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You are here: BAILII >> Databases >> European Court of Human Rights >> PAGERIE v. FRANCE - 24203/16 (Judgment : Preventive house arrest of a radicalized Islamist - Preliminary objection allowed : Fifth Section) French Text [2023] ECHR 65 (19 January 2023) URL: http://www.bailii.org/eu/cases/ECHR/2023/65.html Cite as: CE:ECHR:2023:0119JUD002420316, ECLI:CE:ECHR:2023:0119JUD002420316, [2023] ECHR 65 |
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CINQUIÈME SECTION
AFFAIRE PAGERIE c. FRANCE
(Requête no 24203/16)
ARRÊT
Art 2 P4 • Assignation à résidence préventive d’un islamiste radicalisé durant treize mois lors de l’état d’urgence à la suite des attentats terroristes, entourée de garanties procédurales suffisantes • Intensité de la mesure assortie de couvre-feu nocturne et d’obligation de se présenter trois fois par jour auprès des forces de l’ordre, sous peine d’emprisonnement • Prévisibilité de la loi • Contrôle juridictionnel efficace • Réexamen périodique de la nécessité de la mesure • Mesure proportionnée, n’empêchant pas une vie sociale et des relations avec l’extérieur
STRASBOURG
19 janvier 2023
Cet arrêt deviendra définitif dans les conditions définies à l’article 44 § 2 de la Convention. Il peut subir des retouches de forme.
En l’affaire Pagerie c. France,
La Cour européenne des droits de l’homme (cinquième section), siégeant en une Chambre composée de :
Síofra O’Leary, présidente,
Mārtiņš Mits,
Stéphanie Mourou-Vikström,
Lətif Hüseynov,
Lado Chanturia,
Mattias Guyomar,
Mykola Gnatovskyy, juges,
et de Victor Soloveytchik, greffier de section,
Après en avoir délibéré en chambre du conseil le 13 décembre 2022,
Rend l’arrêt que voici, adopté à cette date :
INTRODUCTION
1. La requête concerne une assignation à résidence prise dans le cadre de l’état d’urgence et une mesure individuelle de contrôle administratif et de surveillance (« la MICAS »). Le requérant invoque les articles 8, 9 et 14 de la Convention et l’article 2 du Protocole no 4.
PROCÉDURE
2. À l’origine de l’affaire se trouve une requête (no 24203/16) dirigée contre la République française, dont un ressortissant de cet État, M. David Pagerie (« le requérant »), a saisi la Cour le 26 avril 2016 en vertu de l’article 34 de la Convention de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales (« la Convention »).
3. Le requérant a été représenté par Me S. Khankan, avocat à Nantes. Le gouvernement français (« le Gouvernement ») a été représenté par ses agents, MM. F. Alabrune et B. Chamouard, respectivement directeur des affaires juridiques et sous-directeur des droits de l’homme au ministère de l’Europe et des Affaires étrangères.
4. La requête a été attribuée à la cinquième section de la Cour, conformément à l’article 52 § 1 du règlement de la Cour (« le règlement »). Le 15 décembre 2020, elle a été communiquée au Gouvernement défendeur.
5. Le 30 août 2022, la chambre de la cinquième section a décidé d’office de tenir une audience sur le fondement de l’article 54 § 5 du règlement. Celle‑ci s’est déroulée en public au Palais des droits de l’homme, à Strasbourg, le 18 octobre 2022.
Ont comparu :
– pour le Gouvernement :
M. B. CHAMOUARD, co-agent,
Mme M. BLANCHARD,
M. I. HERZOG,
Mme A. CAROLIN,
Mme P. LÉGLISE,
M. A. AMADORI,
Mme C. COLLIN, conseillers.
– pour le requérant
Me S. KHANKAN,
Me C. WAQUET, conseils.
6. La Cour a entendu M. Chamouard et Mes Waquet et Khankan en leurs déclarations, puis en leurs réponses aux questions de la Cour.
EN FAIT
I. La déclaration de l’État d’urgence à la suite des attentats du 13 novembre 2015
7. Dans la nuit du 13 au 14 novembre 2015, des attentats coordonnés, revendiqués par Daech, furent perpétrés à Saint‑Denis et à Paris, entraînant la mort de 130 personnes.
8. L’état d’urgence fut déclaré sur le territoire métropolitain et en Corse par un décret no 2015-1475 du 14 novembre 2015, pris en application de la loi du 3 avril 1955 (paragraphe 62 ci-dessous). Le décret no 2015‑1476 pris le même jour autorisa la mise en œuvre de mesures d’assignations à résidence (paragraphes 65‑72 ci-dessous) sur ce territoire.
9. L’état d’urgence fut prorogé par six lois successives, respectivement adoptées les 20 novembre 2015, 19 février 2016, 20 mai 2016, 21 juillet 2016, 19 décembre 2016 et 11 juillet 2017, après des avis favorables du Conseil d’État. Il s’acheva le 1er novembre 2017.
10. Selon les éléments fournis par le Gouvernement français, dix-huit attentats furent commis ou tentés sur le territoire français au cours de cette période. Cinq d’entre eux eurent des conséquences fatales. À cet égard, l’attentat commis à Nice le 14 juillet 2016 fut particulièrement meurtrier. Par ailleurs, trente-deux autres projets d’attentat furent déjoués.
II. Les circonstances de l’espèce
11. Le requérant est un ressortissant français né en 1988. Il réside à Verrières-en-Anjou.
A. Les mesures prises à l’égard du requérant
12. Le requérant fut assigné à résidence, entre le 22 novembre 2015 et le 11 juin 2017, par cinq arrêtés successifs du ministre de l’Intérieur. Il fut incarcéré du 5 août 2016 au 18 janvier 2017, puis du 11 juin au 15 novembre 2017. En dehors de la première de ces deux périodes, l’assignation à résidence s’exécuta de façon continue. Il fit ensuite l’objet d’une mesure individuelle de contrôle administratif et de surveillance (MICAS, voir paragraphes 87‑89 ci-dessous).
1. La première période d’assignation à résidence
a) L’arrêté du 22 novembre 2015
13. Par un arrêté du 22 novembre 2015, le ministre de l’Intérieur assigna le requérant à résidence sur le territoire de la commune d’Angers, en lui interdisant de quitter son domicile entre 20 heures et 6 heures et l’obligeant à se présenter trois fois par jour à l’hôtel de police d’Angers (à 9 heures, 14 heures et 19 heures), y compris les jours fériés ou chômés.
14. Les motifs de cet arrêté sont les suivants :
« (...) Considérant que, au regard de la gravité de la menace terroriste sur le territoire national, à la suite des attentats du 13 novembre 2015 et compte tenu de son comportement, M. David PAGERIE (...) entre dans le champ de [l’article 6 de la loi du 3 avril 1955 modifiée] ; qu’en effet, alors qu’il était incarcéré en 2012 au centre de détention d’Argentan (61), l’intéressé a attiré l’attention de l’administration pénitentiaire par sa pratique particulièrement radicale de l’islam, religion à laquelle il est converti en 2007 ; qu’adoptant un comportement provocateur, il s’est montré parfois violent et ouvertement favorable aux thèses islamistes en faveur de l’application de la charia ; qu’en juin 2012, il a entamé une correspondance avec Mohamed ACHAMLANE, ex-leader alors incarcéré du groupe Forsane Alizza, groupuscule constitué en août 2010, qui a rapidement gagné en visibilité au sein de la mouvance islamiste, notamment grâce à des communications quotidiennes sur son site Internet “forsane-alizza.com” et à un positionnement ouvertement hostile à l’Occident et antisémite ; qu’agrégeant à un discours de contestation très virulent des références à l’islam jihadiste, “Forsane Alizza” affichait clairement comme objectifs l’instauration du califat et l’application de la charia en France ; qu’il a été dissous par décret le 1er mars 2012 et son site Internet fermé ; que M. David PAGERIE a été élargi du centre de détention le 18 août 2015 ;
Considérant que compte tenu de la gravité de la menace qu’il représente pour l’ordre et la sécurité publics, il y a lieu de l’assigner à résidence dans un périmètre restreint, de le soumettre à l’obligation de se présenter trois fois par jour auprès de l’hôtel de police d’Angers (49), et de lui désigner une plage horaire pendant laquelle il doit demeurer dans les locaux où il réside ; (...) »
15. Cette mesure de police administrative fut mise en œuvre à compter du 25 novembre 2015.
b) Les arrêtés des 24 février 2016 et 24 mai 2016
16. La mesure d’assignation à résidence fut renouvelée par deux arrêtés en date des 24 février et 24 mai 2016. Ses modalités d’exécution furent reprises à l’identique. Aux motifs initiaux, le ministre de l’Intérieur ajouta les éléments suivants.
17. En ce qui concerne l’arrêté du 24 février 2016, il précisa, après avoir relevé que M. Achamlane (paragraphe 14 ci‑dessus) avait été condamné à neuf ans d’emprisonnement pour des faits d’association de malfaiteurs en relation avec une entreprise terroriste en juillet 2015, que :
« (...) Considérant que depuis son assignation à résidence, M. PAGERIE David a tenu publiquement dans la presse locale des propos confirmant son adhésion à des thèses radicales, refusant de condamner les attentats terroristes qui ont eu lieu en France en janvier et novembre 2015 ; (...) »
18. En ce qui concerne l’arrêté du 24 mai 2016, il précisa en outre que :
« (...) Considérant que depuis son assignation à résidence, M. PAGERIE David (...) a également approuvé et légitimé les attentats perpétrés à Bruxelles le 22 mars 2016, se disant lui-même prêt à mener des actions violentes s’il avait des armes ;
Considérant qu’après réexamen de la situation de M. David PAGERIE et dans le contexte de la persistance d’une menace terroriste à un niveau élevé conjuguée à la tenue de deux événements sportifs d’une ampleur exceptionnelle, il existe toujours des raisons sérieuses de penser que l’intéressé constitue une menace pour l’ordre et la sécurité publics ; que par suite, il y a lieu de le maintenir assigné à résidence sur le territoire de la commune d’Angers ; (...) »
c) L’interdiction de séjour ordonnée pour la journée du 4 juillet 2016
19. Par un arrêté préfectoral du 20 juin 2016, le requérant fit l’objet d’une mesure distincte d’interdiction de séjour sur une partie du territoire de la commune d’Angers pour la journée du 4 juillet 2016, à l’occasion du passage du Tour de France.
d) L’interdiction de contact ordonnée par l’arrêté du 22 juillet 2016
20. Par un arrêté du 22 juillet 2016, le ministre de l’Intérieur compléta les mesures ordonnées à l’encontre du requérant par une interdiction d’entrer en contact avec M. Mario Nadir ainsi motivée :
« (...) Considérant que M. David PAGERIE fréquente M. Mario NADIR (...) depuis qu’ils ont été incarcérés à la même période en février 2013 au centre de détention d’Argentan (61) ; que ce dernier a été jugé en 2010 pour tentative de meurtre à l’encontre d’un fonctionnaire de police et qu’il a été condamné à 7 ans d’emprisonnement pour violences volontaires aggravées ; qu’il existe ainsi des raisons sérieuses de penser que son comportement constitue une menace pour la sécurité et l’ordre publics ; qu’il y a lieu, par suite, d’interdire à M. PAGERIE de se trouver en relation, directement ou indirectement, avec M. Mario NADIR ; (...) »
2. La première incarcération du requérant
21. Le 4 août 2016, le domicile du requérant fit l’objet d’une perquisition administrative. Sur place, les forces de l’ordre saisirent un document manuscrit comportant des adresses de stades de football, une coupure de presse relative à l’article consacré aux déclarations du requérant (paragraphe 17 ci-dessus), un ordinateur portable dissimulé dans un faux plafond et un téléphone mobile.
22. L’exploitation de ce téléphone révéla que son utilisateur s’était abonné à un compte relayant de la propagande jihadiste au moyen d’une application de messagerie chiffrée. Il fut établi que le téléphone et l’ordinateur saisis avaient été utilisés pour lire les fichiers diffusés par ce canal. Ceux-ci comprenaient des images des attentats perpétrés à Paris, à Magnanville, et à Bruxelles, des vidéos d’exécutions sommaires et d’enfants en armes ou fréquentant des écoles coraniques, ainsi que des chants guerriers appelant à la haine et à la violence à l’encontre de l’Occident.
23. Entendu par les forces de l’ordre, M. Nadir confirma avoir rencontré le requérant à plusieurs reprises et indiqua que celui-ci lui avait montré des vidéos de décapitation et des scènes de combat.
24. Le requérant fut poursuivi en comparution immédiate pour violation de l’interdiction d’entrer en relation avec M. Nadir prévue par l’arrêté du 22 juillet 2016, d’une part, et pour consultation habituelle d’un service en ligne mettant à disposition des messages, images ou représentations provoquant à des actes de terrorisme ou en faisant l’apologie, d’autre part.
25. Il fut placé en détention provisoire le 5 août 2016.
26. Par jugement du 14 septembre 2016, le tribunal correctionnel d’Angers transmit une question prioritaire de constitutionnalité portant sur le texte d’incrimination de ce second délit, alors prévu à l’article 421‑2‑5‑2 du code pénal. Sans surseoir à statuer, il déclara le requérant coupable des deux délits visés à la prévention, le condamna à deux ans d’emprisonnement, le maintint en détention et ordonna la confiscation des biens saisis.
27. Le requérant interjeta appel et resta détenu jusqu’au 18 janvier 2017.
28. Par une décision no 2016-611 QPC du 10 février 2017, le Conseil constitutionnel déclara l’article 421‑2‑5‑2 du code pénal, dans sa rédaction issue de la loi du 3 juin 2016, contraire à la Constitution.
29. En conséquence, la cour d’appel d’Angers, statuant sur l’appel du requérant par un arrêt du 23 février 2017, le relaxa de ce chef et le condamna pour le surplus à six mois d’emprisonnement. Elle ordonna la restitution des biens saisis.
3. La seconde période d’assignation à résidence
30. Libéré le 18 janvier 2017, le requérant fit l’objet d’une nouvelle mesure d’assignation à résidence le jour même.
a) L’arrêté du 18 janvier 2017 et ses modifications ultérieures
31. S’étant retrouvé sans logement à sa libération du centre pénitentiaire de Rennes–Vezin-le-Coquet, le requérant fut d’abord assigné à résidence à Rennes par un arrêté du 18 janvier 2017. Il fut obligé de se présenter périodiquement à l’hôtel de police et de remettre son passeport ou tout document justificatif de son identité contre récépissé.
32. En complément des motifs sur lesquels reposaient les précédentes mesures, le nouvel arrêté se fonda sur le résultat de la perquisition administrative effectuée le 4 août 2016 (paragraphes 21‑22 ci-dessus), sur les faits ayant entraîné sa condamnation du 14 septembre 2016 (paragraphe 26 ci-dessus), et sur les éléments suivants :
« (...) Considérant que, durant son incarcération au centre pénitentiaire de Rennes–Vézin-le-Coquet (35), M. David PAGERIE s’est rapproché de l’islamiste radical algérien Djamel BEGHAL, incarcéré dans le même centre pénitentiaire, et condamné le 15 mars 2005 à 10 ans d’emprisonnement pour association de malfaiteurs en vue de la préparation d’un acte de terrorisme et le 20 décembre 2013 à 10 ans d’emprisonnement dans le cadre d’un projet criminel d’envergure comprenant l’évasion de deux individus du Centre pénitentiaire de Clairvaux ; (...) »
33. Par un arrêté modificatif du 19 janvier 2017, le requérant fut assigné à résidence à Angers. Il fut astreint à demeurer dans son domicile tous les jours de 20 heures à 6 heures et à se présenter trois fois par jour (à 9 heures, 14 heures et 19 heures) à l’hôtel de police d’Angers, y compris les jours fériés ou chômés. En outre, il lui fut interdit d’entrer en contact avec M. Nadir. Enfin, l’obligation de remise d’un justificatif d’identité fut maintenue.
