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You are here: BAILII >> Databases >> European Court of Human Rights >> COLOMBIER v. FRANCE - 14925/18 (No Article 8 - Right to respect for private and family life : Fifth Section) French Text [2024] ECHR 143 (15 February 2024) URL: http://www.bailii.org/eu/cases/ECHR/2024/143.html Cite as: [2024] ECHR 143 |
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CINQUIÈME SECTION
AFFAIRE COLOMBIER c. FRANCE
(Requête no 14925/18)
ARRÊT
Art 8 • Obligations positives • Vie familiale • Refus de reconnaissance de la part réservataire des requérants dans la succession de leur père, régie par une loi californienne, dont ils avaient été exclus par l'effet d'un trust constitué aux USA • Effets de l'abrogation par le Conseil constitutionnel de la disposition législative qui conférait aux héritiers français, exclus d'une succession régie par une loi étrangère, un droit de prélèvement compensatoire sur la masse successorale située en France • Analyse détaillée de la situation et mise en balance des intérêts concurrents par les juridictions internes dans des décisions concordantes ni arbitraires ni manifestement déraisonnables • Situation créée par des choix individuels et non par une défaillance des autorités • Malgré les conséquences dommageables pour les droits des requérants du choix du Conseil constitutionnel de ne pas moduler les effets de sa décision dans le temps pour les situations en cours, Cour européenne ne devant pas se départir de l'analyse des juges internes n'ayant pas déclenché l'exception d'ordre public international
Préparé par le Greffe. Ne lie pas la Cour.
STRASBOURG
15 février 2024
Cet arrêt deviendra définitif dans les conditions définies à l'article 44 § 2 de la Convention. Il peut subir des retouches de forme.
En l'affaire Colombier c. France,
La Cour européenne des droits de l'homme (cinquième section), siégeant en une chambre composée de :
Georges Ravarani, président,
Lado Chanturia,
Carlo Ranzoni,
Mārtiņš Mits,
Stéphanie Mourou-Vikström,
Mattias Guyomar,
Kateřina Šimáčková, juges,
et de Victor Soloveytchik, greffier de section,
Vu :
la requête (no 14925/18) dirigée contre la République française et dont trois ressortissants de cet Etat, MM. Christian Colombier, David Colombier et Mme Agathe Colombier (« les requérants ») ont saisi la Cour en vertu de l'article 34 de la Convention de sauvegarde des droits de l'homme et des libertés fondamentales (« la Convention ») le 26 mars 2018,
la décision de porter la requête à la connaissance du gouvernement français (« le Gouvernement »),
la décision de la présidente de la section en vertu de l'article 54 § 2 c) du règlement de la Cour, d'inviter les parties à lui présenter par écrit des observations complémentaires sur la recevabilité et le bien-fondé de la requête,
les observations des parties,
Après en avoir délibéré en chambre du conseil le 16 janvier 2024,
Rend l'arrêt que voici, adopté à cette date :
INTRODUCTION
1. La requête concerne les effets d'une décision du Conseil constitutionnel abrogeant une disposition législative, l'article 2 de la loi du 14 juillet 1819 relative au régime du « droit d'aubaine et de détraction », qui conférait jusqu'alors aux héritiers français exclus d'une succession régie par une loi étrangère un droit de prélèvement compensatoire sur la masse successorale située en France. Invoquant l'article 8 de la Convention, pris isolément et combiné avec l'article 14, les requérants se plaignent de ne pas s'être vu reconnaître par les juridictions internes leur part réservataire dans la succession de leur père, qui les en avait exclus par l'effet d'un trust.
EN FAIT
2. Les requérants sont nés respectivement en 1960, 1964 et 1967 et résident à Coye-la-Forêt, à Tel Aviv en Israël, et à Paris. Ils ont été représentés par Me W. Bourdon, avocat.
3. Le Gouvernement a été représenté par son agent, M. F. Alabrune, directeur des affaires juridiques au ministère de l'Europe et des Affaires étrangères.
4. Les requérants sont les trois enfants issus du premier et du deuxième mariage de M. Michel Colombier, compositeur de musique de nationalité française, père de six enfants. En 1969, l'un des trois requérants, David Colombier, fut victime à l'âge de cinq ans de deux hémorragies cérébrales, lui ayant laissé des séquelles, à savoir une hémiplégie droite avec atrophie musculaire. En 1975, M. Michel Colombier s'installa aux États-Unis, en Californie. Il eut un quatrième enfant, Emily, issue d'une union libre. Le 13 octobre 1990, il épousa en troisièmes noces Mme Dana Ko, avec laquelle il eut deux filles, Siena et Arabella.
5. Le 14 février 1999, M. Michel Colombier établit et fit enregistrer aux Etats-Unis un testament aux termes duquel il légua tous ses biens, de quelque nature qu'ils soient et où qu'ils soient situés, au Colombier Family Trust.
6. Le 16 février 1999, M. Michel Colombier et Mme Dana Ko créèrent le Colombier Family Trust, en vertu de la loi californienne, dont ils étaient les seuls trustor et trustee et auquel il fut transféré l'intégralité de leurs biens dont des biens immobiliers situés aux États-Unis et des redevances et droits d'auteur perçus par la Société des auteurs compositeurs et éditeurs de musique (SACEM) et la Société pour l'administration du droit de reproduction mécanique (SDRM), toutes deux localisées en France. Le trust prévoyait que l'époux survivant deviendrait l'unique bénéficiaire de l'intégralité des biens du couple, lesquels devaient revenir, au décès du dernier survivant, à leurs deux filles, Siena et Arabella.
