de dérogation. De plus, l’examen de la violation alléguée commande une analyse particulièrement minutieuse et équilibrée des droits de deux groupes qui, selon la jurisprudence de la Cour relative à l’article 14, sont des groupes protégés : d’une part les femmes et d’autre part les personnes intersexes. En outre, le grief s’inscrit dans le contexte d’une question nouvelle, celle de l’équité dans le sport, au sujet de laquelle il existe très peu d’orientations générales et/ou de communauté de vues. Traiter pareil grief de la même manière qu’un grief de violation d’un des droits non susceptibles de dérogation équivaudrait à détruire toute la hiérarchie des droits établie par la Convention. Cela conduirait à un résultat paradoxal : l’État défendeur aurait en effet des obligations plus importantes à l’égard d’étrangers ne résidant pas sur son territoire, à propos d’événements sans aucun lien avec lui, qu’envers les personnes qui résident sur son territoire. Il nous est difficile d’admettre que pareille interprétation soit compatible avec les principes de la Convention.

Pour statuer sur la question de la compétence, la majorité s’appuie essentiellement sur deux arguments : le premier d’entre eux consiste à dire qu’il naît un « lien juridictionnel » dès qu’une juridiction interne examine une affaire (paragraphe 104 de l’arrêt) et le deuxième qu’aucune autre voie de recours n’était ouverte à la requérante (paragraphe 111 de l’arrêt). Le premier de ces arguments découle du principe établi par la Cour dans l’arrêt Markovic et autres c. Italie ([GC], no 1398/03, § 54, CEDH 2006-XIV) selon lequel « [l]a Cour estime qu’à partir du moment où une personne introduit une action civile devant les juridictions d’un État, il existe indiscutablement un « lien juridictionnel » au sens de l’article 1 (…) ». À nos yeux, il est hautement problématique de s’appuyer sur ce principe. En effet, il ressort clairement de l’arrêt Markovic et autres que le lien juridictionnel ainsi établi l’est uniquement aux fins de l’article 6 et qu’il concerne des droits purement procéduraux. Comme l’indique l’arrêt et comme le montre manifestement le fait que la Cour a conclu à l’absence de violation de l’article 6 dans l’affaire Markovic et autres, le fait que la Cour était compétente ne signifiait pas que l’État défendeur avait l’obligation d’offrir une voie de recours permettant que les griefs des requérants fussent examinés sur le fond. En l’espèce, toutefois, les droits dont se prévaut la requérante et que la majorité examine sont des droits matériels, et, en jugeant que la Cour est compétente, la majorité va bien au-delà du motif étroit sur lequel était fondée la réponse apportée à la question de la compétence dans l’affaire Markovic et autres.

Quant au deuxième argument - consistant à dire que la requérante ne disposait d’aucune autre voie de recours pour faire valoir ses droits –, nous le trouvons à la fois insuffisant et hypothétique. Rien dans la Convention ne laisse entendre qu’elle devrait assurer une protection universelle des droits qu’elle consacre. Nous estimons en outre qu’il s’agit d’une déclaration non vérifiée, qui est contredite par la jurisprudence comparée citée dans l’arrêt lui-même. Comme le montre l’affaire Renée Richards (paragraphes 74-76 de l’arrêt), il est tout à fait possible que les juridictions nationales des pays sur le territoire desquels des compétitions d’athlétisme sont organisées acceptent de connaître de griefs de discrimination afférents à ces compétitions. De plus, ces juridictions, faisant appliquer leur propre législation sur leur propre territoire, auraient, pour examiner ces griefs, une légitimité certainement bien plus grande que celle des juridictions suisses lorsqu’elles appliquent l’« ordre public » suisse au monde entier.

Pour toutes les raisons susmentionnées, nous soutenons, avec tout le respect que nous devons à nos collègues, que l’article 190 § 2 e) de la LDIP et la notion d’« ordre public », ainsi que leur interprétation par le Tribunal fédéral, ne suffisent pas à établir un lien juridictionnel et que, en conséquence, la Cour n’est pas compétente pour connaître du grief dont elle est saisie en l’espèce.