34. Par un nouvel arrêté modificatif du 25 janvier 2017, le domicile du requérant fut modifié. À compter de cette date, il fut logé dans une chambre d’hôtel à Angers.
b) L’arrêté du 27 mars 2017 portant prolongation de l’assignation à résidence du requérant au-delà de douze mois
35. L’assignation à résidence du requérant fut renouvelée selon les mêmes modalités par un arrêté du 27 mars 2017.
36. Cette décision fut spécialement motivée au regard de la durée totale de la mesure, qui excédait douze mois. Outre le rappel de l’ensemble des faits précédemment invoqués, l’arrêté s’appuya sur les éléments suivants :
« (...) Considérant (...) qu’alors qu’il était incarcéré en 2013, il a tenu des propos non équivoques sur sa volonté, à sa sortie de prison, de s’engager dans le jihad à l’étranger ; (...) qu’en janvier 2015, alors qu’il était à nouveau incarcéré à la maison d’arrêt de Laval, il s’est conforté dans un processus de radicalisation, refusant tout contact avec le personnel féminin de la maison d’arrêt et demandant la suppression du poste de télévision de sa cellule ;
(...) Considérant qu’une perquisition administrative menée à son domicile le 4 août 2016 a mis en évidence que l’intéressé consultait des sites Internet faisant l’apologie du terrorisme ; que ces consultations constituant alors un délit, l’intéressé a été condamné à deux ans de prison (...) ; que si la consultation des sites faisant l’apologie du terrorisme n’est aujourd’hui plus pénalisée, à la suite de la décision du Conseil constitutionnel du 10 février 2017, les faits ayant justifié cette condamnation n’en sont pas moins établis et inquiétants ;
Considérant que replacé sous assignation à résidence à sa sortie de prison, M. David PAGERIE a multiplié les propos violents et les provocations à l’encontre des représentants de l’État ; qu’ainsi, le 11 février 2017, soit le lendemain de la décision du Conseil constitutionnel précitée, il a contacté téléphoniquement la gendarmerie d’Angers (49) et a adressé un courrier au procureur général près la cour d’appel d’Angers (49) pour les interroger sur la licéité de la consultation de vidéos d’égorgement ; que le même jour, lors de l’une de ses présentations au commissariat de police, il a refusé de se soumettre aux vérifications à l’aide de détecteur de métaux et devant le refus des fonctionnaires de police de le laisser entrer, il a ouvert brutalement la porte et a craché en leur direction ;
Considérant par ailleurs que l’intéressé a été condamné le 23 février 2017 à une peine de six mois d’emprisonnement, non assortie d’un mandat de dépôt, pour non-respect de son assignation à résidence ;
Considérant que, au regard de la gravité des faits ayant justifié l’assignation à résidence de l’intéressé et ses renouvellements successifs et des éléments nouveaux démontrant l’implication toujours actuelle de M. David PAGERIE dans la mouvance radicale, il existe des raisons sérieuses de penser que le comportement de l’intéressé constitue toujours une menace d’une particulière gravité pour la sécurité et l’ordre publics ; que, par suite, il y a lieu de prolonger l’assignation à résidence de M. David PAGERIE pour une durée de trois mois ; (...) »
c) Le rejet d’une demande d’aménagement par décision du 30 mars 2017
37. Le 30 mars 2017, le ministre de l’Intérieur rejeta une demande du requérant tendant à la suppression temporaire de son obligation de pointage. Il considéra en effet qu’il ne résultait pas du certificat médical produit que son état de santé était incompatible avec les déplacements imposés entre son lieu d’assignation à résidence et le commissariat d’Angers.
38. Le 11 juin 2017, l’exécution de la mesure fut interrompue par une nouvelle incarcération du requérant.
4. La seconde incarcération du requérant
39. Le 9 juin 2017, les forces de l’ordre apprirent que le requérant se rendait régulièrement dans une piscine située dans une commune limitrophe d’Angers. Il fut interpellé et son téléphone fut saisi. Un examen technique de l’appareil permit de retrouver de nouvelles vidéos de propagande dans les données d’une application de messagerie chiffrée. L’une d’entre elles décrivait comment fabriquer une bombe. Une autre était relative à une exécution par décapitation.
40. Déféré le 11 juin 2017, le requérant fut poursuivi en comparution immédiate pour non-respect de son assignation à résidence et consultation habituelle d’un service en ligne faisant l’apologie ou provoquant à des actes de terrorisme, l’article 421-2-5-2 du code pénal incriminant ce second délit ayant été modifié par la loi du 28 février 2017 à la suite de la décision du Conseil constitutionnel du 10 février 2017. Il fut placé en détention provisoire par ordonnance du juge des libertés et de la détention du même jour.
41. Par un jugement du 13 juillet 2017, le tribunal correctionnel d’Angers transmit à nouveau une question prioritaire de constitutionnalité portant sur la nouvelle rédaction de l’article 421‑2‑5‑2 du code pénal. Sans surseoir à statuer, il relaxa le requérant de ce chef, estimant qu’il n’était pas établi qu’il avait consulté les fichiers retrouvés sur son téléphone. Elle le condamna pour le surplus à six mois d’emprisonnement, ordonna son maintien en détention et prononça une peine complémentaire de confiscation.
42. Le requérant forma un appel limité à la seule peine de confiscation. La cour d’appel d’Angers l’infirma partiellement le 9 novembre 2017.
43. L’incarcération du requérant prit fin le 15 novembre 2017.
44. Par une décision no 2017‑682 QPC du 15 décembre 2017, le Conseil constitutionnel déclara l’article 421-2-5-2 du code pénal, dans sa rédaction issue de la loi du 28 février 2017, contraire à la Constitution.
5. La MICAS ordonnée à l’égard du requérant
45. Le 14 novembre 2017, une MICAS fut ordonnée à l’encontre du requérant. À ce titre, il lui fut notamment interdit de quitter Angers et il fut contraint de se présenter une fois par jour à l’hôtel de police. Ces obligations furent renouvelées à deux reprises, et eurent une durée totale de neuf mois.
B. Les recours juridictionnels exercés par le requérant
46. Le requérant exerça de multiples recours à l’encontre des décisions précitées. Tous furent rejetés par les juridictions administratives.
1. Les requêtes en référé-suspension
47. Par deux requêtes distinctes, le requérant demanda au juge des référés la suspension de l’exécution des arrêtés du 22 novembre 2015 et du 26 février 2016 sur le fondement de l’article L. 521-1 du code de justice administrative. Sa première requête fit l’objet d’un non-lieu à statuer le 29 février 2016. La seconde fut rejetée le 11 mars 2016 en l’absence de doute sérieux sur la légalité de la décision attaquée.
48. Le requérant ne se pourvut pas en cassation contre ces ordonnances.
2. Les requêtes en référé-liberté
49. Il présenta par ailleurs cinq requêtes distinctes devant le juge des référés des tribunaux administratifs de Nantes et Rennes aux fins de suspension de l’exécution des arrêtés des 22 novembre 2015, 24 mai 2016, 18 janvier 2017 et 27 mars 2017 et de la décision du 30 mars 2017 sur le fondement de l’article L. 521-2 du code de justice administrative.
50. Il soutint que ces décisions avaient porté une atteinte grave et manifestement illégale à sa liberté d’aller et venir et invoqua sommairement la méconnaissance de l’article 8 de la Convention dans l’une de ses requêtes. Il se prévalut par ailleurs d’erreurs manifestes d’appréciation et d’erreurs de droit. À compter d’avril 2017, il soutint en outre que les modalités de son obligation de pointage étaient devenues inadaptées au regard de la dégradation de son état de santé.
51. Ces requêtes furent rejetées par quatre ordonnances en date des 29 janvier et 4 juillet 2016, et des 26 janvier et 10 avril 2017, cette dernière étant relative à ses demandes de suspension de l’exécution de l’arrêté du 27 mars 2017 et de la décision de refus d’aménagement du 30 mars 2017.
52. Le requérant releva appel des ordonnances du 29 janvier 2016 et du 10 avril 2017. Il persista à soutenir que les mesures critiquées portaient une atteinte grave et manifestement illégale à sa liberté d’aller et venir, mais s’abstint d’invoquer une atteinte à son droit au respect de la vie privée et familiale.
53. Le juge des référés du Conseil d’État rejeta le premier appel du requérant, relatif à l’arrêté du 22 novembre 2015, par une ordonnance du 10 février 2016 ainsi motivée :
« 6. Considérant qu’il résulte de l’instruction que le ministre de l’intérieur s’est fondé, pour prendre la mesure contestée, à l’appui notamment d’une “note blanche” des services de renseignement soumise au débat contradictoire, sur ce que M. Pagerie s’est signalé, lors de son incarcération en 2012, par sa pratique radicale de la religion, son comportement parfois violent et son engagement ouvertement favorable aux thèses islamistes ; qu’il a engagé une correspondance avec M. Mohamed Achamlane, condamné à 9 ans d’emprisonnement pour association de malfaiteurs en relation avec une entreprise terroriste, ancien dirigeant du groupe Forsane Alizza, dissous par décret le 1er mars 2012, compte tenu de son positionnement hostile à l’Occident, antisémite et favorable aux thèses “djihadistes” ; que le ministre a également fait état des propos tenus par M. Pagerie dans la presse et confirmant sa radicalisation ;
7. Considérant que M. Pagerie, qui ne s’est pas présenté à l’audience tenue par le juge du référé du Conseil d’État sur sa saisine, n’a apporté aucun élément au soutien de sa requête ; qu’il n’a pas remis pas en cause l’existence d’échanges épistolaires avec M. Mohamed Achamlane, dirigeant du groupe Forsane Alizza, condamné pour avoir programmé des attentats terroristes en France ; qu’il a tenu publiquement, dans le cadre d’un entretien avec la presse locale, postérieur à la mesure d’assignation, des propos confirmant son adhésion à des thèses radicales, refusant de condamner les attentats terroristes qui ont eu lieu en France en janvier et novembre 2015 ; qu’eu égard à l’ensemble des éléments ainsi recueillis, il n’apparaît pas, en l’état de l’instruction, qu’en prononçant l’assignation à résidence de M. Pagerie au motif qu’il existait de sérieuses raisons de penser que son comportement constitue une menace grave pour la sécurité et l’ordre publics et en en fixant les modalités d’exécution, le ministre de l’intérieur, conciliant les différents intérêts en présence, ait porté une atteinte grave et manifestement illégale à une liberté fondamentale ;
8. Considérant qu’il résulte de ce qui précède que M. Pagerie n’est pas fondé à soutenir que c’est à tort que, par l’ordonnance attaquée, le juge des référés du tribunal administratif de Nantes a rejeté sa demande ; »
54. Dans son second appel portant sur l’arrêté du 27 mars 2017 et sur la décision du 30 mars 2017, le requérant se borna à invoquer une atteinte manifestement illégale à sa liberté de circulation. Son recours fut examiné par le juge des référés du Conseil d’État statuant en formation collégiale, et rejeté par une ordonnance du 19 mai 2017. Après avoir rappelé l’office du juge des référés dans le cadre du contrôle des mesures d’assignation à résidence prises sur le fondement de l’article 6 de la loi du 3 avril 1955 (paragraphe 77 ci-dessous), le Conseil d’État retint les éléments suivants :
« 6. En premier lieu, le ministre de l’intérieur s’est fondé, pour prendre la mesure contestée de renouvellement d’assignation à résidence, à l’appui notamment d’une “note blanche” des services de renseignement soumise au débat contradictoire, sur ce que M. Pagerie s’est signalé, lors de son incarcération en 2012, par sa pratique radicale de la religion, son comportement parfois provocateur, son engagement ouvertement favorable aux thèses islamistes et sa volonté exprimée à sa sortie de prison de s’engager dans le jihad. Il a ainsi engagé une correspondance avec M. Mohamed Achamlane, condamné à 9 ans d’emprisonnement pour association de malfaiteurs en relation avec une entreprise terroriste, ancien dirigeant du groupe “Forsane Alizza”, dissout par décret le 1er mars 2012, compte tenu de son positionnement hostile à l’Occident, antisémite et favorable aux thèses jihadistes. En outre, lors de son incarcération entre le 5 août 2016 et le 18 janvier 2017 au centre pénitentiaire de Rennes–Vézin-le-Coquet, il aurait eu des contacts avec l’islamiste radical algérien Djamel Beghal, également incarcéré dans ce même centre pénitentiaire et condamné pour association de malfaiteurs en vue de la préparation d’un acte de terrorisme ainsi que pour organisation d’un projet d’évasion de deux individus du centre pénitentiaire de Clairvaux. Le ministre a également fait état des propos tenus par M. Pagerie publiquement, dans le cadre d’un entretien avec la presse locale, postérieur à la mesure initiale d’assignation, confirmant son adhésion à des thèses radicales et refusant de condamner les attentats terroristes qui ont eu lieu en France en janvier et novembre 2015 et à Bruxelles en mars 2016.
7. Au regard de l’ensemble de ces éléments, dont la matérialité n’a pas été contestée par le requérant, ainsi que des échanges tant au cours de l’instruction écrite que de l’audience, il apparaît que le comportement de M. Pagerie, qui n’a manifesté aucune volonté de rompre ses liens avec l’islamisme radical, constitue une menace d’une particulière gravité pour l’ordre et la sécurité publics.
8. En second lieu, au cours des douze mois précédant la mesure contestée de renouvellement de son assignation à résidence, M. Pagerie a fait l’objet d’une perquisition administrative le 4 août 2016 à la suite de laquelle il a été placé en détention provisoire, le 5 août 2016, dans le cadre d’une procédure de comparution immédiate puis condamné, par jugement correctionnel du tribunal de grande instance d’Angers du 14 septembre 2016, à deux ans de prison pour, d’une part, être entré en relation avec M. Mario Nadir le 31 juillet 2016 malgré l’interdiction prononcée dans le cadre de son assignation à résidence, d’autre part, avoir procédé à la consultation entre le 3 juin et le 3 août 2016 d’un service de communication au public en ligne mettant à disposition des messages, images ou représentations provoquant à des actes de terrorisme ou en faisant l’apologie. Il ressort notamment du jugement correctionnel que M. Pagerie s’est abonné à un groupe sur la messagerie cryptée Telegram diffusant des messages, chants guerriers et vidéos de l’organisation Daech faisant l’apologie du terrorisme, grâce auquel il a visionné de nombreuses images des attentats réalisés sur le territoire français et européen, et des vidéos de propagande menaçant la France ou montrant des exécutions sommaires. M. Pagerie a fait l’objet d’une décision, par un arrêt de la cour d’appel d’Angers du 23 février 2017, (...) de relaxe sur le second chef, à la suite de la décision du Conseil constitutionnel no 2016-611 QPC du 10 février 2017 déclarant contraire à la Constitution l’article 421-2-5-2 du code pénal qui en constituait le fondement. Néanmoins, aussi bien le non-respect par M. Pagerie des conditions de son assignation à résidence que la consultation d’une messagerie en ligne faisant l’apologie du terrorisme et d’actes de barbarie, alors même que ces faits ont fait l’objet d’une relaxe, constituent des éléments nouveaux ou complémentaires survenus ou révélés au cours des douze derniers mois de nature à justifier la prolongation de l’assignation à résidence de M. Pagerie.
9. En troisième lieu, l’assignation à résidence de Pagerie à Angers est faite dans un hôtel mis à disposition par l’administration. Les obligations de demeurer à son domicile de 20 heures 30 à 6 heures et de se présenter au commissariat de la ville à 9 heures, 14 heures et 19 heures, n’imposent pas de contraintes excessives au regard de l’intérêt qu’elles présentent. La production d’un certificat médical en date du 18 mars 2017 selon lequel l’intéressé présente des troubles de la marche rendant incompatible le déplacement trois fois par jour, alors qu’il résulte de l’instruction qu’à la suite de cette affection et jusqu’au 1er avril 2017, les fonctionnaires de police ont aménagé ses obligations de pointage en se déplaçant à son domicile, n’est pas étayée de précisions suffisamment récentes pour faire apparaître comme disproportionnées les contraintes qui lui sont imposées. Dans ces conditions et en dépit de la durée de l’assignation à résidence dont il est l’objet, il apparaît que l’administration prend en compte l’ensemble des contraintes qui s’attachent à celle-ci, sans imposer à l’intéressé d’obligations excessives. »
55. Le requérant présenta ultérieurement trois référés-liberté à l’encontre de la MICAS prise à son égard et de ses deux renouvellements. Ces référés furent rejetés, de même que les appels dirigés contre les ordonnances de rejet, le Conseil d’État ayant statué en dernier lieu sur ces appels le 5 juillet 2018.
3. Les recours pour excès de pouvoir
56. Sur le fond, le requérant demanda l’annulation pour excès de pouvoir des arrêtés des 22 novembre 2015, des 24 février, 24 mai et 22 juillet 2016, et des 18 janvier et 27 mars 2017, ainsi que celle de la décision de refus d’aménagement de son obligation de pointage du 30 mars 2017 par sept requêtes distinctes.
57. Il soutint notamment que l’arrêté du 22 novembre 2015 avait méconnu l’article 2 du Protocole no 4 et l’article 8 de la Convention.
a) Le jugement du tribunal administratif de Nantes du 13 février 2018
58. Ces sept requêtes furent jointes et rejetées par un jugement du tribunal administratif de Nantes en date du 13 février 2018, ainsi motivé :
« Sur la requête [relative à l’arrêté du 22 novembre 2015] :
(...)