7. M. Michel Colombier décéda le 14 novembre 2004 en Californie. Par l'effet du trust, en application de la loi californienne, des opérations successorales furent menées aux États-Unis selon les directives du Colombier Family trust mais aucune succession ne fut ouverte en France.
8. Le 12 septembre 2006, les requérants assignèrent Mme Dana Ko devant le tribunal de grande instance (TGI) de Paris aux fins, notamment, de se voir reconnaître, en vertu de l'article 2 de la loi du 14 juillet 1819, un droit de prélèvement compensatoire sur une fraction des actifs successoraux situés en France. Par acte du 11 juin 2008, Emily Colombier, Siena Colombier et Arabella Colombier, les deux dernières, mineures à cette époque, étant représentées par leur mère, Mme Dana Ko, intervinrent volontairement à l'instance pour demander, en leur qualité d'héritières réservataires, à bénéficier également des dispositions de l'article 2 de la loi du 14 juillet 1819.
9. Mme Dana Ko contesta la conformité à la Constitution de cette disposition par l'introduction d'une question prioritaire de constitutionnalité (QPC), qui fut renvoyée devant le Conseil constitutionnel. Par une décision du 5 août 2011, publiée le 6 août 2011, le Conseil constitutionnel déclara ledit article contraire à la Constitution, jugeant qu'il établissait une différence de traitement entre les héritiers français et les autres qui ne seraient pas privilégiés par la loi étrangère. La disposition litigieuse fut abrogée à compter de sa publication, sans modulation de ses effets dans le temps, pour les motifs suivants :
« (...) 3. Considérant que l'article 6 de la Déclaration des droits de l'homme et du citoyen de 1789 dispose que la loi « doit être la même pour tous, soit qu'elle protège, soit qu'elle punisse » ; que le principe d'égalité ne s'oppose ni à ce que le législateur règle de façon différente des situations différentes, ni à ce qu'il déroge à l'égalité pour des raisons d'intérêt général pourvu que, dans l'un et l'autre cas, la différence de traitement qui en résulte soit en rapport direct avec l'objet de la loi qui l'établit ;
4. Considérant que l'article 2 de la loi du 14 juillet 1819 a pour objet, d'une part, de déterminer des critères conduisant à faire obstacle à l'application de la loi étrangère applicable au règlement d'une succession entre des cohéritiers étrangers et français et, d'autre part, d'instaurer un droit de prélèvement afin de protéger l'héritier français venant à la succession d'après la loi française et exclu de son droit par la loi étrangère ;
5. Considérant que la disposition contestée institue une règle matérielle dérogeant à la loi étrangère désignée par la règle de conflit de lois française ; que cette règle matérielle de droit français trouve à s'appliquer lorsqu'un cohéritier au moins est français et que la succession comprend des biens situés sur le territoire français ; que les critères ainsi retenus sont en rapport direct avec l'objet de la loi ; qu'ils ne méconnaissent pas, en eux-mêmes, le principe d'égalité ;
6. Considérant qu'afin de rétablir l'égalité entre les héritiers garantie par la loi française, le législateur pouvait fonder une différence de traitement sur la circonstance que la loi étrangère privilégie l'héritier étranger au détriment de l'héritier français ; que, toutefois, le droit de prélèvement sur la succession est réservé au seul héritier français ; que la disposition contestée établit ainsi une différence de traitement entre les héritiers venant également à la succession d'après la loi française et qui ne sont pas privilégiés par la loi étrangère ; que cette différence de traitement n'est pas en rapport direct avec l'objet de la loi qui tend, notamment, à protéger la réserve héréditaire et l'égalité entre héritiers garanties par la loi française ; que, par suite, elle méconnaît le principe d'égalité devant la loi ;
7. Considérant que, par suite, sans qu'il soit besoin d'examiner l'autre grief, l'article 2 de la loi du 14 juillet 1819 relative à l'abolition du droit d'aubaine et de détraction doit être déclaré contraire à la Constitution,
Décide :
Article 1
L'article 2 de la loi du 14 juillet 1819 relative à l'abolition du droit d'aubaine et de détraction est contraire à la Constitution. »
10. Par un jugement du 10 juillet 2013, le TGI débouta les requérants de leur demande, pour les motifs suivants :
« (...) * Sur la loi successorale applicable :
Le dernier domicile du défunt étant situé en Californie, la succession mobilière est régie par le droit de l'Etat de Californie, par application de la règle française de conflit en matière de droit international privé.
Aucune des parties n'a fait état de l'existence de biens immobiliers situés en France. Il n'est pas non plus contesté que le fondement juridique initial des demandes des consorts Colombier, à savoir le droit de prélèvement institué par l'article 2 de la loi du 14 juillet 1819, a été déclaré non conforme à la Constitution, par une décision du Conseil Constitutionnel rendue le 5 août 2011.
Les parties s'opposent sur l'application de cette décision aux successions ouvertes antérieurement au 6 août 2011, ainsi que sur le caractère d'ordre public de la réserve héréditaire prévue par le droit successoral français.
* Sur le caractère immédiatement applicable de la décision du Conseil Constitutionnel aux instances en cours :
(...)
Tout d'abord, la loi successorale applicable à la transmission des biens n'étant pas la loi française, les consorts Colombier ne sont pas fondés à soutenir qu'en leur qualité d'héritiers réservataires, ils doivent être considérés comme saisis de plein droit de tous les biens de la succession, comme le prévoit l'article 1004 du code civil français.
Aux termes de l'article 62 de la Constitution, une disposition déclarée inconstitutionnelle sur le fondement de l'article 61-1 est abrogée à compter de la publication de la décision du Conseil constitutionnel ou d'une date ultérieure fixée par cette décision.