Eu égard à notre conclusion ci-dessus, il n’y a pas réellement lieu d’examiner en détail sur le fond le grief tiré de la discrimination alléguée. Nous souhaitons toutefois répondre brièvement aux principaux arguments sur lesquels la majorité fonde son constat d’une violation. Nous notons tout d’abord qu’il existe dans le monde du sport de nombreuses règles et restrictions qui visent à placer les concurrents sur un pied d’égalité. Ces règles concernent non seulement les caractéristiques techniques de l’équipement utilisé, mais aussi les caractéristiques physiques des athlètes, par exemple leur masse dans des disciplines telles que l’haltérophilie, l’aviron ou divers sports de combat. Ces règles visent à placer les athlètes participants dans des conditions d’égalité et à éviter des situations où, avant même le début de la compétition, certains athlètes auraient déjà par rapport aux autres un avantage manifeste et reconnu. Il s’agit indéniablement d’un but légitime, et les autorités sportives devraient disposer d’une large marge d’appréciation dans l’élaboration de mesures destinées à l’atteindre.

L’un des critères les plus courants de classification en catégories dans le monde du sport est le sexe. La distinction fondée sur le sexe est justifiée par le but qui consiste à accorder aux athlètes féminines un terrain de compétition protégé, où elles n’ont pas à se confronter aux athlètes masculins, lesquels ont généralement, pour des raisons biologiques, une plus grande force physique, susceptible de leur conférer un avantage dans de nombreuses disciplines sportives. L’Assemblée parlementaire du Conseil de l’Europe avait, elle aussi, pour but premier d’assurer l’égalité des chances et une protection pour les femmes dans le monde du sport lorsqu’elle a adopté sa Résolution no 2465 le 13 octobre 2022. La nécessité d’accorder une protection spéciale aux femmes pour leur garantir pleinement une égalité de traitement est de même un principe bien établi dans la jurisprudence de la Cour. En matière de discrimination fondée sur le sexe, la Cour a dit à maintes reprises que la progression vers l’égalité des sexes est aujourd’hui un but important des États membres du Conseil de l’Europe (Konstantin Markin c. Russie [GC], no 30078/06, § 127, CEDH 2012 (extraits)). La Cour a reconnu en plusieurs occasions qu’il était acceptable d’accorder aux femmes un traitement plus favorable car celui-ci s’analysait en une mesure positive visant à corriger des inégalités factuelles entre les deux sexes. Elle s’est prononcée en ce sens dans des affaires portant sur le système de retraite public (Stec et autres c. Royaume-Uni [GC], nos 65731/01 et 65900/01, § 61, CEDH 2006-VI, et Andrle c. République tchèque, no 6268/08, § 60, 17 février 2011) ou sur l’exclusion des femmes de la réclusion à perpétuité (Khamtokhu et Aksenchik c. Russie [GC], nos 60367/08 et 961/11, 24 janvier 2017), et elle a expressément souligné l’effet discriminatoire de la violence domestique et la nécessité d’accorder une protection spéciale aux femmes (voir, entre autres, Opuz c. Turquie, no 33401/02, §§ 72-86, CEDH 2009). Nous sommes donc surpris que la majorité ne reconnaisse pas du tout dans son analyse le but particulier visé par le Règlement DSD. Alors que le règlement litigieux visait clairement à assurer l’égalité des chances pour les femmes dans le domaine sportif et que c’est ce qu’ont conclu les analyses dont il a fait l’objet à tous les stades des procédures menées devant les différentes autorités, la majorité ignore complètement cet aspect de l’affaire.

Intéressons-nous à présent à la définition du motif pour lequel la requérante a subi une différence de traitement et à la définition du groupe dont la situation serait analogue ou comparable à la sienne. La requérante argue qu’elle a été traitée différemment des autres femmes, et ce, dit-elle, en raison de son taux de testostérone naturel résultant des différences du développement sexuel qu’elle présente. La majorité juge toutefois que la requérante a subi une différence de traitement fondée « sur le « sexe » au sens de l’article 14 de la Convention, ainsi que sur les caractéristiques sexuelles (notamment génétiques) » (paragraphe 158 de l’arrêt). Elle compare implicitement la requérante aux autres femmes, sans pour autant aborder expressément la question de savoir si leurs situations sont analogues ou comparables. Étant donné que la requérante est génétiquement différente des autres femmes et que c’est sur la base de cette différence que le Règlement DSD lui a été appliqué, il serait possible de considérer que la différence de traitement alléguée est fondée sur ses caractéristiques génétiques. Néanmoins, cela nécessiterait d’expliquer clairement en quoi, compte tenu de cette différence génétique, la requérante se trouverait dans une situation analogue ou comparable à celle des autres femmes. En ce qui concerne la conclusion de la majorité selon laquelle la différence de traitement était fondée sur le « sexe », il est loin d’être évident, étant donné que la requérante est une femme, que la différence de traitement en question ait été fondée sur son sexe ; l’intéressée ne le prétend d’ailleurs pas.