7. Considérant (...) qu’il ressort d’une note blanche des services de renseignement, produite par le ministre de l’intérieur et soumise au débat contradictoire, qu’ainsi qu’il a été dit au point 3, M. Pagerie, en 2012, alors qu’il était détenu, s’est rapproché de M. Achamlane, ex-leader du groupe islamiste Forsane Alizza, avec lequel il a engagé une correspondance ; que M. Achamlane a été condamné, par un jugement rendu le 10 juillet 2015 par le tribunal correctionnel de Paris, à neuf ans d’emprisonnement ferme pour association de malfaiteurs en relation avec une entreprise terroriste ; qu’au surplus, M. Pagerie a attiré l’attention sur lui par sa pratique radicale de l’islam et ses déclarations ouvertement favorables aux thèses islamistes en faveur de l’application de la charia ; que le requérant ne remet pas sérieusement en cause ces éléments suffisamment circonstanciés dont la matérialité est ainsi établie ; que, dès lors, au vu de l’ensemble des éléments de fait ainsi relevés et alors que durant les jours ayant suivi la déclaration de l’état d’urgence, la menace de nouveaux actes terroristes était particulièrement élevée, le ministre de l’intérieur, à qui il appartient dans le cadre de la loi du 3 avril 1955 d’assurer la préservation de la sécurité et de l’ordre publics, a pu estimer, sans commettre d’erreur d’appréciation, qu’il existait, au 22 novembre 2015, des raisons sérieuses de penser que le comportement de M. Pagerie constituait une menace pour la sécurité et l’ordre publics et a pu, par suite, légalement décider, par l’arrêté attaqué, l’assignation à résidence du requérant jusqu’au 26 février 2016 sans méconnaître l’article 6 précité de la loi du 3 avril 1955 ;
8. Considérant, en quatrième lieu, que si l’arrêté attaqué a eu pour effet de contraindre M. Pagerie, jusqu’au 26 février 2016, à se rendre trois fois par jour au commissariat d’Angers et à rester sur le territoire de cette commune en demeurant à son domicile entre 20 heures et 6 heures, l’intéressé ne précise pas dans quelle mesure ces contraintes l’auraient empêché de rechercher un emploi ; qu’en outre, l’intéressé ne justifie pas avoir demandé au préfet de Maine-et-Loire, comme il en avait la possibilité, de l’autoriser à se déplacer en dehors du territoire de la commune d’Angers, notamment en vue de la recherche ou de l’exercice effectifs d’une activité professionnelle ; que la mesure d’assignation à résidence était ainsi adaptée, nécessaire et proportionnée à la finalité qu’elle poursuivait ;
9. Considérant, en cinquième lieu, que la possibilité de prendre une mesure d’assignation à résidence sur le fondement de l’article 6 de la loi du 3 avril 1955 n’est pas incompatible, compte tenu des motifs ayant justifié la déclaration de l’état d’urgence, avec les stipulations de l’article 2 du Protocole no 4 additionnel à la convention européenne de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales (...) ; que, par suite et en tout état de cause, M. Pagerie ne peut utilement soutenir que le ministre de l’intérieur aurait méconnu les stipulations précitées ;
10. Considérant, en sixième lieu, que si M. Pagerie soutient que l’arrêté attaqué l’a empêché de rendre visite aux autres membres de sa famille résidant en dehors d’Angers, il ne précise ni la nature des liens qui le rattacheraient à ces personnes, ni leur lieu de résidence ; qu’il ne soutient, ni même n’allègue que ces personnes auraient été dans l’impossibilité de lui rendre visite à Angers ; qu’il n’est, par suite et en tout état de cause, pas fondé à soutenir que le ministre, en prononçant à son encontre l’assignation à résidence attaquée, aurait méconnu les stipulations de l’article 8 de la convention européenne de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales ;
(...)
Sur la requête [relative à l’arrêté du 24 février 2016] :
(...)
14. Considérant, en second lieu, que le ministre de l’intérieur, pour justifier sa décision du 24 février 2016 de prolonger l’assignation à résidence de M. Pagerie, produit un article paru le 2 février 2016 dans le journal « Le Courrier du Maine », reproduisant les réponses apportées par l’intéressé aux questions d’un journaliste ; qu’il ressort notamment de ces réponses, dont la teneur n’est pas contestée, que l’intéressé avait refusé de condamner les attentats terroristes commis en France en novembre 2015 et soutenu que la Marseillaise constituait une apologie du terrorisme ; que ces propos, dont il n’est pas établi qu’ils n’auraient été tenus qu’afin de provoquer les lecteurs dudit journal, manifestent une adhésion constante du requérant aux thèses de l’islamisme radical ; que, dans ces conditions, le ministre de l’intérieur a pu, sans commettre d’erreur d’appréciation, eu égard à l’ensemble des informations dont il disposait, se fonder notamment sur ces propos pour estimer qu’il existait encore, à la date du 24 février 2016, des raisons sérieuses de penser que le comportement de M. Pagerie présentait un danger pour l’ordre et la sécurité publics ;
(...)
Sur la requête [relative à l’arrêté du 24 mai 2016] :
(...)
18. Considérant, en second lieu, qu’il ressort des pièces du dossier que, pour prendre la décision attaquée d’assignation à résidence sur le fondement de l’article 6 de la loi du 3 avril 1955, le ministre de l’intérieur a notamment pris en compte les éléments mentionnés dans une note blanche des services de renseignement, versée au débat contradictoire, selon laquelle M. Pagerie, qui avait approuvé et légitimé les attentats perpétrés à Bruxelles le 22 mars 2016, se disant lui-même prêt à mener des actions violentes s’il avait des armes, apparaissait de plus en plus isolé, la violence de ses propos suscitant le rejet d’une partie de ses anciens coreligionnaires, et se rendait une fois par mois auprès de son conseiller d’insertion et de probation, sans jamais lui fournir le moindre justificatif de ses démarches pour retrouver de l’emploi, son évolution étant jugée particulièrement inquiétante au regard de son discours et de son attitude en général ; qu’en se bornant à opposer des dénégations de principe aux informations suffisamment circonstanciées relatées dans cette note, M. Pagerie ne conteste pas sérieusement leur exactitude ; que, par suite, le ministre a pu estimer, sans commettre d’erreur d’appréciation, qu’il existait toujours à la date du 24 mai 2016 des raisons sérieuses de penser que le comportement de M. Pagerie constituait une menace pour la sécurité et l’ordre publics justifiant le maintien de son assignation à résidence ;
(...)
Sur la requête [relative à l’arrêté du 22 juillet 2016] :
(...)
28. Considérant, en second lieu, que l’arrêté attaqué a été pris une semaine après la commission d’un attentat terroriste d’une particulière gravité sur la promenade des Anglais à Nice ayant causé de nombreuses victimes ; que cet événement atteste de ce que persistait à cette date une menace terroriste, à un niveau très élevé, sur le territoire français ; que, dès lors, pour les mêmes motifs que ceux mentionnés au point 18, le ministre de l’intérieur a pu, sans commettre d’erreur d’appréciation, estimer qu’il existait des raisons sérieuses de maintenir l’assignation à résidence de M. Pagerie, lequel se borne à reproduire l’argumentation qu’il a exposée dans sa requête no 1605409 à l’encontre de l’arrêté du ministre de l’intérieur du 24 mai 2016 ;
(...)
Sur la requête [relative à l’arrêté du 18 janvier 2017] :
(...)
31. Considérant qu’il ressort des pièces produites par le ministre de l’intérieur, qui ont été soumises au débat contradictoire, qu’une perquisition administrative réalisée le 4 août 2016 au domicile de M. Pagerie a révélé que l’intéressé recevait sur son téléphone portable, via l’application Telegram, des messages audio et vidéos diffusés par l’organisation Daech ; qu’il a été trouvé à l’occasion de cette perquisition, notamment, un document manuscrit comportant des adresses de stades de football français et un ordinateur portable dissimulé dans un faux plafond ; qu’il a également été établi que M. Pagerie avait reçu M. Nadir à son domicile, le 31 juillet 2016, malgré l’interdiction qui lui en était faite par le ministre de l’intérieur, et qu’ils avaient visionné ensemble entre février et mars 2016 des vidéos de décapitation ; que le requérant, condamné pour ces faits à deux ans d’emprisonnement par le tribunal correctionnel d’Angers, a été écroué au centre pénitentiaire de Rennes et, selon le ministre, s’est alors rapproché de M. Djamel Beghal, islamiste radical algérien alors incarcéré dans le même centre pénitentiaire ; que si M. Pagerie conteste ce rapprochement, les autres éléments rapportés ci-dessus démontrent, en tout état de cause, qu’il n’a manifesté, par son comportement, aucune volonté de rompre ses liens avec l’islamisme radical et qu’il existait toujours, à la date de l’arrêté attaqué, des raisons sérieuses de penser qu’il constituait une menace grave pour l’ordre et la sécurité publics ; que, dès lors, le moyen tiré de ce que l’arrêté attaqué serait entaché d’une erreur d’appréciation doit être écarté ;
(...)
Sur la requête [relative à l’arrêté du 27 mars 2017] :
(...)
35. Considérant que, pour justifier le renouvellement litigieux de l’assignation à résidence de M. Pagerie, le ministre de l’intérieur fait état, notamment, des éléments révélés par la perquisition administrative réalisée le 4 août 2016 au domicile du requérant, mentionnés au point 31, et de la violation par l’intéressé, le 31 juillet 2016, de l’interdiction qui lui avait été signifiée d’entrer en relation avec M. Nadir, violation ayant entraîné sa condamnation, par un arrêt de la Cour d’appel d’Angers du 23 février 2017, à une peine de six mois d’emprisonnement ; que M. Pagerie se borne à soutenir qu’il n’appartient pas à la mouvance extrémiste et essaye de se reconstruire après sa sortie de prison, sans contester précisément les faits qui lui sont personnellement imputés, lesquels ont été commis au cours de l’année précédant la prise de l’arrêté attaqué ; que, ce faisant, les allégations du requérant ne permettent pas d’infirmer celles du ministre de l’intérieur tendant à établir qu’à la date de l’arrêté attaqué, le comportement de l’intéressé pouvait constituer une menace d’une particulière gravité pour la sécurité et l’ordre publics ; que si M. Pagerie produit un certificat médical, daté du 18 mars 2017, selon lequel les douleurs importantes qu’il ressent au niveau d’un pied sont incompatibles avec l’obligation à laquelle il est soumis de se rendre trois fois par jour à l’hôtel de police d’Angers, ce seul certificat ne saurait suffire à établir, compte tenu notamment de la possibilité pour l’intéressé d’utiliser les transports en commun et le cas échéant des cannes anglaises, que l’obligation qui lui était faite de pointer trois fois par jour au commissariat était excessive ; qu’il suit de là que le ministre n’a commis aucune erreur d’appréciation ou erreur de droit, ni méconnu le principe de proportionnalité des mesures de police, en décidant de renouveler l’assignation à résidence au-delà de la durée totale de douze mois dans les conditions sus-rappelées ;
(...)
Sur la requête [relative à la décision du 30 mars 2017] :
(...)
38. Considérant qu’ainsi qu’il a été dit au point 35, il ne ressort pas des pièces du dossier, en particulier du certificat médical daté du 18 mars 2017, que la douleur à un pied dont se plaignait M. Pagerie, si elle justifiait la consultation d’un podologue, nécessitait un aménagement de l’obligation de pointer trois fois par jour imposée par l’administration à l’intéressé ; que ce dernier n’apporte en effet aucune précision établissant que la gravité de son affection était telle qu’elle rendait impossible le déplacement de son domicile jusqu’à l’hôtel de police d’Angers alors que le ministre fait valoir sans être contredit que le requérant devait marcher environ trois minutes pour se rendre de son domicile à l’arrêt de tramway le plus proche puis à nouveau six minutes pour parcourir la distance séparant l’arrêt de tramway le plus proche de l’hôtel de police de ce dernier ; que, dès lors et compte tenu de l’intérêt que présentait cette obligation de pointage trois fois par jour pour la préservation de l’ordre et la sécurité publics, M. Pagerie n’est pas fondé à soutenir que l’administration lui aurait imposé des obligations excessives ; (...) »
b) L’appel du requérant
59. Le requérant releva appel de ce jugement par sept requêtes distinctes. Il reprit les mêmes moyens et fit en outre valoir que les arrêtés des 24 février 2016, 24 mai 2016, 22 juillet 2016 et 18 janvier 2017 avaient méconnu l’article 8 de la Convention.
60. Par une ordonnance du 27 août 2018, le président de la cour administrative d’appel de Nantes rejeta ces requêtes d’appel comme étant manifestement dépourvues de fondement.
61. Le requérant ne se pourvut pas en cassation contre cette ordonnance.
III. Le cadre juridique et la pratique pertinents
A. Le droit interne et la pratique pertinents
1. L’état d’urgence
62. La loi no 55-385 du 3 avril 1955 détermine les conditions dans lesquelles l’état d’urgence peut être déclaré, ainsi que les pouvoirs de police qui sont exceptionnellement conférés aux préfets, au ministre de l’Intérieur et au Conseil des ministres dans ce cadre.
Les dispositions pertinentes de ce texte sont les suivantes :
Article 1
« L’état d’urgence peut être déclaré sur tout ou partie du territoire (...), soit en cas de péril imminent résultant d’atteintes graves à l’ordre public, soit en cas d’événements présentant, par leur nature et leur gravité, le caractère de calamité publique. »
Article 2
« L’état d’urgence est déclaré par décret en Conseil des ministres. Ce décret détermine la ou les circonscriptions territoriales à l’intérieur desquelles il entre en vigueur.
Dans la limite de ces circonscriptions, les zones où l’état d’urgence recevra application seront fixées par décret.
La prorogation de l’état d’urgence au-delà de douze jours ne peut être autorisée que par la loi. »
Article 3
« La loi autorisant la prorogation au-delà de douze jours de l’état d’urgence fixe sa durée définitive. »
63. L’article 4-1 de la loi du 3 avril 1955 impose par ailleurs aux autorités administratives d’informer sans délai l’Assemblée nationale et le Sénat des mesures prises dans le cadre de l’état d’urgence, et permet à ces derniers de requérir toute information complémentaire relative au contrôle et à l’évaluation de ces mesures. Depuis la loi no 2016‑987 du 21 juillet 2016, les actes pris en application de cette loi doivent leur être communiqués sans délai.
64. En pratique, ce contrôle parlementaire a incombé aux commissions permanentes des deux assemblées entre 2015 et 2017. Ainsi, la commission des lois de l’Assemblée nationale s’est vu confier une mission de suivi, de contrôle et d’évaluation des mesures prises pendant l’état d’urgence, à l’occasion de laquelle elle a fait usage de ses prérogatives d’enquête (voir, à cet égard, le rapport d’information no 4281 déposé le 6 décembre 2016 par MM. Raimbourg et Poisson).
2. Les assignations à résidence prises dans le cadre de l’état d’urgence
a) Régime juridique
65. Le régime juridique de l’assignation à résidence a évolué entre le 22 novembre 2015 et le 18 janvier 2017.
66. Dans sa version issue de la loi no 2015-1501 du 20 novembre 2015, la loi du 3 avril 1955 comportait les dispositions suivantes :
Article 6
« Le ministre de l’intérieur peut prononcer l’assignation à résidence, dans le lieu qu’il fixe, de toute personne résidant dans la zone fixée par le décret mentionné à l’article 2 et à l’égard de laquelle il existe des raisons sérieuses de penser que son comportement constitue une menace pour la sécurité et l’ordre publics dans les circonscriptions territoriales mentionnées au même article 2. Le ministre de l’intérieur peut la faire conduire sur le lieu de l’assignation à résidence par les services de police ou les unités de gendarmerie.
La personne mentionnée au premier alinéa du présent article peut également être astreinte à demeurer dans le lieu d’habitation déterminé par le ministre de l’intérieur, pendant la plage horaire qu’il fixe, dans la limite de douze heures par vingt-quatre heures.
L’assignation à résidence doit permettre à ceux qui en sont l’objet de résider dans une agglomération ou à proximité immédiate d’une agglomération.
En aucun cas, l’assignation à résidence ne pourra avoir pour effet la création de camps où seraient détenues les personnes mentionnées au premier alinéa.
L’autorité administrative devra prendre toutes dispositions pour assurer la subsistance des personnes astreintes à résidence ainsi que celle de leur famille.
Le ministre de l’intérieur peut prescrire à la personne assignée à résidence :
1o L’obligation de se présenter périodiquement aux services de police ou aux unités de gendarmerie, selon une fréquence qu’il détermine dans la limite de trois présentations par jour, en précisant si cette obligation s’applique y compris les dimanches et jours fériés ou chômés ;
2o La remise à ces services de son passeport ou de tout document justificatif de son identité. (...)
La personne astreinte à résider dans le lieu qui lui est fixé en application du premier alinéa du présent article peut se voir interdire par le ministre de l’intérieur de se trouver en relation, directement ou indirectement, avec certaines personnes, nommément désignées, dont il existe des raisons sérieuses de penser que leur comportement constitue une menace pour la sécurité et l’ordre publics. Cette interdiction est levée dès qu’elle n’est plus nécessaire.
(...) »
Article 14
« Les mesures prises en application de la présente loi cessent d’avoir effet en même temps que prend fin l’état d’urgence. »
67. La loi du 20 novembre 2015 a étendu le champ d’application de ces mesures. À cet égard, son étude d’impact apporte les précisions suivantes :
« Le projet de loi fait évoluer le champ d’application de l’assignation à résidence afin de mieux répondre à l’objectif visé et à la réalité de la menace, en substituant aux termes “[de toute personne] dont l’activité s’avère dangereuse pour la sécurité et l’ordre publics”, qui apparaissent trop restrictifs, les termes “[de toute personne] à l’égard de laquelle il existe des raisons sérieuses de penser que son comportement constitue une menace pour la sécurité et l’ordre publics”, qui permettent d’inclure dans le champ des personnes qui ont appelé l’attention des services de police ou de renseignement par leur comportement ou leurs fréquentations, propos ou projets.