Le Conseil constitutionnel détermine, en outre, les conditions et limites dans lesquelles les effets que la disposition a produits sont susceptibles d'être remis en cause.
Si, dans sa nouvelle rédaction issue de la loi constitutionnelle du 23 juillet 2008, l'article 62, alinéa 2, de la Constitution confère explicitement au Conseil constitutionnel le pouvoir de moduler les effets dans le temps des décisions rendues au titre de l'article 61-1 de la Constitution, en l'espèce, le Conseil, juge de la loi, a fait le choix de supprimer purement et simplement le droit de prélèvement.
S'il a considéré qu'afin de rétablir l'égalité entre les héritiers garantie par la loi française, le législateur pouvait fonder une différence de traitement sur la circonstance que la loi étrangère privilégie l'héritier étranger au détriment de l'héritier français, il n'a cependant pas jugé utile de préciser ou d'exiger du législateur des mesures transitoires pour des motifs de sécurité juridique ou de lui laisser un délai pour créer un droit équivalent au droit de prélèvement respectant le principe constitutionnel d'égalité.
Suivant les articles 1er et 2 du code civil, la loi nouvelle s'applique immédiatement aux effets à venir des situations juridiques non contractuelles en cours au moment où elle entre en vigueur.
Par suite, les décisions du Conseil constitutionnel s'imposant aux pouvoirs publics et à toutes les autorités administratives et juridictionnelles, en application de l'article 62, alinéa 3 de la Constitution, il y a lieu de constater l'application immédiate de cette décision au litige dont ce tribunal est saisi.
* Sur la réserve héréditaire française et l'ordre public international :
(...)
Les jurisprudences invoquées par les consorts Colombier à l'appui de leurs prétentions ne sont pas pertinentes, dans la mesure où elles ne concernent pas une succession régie par un droit étranger (arrêt dit de Camay : cour d'appel de Paris du 10 janvier 1970) ou écartent l'application du droit étranger, comme contraire la protection de la propriété relevant de l'ordre public international français, les droits propres des héritiers n'étant pas concernés (arrêt Dame Wiesbein : cour d'appel de Paris du 16 mars 1934).
Il en est de même pour la Convention de la Haye du 1er juillet 1985, relative à la loi applicable au trust et à sa reconnaissance, signée par la France le 26 novembre 1991, mais dont la ratification n'est pas encore intervenue.
Au demeurant, si l'article 15 de cette convention indique que « La convention ne fait pas obstacle à l'application des dispositions de la loi désignée par les régies de conflit du for lorsqu'il ne peut être dérogé à ces dispositions par une manifestation de volonté, notamment dans les matières suivantes (...) c) les testaments et la dévolution des successions, spécialement la réserve (...), la succession litigieuse n'est pas soumise à la loi française.
Le principe d'égalité des enfants entre eux au regard de leurs droits successoraux, consacré par l'article 912 du code civil qui prévoit une réserve héréditaire au profit de chacun, relève incontestablement de l'ordre public français, au sens de l'article 6 du code civil.
Dans le cas où, en application de la règle de conflit de lois, la situation litigieuse soumise à un tribunal français est régie par une loi étrangère, la juridiction saisie doit veiller, au moyen de l'exception d'ordre public international, à ce que l'application concrète de cette loi ne viole pas des valeurs considérées comme essentielles.
En l'espèce, les consorts Colombier ne démontrent pas que le maintien de la réserve héréditaire relève de l'ordre public international français.
Si la Cour de cassation a pu affirmer, dans un arrêt du 27 avril 1868 (D.P. 1868-I. 302) que le principe de l'égalité des partages tient si essentiellement à l'ordre public que dans aucun cas et sous aucun prétexte, il ne peut être atteint en France par les dispositions contraires des coutumes locales étrangères, quelles qu'elles soient, qui tendraient à en suspendre ou à en modifier les effets, elle a ensuite jugé, dans un arrêt Lautour du 25 mai 1948, que les dispositions de la loi étrangère applicable ne sont pas contraires à l'ordre public international français par cela seul qu'elles diffèrent des dispositions impératives du droit français mais uniquement en ce qu'elles heurtent des principes de justice universelle considérés dans l'opinion française comme doués de valeur internationale absolue.
Malgré son importance dans le droit interne français, l'institution de la réserve successorale n'a jamais été consacrée par la Cour de cassation comme contraire à des valeurs que l'ordre juridique français considère universelles, comme pourrait l'être toute disposition d'une loi étrangère qui réduirait ou supprimerait les droits d'une personne pour des raisons d'ordre social, racial politique, sexuel ou religieux.
En l'espèce, le droit successoral californien, qui ne prévoit aucune forme de discrimination, n'est donc pas contraire à l'ordre public international français en ce qu'il ignore la réserve héréditaire d'un héritier français.
Il n'est pas contesté que la réserve serait fondée sur un devoir familial qu'aurait le défunt de laisser une fraction de ses biens à ses enfants : mais le contenu de l'ordre public est susceptible de varier au fil du temps et des évolutions de la société et les réformes législatives intervenues traduisent un affaiblissement de la réserve, notamment après l'adoption de la loi du 23 juin 2006 sur les successions et la généralisation de la réduction en valeur.
Le tribunal relève enfin que le Règlement Successoral Européen no 650/2012 du 4 juillet 2012, applicable aux successions ouvertes à compter du 17 août 2015 (art. 83, § 1), autorise désormais une professio juris, qui permet au disposant d'organiser dès à présent sa succession en optant entre la loi successorale de sa dernière résidence habituelle et celle de sa nationalité, pour un décès survenant à partir du 17 août 2015.