Cette ambiguïté dans le raisonnement de la majorité est assez révélatrice des difficultés que pose la présente affaire. Selon nous, cela devrait transparaître dans le raisonnement de la Cour non seulement quant à sa compétence fondée sur l’« ordre public » mais aussi quant à la proportionnalité de la mesure, si, pour un motif nouveau, la Cour se déclarait compétente. Au fil du temps, les recherches scientifiques et la connaissance croissante des minorités sexuelles ont mis en évidence le fait que la classification binaire des athlètes en catégories masculine et féminine n’est pas dénuée d’ambiguïtés. La question a été posée de savoir si la distinction, le cas échéant, devait être fondée sur le sexe juridique, sur l’identité de genre ou sur certaines caractéristiques biologiques des athlètes, et lequel de ces critères répondrait le mieux au but même de la distinction : garantir l’égalité des chances entre les athlètes féminines.

En l’espèce, des restrictions ont été imposées à la possibilité pour les femmes présentant certaines différences du développement sexuel et un taux de testostérone endogène supérieur à un certain seuil de concourir dans la catégorie féminine dans certaines disciplines dans le cadre des compétitions internationales d’athlétisme. Comme nous l’avons dit ci-dessus, cette restriction visait à assurer l’égalité en matière de conditions de compétition entre les athlètes féminines, y compris celles ne présentant pas de différences du développement sexuel et ayant un taux de testostérone bien plus faible. Ainsi que l’a établi le TAS, il est scientifiquement prouvé qu’un taux de testostérone plus élevé - caractéristique des hommes par opposition aux femmes - améliore les performances sportives. Au regard de ces preuves scientifiques - que nous ne sommes pas en mesure de mettre en doute, en l’absence de tout élément visiblement arbitraire dans l’appréciation portée par le TAS –, l’idée qui sous-tend le Règlement DSD est que le taux de testostérone est une caractéristique appropriée et objective sur le plan biologique, contrairement par exemple au sexe juridique ou à l’identité de genre. Cette différence de traitement, visant à protéger les athlètes féminines du risque de devoir concourir aux côtés d’athlètes dotés de caractéristiques qui augmentent globalement leur force et qui, en tant que telles, comptent parmi les principales caractéristiques à l’origine de la différence de performance entre les athlètes féminines et les athlètes masculins, a été conçue strictement pour atteindre précisément le but du Règlement DSD tel qu’il y est défini. Il est important de garder à l’esprit le fait que le seuil supérieur du taux de testostérone prévu par le Règlement DSD (5 nmol/L) est bien supérieur à la fourchette dans laquelle ce taux est normalement compris chez la femme. De ce fait, les raisons avancées à l’appui de la distinction faite dans le Règlement DSD peuvent être considérées comme nécessaires et raisonnables.

Quant à la fiabilité des preuves scientifiques sur lesquelles cette différence de traitement était fondée, nous considérons que le Tribunal fédéral a appliqué en l’espèce la conception la plus moderne en droit international de l’attitude que les hautes juridictions doivent adopter en matière de contrôle juridictionnel de la recherche scientifique, en examinant la question de savoir si les recherches scientifiques sur la testostérone, sur lesquelles reposait l’interdiction de concourir imposée à la requérante, répondaient au critère du « caractère raisonnable de la conception et de la mise en œuvre » des recherches.