En effet, dans le cas de personnes soupçonnées de préparer des actes de terrorisme, les renseignements recueillis peuvent donner des indications sur la préparation d’un acte, alors que l’activité de la personne ne s’est jamais avérée dangereuse pour la sécurité et l’ordre publics. »
68. Dans sa décision M. Domenjoud (CE, sect., 11 décembre 2015, no 395009, Recueil Lebon), le Conseil d’État a considéré qu’une assignation à résidence d’une durée de dix-sept jours comprenant une astreinte à domicile entre 20 heures à 6 heures et l’obligation de se présenter trois fois par jour dans un commissariat devait être regardée comme une mesure restrictive de liberté.
69. Le Conseil constitutionnel a statué sur la constitutionnalité des neuf premiers alinéas de l’article 6 de la loi du 3 avril 1955 par une décision no 2015-527 QPC du 22 décembre 2015 (M. Cédric. D.).
Saisi d’un grief relatif à la conformité de ces dispositions avec l’article 66 de la Constitution - qui confie à l’autorité judiciaire la protection de la liberté individuelle –, il a jugé que dès lors que l’astreinte à domicile n’excède pas douze heures par jour, une assignation à résidence ne constitue pas une mesure privative de liberté au sens de ce texte :
« 5. Considérant, en premier lieu, que les dispositions contestées permettent au ministre de l’intérieur, lorsque l’état d’urgence a été déclaré, de “prononcer l’assignation à résidence, dans le lieu qu’il fixe, de toute personne résidant dans la zone fixée” par le décret déclarant l’état d’urgence ; que cette assignation à résidence, qui ne peut être prononcée qu’à l’égard d’une personne pour laquelle “il existe des raisons sérieuses de penser que son comportement constitue une menace pour la sécurité et l’ordre publics”, est une mesure qui relève de la seule police administrative et qui ne peut donc avoir d’autre but que de préserver l’ordre public et de prévenir les infractions ; que cette assignation à résidence “doit permettre à ceux qui en sont l’objet de résider dans une agglomération ou à proximité immédiate d’une agglomération” ; qu’elle ne peut en aucun cas “avoir pour effet la création de camps où seraient détenues les personnes” assignées à résidence ; que, tant par leur objet que par leur portée, ces dispositions ne comportent pas de privation de la liberté individuelle au sens de l’article 66 de la Constitution ;
6. Considérant, en second lieu, que, dans le cadre d’une assignation à résidence prononcée par le ministre de l’intérieur, la personne “peut également être astreinte à demeurer dans le lieu d’habitation déterminé par le ministre de l’intérieur, pendant la plage horaire qu’il fixe, dans la limite de douze heures par vingt-quatre heures” ; que la plage horaire maximale de l’astreinte à domicile dans le cadre de l’assignation à résidence, fixée à douze heures par jour, ne saurait être allongée sans que l’assignation à résidence soit alors regardée comme une mesure privative de liberté, dès lors soumise aux exigences de l’article 66 de la Constitution ; »
S’agissant de l’exigence de proportionnalité et du contrôle de ces mesures, le Conseil constitutionnel a ensuite apporté les précisions suivantes :
« 12. Considérant (...) que tant la mesure d’assignation à résidence que sa durée, ses conditions d’application et les obligations complémentaires dont elle peut être assortie doivent être justifiées et proportionnées aux raisons ayant motivé la mesure dans les circonstances particulières ayant conduit à la déclaration de l’état d’urgence ; que le juge administratif est chargé de s’assurer que cette mesure est adaptée, nécessaire et proportionnée à la finalité qu’elle poursuit ; »
S’agissant enfin de la durée de l’état d’urgence et des effets de sa prorogation sur les assignations à résidence ordonnées dans ce cadre, il a précisé les éléments suivants :
« 13. Considérant (...) que l’état d’urgence, déclaré par décret en conseil des ministres, doit, au-delà d’un délai de douze jours, être prorogé par une loi qui en fixe la durée ; que cette durée ne saurait être excessive au regard du péril imminent ou de la calamité publique ayant conduit à la déclaration de l’état d’urgence ; que, si le législateur prolonge l’état d’urgence par une nouvelle loi, les mesures d’assignation à résidence prises antérieurement ne peuvent être prolongées sans être renouvelées ; »
70. Tirant les conséquences de cette décision, la loi no 2016-1767 du 19 décembre 2016 a modifié l’article 6 de la loi du 3 avril 1955 pour encadrer la durée maximale de l’assignation à résidence et les conditions de son renouvellement.
71. Par une décision no 2017-624 QPC du 16 mars 2017 (M. Sofiyan I.), le Conseil constitutionnel a formulé la réserve d’interprétation suivante :
« (...) au-delà de douze mois, une mesure d’assignation à résidence ne saurait, sans porter une atteinte excessive à la liberté d’aller et de venir, être renouvelée que sous réserve, d’une part, que le comportement de la personne en cause constitue une menace d’une particulière gravité pour la sécurité et l’ordre publics, d’autre part, que l’autorité administrative produise des éléments nouveaux ou complémentaires, et enfin que soient prises en compte dans l’examen de la situation de l’intéressé la durée totale de son placement sous assignation à résidence, les conditions de celle-ci et les obligations complémentaires dont cette mesure a été assortie. »
72. Dans leur rédaction résultant de la loi du 19 décembre 2016 et de la décision du 16 mars 2017, les onzième à quatorzième alinéas de l’article 6 disposent que :
« À compter de la déclaration de l’état d’urgence et pour toute sa durée, une même personne ne peut être assignée à résidence pour une durée totale équivalant à plus de douze mois.
Le ministre de l’intérieur peut toutefois prolonger une assignation à résidence au-delà de la durée mentionnée [l’alinéa précité]. La prolongation ne peut excéder une durée de trois mois. L’autorité administrative peut, à tout moment, mettre fin à l’assignation à résidence ou diminuer les obligations qui en découlent en application des dispositions du présent article. »
b) Contrôle juridictionnel
73. Le premier alinéa de l’article 14-1 de la loi du 3 avril 1955 rappelle que les mesures d’assignation à résidence prises dans le cadre de l’état d’urgence sont soumises au contrôle du juge administratif dans les conditions fixées par le code de justice administrative, et notamment par son livre V relatif aux procédures de référé.
i. Le contrôle exercé par le juge du référé-liberté
74. Lorsqu’il est saisi d’un référé-liberté sur le fondement de l’article L. 521-2 du code de la justice administrative, le juge administratif peut ordonner toute mesure nécessaire afin de remédier à une « atteinte grave et manifestement illégale » portée à une liberté fondamentale.
75. La procédure applicable en matière de référé-liberté a été présentée dans l’arrêt J.M.B. et autres c. France (nos 9671/15 et 31 autres, §§ 136-137, 30 janvier 2020).
S’agissant plus particulièrement des litiges portant sur des mesures d’assignation à résidence, les justiciables ont ainsi pu invoquer devant le juge des référés des atteintes à la liberté d’aller et venir, au droit de mener une vie familiale normale (voir, par exemple, CE, réf., 16 novembre 2016, no 404824, 23 novembre 2016, no 404916, 25 août 2017, no 413369, et 19 octobre 2017, no 414871) ou aux droits garantis par l’article 8 de la Convention (voir, par exemple, CE, 6 janvier 2016, no 395622).
77. S’il constate l’existence d’une situation d’urgence, le juge des référés peut prendre toute mesure qu’il juge appropriée pour remédier, à bref délai, à une atteinte grave et manifestement illégale à une liberté fondamentale.
78. Par plusieurs décisions du 11 décembre 2015 (sect., M. Gauthier, no 394990, Recueil Lebon, M. Domenjoud, no 395009, Recueil Lebon, et cinq autres), le Conseil d’État a apporté deux précisions en ce qui concerne l’office du juge du référé-liberté dans les litiges portant sur les mesures d’assignations à résidence prises dans le cadre de l’état d’urgence :
« Considérant qu’eu égard à son objet et à ses effets, notamment aux restrictions apportées à la liberté d’aller et venir, une décision prononçant l’assignation à résidence d’une personne, prise par l’autorité administrative en application de l’article 6 de la loi du 3 avril 1955, porte, en principe et par elle-même, sauf à ce que l’administration fasse valoir des circonstances particulières, une atteinte grave et immédiate à la situation de cette personne, de nature à créer une situation d’urgence justifiant que le juge administratif des référés, saisi sur le fondement de l’article L. 521-2 du code de justice administrative, puisse prononcer dans de très brefs délais, si les autres conditions posées par cet article sont remplies, une mesure provisoire et conservatoire de sauvegarde ;
(...)
Considérant qu’il appartient au Conseil d’État statuant en référé de s’assurer, en l’état de l’instruction devant lui, que l’autorité administrative, opérant la conciliation nécessaire entre le respect des libertés et la sauvegarde de l’ordre public, n’a pas porté d’atteinte grave et manifestement illégale à une liberté fondamentale, que ce soit dans son appréciation de la menace que constitue le comportement de l’intéressé, compte tenu de la situation ayant conduit à la déclaration de l’état d’urgence, ou dans la détermination des modalités de l’assignation à résidence ; que les juge des référés, s’il estime que les conditions définies à l’article L. 521-2 du code de justice administrative sont réunies, peut prendre toute mesure qu’il juge appropriée pour assurer la sauvegarde de la liberté fondamentale à laquelle il a été porté atteinte ; »
79. La présomption d’urgence, créée en la matière par voie prétorienne, a ultérieurement été consacrée par le second alinéa de l’article 14‑1 de la loi du 3 avril 1955.
80. Le juge administratif, saisi sur le fondement de l’article L. 521-2 du code de justice administrative, a ainsi été amené à suspendre l’exécution de mesures d’assignations à résidence prises dans le cadre de l’état d’urgence (voir, par exemple, CE, réf., 22 janvier 2016, no 396116, 15 avril 2016, no 398377 et 20 mai 2016, no 399692) ou à enjoindre à l’administration d’en aménager les modalités (voir, par exemple, CE, réf., 6 janvier 2016, précitée).
81. En pratique, pour adapter l’organisation juridictionnelle aux exigences de ce contentieux, le Conseil d’État a, par une circulaire du 14 novembre 2015, invité les tribunaux administratifs d’Île-de-France et des grandes métropoles à renforcer leurs permanences, afin que les requêtes en référés visant des mesures prises dans le cadre de l’état d’urgence puissent être traitées par des juges expérimentés et en nombre suffisant.
ii. Le contrôle exercé par le juge de l’excès de pouvoir
82. Les assignations à résidence prises sur le fondement de l’article 6 de la loi du 3 avril 1955 sont placées « sous l’entier contrôle du juge de l’excès de pouvoir » (CE, sect., 11 décembre 2015, décisions précitées). À ce titre, le juge administratif exerce, sur le bien-fondé de ces mesures de police administrative, un contrôle portant notamment sur l’exactitude matérielle et la qualification juridique des faits. Il est chargé de s’assurer, ainsi que l’a rappelé le Conseil constitutionnel dans sa décision précitée du 22 décembre 2015, que ces mesures sont adaptées, nécessaires et proportionnées à la finalité qu’elles poursuivent (voir, par exemple en matière d’assignation à résidence, CE, 24 juillet 2019, no 418113).
c) Dispositions répressives
83. Le second alinéa de l’article 13 de la loi du 3 avril 1955 punit de trois ans d’emprisonnement et de 45 000 euros (EUR) d’amende les infractions au premier alinéa de son article 6.
84. Son troisième alinéa punit d’un an d’emprisonnement et de 15 000 EUR d’amende la violation des obligations complémentaires pouvant assortir la mesure.
d) Éléments statistiques
85. Du 14 novembre 2015 au 2 juin 2017, 439 personnes ont été assignées à résidence sur le fondement de l’article 6 de la loi du 3 avril 1955 selon l’étude d’impact relative au projet de loi renforçant la sécurité intérieure et la lutte contre le terrorisme du 20 juin 2017. 708 arrêtés ont été pris à cet effet. Au 2 juin 2017, seules 13 personnes étaient assignées à résidence depuis plus de 12 mois.
86. Selon le bilan contentieux communiqué par le Gouvernement, les tribunaux administratifs avaient enregistré 521 requêtes relatives à des mesures d’assignation à résidence au 4 octobre 2017. Celles-ci ont majoritairement été introduites en référé et ont donné lieu à un « taux de satisfaction » totale ou partielle estimé à 14 %. Pour sa part, le Conseil d’État avait été saisi de 82 requêtes à cette date ; 16 ont donné lieu à une satisfaction totale ou partielle et 17 ont abouti à un non-lieu (notamment dans l’hypothèse où l’administration a choisi d’abroger la mesure en cours d’instance).
3. Les MICAS
87. Les MICAS sont des mesures de police administrative instituées par la loi no 2017-1510 du 30 octobre 2017 et régies par les articles L. 228-1 à L. 228-7 du code de la sécurité intérieure.
88. Détachées du cadre juridique de l’état d’urgence, elles peuvent être ordonnées pour prévenir la commission d’actes de terrorisme à l’encontre de toute personne à l’égard de laquelle il existe des « raisons sérieuses de penser que son comportement constitue une menace d’une particulière gravité pour la sécurité et l’ordre publics et qui soit entre en relation de manière habituelle avec des personnes ou des organisations incitant, facilitant ou participant à des actes de terrorisme, soit soutient, diffuse, lorsque cette diffusion s’accompagne d’une manifestation d’adhésion à l’idéologie exprimée, ou adhère à des thèses incitant à la commission d’actes de terrorisme ou faisant l’apologie de tels actes ».
89. Elles peuvent comporter tout ou partie des obligations et interdictions prévues aux articles L. 228-2 à L. 228-5 du code de la sécurité intérieure, dans les conditions qu’ils déterminent. Parmi celles-ci, figurent l’interdiction de se déplacer hors d’un périmètre géographique donné, l’obligation de se présenter périodiquement auprès d’un service de police ou de gendarmerie, l’obligation de déclarer et de justifier de son lieu d’habitation, l’interdiction de paraître dans un lieu ou dans un périmètre déterminé, ou encore l’interdiction d’entrer en contact avec certains individus.
4. La production de notes blanches
a) Le statut des notes blanches
90. Les notes blanches sont des documents rédigés et utilisés par les services de renseignement afin de transmettre des informations à d’autres autorités. Ni datées ni signées, elles sont expurgées des indications qui permettraient d’identifier leur auteur et ses sources.
91. En pratique, à la date des faits litigieux, deux entités relevant du ministère de l’Intérieur intervenaient dans l’élaboration des arrêtés d’assignation à résidence. Il incombait à l’Unité de coordination de la lutte antiterroriste de centraliser les demandes de mesures de police administrative destinées à prévenir les actes liés au terrorisme et la radicalisation. Celle-ci était chargée d’établir des propositions de mesure et de les accompagner de notes blanches exposant les éléments factuels communiqués par les services de renseignement pouvant les justifier. Ces documents étaient ensuite transmis à la Direction des libertés publiques et des affaires juridiques qui procédait à leur rédaction finale, après avoir sollicité, au besoin, un complément d’informations.
b) Les garanties encadrant la production devant le juge administratif des notes blanches
93. Lorsqu’il examine des faits rapportés dans des notes blanches, le juge administratif peut demander à l’administration la communication d’informations supplémentaires dans le cadre d’un supplément d’instruction (voir, par exemple, CE, 22 janvier 2016, ordonnance précitée). Le cas échéant, le refus de donner suite à un tel supplément d’instruction est pris en compte dans l’appréciation de la valeur probante de la note concernée (voir, par exemple, CE, réf., 9 février 2016, no 396570).
c) L’avis de la Commission nationale consultative des droits de l’homme (CNCDH) du 18 février 2016
94. Dans un avis sur le suivi de l’état d’urgence adopté le 18 février 2016, la CNCDH a formulé les observations suivantes au sujet du recours aux notes blanches :
« Plusieurs auditions conduites à la CNCDH ont établi que les magistrats de l’ordre administratif éprouvent les plus grandes difficultés à apprécier la valeur probante de tels documents, parfois imprécis, laconiques ou empreints de subjectivité et contenant parfois des erreurs factuelles. Quant aux avocats, ils disent avoir souvent le plus grand mal à apporter la preuve contraire (notamment du fait de la difficulté de réunir des éléments de preuve dans des délais très contraints ou de la difficulté de contester des informations non datées ou peu circonstanciées). Aussi la CNCDH doit-elle, une nouvelle fois, rappeler qu’une atteinte aussi grave à la liberté d’aller et de venir que l’assignation à résidence doit toujours, pour éviter tout risque d’arbitraire, être fondée sur des critères objectifs et des éléments tangibles destinés à en permettre le contrôle. En effet, les limitations à la liberté de mouvement doivent être justifiées par l’existence de faits ou renseignements propres à persuader un observateur objectif que l’individu en cause constitue une menace pour la sécurité et l’ordre publics (article 6 de la loi du 3 avril 1955). Pour la CNCDH, une note blanche ne peut être considérée comme probante qu’autant qu’elle est suffisamment circonstanciée et précise, soumise au débat contradictoire sans être sérieusement contestée et confortée par des éléments complémentaires extrinsèques. En cas de document classifié secret défense, s’il est en pratique extrêmement difficile de faire porter le contrôle sur le contenu, il est néanmoins possible de vérifier la pertinence d’un tel classement. »
B. Le droit international pertinent
1. Les documents de l’Organisation des Nations Unies
95. Dans une « déclaration publique sur la loi relative à l’état d’urgence et sur la loi relative à la surveillance des communications électroniques internationales » publiée le 18 janvier 2016, cinq rapporteurs mandatés au titre des procédures spéciales ont fait état de leurs inquiétudes concernant le « manque de définition de l’expression “raisons sérieuses” » utilisée à l’article 6 de la loi du 3 avril 1955, et « le manque de clarté et de précision des circonstances susceptibles de constituer une menace pour la “sécurité” et “l’ordre publics”, ces notions étant très vagues et vastes ».