L'article 27-2 du Règlement précité prévoit que l'application d'une disposition de la loi désignée par le présent règlement ne peut être considérée comme contraire à l'ordre public du for au seul motif que ses modalités concernant la réserve héréditaire sont différentes de celle en vigueur dans le for.
Un Français résidant habituellement dans un pays étranger dont le droit ne connaît pas l'institution de la réserve, tels les pays de droit anglo-saxon, pourra, dès lors, valablement écarter ses descendants de sa succession au profit de toute autre personne physique ou morale.
Si le Conseil Constitutionnel estime, dans le considérant 6 de sa décision, qu'afin de rétablir l'égalité entre les héritiers garantie par la loi française, le législateur pouvait fonder une différence de traitement sur la circonstance que la loi étrangère privilégie l'héritier étranger au détriment de l'héritier français (...), force est de constater que le législateur n'a pas jugé utile, jusqu'à présent, de prendre une disposition permettant à tout héritier, français ou non, lésé par l'application d'une loi successorale étrangère, d'opérer un prélèvement sur les biens successoraux situés en France, étant observé que le règlement précité ne l'interdit pas.
En conséquence et en l'absence d'une violation démontrée de l'ordre public international français comme de tout fondement juridique légal de leurs demandes, les consorts Colombier ne peuvent qu'être déboutés de leur demande de prélèvement sur la masse mobilière de la succession de leur père, située en France, au titre de leur réserve héréditaire.
(...)
* Sur les demandes reconventionnelles :
Dana Ko-Colombier demande au tribunal de dire et juger que le trust constitué entre Michel et Dana Colombier devra recueillir l'intégralité des actifs mobiliers de Michel Colombier situés en France en ce compris les redevances mises en réserve par la SACEM sur le compte ouvert en ses livres de feu Michel Colombier.
Les consorts Colombier opposent diverses irrégularités du Colombier Family Trust, au regard de la loi californienne sur les trusts successoraux (California Probate Code), tel le défaut de notification à tout héritier, même non bénéficiaire, les mesures particulières concernant les enfants handicapés (David Colombier), la différence de date entre le testament (14 février 2002) et celle du trust (enregistré le 16 février 2002) - les défenderesses ne pouvant, selon eux, alléguer sérieusement une simple faute de frappe - ainsi que le non-respect de la loi américaine sur le copyright...
Si un trust doit être déclaré valable, dès lors qu'il est conforme à la loi d'autonomie choisie par les parties fondatrices, ce tribunal n'est cependant pas compétent pour statuer sur la validité et les effets d'un trust constitué aux États Unis, les juridictions de l'Etat de Californie étant, en l'espèce, seules compétentes pour connaître d'un différend relatif au Colombier Family Trust, selon les articles 17000,17002 et 17005 du Probate Code, étant rappelé que la loi successorale applicable au litige n'est pas la loi française.
Par suite, il y a lieu de rejeter la demande de Dana Ko-Colombier, de même que celle formée par les consorts Colombier en paiement de dommages-intérêts en réparation des préjudices subis du fait de sa violation des dispositions pertinentes de la loi californienne sur les trusts.
* Sur les demandes de dommages-intérêts :
Dana Ko-Colombier, qui dénonce l'attitude procédurale des consorts Colombier, qui ne viserait qu'à nuire à sa probité et porter atteinte à la mémoire du défunt, conclut à l'irrecevabilité de plusieurs pièces produites par les demandeurs. Il relève du pouvoir souverain du juge d'apprécier la valeur et la portée des éléments de preuve qui lui sont soumis et si certains des témoignages produits ne sont pas conformes aux prescriptions de l'article 202 du code de procédure civile, rien n'interdit leur régularisation formelle ultérieure, étant rappelé, cependant, qu'il est interdit de se constituer une preuve à soi-même.
Par ailleurs, compte tenu du climat très conflictuel, voire agressif, existant entre les parties, il n'y a pas lieu de faire application des dispositions de l'article 24 du code de procédure civile - qui autorisent la suppression des écrits déclarés calomnieux - l'expression des prétentions des consorts Colombier dans les termes visés, quels qu'ils puissent avoir être interprétés, n'excédant pas la mesure de ceux qui peuvent être échangés dans un débat judiciaire et ne présentant pas les caractères prévus par ces textes.
Les longs développements de chacune des parties sur les relations de Michel Colombier avec ses enfants, leur rupture brutale en 1993, après son troisième mariage avec Dana Ko-Colombier, la dégradation de son état de santé à partir de 2001, l'indignation et le chagrin de sa famille française sur le choix controversé de médecines parallèles pour soigner le cancer de leur parent comme sur le fait d'avoir été éloigné de lui dans ses derniers moments et jusqu'aux funérailles ainsi que sur l'appartenance de Dana Ko-Colombier à un groupe (Syda Yoga) identifié comme sectaire donnent un éclairage sur l'ambiance des relations familiales, mais sont sans incidence réelle sur les points de droit soumis au tribunal.
Le tribunal observe, à cet égard, d'une part, qu'il ressort de l'accord de trust entre vifs signé par Michel Colombier et Dana Ko-Colombier que, dans l'éventualité d'une absence de descendance des bénéficiaires désignés du trust, le patrimoine sera distribué à la fondation Syda Yoga, d'autre part, que les défenderesses ne se privent pas non plus d'employer des termes péjoratifs en évoquant le comportement de leurs adversaires ou de leurs témoins ou d'alléguer l'implication d'un de leurs proches dans la scientologie.