Cette question a été abordée par la Cour internationale de justice (CIJ) dans l’affaire « Chasse à la baleine dans l’Antarctique » (Australie c. Japon ; Nouvelle-Zélande (intervenant), arrêt du 31 mars 2014). Le nombre d’opinions séparées, notamment dissidentes, témoigne de l’importance que les juges de la CIJ ont accordée à cette affaire. La CIJ a placé la fiabilité de la méthodologie scientifique du Japon au centre de son analyse, en examinant point par point la « logique » du programme de recherche JARPA II. À cette fin, elle a créé ce que l’on appelle le « critère d’examen », qui consiste à vérifier le « caractère raisonnable de la conception et de la mise en œuvre » des recherches en question. La question centrale à laquelle a répondu la CIJ était celle de savoir si et comment les tribunaux internationaux pouvaient exercer un contrôle juridictionnel efficace des activités scientifiques (à cet égard, voir l’article d’Achilles Skordas, « International judicial authority, social systems and geoeconomics: The ICJ Whaling in the Antarctic case (2014) », in : Economic Constitutionalism in a Turbulent World, éd. Achilles Skordas, Gábor Halmai et Lisa Mardikian, 2023, Edward Elgar Publishing, pages 299-356). C’est la première fois que la Cour européenne se penche sur cette question, même si, dans l’arrêt Darboe et Camara c. Italie (21 juillet 2022), elle a traité - de manière plutôt indirecte - les méthodes scientifiques Greulich et Pyle et TW3 d’estimation de l’âge par analyse de l’ossification du poignet et de la main (§§ 12, 33 et 59 de l’arrêt).

Revenant à la présente affaire et appliquant les critères de la CIJ aux recherches scientifiques sur la testostérone, sur lesquelles reposait l’interdiction de concourir imposée à la requérante, nous estimons que le Tribunal fédéral a examiné ces recherches de manière détaillée et convaincante, et qu’elles satisfont au critère du « caractère raisonnable de la conception et de la mise en œuvre » des recherches. Si nous pouvons avoir quelques hésitations relativement au caractère raisonnable de la mise en œuvre des recherches (selon leurs conclusions, un athlète atteint de DSD devrait prendre des médicaments pour abaisser son taux de testostérone sanguin à un niveau inférieur à 5 nmol/L pendant une période continue d’au moins six mois ; cependant, là encore, il n’y a pas de certitude sur ce point), cela ne nous conduit pas pour autant à rejeter les recherches pertinentes. En tout état de cause, le contrôle était approprié, il a été mené conformément aux tendances les plus récentes du droit international et la méthodologie scientifique utilisée s’est avérée cohérente, exempte de contradictions et propre à justifier les mesures prises, de sorte qu’il n’y a pas de problème de légalité.

Enfin, en ce qui concerne l’appréciation de la proportionnalité des mesures, nous regrettons que la majorité ne reconnaisse pas le caractère approfondi de l’examen mené par le TAS et le Tribunal fédéral. Alors même qu’elle observe que le TAS a entendu, pendant cinq jours d’audience, un nombre considérable d’experts, avant de rendre une sentence très détaillée (paragraphe 172), elle conclut que ni le TAS ni le Tribunal fédéral ne se sont livrés à un examen approfondi des motifs à l’appui de la justification objective et raisonnable du Règlement DSD (paragraphe 184). Le TAS a exprimé certains doutes dans sa sentence, mais, à nos yeux, ces doutes révèlent qu’il a analysé minutieusement différents arguments et leur a accordé l’attention requise, et non, au contraire, qu’il n’aurait pas réalisé un examen approfondi. Il en va de même de l’appréciation faite par le TAS de la proportionnalité de la mesure restrictive : on peut certes être d’accord ou non avec la conclusion de cette appréciation, mais il demeure que, dans sa sentence, le TAS a analysé les possibilités de réduction du taux de testostérone, y compris les effets secondaires éventuels de différentes méthodes, et qu’il est parvenu à la conclusion que ces derniers ne l’emportaient pas sur le but légitime consistant à protéger et favoriser une compétition équitable dans la catégorie féminine. Il a aussi tenu compte des conséquences potentielles de l’examen imposé aux athlètes, ainsi que des autres points soulevés par la requérante, et il a considéré que le Règlement DSD n’était pas disproportionné au regard de ces points non plus.

Eu égard à ce qui précède et, en particulier, aux pouvoirs de contrôle limités du Tribunal fédéral, nous ne sommes pas convaincus qu’il y ait eu violation de l’article 14 combiné avec l’article 8 en l’espèce, et encore moins que les faits de l’espèce puissent être décrits comme étant en flagrante contradiction avec l’interdiction de discrimination établie à l’article 14 (Pla et Puncernau c. Andorre, no 69498/01, § 59, CEDH 2004-VIII, mentionné au paragraphe 193 de l’arrêt).