96. Par ailleurs, dans son rapport de visite en France publié le 20 juin 2016 (A/HRC/40/52/Add.4), la Rapporteuse spéciale sur la promotion et la protection des droits de l’homme et des libertés fondamentales dans la lutte antiterroriste a rappelé qu’elle estimait « qu’un état d’urgence de longue durée a généralement des conséquences néfastes pour l’intégrité de l’état de droit ». S’agissant de l’utilisation des notes blanches par les tribunaux administratifs, elle a exprimé les craintes suivantes :
« (...) l’utilisation d’éléments de preuve non datés crée un dangereux précédent et ouvre la voie à des abus de la part des services de l’État. Si ces notes sont de plus en plus détaillées, tendance que confirment les fonctionnaires chargés de les établir, elles n’ont toujours pas la rigueur juridique et factuelle sur laquelle doit reposer tout élément de preuve susceptible d’aboutir à une privation de liberté lourde de conséquences. »
2. Les documents pertinents du Conseil de l’Europe
97. L’avis de la Commission européenne pour la démocratie par le droit (Commission de Venise) sur la protection des droits de l’homme dans les situations d’urgence (no 359/2005, 17 et 18 mars 2006) mentionne que :
« 35. La protection de la sécurité nationale et de la sûreté publique peut justifier de soumettre certains droits fondamentaux à des restrictions, et même de déroger à certaines obligations relatives à des droits fondamentaux. Les restrictions aux droits de l’homme et aux libertés fondamentales, ainsi que les dérogations, doivent cependant être prévues par la loi et, de préférence, avoir un fondement dans la Constitution. Il en va de la préservation de la démocratie et de l’état de droit. La loi doit préciser dans quels cas des restrictions peuvent être justifiées et, de préférence, définir l’état d’urgence pouvant justifier des mesures dérogatoires, pour créer des garanties contre tout abus du pouvoir de prendre des mesures restrictives ou dérogatoires et pour éviter que ce pouvoir ne soit utilisé à d’autres fins ou dans une plus large mesure que ne le permettent le droit interne et la CEDH.
36. Il faut trouver le juste équilibre entre la sécurité nationale, la sûreté publique et l’ordre public, d’une part, et l’exercice des libertés et droits fondamentaux, d’autre part. C’est en fonction de la situation et des circonstances concrètes qu’il convient de définir le caractère équitable et proportionné de la mise en balance des intérêts publics et privés. Toutefois, la limite à ne pas franchir implique que ces restrictions ne portent pas atteinte au noyau essentiel du droit ou de la liberté en question. Les juridictions internes doivent avoir pleine compétence pour vérifier que les mesures restrictives et dérogatoires sont légales, justifiées et conformes aux dispositions pertinentes de la CEDH.
98. La Résolution 2209 (2018) de l’Assemblée parlementaire du Conseil de l’Europe intitulée « État d’urgence : Questions de proportionnalité relatives à la dérogation prévue à l’article 15 de la Convention européenne des droits de l’homme », adoptée le 24 avril 2018, comporte les observations suivantes :
« 12. L’Assemblée observe avec préoccupation les diverses critiques formulées à l’égard de l’état d’urgence en France, notamment son recours à des termes subjectifs et insuffisamment précis pour déterminer l’étendue de son application, et son recours à un contrôle juridictionnel exercé a posteriori par les juridictions administratives, y compris sur la base de notes blanches fournies par les services de renseignement (...). »
Elle recommande à la France de réformer la loi du 3 avril 1955 en précisant notamment les définitions utilisées dans certaines de ses dispositions et en améliorant l’efficacité du contrôle juridictionnel.
C. La notification par la France de l’exercice du droit de dérogation prévu à l’article 15 de la Convention
99. Par une déclaration enregistrée le 24 novembre 2015, le Secrétaire général du Conseil de l’Europe a été informé que la France entendait exercer le droit de dérogation prévu à l’article 15 de la Convention. Les prorogations successives de l’état d’urgence ont ensuite été portées à sa connaissance. Par une lettre du 6 novembre 2017, il a été avisé de la fin de l’état d’urgence.
EN DROIT
I. Sur l’objet de l’affaire
100. Il incombe d’abord à la Cour de délimiter le périmètre du litige.
101. Les critères permettant de déterminer l’objet d’une affaire ont été présentés dans l’arrêt Radomilja et autres c. Croatie ([GC], nos 37685/10 et 22768/12, §§ 106-127, 20 mars 2018). Lorsque la Cour est saisie d’une requête individuelle, sa compétence se limite à l’examen des griefs soumis par le requérant. Pour autant, cela n’empêche pas celui-ci de préciser ou d’étoffer ses prétentions initiales pendant la procédure devant la Cour : celle‑ci doit prendre en compte non seulement la requête initiale, mais aussi les écrits supplémentaires destinés à la parachever en éliminant des lacunes ou obscurités initiales (ibidem, §§ 122 et 129).
102. Dans sa requête du 26 avril 2016, le requérant se plaint de l’assignation à résidence dont il a fait l’objet en exécution de l’arrêté du 22 novembre 2015 en invoquant les articles 8, 9 et 14 de la Convention et l’article 2 du Protocole no 4. Dans ses observations du 17 juin 2021, il étend ses griefs à l’ensemble des arrêtés ayant renouvelé son assignation à résidence, ainsi qu’à la MICAS dont il a ultérieurement fait l’objet.
103. Dans ces conditions, la Cour considère qu’elle est saisie de griefs dirigés, d’une part, à l’encontre de l’assignation à résidence dont le requérant a fait l’objet entre le 25 novembre 2015 et le 5 août 2016 (paragraphes 13‑20 ci-dessus) puis entre le 18 janvier 2017 et le 11 juin 2017 (paragraphes 30‑38 ci-dessus), et d’autre part, à l’encontre de la MICAS dont il a fait l’objet entre le 14 novembre 2017 et le 14 août 2018 (paragraphe 45 ci‑dessus).
II. Sur les exceptions préliminaires du Gouvernement
104. Le Gouvernement soulève deux exceptions préliminaires respectivement tirées du non-respect du délai prévu par l’article 35 §1 de la Convention et du non-épuisement des voies de recours internes que la Cour examinera successivement.
A. Sur le respect du délai prévu par l’article 35 § 1 de la Convention
1. Thèses des parties
105. Le Gouvernement excipe de la tardiveté des griefs relatifs à la MICAS prise à l’encontre du requérant dans ses observations en réplique du 17 septembre 2021.
106. Le requérant ne se prononce pas sur ce point.
2. Appréciation de la Cour
107. Si rien n’empêche le requérant de présenter un grief nouveau au cours de la procédure devant elle, la Cour rappelle que celui-ci doit, à l’instar de tout autre grief, satisfaire aux conditions de recevabilité prévues par la Convention (Radomilja, précité, § 135). En particulier, celui-ci doit être présenté dans le délai prévu à l’article 35 § 1 de la Convention, qui était de six mois à l’époque des faits.
108. Cette règle étant d’ordre public, la Cour a compétence pour l’appliquer d’office (Sabri Güneş c. Turquie [GC], no 27396/06, § 29, 29 juin 2012, et Radomilja, précité, § 138). Dès lors, il ne lui appartient pas d’en écarter l’application au motif que le Gouvernement n’a soulevé cette exception d’irrecevabilité qu’après ses observations écrites sur la recevabilité de la requête (voir, mutatis mutandis, Blečić c. Croatie [GC], no 59532/00, §§ 63-69, CEDH 2006-III).
109. En l’espèce, si l’assignation à résidence prévue à l’article 6 de la loi du 3 avril 1955 (paragraphes 65‑72 ci-dessus) et la MICAS prévue aux articles L. 228‑1 et suivant du code de la sécurité intérieure (paragraphes 87‑89 ci-dessus) constituent des mesures de police administrative qui peuvent être regardées comme ayant des effets comparables, elles reposent sur un fondement juridique distinct ayant prévu des conditions d’application différentes. En étendant ses griefs initiaux à la MICAS dont il a fait l’objet entre le 14 novembre 2017 et le 14 août 2018, le requérant a, aux yeux de la Cour, formulé de nouveaux griefs propres à cette mesure, tirés des articles 8, 9 et 14 de la Convention et 2 du Protocole no 4.
110. Or, ceux-ci ont été présentés le 17 juin 2021, soit plus de six mois après le 5 juillet 2018, date de la décision définitive ayant statué sur son dernier recours interne (paragraphe 55 ci-dessus). Il s’ensuit que cette exception préliminaire du Gouvernement doit être accueillie et que les griefs du requérant concernant la MICAS dont il a fait l’objet doivent être rejetés en application de l’article 35 §§ 1 et 4 de la Convention, comme étant tardifs.
B. Sur l’épuisement des voies de recours internes
1. Thèses des parties
a) Le Gouvernement
111. Le Gouvernement soutient que le requérant n’a pas dûment épuisé les voies de recours internes.
112. À titre principal, il fait valoir que le requérant aurait dû se pourvoir en cassation dans le cadre de son recours pour excès de pouvoir, en se référant à la décision Graner c. France (no 84536/17, § 44, 5 mai 2020). Il en déduit que la requête est entièrement irrecevable.
113. À titre subsidiaire, à supposer que le référé-liberté soit considéré comme un recours effectif et suffisant, le Gouvernement soutient que le requérant n’a pas épuisé les voies de recours internes en ce qui concerne les mesures ordonnées par les arrêtés des 24 février 2016, 24 mai 2016, 22 juillet 2016, 18 juillet 2017 et 27 mars 2017 et la décision du 30 mars 2017. Il souligne que le requérant a été assigné à résidence en exécution de décisions administratives certes successives, mais autonomes, et reproche au requérant de n’avoir pas saisi le Conseil d’État en relevant appel des ordonnances de rejet de ses requêtes en référé visant les quatre premières de ces mesures. En outre, il fait valoir que l’appel de l’ordonnance ayant rejeté ses requêtes relatives à l’arrêté du 27 mars 2017 et la décision du 30 mars 2017 a été formé postérieurement à l’introduction de la requête.
114. Enfin, il soutient, en tout état de cause, que le requérant n’a jamais invoqué devant les juridictions interne, de moyen correspondant, au moins en substance, aux griefs tirés de la violation des articles 9 et 14 de la Convention. Il ajoute qu’il n’a pas davantage repris son grief tiré de l’article 8 dans le cadre des recours qu’il a présentés devant le Conseil d’État.
b) Le requérant
115. Le requérant rétorque en substance qu’il ne disposait d’aucun recours effectif, de sorte que le défaut d’épuisement des voies de recours internes ne saurait lui être opposé. À ce titre, il se prévaut du rejet de l’ensemble de ses requêtes par les juridictions internes.
116. S’agissant des recours en annulation pour excès de pouvoir, il souligne que ses requêtes en annulation et ses appels ont été examinés alors que les mesures contestées avaient épuisé leurs effets, de sorte qu’un pourvoi en cassation était devenu sans intérêt à ses yeux.
117. S’agissant des procédures de référé, il soutient que les juridictions administratives saisies ne pouvaient procéder qu’à un contrôle restreint des mesures d’assignation à résidence en cause, limité à l’erreur manifeste d’appréciation. Il relève en outre que le juge des référés ne pouvait prendre que des mesures provisoires, ses décisions étant dépourvues de l’autorité de la chose jugée. À titre subsidiaire, il affirme qu’il ne pouvait pas invoquer d’autres libertés fondamentales que la liberté d’aller et venir dans le cadre d’un référé-liberté visant une assignation à résidence prise sur le fondement de l’état d’urgence.
118. Il se prévaut par ailleurs d’une tolérance officielle de l’État français face à une pratique administrative consistant à répéter des actes contraires à la Convention.
119. En tout état de cause, il soutient à l’audience qu’il a expressément invoqué l’article 8 de la Convention devant le Conseil d’État dans le cadre de ses appels en référé-liberté.
2. Appréciation de la Cour
a) Principes généraux
120. La Cour rappelle que la règle de l’épuisement des voies de recours internes a pour finalité de permettre à un État contractant d’examiner, et ainsi de prévenir ou redresser, la violation de la Convention qui est alléguée contre lui (Hanan c. Allemagne [GC], no 4871/16, § 148, 16 février 2021). Le mécanisme de sauvegarde instauré par la Convention a, en effet, une vocation subsidiaire (Selmouni c. France [GC], no 25803/94, § 74, CEDH 1999-V).
121. L’obligation d’épuiser les voies de recours internes impose aux requérants de faire un usage normal des recours disponibles et suffisants pour leur permettre d’obtenir réparation des violations qu’ils allèguent. Ces recours doivent exister à un degré suffisant de certitude, en pratique comme en théorie, sans quoi leur manquent l’effectivité et l’accessibilité requises (Akdivar et autres c. Turquie, 16 septembre 1996, § 66, Recueil des arrêts et décisions 1996‑IV, et Vučković et autres c. Serbie (exception préliminaire) [GC], nos 17153/11 et 29 autres, § 71, 25 mars 2014).
122. Pour pouvoir être jugé effectif, un recours doit être susceptible de remédier directement à la situation litigieuse et présenter des perspectives raisonnables de succès (Sejdovic c. Italie [GC], no 56581/00, § 46, CEDH 2006-II). Le simple fait de nourrir des doutes quant aux perspectives de succès d’un recours donné, qui n’est pas de toute évidence voué à l’échec, ne constitue pas une raison propre à justifier le non-exercice du recours en question (Akdivar et autres, précité, § 71, et Selahattin Demirtaş c. Turquie (no 2) [GC], no 14305/17, § 206, 22 décembre 2020).
123. En ce qui concerne la charge de la preuve, il incombe au Gouvernement excipant du non-épuisement d’établir devant la Cour que le recours était effectif et disponible tant en théorie qu’en pratique à l’époque des faits. Il revient ensuite au requérant d’établir que le recours évoqué par le Gouvernement a en fait été exercé ou bien que, pour une raison quelconque, il n’était ni adéquat ni effectif compte tenu des faits de la cause, ou encore que certaines circonstances particulières le dispensaient de l’exercer (Gherghina c. Roumanie (déc.), no 42219/07, §§ 88‑89, 9 juillet 2015).
124. L’article 35 § 1 impose également au requérant de soulever au moins en substance (voir, par exemple, Guzzardi c. Italie, 6 novembre 1980, § 72, série A no 39, et Gäfgen c. Allemagne [GC], no 22978/05, §§ 144‑146, CEDH 2010), et dans les formes et délais prescrits par le droit interne, les griefs qu’il entend formuler par la suite devant la Cour. Cette disposition commande en outre l’emploi de moyens de procédure propres à empêcher une violation de la Convention (Cardot c. France, 19 mars 1991, §§ 34‑36, série A no 200, et Akdivar et autres, précité, § 66).
125. Cela étant, l’article 35 § 1 doit être appliqué avec une certaine souplesse et sans formalisme excessif (Gherghina, décision précitée, § 87).
b) Application au cas d’espèce
i. Sur l’exercice du pourvoi en cassation dans le cadre des recours pour excès de pouvoir
126. Le Gouvernement soutient en premier lieu que le requérant aurait dû se pourvoir en cassation dans le cadre de ses recours pour excès de pouvoir.