Enfin, les consorts Colombier ont engagé leur action à une date où ils avaient pleine vocation à prélever leur part de réserve sur les biens dépendant de la succession et situés en France, action mise en échec par une modification constitutionnelle d'application immédiate, intervenue au cours de l'instance et qui les écarte ainsi d'une succession revenant intégralement à la veuve, puis, au décès de celle-ci, à leurs deux demi-sœurs : le fait de développer les moyens qu'ils ont estimés propres à la défense de leurs intérêts ne saurait être constitutif d'un abus, même s'ils ont été jugés mal fondés.
Dana Ko-Colombier, qui ne verse aux débats aucune pièce permettant de caractériser un préjudice matériel ou moral imputable au comportement fautif allégué à l'encontre des consorts Colombier, sera donc déboutée de sa demande de retrait (...) et de dommages-intérêts pour abus de procédure et atteinte à sa dignité de veuve et de mère (...) »
11. Les requérants relevèrent appel du jugement. Par un arrêt du 16 décembre 2015, la cour d'appel de Paris confirma le jugement du TGI, notamment pour les motifs suivants :
« (...) Considérant que les dispositions de la loi étrangère applicable ne sont pas contraires à l'ordre public international français par cela seul qu'elles diffèrent des dispositions impératives du droit français, mais uniquement en ce qu'elles contreviennent à des principes essentiels de ce droit ;
Considérant que les modifications apportées en France par la loi du 23 juin 2006 au droit des successions, telles l'exclusion des ascendants du bénéfice de la réserve, la faculté de renoncer de façon anticipée à l'action en réduction, l'exclusion des assurances vie de la masse successorale, la réduction en valeur et plus en nature, et les mécanismes instaurés par le règlement européen du 4 juillet 2012 marqués par une plus grande liberté de tester et l'anticipation successorale, désormais en vigueur en France, ont fait évoluer le sens de la réserve héréditaire ; que la fonction alimentaire de celle-ci prend désormais le pas sur sa fonction de conservation des biens dans la famille ; qu'elle n'en demeure pas moins l'expression d'un devoir de famille et touche en cela aux fondements de la société ;
Considérant cependant, que les exigences de l'ordre public international doivent être appréciés de manière concrète et ce n'est pas tant l'absence de réserve héréditaire dans la loi étrangère qui doit conduire à déclencher l'exception d'ordre public que le résultat de son application au litige ;
Considérant qu'il n'est ni démontré ni soutenu que l'application de la loi californienne ignorant la réserve héréditaire laisserait l'un ou l'autre des consorts Colombier, tous majeurs au jour du décès de leur père, dans une situation de précarité économique ou de besoin ; que s'il est argué du handicap de M. David Colombier, il n'est en rien établi ni allégué que l'intéressé était économiquement dépendant de son père avant son décès et se trouverait dans un état de précarité financière depuis celui-ci, étant observé que le Code des successions de l'Etat de Californie (sections 6540 et 6541) comporte des dispositions permettant l'octroi par le juge d'une allocation familiale alimentaire de secours sur la succession au profit des enfants adultes du défunt qui étaient effectivement en totalité ou en partie à sa charge ;
Considérant dès lors, que le fait que la loi californienne applicable à sa succession en vertu des règles de conflit de lois, ait permis à Michel Colombier, résidant habituellement depuis presque 30 ans en Californie, où sont nés ses trois derniers enfants, et dont tout le patrimoine immobilier et une grande partie du patrimoine mobilier se trouvent aux Etats-Unis, de disposer de tous ses biens en faveur d'un trust bénéficiant à son épouse, mère de ses deux filles mineures, âgées de 11 et 13 ans à son décès, sans en réserver une part à ses enfants issus de précédentes unions, ne heurte pas la conception française de l'ordre public international à un degré tel qu'il doive conduire à déclencher l'exception d'ordre public international ;
Considérant que le jugement sera en conséquence confirmé en ce qu'il a débouté les consorts Colombier de leur demande aux fins de substitution de la loi française à la loi californienne, d'application de la réserve héréditaire à leur profit et de désignation d'un expert à l'effet d'établir la masse de calcul de leur part de réservataires ;
Sur la demande de dommages et intérêts des consorts Colombier
Considérant que Christian, David et Agathe Colombier arguent de diverses irrégularités du Colombier Family Trust au regard de la loi californienne sur les trusts successoraux (California Probate Code) ;
(...)