 

 

 

 

 

 



[1] Le Tribunal fédéral a employé le terme « vérification de genre » dans l’arrêt qu’il a rendu le 25 août 2020 concernant la requérante (cf. paragraphes 30 et suivants ci-dessous).

[2] L’hyperandrogénie est définie par un excès d’androgènes circulant dans le sang. Les androgènes sont les hormones masculines principalement représentées par la testostérone.

[3] Selon le Règlement de procédure du TAS, les éventuelles opinions dissidentes ne sont pas reconnues par le TAS et ne sont pas notifiées (R46 alinéa 1).

[4] « Les personnes intersexes naissent avec des caractéristiques sexuelles biologiques qui ne correspondent pas aux normes sociétales ou aux définitions médicales de ce qui fait qu’une personne est de sexe masculin ou féminin. Parfois, ces caractéristiques sont détectées à la naissance ; dans d’autres cas, elles ne deviennent apparentes que plus tard au cours de la vie, notamment au moment de la puberté ». (Glossaire de la Commission européenne contre le racisme et l’intolérance ; https://www.coe.int/fr/web/european-commission-against-racism-and-intolerance/ecri-glossary)

[5] Le terme « Global South » est généralement utilisé par référence aux pays d’Afrique, d’Amérique latine et aux pays en voie de développement en Asie.

[6] Voir, par exemple, Marisa Jensen, Jörg Schorer et Irene R. Faber, How is the Topic of Intersex Athletes in Elite Sports Positioned in Academic Literature Between January 2000 and July 2022 ? A Systematic Review, Sports Medicine - Open (2022) 8 :130. Ces auteurs estiment, sur le fondement d’une analyse systématique de la littérature publiée entre 2000 et 2022, que la recherche concernant les athlètes intersexes souffre d’un manque d’information, notamment sur les avantages compétitifs fournis par différents types de DSD.

[7] Date de conversion 21 décembre 2021 (date de la demande).

[8] Joshua Rothman, « The Equality Conundrum », The New Yorker, 6 janvier 2020. Voir également, dans la littérature consacrée au sport, Irena Martínková, « Unisex sports: challenging the binary », Journal of the Philosophy of Sport 47:2 (2020) ; Andria Bianchi, « Transgender Women in Sport », Journal of the Philosophy of Sport 44:2 (2017) ; Lynley Anderson, Taryn Knox et Alison Heather, « Trans-athletes in Elite Sport: Inclusion and Fairness », Emerging Topics in Life Sciences (2019) ; Roslyn Kerr et Camilla Obel, « Reassembling Sex: Reconsidering Sex Segregation Policies in Sport », International Journal of Sport Policy and Politics 10:2 (2018) ; Matteo Winkler et Giovanna Gilleri, « Of Athletes, Bodies, and Rules », Journal of Law, Medicine & Ethics 49:4 (2021).

[9] Association médicale mondiale, L’AMM exhorte les médecins à refuser d’appliquer les conditions d’admissibilité des athlètes féminines de l’IAAF, 25 avril 2019.

[10] Association médicale mondiale, Les représentants des médecins réaffirment leur opposition au règlement de l’IAAF, 15 mai 2019. Voir également une déclaration récente de l’American Medical Association (AMA) :

« La nouvelle politique de l’AMA est une réponse aux critères d’admissibilité établis par World Athletics. L’organe international de gouvernance des compétitions d’athlétisme impose aux athlètes féminines présentant des différences du développement sexuel et aux athlètes transgenres de juguler leur taux de testostérone naturellement élevé comme condition préalable pour concourir avec les autres athlètes féminines. Pour définir ses critères d’admissibilité, World Athletics s’est appuyée en grande partie sur une étude de 2017 dont il a depuis lors été reconnu qu’elle était viciée. Alors même que les auteurs de l’étude ont admis qu’il n’était pas possible d’établir une relation de causalité entre un taux de testostérone élevé et un avantage compétitif chez les athlètes féminines de haut niveau, World Athletics n’a pas modifié ses critères d’admissibilité. »

[11] Comité international olympique, Cadre du CIO sur l’équité, l’inclusion et la non‑discrimination sur la base de l’identité sexuelle et de l’intersexuation, 16 novembre 2021.


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