128. Toutefois, la Cour rappelle qu’elle doit appliquer la règle de l’épuisement des voies de recours internes avec une certaine souplesse et sans formalisme excessif. Il lui faut examiner si, compte tenu de l’ensemble des circonstances de l’espèce, le requérant a fait tout ce que l’on pouvait raisonnablement attendre de lui pour épuiser les voies de recours internes. Un requérant doit avoir fait un usage normal des recours internes vraisemblablement efficaces et suffisants : dès lors, lorsqu’il dispose de plusieurs voies de recours pouvant passer pour effectives, il n’est tenu d’épuiser que l’une d’entre elles (Moreira Barbosa c. Portugal (déc.), no 65681/01, 29 avril 2004, CEDH 2004-V, et Kozacıoğlu c. Turquie [GC], no 2334/03, § 40, 19 février 2009). Il s’ensuit, vu les circonstances de l’affaire, que l’exigence d’épuisement des voies de recours internes devra être regardée comme ayant été respectée par le requérant si la voie du référé‑liberté, dont il a fait usage au cas d’espèce, peut passer pour effective.
129. À cet égard, la Cour constate que la procédure de référé-liberté prévue à l’article L. 521‑2 du code de la justice administrative permet au juge des référés, en cas d’urgence caractérisée, de remédier à bref délai, aux atteintes graves et manifestement illégales portées à une liberté fondamentale (voir, notamment en ce sens, Afiri et Biddarri c. France (déc.), no 1828/18, §§ 44‑45, 23 janvier 2018, et O.L.G. c. France (déc.), no 47022/16, §§ 47-49, 5 juin 2018 ; voir, a contrario, J.M.B. et autres c. France, précité, §§ 217‑218, où la Cour a jugé que les limites du pouvoir d’injonction du juge des référés l’empêchent de remédier aux atteintes aux droits garantis aux détenus par l’article 3 lorsqu’elles résultent de la surpopulation carcérale, et mutatis mutandis, Gebremedhin [Gaberamadhien] c. France, no 25389/05, §§ 65-66, CEDH 2007-II, où la Cour a jugé qu’à défaut d’effet suspensif, le référé-liberté ne pouvait être considéré comme un recours effectif contre une décision d’éloignement susceptible d’entraîner des traitements contraires à l’article 3). Elle souligne en outre que l’absence d’autorité de la chose jugée ne fait pas obstacle à l’efficacité des décisions du juge des référés qui revêtent un caractère exécutoire (paragraphe 75 ci‑dessus).
130. En ce qui concerne plus particulièrement les demandes relatives aux assignations à résidence prises dans le cadre de l’état d’urgence, la Cour souligne, en premier lieu, l’institution, par voie prétorienne, puis la consécration par le législateur d’une présomption d’urgence facilitant l’accès au juge des référés (paragraphes 78‑79 ci‑dessus).
131. Elle rappelle, en deuxième lieu, que le juge des référés exerce son contrôle sur l’ensemble des effets produits par la mesure contestée devant lui. À ce titre, il lui appartient de vérifier que l’autorité administrative a opéré la conciliation nécessaire entre le respect des libertés et la sauvegarde de l’ordre public et, ce faisant, qu’elle n’a pas porté d’atteinte grave et manifestement illégale à une liberté fondamentale, que ce soit dans son appréciation de la menace ayant fondé la mesure d’assignation à résidence ou dans la détermination des modalités de cette dernière (paragraphe 78 ci‑dessus). La Cour relève par ailleurs que le juge des référés peut, dans le cadre de son contrôle, suspendre l’exécution de la mesure critiquée ou enjoindre à l’administration d’aménager ou de modifier les modalités de sa mise en œuvre (paragraphes 77 et 80 ci-dessus). La Cour en déduit que le référé-liberté permet de remédier directement aux atteintes dénoncées par le requérant
132. En troisième lieu, les exemples jurisprudentiels fournis par le Gouvernement (décisions de suspension citées au paragraphe 80 ci-dessus) et le bilan contentieux qu’il produit (paragraphe 86 ci-dessus) démontrent, aux yeux de la Cour, que cette voie de recours avait une chance raisonnable de succès. Contrairement à ce que soutient le requérant, le rejet de ses requêtes ne suffit pas à établir que cette voie de recours était de toute évidence vouée à l’échec.
133. En quatrième lieu, la Cour note que les juridictions administratives se sont organisées pour que ce contentieux soit, en pratique, traité avec diligence par des magistrats expérimentés (paragraphe 81 ci-dessus). De fait, toutes les requêtes déposées par le requérant sur ce fondement ont bénéficié d’un examen rapide et sérieux.
134. Au vu de l’ensemble de ces éléments, la Cour conclut qu’eu égard à l’office du juge administratif, et en particulier à l’étendue de son contrôle et à la portée de ses pouvoirs, le référé-liberté doit être regardé, à l’époque des faits litigieux, comme constituant, en la matière, une voie de recours effective et disponible, en théorie comme en pratique. La Cour en déduit que le recours par le requérant à la voie du référé-liberté pour contester les mesures litigieuses doit être regardé comme satisfaisant à l’exigence d’épuisement des voies de recours internes alors même qu’il n’a pas poursuivi jusqu’au juge de cassation le contentieux d’excès de pouvoir qu’il avait engagé.
ii. Sur l’exercice du droit d’appel dans le cadre des requêtes en référé-liberté
135. Le gouvernement soutient en deuxième lieu que le requérant n’a pas pleinement exercé la voie du référé-liberté. À cet effet, il fait valoir que celui-ci aurait dû saisir le Conseil d’État en relevant appel des ordonnances de rejet de ses demandes en référé visant les arrêtés du 24 février 2016, 24 mai 2016, 22 juillet 2016 et 18 juillet 2017. Il ajoute que l’appel introduit dans le litige se rapportant à l’arrêté du 27 mars 2017 et à la décision du 30 mars 2017 aurait dû être présenté avant l’introduction de la requête.
136. La Cour rappelle tout d’abord que pour être regardé comme ayant pleinement épuisé les voies de recours internes, le requérant qui use de la voie du référé-liberté doit en principe mener la procédure jusqu’en appel (O.L.G. c. France, décision précitée, § 50).
137. En l’espèce, la Cour constate que le requérant a saisi le Conseil d’État d’un appel relatif à l’ordonnance ayant rejeté son référé-liberté tendant à la suspension de l’exécution de l’arrêté d’assignation à résidence du 22 novembre 2015, et qu’il a invoqué, dans ce cadre, une atteinte à sa liberté de circulation (paragraphe 52 ci-dessus). Elle note en outre que le requérant a également saisi le Conseil d’État d’un second appel à l’encontre de l’ordonnance de rejet relative à l’arrêté du 27 mars 2017 qui a prolongé son assignation à résidence au-delà d’un an, et à la décision du 30 mars 2017, en invoquant une atteinte à sa liberté de circulation (paragraphe 52 ci-dessus). Il doit ainsi être regardé comme ayant permis aux juridictions internes d’effectuer un contrôle in concreto de son assignation à résidence en prenant en compte sa durée d’application maximale, et ce avant que la Cour ne statue sur la recevabilité de la requête (voir, sur ces deux critères, Graner, décision précitée, §§ 42 et 52-62).
138. La Cour considère par ailleurs qu’il serait excessivement formaliste et contraire à la finalité de la règle de l’épuisement des voies de recours internes d’exiger du requérant qu’il réitère ses griefs dans le cadre de recours dirigés contre les mesures qui ont successivement prolongé son assignation à résidence, comme le soutient le Gouvernement. Une telle exigence serait déraisonnable et constituerait un obstacle disproportionné à l’exercice efficace du droit de recours individuel prévu à l’article 34 de la Convention (voir, mutatis mutandis, Vaney c. France, no 53946/00, § 53, 30 novembre 2004, et Gaglione et autres c. Italie, nos 45867/07 et 69 autres, § 22, 21 décembre 2010).
139. Dans ces conditions, la Cour conclut que le requérant doit être regardé comme ayant dûment épuisé les voies de recours internes en ce qui concerne la contestation, au regard de l’article 2 du Protocole no 4, de son assignation à résidence, appréhendée comme un tout, alors même qu’il n’a pas poursuivi jusqu’en appel l’ensemble des procédures en référé-liberté qu’il a engagées à l’encontre des mesures successives d’assignation à résidence dont il a fait l’objet. Partant, elle rejette l’exception d’irrecevabilité présentée par le Gouvernement sur ce point. Il lui reste cependant à déterminer si le requérant a invoqué, au moins en substance, ses griefs tirés des articles 8, 9 et 14 de la Convention dans le cadre de ses recours internes.
iii. Sur l’invocation des articles 8, 9 et 14 de la Convention
140. En premier lieu, la Cour constate que le requérant n’a pas soulevé, ne serait-ce qu’en substance, le grief qu’il tire de l’article 8 de la Convention dans le cadre des appels qu’il a formés devant le Conseil d’État en matière de référé-liberté (paragraphes 52 et 54 ci‑dessus), contrairement à ce qu’il a soutenu à l’audience. Or, il pouvait invoquer une atteinte au droit au respect de sa vie privée et familiale en référé-liberté (paragraphe 76 ci‑dessus).
141. En deuxième lieu, si le requérant a brièvement évoqué le risque de stigmatisation de la communauté musulmane dans le cadre de son appel de l’ordonnance du tribunal administratif de Nantes du 29 janvier 2016, il n’a pas développé de moyens en ce sens devant les juridictions internes, alors même que le droit interne lui permettait d’invoquer une atteinte à sa liberté de culte ou une discrimination dans l’exercice de cette liberté devant le juge du référé-liberté (paragraphe 76 ci‑dessus).
142. En troisième lieu, le requérant n’établit en rien l’existence d’une « tolérance officielle » des autorités françaises face à la « répétition d’actes » contraires à la Convention, alors qu’il lui incombe d’apporter un commencement de preuve relatif aux éléments constitutifs d’une telle pratique administrative (Ukraine c. Russie (Crimée) (déc.) [GC], nos 20958/14 et 38334/18, § 366, 16 décembre 2020).
143. Dans ces conditions, et compte tenu de l’absence de pourvoi en cassation dans le cadre des recours en excès de pouvoir, la Cour considère que l’exception préliminaire du Gouvernement doit être accueillie sur ce point, et que les griefs du requérant tirés des articles 8, 9 et 14 de la Convention doivent être rejetés pour non-épuisement des voies de recours internes en application de l’article 35 §§ 1 et 4.
III. Sur la violation alléguée de l’article 2 du Protocole no 4
144. Le requérant soutient que son assignation à résidence, prise dans le cadre de l’état d’urgence, était contraire à l’article 2 du Protocole no 4, aux termes duquel :
« 1. Quiconque se trouve régulièrement sur le territoire d’un État a le droit d’y circuler librement et d’y choisir librement sa résidence.
(...)
3. L’exercice de ces droits ne peut faire l’objet d’autres restrictions que celles qui, prévues par la loi, constituent des mesures nécessaires, dans une société démocratique, à la sécurité nationale, à la sûreté publique, au maintien de l’ordre public, à la prévention des infractions pénales, (...) ou à la protection des droits et libertés d’autrui.
4. Les droits reconnus au paragraphe 1 peuvent également, dans certaines zones déterminées, faire l’objet de restrictions qui, prévues par la loi, sont justifiées par l’intérêt public dans une société démocratique. »
145. Le Gouvernement défend la thèse opposée. À titre subsidiaire, il fait valoir que la France a valablement exercé le droit de dérogation prévu par l’article 15 de la Convention, aux termes duquel :
« 1. En cas de guerre ou en cas d’autre danger public menaçant la vie de la nation, toute Haute Partie contractante peut prendre des mesures dérogeant aux obligations prévues par la (...) Convention, dans la stricte mesure où la situation l’exige et à la condition que ces mesures ne soient pas en contradiction avec les autres obligations découlant du droit international.
2. La disposition précédente n’autorise aucune dérogation à l’article 2, sauf pour le cas de décès résultant d’actes licites de guerre, et aux articles 3, 4 (paragraphe 1) et 7.
3. Toute Haute Partie contractante qui exerce ce droit de dérogation tient le Secrétaire Général du Conseil de l’Europe pleinement informé des mesures prises et des motifs qui les ont inspirées. Elle doit également informer le Secrétaire Général du Conseil de l’Europe de la date à laquelle ces mesures ont cessé d’être en vigueur et les dispositions de la Convention reçoivent de nouveau pleine application. »
146. Dans le cadre de l’examen de la présente requête, la Cour considère qu’elle doit d’abord rechercher si la mesure litigieuse est compatible avec les droits et libertés garantis par la Convention et invoqués par le requérant. Si tel est le cas, elle n’aura pas à statuer sur la validité de la dérogation dont le gouvernement défendeur se prévaut (voir, mutatis mutandis, A. et autres c. Royaume-Uni [GC], no 3455/05, § 161, CEDH 2009, Irlande c. Royaume‑Uni, 18 janvier 1978, § 191, série A no 25, Khlebik c. Ukraine, no 2945/16, § 82, 25 juillet 2017, et Terheş c. Roumanie (déc.), no 49933/20, § 46, 13 avril 2021).
A. Observations liminaires
147. À titre liminaire, la Cour estime important de souligner qu’il lui revient de tenir compte du contexte particulier dans lequel s’inscrit cette affaire, marqué par la vague d’attentats terroristes commis sur le territoire français à compter de 2015 (paragraphe 10 ci-dessus).
148. En effet, la Cour est pleinement consciente des difficultés de la lutte contre le terrorisme (voir, dernièrement et parmi beaucoup d’autres, Selahattin Demirtaş, précité, § 275). Elle considère que les autorités nationales doivent pouvoir agir efficacement dans ce domaine. Pour autant, elle juge impératif que leur action s’inscrive dans un cadre respectueux des obligations prises par les États contractants au titre de la Convention.
149. À cet égard, la Cour souligne que la Convention constitue un ensemble indivisible au sein duquel les droits protégés sont interdépendants et intimement liés. Ainsi, en matière de lutte contre le terrorisme, la Convention impose aux États membres autant de prendre des mesures préventives pour protéger la vie de la population en cas de risque réel et immédiat d’attentat (Tagayeva et autres c. Russie, nos 26562/07 et 6 autres, §§ 481-493, 13 avril 2017) que d’assurer la garantie effective des droits protégés (voir, par exemple, Saadi c. Royaume-Uni [GC], no 13229/03, §§ 140‑141, CEDH 2008 et Ramirez Sanchez c. France [GC], no 59450/00, §§ 115-116, CEDH 2006-IX sous l’angle de l’article 3, A. et autres c. Royaume-Uni, précité, §§ 171-172 sous l’angle de l’article 5, Ibrahim et autres c. Royaume-Uni [GC], nos 50541/08 et 3 autres, § 252, 13 septembre 2016 sous l’angle de l’article 6, Klass et autres c. Allemagne, 6 septembre 1978, § 49, série A no 28 sous l’angle de l’article 8, ou encore Sürek c. Turquie (no 4) [GC], no 24762/94, § 58, 8 juillet 1999 et Selahattin Demirtaş, précité, § 276 sous l’angle de l’article 10). C’est donc à la lumière de la Convention appréhendée dans son ensemble, et compte tenu de l’imbrication des exigences qui sont attachées à son respect effectif qu’il revient à la Cour d’exercer son contrôle.
150. À ce titre, la Cour rappelle qu’il incombe au premier chef aux autorités nationales de procéder à la conciliation, parfois délicate, entre la protection de la population et la garantie des droits, conformément au principe de subsidiarité. Pour autant, cette conciliation fait l’objet d’une supervision européenne dont la Cour a la charge. Dans ce cadre, la Cour accorde une attention particulière à la nature et à la portée concrète des garanties contre les abus et le risque d’arbitraire (voir, par exemple, K. I. c. France, no 5560/19, 15 avril 2021 sous l’angle du volet procédural de l’article 3, Klass et autres, précité, §§ 50 et 55, série A no 28 et K2 c. Royaume‑Uni (déc.), no 42387/13, 7 février 2017, §§ 54‑61 sous l’angle de l’article 8, Selahattin Demirtaş, précité, §§ 275‑280 sous l’angle de l’article 10, H.F. et autres c. France [GC], nos 24384/19 et 44234/20, §§ 272‑283, 14 septembre 2022 sous l’angle de l’article 3 du Protocole no 4, ou encore Muhammad et Muhammad c. Roumanie [GC], no 80982/12, §§ 134‑157, 15 octobre 2020 sous l’angle de l’article 1 du Protocole no 7 ; voir également s’agissant de l’effectivité du contrôle exercées par les juridictions internes, Chahal c. Royaume-Uni, 15 novembre 1996, § 131, Recueil des arrêts et décisions 1996-V, et A. et autres c. Royaume-Uni, précité, § 210 sous l’angle de l’article 5).
B. Sur l’applicabilité de l’article 2 du Protocole no 4
151. Alors même que les parties reconnaissent que l’article 2 du Protocole no 4 est applicable, il incombe à la Cour de s’en assurer.
152. La Cour rappelle à cet égard que l’article 2 du Protocole no 4 ne s’applique qu’aux seules restrictions à la liberté de circulation (Assanidzé c. Géorgie [GC], no 71503/01, § 194, CEDH 2004-II, et M.S. c. Belgique, no 50012/08, §§ 192-195, 31 janvier 2012). Il lui incombe donc de vérifier si l’assignation à résidence du requérant relevait du champ d’application de cette disposition, compte tenu de ses effets et de ses modalités d’exécution.