Considérant qu'en vertu des articles 14 et 15 du code civil qui ont une portée générale, la juridiction française est compétente pour connaître de l'action en responsabilité ainsi formée par les appelants ;
Considérant que les consorts Colombier ne précisent pas en quoi consisteraient les « préjudices subis » qu'ils évaluent à 30 000 euros ; que les faits qu'ils dénoncent, dans lesquels ils voient « la désinvolture absolue avec laquelle Madame Dana Ko veuve Colombier a conduit les opérations successorales aux États Unis », ne sont pas de nature à établir, de la part de l'intéressée, la volonté de les évincer et la stratégie visant à s'approprier la totalité de la masse active successorale qu'ils lui prêtent, étant observé que celle-ci a été dévolue par Michel Colombier lui-même au trust et que les appelants n'ont, à ce jour, engagé aucun action aux fins de contestation de la validité ou de l'opposabilité à leur égard de celui-ci ;
Considérant que le trust daté du 16 février 1999 a été enregistré auprès d'un « public notary » qui a indiqué, aux termes de l'acte d'enregistrement, qu'étaient présents, devant lui, lors de celui-ci le 5 août 1999, Michel Colombier et son épouse lesquels ont certifié avoir signé le document enregistré en pleine connaissance de cause et que les signatures y apposées sont bien les leurs ; qu'enfin, l'article 16061-5 du Californian Probate Code dispose que l'administrateur d'un trust devenu irrévocable à la suite du décès de l'un de ses fondateurs fournit une copie complète du trust à tous héritiers du défunt qui en formulent la demande ;
Considérant que les consorts Colombier doivent, en conséquence, être déboutés de leurs demandes de dommages et intérêts (...) Mme Ko, dont les termes des conclusions sont eux-mêmes très vifs à l'égard des appelants, doit être déboutée de sa demande tendant tant à la suppression de passages de l'assignation qu'à l'octroi de dommages et intérêts. »
12. Par un arrêt du 27 septembre 2017, la Cour de cassation rejeta le pourvoi des requérants, notamment pour les motifs suivants :
« (...) Mais attendu qu'une loi étrangère désignée par la règle de conflit qui ignore la réserve héréditaire n'est pas en soi contraire à l'ordre public international français et ne peut être écartée que si son application concrète, au cas d'espèce, conduit à une situation incompatible avec les principes du droit français considérés comme essentiels ;
Et attendu qu'après avoir énoncé que la loi normalement applicable à la succession est celle de l'Etat de Californie, qui ne connaît pas la réserve héréditaire, l'arrêt relève qu'il n'est pas soutenu que l'application de cette loi laisserait l'un ou l'autre des [requérants] tous majeurs au jour du décès de leur père, dans une situation de précarité économique ou de besoin, que Michel Colombier résidait depuis presque trente ans en Californie, où sont nés ses trois derniers enfants, et que tout son patrimoine immobilier et une grande partie de son patrimoine mobilier sont situés aux Etats-Unis ; que la cour d'appel, qui n'était pas tenue de suivre les parties dans le détail de leur argumentation et qui a procédé aux recherches prétendument omises, en a exactement déduit que la loi californienne ayant permis à Michel Colombier de disposer de tous ses biens en faveur d'un trust bénéficiant à son épouse, mère de leurs deux filles alors mineures, sans en réserver une part à ses autres enfants, ne heurtait pas l'ordre public international français ; que le moyen, inopérant en ses cinquième, sixième et septième branches qui critiquent des motifs surabondants du jugement, ne peut être accueilli en ses autres branches ;
PAR CES MOTIFS ;
REJETTE le pourvoi ; (...) »
LE CADRE JURIDIQUE ET LA PRATIQUE relatifs À l'affaire
13. L'article 2 de cette loi, dans sa version en vigueur jusqu'au 5 août 2011, disposait :
« Dans le cas de partage d'une même succession entre des cohéritiers étrangers et français, ceux-ci prélèveront sur les biens situés en France une portion égale à la valeur des biens situés en pays étranger dont ils seraient exclus, à quelque titre que ce soit, en vertu des lois et coutumes locales. »
14. L'exercice du droit de prélèvement compensatoire était subordonné à la réunion de quatre conditions : premièrement, il était attaché à la qualité de Français ; celle-ci s'appréciant au jour de l'ouverture de la succession, deuxièmement, le cohéritier français devait avoir été exclu de tout ou partie de la succession par la loi successorale étrangère, troisièmement, le cohéritier français défavorisé par la loi étrangère devait venir à la succession d'après la loi française, qu'il soit réservataire ou non, et quatrièmement, le prélèvement ne pouvait s'exercer que sur les biens de la succession situés en France.
15. Depuis l'entrée en vigueur de cette loi, les héritiers réservataires au sens du droit français sont les enfants et le conjoint survivant non divorcé. La réserve héréditaire est supprimée pour les parents.
16. Aux termes des articles 61 et suivants de la Constitution du 5 octobre 1958, il revient au Conseil constitutionnel de juger de la constitutionnalité des lois.
17. Depuis une révision constitutionnelle intervenue en 2008, la Constitution permet au Conseil constitutionnel d'être saisi d'une QPC dans le cadre d'une instance en cours. L'article 61-1 de la Constitution prévoit ainsi que :
« Lorsque, à l'occasion d'une instance en cours devant une juridiction, il est soutenu qu'une disposition législative porte atteinte aux droits et libertés que la Constitution garantit, le Conseil constitutionnel peut être saisi de cette question sur renvoi du Conseil d'État ou de la Cour de cassation qui se prononce dans un délai déterminé. Une loi organique détermine les conditions d'application du présent article. »
18. L'article 62 de la Constitution se lit comme suit :
« Une disposition déclarée inconstitutionnelle sur le fondement de l'article 61 ne peut être promulguée ni mise en application. Une disposition déclarée inconstitutionnelle sur le fondement de l'article 61-1 est abrogée à compter de la publication de la décision du Conseil constitutionnel ou d'une date ultérieure fixée par cette décision.
Le Conseil constitutionnel détermine les conditions et limites dans lesquelles les effets que la disposition a produits sont susceptibles d'être remis en cause.
Les décisions du Conseil constitutionnel ne sont susceptibles d'aucun recours. Elles s'imposent aux pouvoirs publics et à toutes les autorités administratives et juridictionnelles. »
19. Par deux décisions du 25 mars 2011 (no 2010-108 QPC et no 2010-110 QPC), le Conseil constitutionnel a confirmé sa jurisprudence constante depuis 2010 dans un considérant de principe, aux termes duquel :
« (...) si, en principe, la déclaration d'inconstitutionnalité doit bénéficier à l'auteur de la question prioritaire de constitutionnalité et la disposition déclarée contraire à la Constitution ne peut être appliquée dans les instances en cours à la date de la publication de la décision du Conseil constitutionnel, les dispositions de l'article 62 de la Constitution réservent à ce dernier le pouvoir tant de fixer la date de l'abrogation et reporter dans le temps ses effets que de prévoir la remise en cause des effets que la disposition a produits avant l'intervention de cette déclaration. »
20. Par une décision no 2011-159 QPC du 5 août 2011, publiée le 6 août 2011, le Conseil constitutionnel a abrogé l'article 2 de la loi du 14 juillet 1819 (voir paragraphe 9 ci-dessus).