153. Aux yeux de la Cour, il y a lieu d’appréhender les arrêtés d’assignation à résidence successivement ordonnés à l’encontre du requérant dans leur ensemble (paragraphe 139 ci-dessus), et d’examiner leurs effets combinés.
154. En premier lieu, elle relève que ces mesures ont eu pour effet d’interdire au requérant de quitter le territoire de sa commune de résidence, de l’astreindre à domicile entre 20 h et 6 h, de l’obliger à se présenter trois fois par jour dans un commissariat de police à des horaires déterminés, de lui interdire d’entrer en contact avec un tiers entre le 22 juillet 2016 et le 5 août 2016, et de le contraindre à remettre son passeport et tout justificatif d’identité à compter du 18 janvier 2017 (paragraphes 13, 16, 20, 31 et 33‑35 ci-dessus).
156. En deuxième lieu, la Cour relève que cette assignation à résidence a eu une durée cumulée de près de treize mois. En pratique, peu de mesures prises sur ce fondement ont eu une telle durée (paragraphe 85 ci-dessus). En outre, les circonstances de l’espèce démontrent qu’elle s’est accompagnée d’une surveillance durable et étroite des forces de l’ordre.
157. En troisième lieu, elle note que le requérant a conservé sa liberté de sortir pendant la journée et qu’il n’a pas été empêché de mener une vie sociale et entretenir des relations avec l’extérieur (voir sur ce point notamment De Tommaso c. Italie [GC], no 43395/09, §§ 86‑88, 23 février 2017, et, par exemple, Trijonis c. Lituanie (déc.), no 2333/02, 17 mars 2005).
158. En outre, le requérant pouvait solliciter l’autorisation de s’éloigner de son lieu d’assignation à résidence, ce qu’il s’est abstenu de faire (De Tommaso, précité, § 88).
159. La Cour souligne, enfin, qu’elle a précédemment examiné sous l’angle de l’article 2 du Protocole no 4 des mesures comparables dont la durée était supérieure ou égale à celle en litige (voir, par exemple, Labita, précité, § 193, Vito Sante Santoro, décision précitée, M.S. c. Belgique, précité, §§ 192‑195, et Timofeyev et Postupkin c. Russie, nos 45431/14 et 22769/15, §§ 123‑125 et 137, 19 janvier 2021).
160. Compte tenu de l’ensemble de ces éléments, la Cour considère que l’assignation à résidence litigieuse doit être regardée comme une mesure restrictive à la liberté de circulation et en déduit, à l’instar des parties, que l’article 2 du Protocole no 4 est applicable.
161. Constatant que ce grief n’est pas manifestement mal fondé au sens de l’article 35 § 3 a) de la Convention et qu’il ne se heurte à aucun autre motif d’irrecevabilité, la Cour le déclare recevable.
C. Sur le respect de l’article 2 du Protocole no 4
1. Thèses des parties
a) Thèse du requérant
162. Le requérant soutient que la base légale de son assignation à résidence était imprévisible. Il fait valoir que la notion de « comportement [constituant] une menace pour la sécurité et l’ordre publics » figurant à l’article 6 de la loi du 3 avril 1955, dans sa version applicable au litige, est excessivement souple. Selon lui, ce critère d’application confère à l’autorité administrative un pouvoir discrétionnaire. Il déplore l’élargissement du champ d’application de cette disposition par la loi du 20 novembre 2015.
163. En outre, il fait valoir en substance que la loi n’a pas prévu de garanties procédurales minimales en rapport avec l’importance du droit en jeu. À ce titre, il critique l’attribution du contrôle des assignations à résidence au juge administratif et prétend que celui-ci n’exerce qu’un contrôle restreint sur ces mesures.
164. Il conteste enfin la nécessité de la mesure dont il a fait l’objet. Il affirme que celle-ci a été ordonnée sur une base factuelle fragile et sur la foi de constats subjectifs relatifs à sa radicalisation religieuse. Il souligne en particulier qu’il n’a jamais été mis en cause ou même entendu dans le cadre d’une procédure pénale liée au terrorisme et qu’il aurait pu faire l’objet d’une simple surveillance administrative par les services de renseignement s’il avait été considéré qu’il représentait une menace pour la sécurité ou l’ordre public. Il dénonce enfin la production, dans les litiges qu’il a portés devant les juridictions administratives, par l’administration de notes blanches et la valeur probante qui leur a été accordée.
b) Thèse du Gouvernement
165. Le Gouvernement soutient qu’il n’y a pas eu violation de l’article 2 du Protocole no 4.
166. En premier lieu, il fait valoir que l’article 6 de la loi du 3 avril 1955 constitue une base légale prévisible. Il indique que les travaux préparatoires de la loi du 20 novembre 2015 fournissent un éclairage sur la définition des comportements visés, et que la jurisprudence administrative est venue illustrer cette notion (CE, Sect., 11 décembre 2015, décisions précitées, 23 décembre 2015, réf., no 395229, et 29 janvier 2016, réf., no 396280). Il ajoute qu’une telle mesure ne peut être ordonnée que dans le cadre de l’état d’urgence, lequel ne peut être déclaré que sous de strictes conditions. Il relève en outre que la Cour a précédemment admis la prévisibilité de dispositions similaires faisant référence à des actes « pouvant (...) porter gravement atteinte à l’ordre public » (Kudrevičius et autres c. Lituanie [GC], no 37553/05, § 113, CEDH 2015), à des « troubles à l’ordre public » (Olivieira c. Pays-Bas, no 33129/96, §§ 53‑58, CEDH 2002-IV) ou aux exigences de « l’ordre public et de la sécurité nationale » (Gurekin et autre c. France (déc.), no 9266/04, 6 juin 2006). Il ajoute qu’il serait irréaliste d’exiger une définition légale exhaustive de tels comportements.
167. En outre, il soutient que le droit interne prévoit des garanties suffisantes contre les risques d’abus. À cet égard, il souligne que les assignations à résidence sont soumises au contrôle du juge administratif, qui en vérifie la proportionnalité. Il met en avant la célérité et l’effectivité du référé-liberté. Il ajoute que la durée de cette mesure est encadrée et qu’elle doit être renouvelée en cas de prolongation de l’état d’urgence.
168. En deuxième lieu, il fait valoir que la restriction en cause poursuivait un objectif de préservation de la sûreté publique et de maintien de l’ordre public.
169. S’agissant, en troisième lieu, de la nécessité de l’assignation à résidence du requérant, il soutient que l’État disposait d’une ample marge d’appréciation en la matière, que cette mesure était fondée sur un faisceau d’éléments bien établi et particulièrement inquiétant.
170. En ce qui concerne la production de notes blanches devant le juge administratif, le Gouvernement fait valoir que ce procédé est le seul qui permette de concilier la protection du secret des sources et des méthodes de renseignement avec le respect du principe du contradictoire. Il soutient que la production de tels éléments de preuve est encadrée par des garanties procédurales suffisantes. Il ajoute que la Cour a paru l’accepter dans sa décision de comité Hammami c. France (no 20871/15, § 22, 29 septembre 2020).
2. Appréciation de la Cour
171. Dans la mesure où la restriction à la liberté de circulation en cause n’est pas propre à « certaines zones déterminées », il convient de l’examiner au regard du troisième paragraphe de l’article 2 du Protocole no 4 (Garib c. Pays-Bas [GC], no 43494/09, § 110, 6 novembre 2017). Selon la jurisprudence de la Cour, une telle mesure doit être prévue par la loi, poursuivre l’un des buts légitimes visés à ce paragraphe et ménager un juste équilibre entre l’intérêt général et les droits de l’individu (voir, parmi beaucoup d’autres, De Tommaso, précité, § 104).
172. En l’espèce, après avoir jugé que l’assignation à résidence litigieuse avait restreint la liberté de circulation du requérant (paragraphe 160 ci‑dessus), la Cour doit rechercher si cette ingérence était prévue par la loi, si elle poursuivait un but légitime et si elle était nécessaire dans une société démocratique.
a) Sur la qualité de la loi
173. La Cour relève tout d’abord que la base légale de l’assignation à résidence du requérant était l’article 6 de la loi du 3 avril 1955, tel qu’interprété par le Conseil d’État et par le Conseil constitutionnel, et que son accessibilité n’est pas contestée par le requérant.
174. Pour apprécier la prévisibilité de cette base légale, la Cour examinera la précision des notions employées et recherchera si elle était accompagnée de garanties suffisantes contre le risque d’arbitraire.
i. Principes généraux
175. Sur le terrain de l’article 2 du Protocole no 4, les principes relatifs à la prévisibilité de la loi ont été présentés dans les arrêts De Tommaso (précité, §§ 106‑109) et Rotaru c. République de Moldova (no 26764/12, §§ 24-25, 8 décembre 2020).
176. La Cour rappelle qu’il importe notamment que la base légale fondant l’ingérence soit prévisible. À ce titre, elle doit offrir une certaine garantie contre des atteintes arbitraires de la puissance publique. Une loi conférant un pouvoir d’appréciation doit en fixer la portée, bien que le détail des normes et procédures à observer n’ait pas besoin de figurer dans la législation elle‑même (Khlyustov c. Russie, no 28975/05, § 70, 11 juillet 2013, et De Tommaso, précité, § 109).
177. Afin d’être compatible avec la prééminence du droit et de protéger contre l’arbitraire, la loi applicable doit en outre offrir des garanties procédurales minimales en rapport avec l’importance du droit en jeu (Rotaru, précité, § 24). Le contrôle des ingérences de l’exécutif dans les droits garantis par l’article 2 du Protocole no 4 doit normalement être assuré, au moins en dernier ressort, par les tribunaux, en raison des garanties d’indépendance et d’impartialité qu’ils présentent et parce qu’ils sont mieux placés pour s’assurer de la régularité de la procédure (Sissanis c. Roumanie, no 23468/02, § 70, 25 janvier 2007, et Sarkizov et autres c. Bulgarie, nos 37981/06 et 3 autres, § 69, 17 avril 2012). Ce contrôle doit porter tant sur la légalité que sur la proportionnalité de la mesure litigieuse (Riener c. Bulgarie, no 46343/99, § 126, 23 mai 2006, Gochev c. Bulgarie, no 34383/03, § 50, 26 novembre 2009, et Rotaru, précité, § 25). De plus, les autorités internes ne peuvent prolonger longtemps des mesures restreignant la liberté de circulation d’une personne sans réexaminer périodiquement si elles restent justifiées (Rotaru, précité, § 25).
ii. Application en l’espèce
α) Sur la précision des notions employées
178. Le requérant se plaint, à titre principal, de l’imprécision des notions employées par le législateur.
179. L’article 6 de la loi du 3 avril 1955 autorise le ministre de l’Intérieur à ordonner, dans le cadre des pouvoirs de police administrative dont il dispose, l’assignation à résidence de toute personne « à l’égard de laquelle il existe des raisons sérieuses de penser que son comportement constitue une menace pour la sécurité et l’ordre publics » (paragraphe 66 ci-dessus). Bien que la loi du 3 avril 1955 ait été modifiée à plusieurs reprises entre 2015 et 2017, cette condition d’application est restée inchangée.
180. La Cour rappelle que le niveau de précision de la législation interne qu’elle exige dépend dans une large mesure du contenu de la loi en question, du domaine qu’elle est censée couvrir et du nombre et du statut de ceux à qui elle est adressée (De Tommaso, précité, § 108, et la jurisprudence qui y est citée).
181. En l’espèce, la Cour relève que les dispositions litigieuses ne peuvent être appliquées que dans le cadre de l’état d’urgence, et dans les zones où celui-ci reçoit application. Or, l’état d’urgence ne peut être déclaré que dans des situations exceptionnelles, qui sont strictement définies par la loi (paragraphe 62 ci-dessus). La législation en cause, qui déroge au droit commun, a donc vocation à ne s’appliquer qu’à titre exceptionnel, dans un espace et un temps limités.
182. La Cour relève ensuite que l’édiction d’une mesure d’assignation à résidence est subordonnée à l’existence de « raisons sérieuses » de penser qu’un comportement donné constitue une menace. La loi requiert ainsi l’existence d’un risque caractérisé, une assignation à résidence ne pouvant être légalement prononcée sur la base de simples soupçons. Un tel degré d’exigence est corroboré par les travaux préparatoires de la loi du 20 novembre 2015 (paragraphe 67 ci-dessus), ainsi que par la jurisprudence administrative qui s’est rapidement développée en la matière (paragraphes 80 et 166 ci-dessus). La Cour note que ce seuil d’exigence est encore réhaussé lorsque la durée de la mesure excède douze mois, la menace requise devant alors avoir « une particulière gravité » (paragraphe 71 ci‑dessus).
183. La Cour note en outre que la préservation de la « sécurité nationale » et de « la sûreté publique » ainsi que le maintien de « l’ordre public » figurent expressément parmi les buts légitimes susceptibles de justifier une ingérence les droits garantis par l’article 2 du Protocole no 4. Elle souligne que cette dernière notion est largement employée dans les pays continentaux, comme en témoignent les travaux préparatoires au Protocole no 4 (Garib, précité, § 85).
184. À cet égard, il apparaît irréaliste d’exiger du législateur national qu’il dresse une liste exhaustive des comportements susceptibles de justifier la mise en œuvre de pouvoirs de police administrative (voir, mutatis mutandis, Kudrevičius et autres, précité, § 113), ainsi que le fait valoir le Gouvernement. Selon une jurisprudence bien établie, le droit doit savoir s’adapter aux changements de situation et ne peut en aucun cas prévoir toutes les hypothèses, ce pourquoi beaucoup de lois se servent-elles, par la force des choses, de formules plus ou moins vagues, dont l’interprétation et l’application dépendent de la pratique (voir, parmi beaucoup d’autres, Rekvényi c. Hongrie [GC], no 25390/94, § 34, CEDH 1999-III, et De Tommaso, précité, §§ 107-108).
185. Or, cette difficulté est particulièrement élevée lorsqu’il s’agit, pour le législateur national, d’encadrer ex ante les prérogatives confiées à l’autorité administrative pour faire face à des événements d’une gravité exceptionnelle et largement imprévisibles, et prévenir de manière la plus efficace possible la réalisation de risques majeurs pour la sécurité nationale, la sûreté publique et l’ordre public, et ainsi assurer le respect effectif du droit à la vie de la population.
186. Pour autant, une telle législation d’exception ne saurait, en aucun cas, s’avérer contraire au principe de prééminence du droit. Il revient dès lors à la Cour d’exercer un contrôle méticuleux des garanties contre le risque d’arbitraire prévues par le droit interne, afin de déterminer si celles-ci encadrent et limitent efficacement le pouvoir d’appréciation conféré à l’autorité administrative.
β) Sur l’existence de garanties contre le risque d’arbitraire
187. La Cour relève en premier lieu que la mise en œuvre de l’état d’urgence est strictement encadrée par le droit interne. S’il peut être déclaré par le pouvoir exécutif, sa durée initiale est limitée à douze jours et il ne peut être prorogé que par le législateur, pour une durée déterminée (paragraphe 62 ci-dessus). Tout projet de loi en ce sens doit être soumis au Conseil d’État pour avis, conformément à l’article 39 de la Constitution (paragraphe 9 ci‑dessus). En outre, la loi prévoit que le Parlement est informé sans délai des mesures prises en application de l’état d’urgence, et lui confère des prérogatives d’enquête dont il a effectivement fait usage dans le cadre du contrôle de ce régime d’exception (paragraphes 63‑64 ci-dessus).
188. La Cour constate en deuxième lieu que le régime de la mesure d’assignation à résidence est nettement défini en droit interne. La durée de la mesure, ses modalités et le régime des obligations complémentaires dont elle peut être assortie sont précisément encadrés par la loi du 3 avril 1955, telle qu’interprétée par le Conseil d’État et par le Conseil constitutionnel (voir, a contrario, De Tommaso, précité, §§ 119‑123). En particulier, le Conseil constitutionnel a jugé, dans sa décision du 22 décembre 2015, que l’assignation à résidence et l’ensemble de ses modalités doivent être justifiées et proportionnées aux raisons ayant motivé une telle mesure, dans les circonstances particulières ayant conduit à la déclaration de l’état d’urgence (paragraphe 69 ci‑dessus). Cette jurisprudence impose par ailleurs le renouvellement de la mesure d’assignation à résidence à chaque prorogation de l’état d’urgence. Compte tenu de la fréquence de ces prorogations entre 2015 et 2017 (paragraphe 9 ci‑dessus), cette exigence a impliqué un réexamen périodique régulier des mesures d’assignation à résidence. En outre, par une décision du 16 mars 2017, le Conseil constitutionnel a subordonné la prolongation de la mesure au-delà de douze mois à la production, par l’administration, d’éléments nouveaux et complémentaires (paragraphe 71 ci‑dessus).
189. La Cour accorde une importance particulière au fait que les juridictions internes aient interprété la législation d’exception en cause avec le souci de fournir à l’individu une protection adéquate contre l’arbitraire (voir, mutatis, mutandis, Selahattin Demirtaş, précité, § 275, et Kudrevičius et autres, précité, § 110).
190. La Cour observe en troisième lieu que les mesures d’assignations à résidence peuvent être contestées devant le juge des référés par la voie du référé-liberté, que la Cour a jugé effective (paragraphes 129‑134 ci-dessus). Elle constate que ce contrôle porte à la fois sur la légalité et la proportionnalité de la mesure d’assignation à résidence (paragraphe 78 ci‑dessus) et souligne que celui-ci intervient à très bref délai (paragraphe 75 ci‑dessus), et le cas échéant en cours de mesure. Celle-ci peut ainsi faire l’objet d’un contrôle juridictionnel à double degré peu après sa mise à exécution. Parallèlement, ces mesures peuvent être contestées dans le cadre de recours pour excès de pouvoir. Par ailleurs, si le requérant critique l’attribution de ce contentieux au juge administratif, la Cour note que cette règle de compétence a été jugée conforme à l’article 66 de la Constitution (paragraphe 69 ci‑dessus). Elle n’a pas pour tâche de porter une appréciation sur ces règles d’organisation juridictionnelle, mais uniquement d’en vérifier la compatibilité avec la Convention. Or, aucune de ses allégations n’est de nature à remettre en cause l’indépendance, l’impartialité ou l’attachement à la légalité du juge administratif. La Cour en conclut que les mesures d’assignations à résidence prises dans le cadre de l’état d’urgence sont soumises à un contrôle juridictionnel efficace, offrant des garanties procédurales à la hauteur de l’importance du droit en jeu (Rotaru, précité, §§ 24‑25).
191. Au vu de l’ensemble de ces éléments, la Cour considère que les dispositions en cause, telles qu’interprétées par les juridictions internes, fixent avec une clarté suffisante l’étendue et les modalités du pouvoir d’appréciation conféré au ministre de l’Intérieur et prévoient des garanties adaptées contre les risques d’abus et d’arbitraire. Elle en conclut que cette base légale était prévisible.
b) Sur la légitimité des buts poursuivis
192. Aux yeux de la Cour, les objectifs poursuivis par l’ingérence litigieuse, qui tendent à la préservation de la sécurité nationale et de la sûreté publique ainsi qu’au maintien de l’ordre public, étaient légitimes.
c) Sur la nécessité de l’ingérence litigieuse
i. Principes généraux
193. Selon une jurisprudence constante de la Cour, une ingérence dans la liberté de circulation est considérée comme « nécessaire dans une société démocratique » si elle répond à un « besoin social impérieux » et si elle est proportionnée au but légitime poursuivi. Il faut que les motifs invoqués par les autorités nationales pour la justifier apparaissent « pertinents et suffisants » (Nada, précité, § 181). Les autorités nationales compétentes disposent à cet égard d’une certaine marge d’appréciation (Nada, précité, § 184, et Olivieira, précité, § 64).
194. Toutefois, une restriction à la liberté de circulation ne peut être justifiée, dans une affaire donnée, que s’il existe des indices clairs d’une véritable exigence d’intérêt public prévalant sur le droit de l’individu à la liberté de circulation (Hajibeyli c. Azerbaïdjan, no 16528/05, § 63, 10 juillet 2008, Nalbantski c. Bulgarie, no 30943/04, § 65, 10 février 2011, et Popoviciu c. Roumanie, no 52942/09, § 91, 1er mars 2016). Les mesures de nature préventive doivent être fondées sur des éléments concrets et réellement révélateurs de l’actualité du risque dont elles visent à éviter la réalisation (voir, mutatis mutandis, Nalbantski, précité, § 65, et Vlasov et Benyash c. Russie, nos 51279/09 et 32098/13, § 34, 20 septembre 2016 ; voir également Labita, précité, § 196).
195. Une mesure restrictive de liberté ne peut être imposée ou maintenue qu’après avoir concrètement pris en considération la situation particulière de la personne concernée (voir, par exemple, Battista c. Italie, no 43978/09, § 44 et 47, CEDH 2014, et Stamose c. Bulgarie, no 29713/05, § 35, CEDH 2012). De plus, les autorités internes ne peuvent prolonger longtemps des mesures restreignant la liberté de circulation d’une personne sans réexaminer périodiquement si celles-ci sont justifiées (voir, parmi d’autres, Villa c. Italie, no 19675/06, § 49, 20 avril 2010, Battista, précité, § 42, et Rotaru, précité, § 25). Lorsqu’elle examine la sévérité d’une restriction, la Cour tient particulièrement compte de sa durée (Nikiforenko c. Ukraine, no 14613/03, § 56, 18 février 2010).
196. Il importe enfin que la personne concernée par une mesure de nature préventive bénéficie d’un contrôle juridictionnel comportant des garanties procédurales appropriées (Bulea c. Roumanie, no 27804/10, § 63, 3 décembre 2013, et Popoviciu, précité, § 92). Celle-ci doit avoir réellement la possibilité de demander tout éclaircissement à l’égard des éléments motivant une telle restriction et avoir accès à une procédure contradictoire (Marturana c. Italie, no 63154/00, §§ 188‑189, 4 mars 2008).
ii. Appréciation de la Cour
197. La Cour constate que l’ingérence portée à la liberté de circulation du requérant a été d’une particulière intensité, dans la mesure où elle comprenait à la fois une interdiction de quitter le territoire de la commune d’Angers, un couvre-feu nocturne, et une obligation de se présenter trois fois par jour auprès des forces de l’ordre, à peine d’emprisonnement. Elle relève en outre que le requérant a été assigné à résidence pendant une durée cumulée de plus de treize mois.
198. L’assignation à résidence du requérant a initialement été fondée sur la « radicalisation religieuse » du requérant, son tempérament violent et ses antécédents pénaux, ainsi que sur le fait qu’il ait tenté d’entrer en contact avec le responsable d’une organisation islamiste favorable au jihad armé, prônant l’instauration du califat et l’application de la charia en France (paragraphe 14 ci‑dessus).
199. À cet égard, la Cour souligne qu’une telle restriction à la liberté de circulation ne saurait se fonder exclusivement sur les convictions ou sur la pratique religieuse d’un individu. Elle rappelle cependant que l’article 9 de la Convention ne protège pas n’importe quel acte motivé ou inspiré par une religion ou conviction (Hassan et Tchaouch c. Bulgarie [GC], no 30985/96, § 60, CEDH 2000-XI). En l’espèce, elle relève que le ministre de l’Intérieur s’est fondé sur un ensemble d’éléments permettant de caractériser un « comportement » de nature à susciter des raisons sérieuses de penser qu’il constitue une menace pour la sécurité et l’ordre publics, dans une perspective de prévention du passage à l’acte terroriste, comme le Conseil d’État s’en est assuré (paragraphe 53 ci‑dessus). Elle souligne que cette mesure a été ordonnée quelques jours après les attentats du 13 novembre 2015, à une date à laquelle la protection de la population et la prévention d’un nouvel acte terroriste constituaient, sans nul doute, un besoin impérieux. Elle rappelle à cet égard que l’efficacité d’une mesure de nature préventive dépend souvent de la rapidité de sa mise en œuvre (Gochev, précité, § 53). Elle estime en outre que les modalités de la mesure, quoique rigoureuses, étaient adaptées à sa finalité.
200. Dans ces conditions, la Cour considère que la mesure litigieuse reposait sur des motifs pertinents et suffisants dans le contexte dans lequel s’inscrit la présente affaire, caractérisé par l’existence d’une menace pour la sécurité nationale, la sûreté publique et l’ordre public d’une gravité et d’une durée exceptionnelles.
201. Par la suite, l’assignation à résidence du requérant et ses modalités ont fait l’objet de réexamens réguliers, sa situation personnelle ayant effectivement été réétudiée à huit reprises par le ministre de l’Intérieur (paragraphes 17, 18, 20, 32, 33, 34, 36 et 37 ci-dessus). Pour décider sa prolongation, celui-ci s’est fondé sur un faisceau d’indices qui s’est progressivement étoffé. Aux yeux de la Cour, ces éléments nouveaux ont pu raisonnablement être regardés par les autorités nationales comme renforçant les raisons sérieuses de penser que le comportement du requérant constituait une menace telle qu’elle justifiait la prolongation de son assignation à résidence. La Cour note en effet que l’autorité administrative s’est fondée sur des renseignements selon lesquels le requérant se serait dit prêt à mener des actions violentes, sur son refus de condamner des attentats récents lors d’un entretien volontairement accordé à un journaliste, sur le fait qu’il fréquente un individu lourdement condamné pour violences aggravées à l’encontre d’un policier, sur le fait que des vidéos de propagande jihadiste particulièrement violentes et incitant au recours à la force meurtrière avaient été retrouvées sur des appareils lui appartenant lors d’une perquisition administrative de son domicile, sur le fait qu’il ait violé l’interdiction de contact ordonnée à son encontre et qu’il ait été condamné de ce chef, sur le fait qu’il se soit rapproché lors de son incarcération d’une figure du mouvement jihadiste condamnée pour association de malfaiteurs en vue de la commission d’actes de terrorisme, et sur le comportement virulent ou provocateur qu’il avait parfois adopté à l’égard des autorités policières et judiciaires lors de son assignation à résidence (paragraphes 17, 18, 20, 32 et 36 ci-dessus). La Cour considère qu’il s’agit là d’éléments concrets desquels les autorités nationales ont pu raisonnablement déduire qu’ils révélaient la persistance du risque que la mesure visait à prévenir (Nalbantski, précité, § 65, et Vlasov et Benyash, précité, § 34), à savoir un éventuel passage à l’acte. Elle souligne en particulier que la prolongation de la mesure au-delà de douze mois a notamment reposé sur le constat d’éléments nouveaux (paragraphes 36 et 71 ci-dessus). Or, elle rappelle que la nature et la gravité du risque décelé constituent toujours un facteur important dans l’appréciation de la proportionnalité des mesures de protection et de prévention à adopter (voir, mutatis mutandis, Kurt c. Autriche [GC], no 62903/15, § 183, 15 juin 2021).
202. En outre, la Cour constate que le requérant a été assigné à résidence à Angers pendant la quasi-totalité de la durée de la mesure litigieuse. Il s’agit d’une commune de 42,7 km², comptant près de 155 000 habitants. Au cours de la journée, il pouvait s’y déplacer librement, sous réserve de respecter l’obligation de se présenter trois fois par jour à l’hôtel de police d’Angers. Or, celui-ci était facilement accessible en transports en commun, le requérant ayant été domicilié à sa proximité immédiate jusqu’au 5 août 2016. La Cour en déduit que ni l’assignation à résidence du requérant ni ses obligations complémentaires n’ont empêché le requérant de mener une vie sociale et nouer des contacts avec l’extérieur. Elle relève également que l’autorité administrative a pris en compte la situation individuelle du requérant, qui était sans emploi ni charges familiales, et ses allégations relatives à ses difficultés de santé, en procédant à un examen sérieux du certificat médical produit par celui-ci. Elle souligne que le requérant n’a jamais sollicité l’autorisation de quitter sa zone d’assignation à résidence ou un aménagement de la mesure pour un motif familial ou professionnel auprès de l’autorité administrative. Il s’est borné à demander la réduction de la périodicité de son obligation de pointage en invoquant des difficultés de mobilité passagères, qui n’ont pas été considérées comme établies. À l’audience devant la Cour, le requérant a expliqué qu’à ses yeux demander l’aménagement de la mesure serait revenu à en admettre le principe. Dans ces conditions, la Cour considère que la circonstance que le requérant n’ait ni sollicité ni obtenu l’aménagement de son assignation à résidence ne peut être imputée aux autorités internes (voir, mutatis mutandis, Timofeyev et Postupkin, précité, § 135, et Munteanu c. Roumanie (déc.), no 39435/08, § 26, 1er décembre 2015).
203. De l’ensemble des considérations qui précèdent, la Cour déduit que la durée de la mesure et le maintien des restrictions qu’elle prévoyait reposaient sur des motifs pertinents et suffisants.
204. Par ailleurs, la Cour relève que l’ensemble des décisions administratives prises à l’encontre du requérant a fait l’objet d’un contrôle juridictionnel (paragraphes 47, 51, 53, 54, 58 et 60). Le requérant, auquel l’aide juridictionnelle a systématiquement été accordée, a effectivement été en mesure de faire valoir ses arguments devant les juridictions internes, qui ont réexaminé avec sérieux la justification de son assignation à résidence lors de chacune de ses prolongations.
205. Le requérant soutient enfin que les juridictions internes ont principalement statué sur la foi de notes blanches, qu’il considère difficiles à contester. Il dénonce leur influence prépondérante sur le juge et soutient avoir été privé de garanties procédurales minimales. Sur ce point, le Gouvernement fait valoir que cette pratique permet de porter les éléments sur lesquels l’autorité administrative s’est fondée pour prendre la mesure litigieuse à la connaissance tant de la personne concernée que du juge, sans entraver l’action des services de renseignement et en préservant le nécessaire secret de leurs sources.
206. La Cour rappelle qu’elle a reconnu que l’utilisation d’informations confidentielles peut se révéler inévitable dans les affaires où la sécurité nationale est en jeu. Elle juge cependant que cela n’implique pas que les autorités nationales échappent à tout contrôle des tribunaux internes dès lors qu’elles affirment que l’affaire touche à la sécurité nationale et au terrorisme (voir, mutatis mutandis, Chahal, précité, §§ 130-131, et A. et autres c. Royaume-Uni, précité, § 210 sous l’angle de l’article 5 § 4). La Cour a déjà examiné plusieurs techniques visant à concilier les impératifs de sécurité liés à l’accès à de telles informations et la nécessité d’accorder en suffisance au justiciable le bénéfice des règles de procédure (Chahal, précité, §§ 131 et 144, et A. et autres c. Royaume-Uni, précité, §§ 214-224). Il lui revient en l’espèce de rechercher si la production des notes blanches a été accompagnée de garanties procédurales suffisantes.
207. À cet égard, la Cour relève que le droit interne exige que la note blanche soit soumise au débat contradictoire. En outre, il appartient au juge administratif d’exercer un contrôle sur l’exactitude et la précision des informations qu’elles comportent, en recherchant si elles reposent sur des faits précis et circonstanciés et si ceux-ci sont ou non sérieusement contestés (paragraphes 92 ci-dessus). À cette fin, le juge administratif peut faire usage de ses pouvoirs d’instruction (paragraphe 93 ci-dessus). En l’espèce, la Cour constate que le versement de notes blanches au débat contradictoire a permis au requérant d’avoir connaissance des éléments fondant son assignation à résidence et lui a donné la possibilité effective de demander des éclaircissements à cet égard (voir, mutatis mutandis, Marturana, précité, § 188‑189). Or, elle relève que ces éléments n’ont, pour une large partie, pas été contestés par le requérant, dont la Cour note qu’il a été absent à plusieurs audiences et qu’il n’a jamais invité les juridictions internes à faire usage de leurs pouvoirs d’instruction. Pour leur part les juridictions internes ont estimé que les faits relatés étaient suffisamment précis et circonstanciés. Ayant pris connaissance des notes blanches qui ont été versées au dossier devant elle, la Cour estime qu’une telle conclusion ne saurait passer pour arbitraire.
208. Dans ces conditions, la Cour déduit que le requérant a, dans les circonstances de l’espèce, bénéficié de garanties procédurales appropriées.
209. Eu égard à l’ensemble des considérations qui précèdent et, compte tenu du besoin impérieux que constitue la prévention d’actes terroristes, du comportement du requérant, des garanties procédurales dont il a effectivement bénéficié, et du réexamen périodique de la nécessité de la mesure d’assignation à résidence, la Cour conclut que celle-ci n’était pas disproportionnée. Partant, il n’y a pas eu violation de l’article 2 du Protocole no 4. Une telle conclusion la dispense en l’espèce de statuer sur la validité de l’exercice, par la France, du droit de dérogation prévu par l’article 15 (paragraphe 146 ci-dessus).
PAR CES MOTIFS, LA COUR, À L’UNANIMITÉ,
1. Accueille l’exception préliminaire du Gouvernement tiré de la tardiveté des griefs relatifs à la MICAS prise à l’encontre du requérant, tirés des articles 8, 9 et 14 de la Convention et de l’article 2 du Protocole no 4 ;
2. Accueille l’exception préliminaire du Gouvernement relative au non‑épuisement des voies de recours pour ce qui concerne les griefs relatifs à l’assignation à résidence du requérant tirés des articles 8, 9 et 14 de la Convention, et la rejette pour le surplus ;
3. Déclare le grief tiré de l’article 2 du Protocole no 4 relatif à l’assignation à résidence du requérant recevable, et le restant de la requête irrecevable ;
4. Dit qu’il n’y a pas eu violation de l’article 2 du Protocole no 4 de la Convention.
Fait en français, puis communiqué par écrit le 19 janvier 2023, en application de l’article 77 §§ 2 et 3 du règlement.
Victor Soloveytchik Siofra O’Leary
Greffier Présidente