21. Les dispositions pertinentes du code civil, dans leur rédaction applicable au moment des faits, sont les suivantes :
Article 2
« La loi ne dispose que pour l'avenir ; elle n'a point d'effet rétroactif. »
Article 3
« Les lois de police et de sûreté obligent tous ceux qui habitent le territoire.
Les immeubles, même ceux possédés par des étrangers, sont régis par la loi française.
Les lois concernant l'état et la capacité des personnes régissent les Français, même résidant en pays étranger. »
Article 6
« On ne peut déroger, par des conventions particulières, aux lois qui intéressent l'ordre public et les bonnes mœurs. »
Article 14
« L'étranger, même non résidant en France, pourra être cité devant les tribunaux français, pour l'exécution des obligations par lui contractées en France avec un Français ; il pourra être traduit devant les tribunaux de France, pour les obligations par lui contractées en pays étranger envers des Français. »
Article 15
« Un Français pourra être traduit devant un tribunal de France, pour des obligations par lui contractées en pays étranger, même avec un étranger. »
Article 720
« Les successions s'ouvrent par la mort, au dernier domicile du défunt. »
Article 735
« Les enfants ou leurs descendants succèdent à leurs père et mère ou autres ascendants, sans distinction de sexe, ni de primogéniture, même s'ils sont issus d'unions différentes. »
Article 757
« Si l'époux prédécédé laisse des enfants ou descendants, le conjoint survivant recueille, à son choix, l'usufruit de la totalité des biens existants ou la propriété du quart des biens lorsque tous les enfants sont issus des deux époux et la propriété du quart en présence d'un ou plusieurs enfants qui ne sont pas issus des deux époux. »
Article 912
« La réserve héréditaire est la part des biens et droits successoraux dont la loi assure la dévolution libre de charges à certains héritiers dits réservataires, s'ils sont appelés à la succession et s'ils l'acceptent.
La quotité disponible est la part des biens et droits successoraux qui n'est pas réservée par la loi et dont le défunt a pu disposer librement par des libéralités. »
Article 913
« Les libéralités, soit par actes entre vifs, soit par testament, ne pourront excéder la moitié des biens du disposant, s'il ne laisse à son décès qu'un enfant ; le tiers, s'il laisse deux enfants ; le quart, s'il en laisse trois ou un plus grand nombre.
L'enfant qui renonce à la succession n'est compris dans le nombre d'enfants laissés par le défunt que s'il est représenté ou s'il est tenu au rapport d'une libéralité en application des dispositions de l'article 845. »
22. Dans une décision du 27 avril 1868 (DP 1868, I, 302), la Cour de cassation a validé le droit à la réserve des héritiers français :
« (...) que le principe de l'égalité des partages tient de si près et si essentiellement à l'ordre public, que, dans aucun cas et sous aucun prétexte, il ne peut être atteint en France par les dispositions contraires des coutumes locales étrangères, quelle qu'elles soient, qui tendraient à en suspendre ou à en modifier les effets ;
D'où il suit qu'en jugeant le contraire et en déclarant qu'en l'état des faits il n'y avait lieu d'admettre, en faveur des héritiers français contre leurs propres cohéritiers français, le prélèvement autorisé par l'article 3 de la loi ci-dessus visée, l'arrêt attaqué en a méconnu l'esprit et violé les termes :
En conséquence, casse et annule, mais de ce chef seulement, ledit arrêt (...) »
23. Dans une décision du 10 mai 1937 (Chambre des requêtes), la Cour de cassation a rappelé :
« (...) que pour avoir droit au prélèvement prévu par l'article 2 de la loi du 14 juillet 1819, il suffit, ce qui est incontestablement le cas en la cause, d'avoir la qualité de Français au moment de l'ouverture de la succession. »
24. Dans un arrêt du 14 décembre 1971 (Cass. Civ 1, pourvoi no 70-13.267), la Cour de cassation a rappelé :
« (...) que le droit des héritiers réservataires est fixé et délimité par la loi qui lui donne naissance, c'est-à-dire la loi en vigueur à la date de l'ouverture de la succession. »
25. Dans un arrêt du 7 décembre 2005 (Cass. civ 1, pourvoi no 02-15418), la Cour de cassation a réaffirmé le droit à la part réservataire, sur les biens situés en France, des héritiers français qui seraient lésés par l'application d'une loi étrangère.
26. Dans un arrêt du 29 mai 2013, la Cour de cassation (Cass. civ 1, pourvoi no 12-14.475) a précisé que pour fixer l'assiette du droit de prélèvement d'héritiers réservataires, il convient de déterminer la part de chacun des héritiers au regard des lois applicables à chacune des masses de biens, ensuite, d'établir la masse de calcul conformément aux directives de la loi successorale française, en tenant compte de la totalité des biens existants, français et étrangers, ainsi que des libéralités.
27. Dans deux arrêts du 27 septembre 2017 (dont l'un rendu dans le cadre de la présente espèce, voir paragraphe 12 ci-dessus, et l'autre rendu dans le cadre de l'affaire Jarre c. France, no 14157/18, 16 janvier 2024), la Cour de cassation a jugé qu'une loi étrangère qui ignore la réserve héréditaire n'est pas en elle-même contraire à l'ordre public international français.
28. Le trust est une institution répandue dans les systèmes juridiques étrangers de Common Law mais inconnue en droit français. Les dispositions pertinentes de la Convention de La Haye, signée en 1991 mais non ratifiée par la France, sont les suivantes :
Article 2
« Aux fins de la présente Convention, le terme « trust » vise les relations juridiques créées par une personne, le constituant - par acte entre vifs ou à cause de mort - lorsque des biens ont été placés sous le contrôle d'un trustee dans l'intérêt d'un bénéficiaire ou dans un but déterminé.
Le trust présente les caractéristiques suivantes :
a) les biens du trust constituent une masse distincte et ne font pas partie du patrimoine du trustee ;
b) le titre relatif aux biens du trust est établi au nom du trustee ou d'une autre personne pour le compte du trustee ;
c) le trustee est investi du pouvoir et chargé de l'obligation, dont il doit rendre compte, d'administrer, de gérer ou de disposer des biens selon les termes du trust et les règles particulières imposées au trustee par la loi.
Le fait que le constituant conserve certaines prérogatives ou que le trustee possède certains droits en qualité de bénéficiaire ne s'oppose pas nécessairement à l'existence d'un trust. »
Article 6
« Le trust est régi par la loi choisie par le constituant. Le choix doit être exprès ou résulter des dispositions de l'acte créant le trust ou en apportant la preuve, interprétées au besoin à l'aide des circonstances de la cause.
Lorsque la loi choisie en application de l'alinéa précédent ne connaît pas l'institution du trust ou la catégorie de trust en cause, ce choix est sans effet et la loi déterminée par l'article 7 est applicable. »
Article 7
« Lorsqu'il n'a pas été choisi de loi, le trust est régi par la loi avec laquelle il présente les liens les plus étroits.
Pour déterminer la loi avec laquelle le trust présente les liens les plus étroits, il est tenu compte notamment :
a) du lieu d'administration du trust désigné par le constituant ;
b) de la situation des biens du trust ;
c) de la résidence ou du lieu d'établissement du trustee ;
d) des objectifs du trust et des lieux où ils doivent être accomplis. »
29. Les juridictions françaises admettent que les trust constitués à l'étranger produisent des effets en France dès lors qu'ils ont été créés en respectant les lois en vigueur dans l'État de création et qu'ils ne comportent pas de dispositions contraires à l'ordre public français (voir notamment la décision de la cour d'appel de Paris du 10 janvier 1970, Époux Courtois et autres consorts de Ganay, et l'arrêt de la Cour de cassation du 20 février 1996, Zieseniss, Cass. civ 1, pourvoi no 93-19.855).
30. Pour les successions internationales ouvertes à partir du 17 août 2015 s'applique le Règlement no 650/2012 du Parlement européen et du Conseil du 4 juillet 2012 relatif à la compétence, la loi applicable, la reconnaissance et l'exécution des décisions, et l'acceptation et l'exécution des actes authentiques en matière de successions et à la création d'un certificat successoral européen. Ce règlement détermine les règles désignant le juge compétent et la loi applicable pour régler une succession présentant un élément d'extranéité. Il consacre le principe de l'unité de la loi successorale et la possibilité pour la personne décédée dont la succession est ouverte de choisir la loi applicable à sa succession par testament. Le règlement met ainsi fin au régime scissionniste qui préexistait en France, selon lequel les successions mobilières étaient soumises à la loi du dernier domicile du défunt et les successions immobilières à la loi de situation des immeubles. Le juge compétent statue sur l'ensemble de la succession quels que soient les biens concernés ou le pays où ils se situent. La loi applicable à la succession est désignée par les règles de conflit établies par le règlement européen.
31. Entrée en vigueur le 1er novembre 2021, cette loi a réintroduit un droit de prélèvement compensatoire en droit français. La différence avec le droit de prélèvement compensatoire prévu par l'article 2 de la loi du 14 juillet 1819, qui avait été abrogé par le Conseil constitutionnel le 5 août 2011, réside dans la suppression de la condition de nationalité française pour en bénéficier. Désormais, tous les enfants omis par le défunt peuvent récupérer sur les biens situés en France l'équivalent de leur réserve, dès lors, d'une part, qu'ils ont été déshérités par application de la loi étrangère, et, d'autre part, que le défunt ou l'un des enfants est ressortissant d'un État membre de l'Union européenne ou y réside au moment du décès. Ce nouveau droit de prélèvement est donc purgé de son inconstitutionnalité, qui tenait au fait qu'il était susceptible de créer une discrimination entre héritiers français et étrangers venant également à la succession d'après la loi française. Après plusieurs lectures à l'Assemblée nationale et au Sénat ayant suscité de nombreux débats, l'article 24 de la loi finalement adopté se lit comme suit :
« I.- Le chapitre III du titre II du livre III du code civil est ainsi modifié :
1o L'article 913 est complété par un alinéa ainsi rédigé :
« Lorsque le défunt ou au moins l'un de ses enfants est, au moment du décès, ressortissant d'un État membre de l'Union européenne ou y réside habituellement et lorsque la loi étrangère applicable à la succession ne permet aucun mécanisme réservataire protecteur des enfants, chaque enfant ou ses héritiers ou ses ayants cause peuvent effectuer un prélèvement compensatoire sur les biens existants situés en France au jour du décès, de façon à être rétablis dans les droits réservataires que leur octroie la loi française, dans la limite de ceux-ci. » ;
2o L'article 921 est complété par un alinéa ainsi rédigé :
« Lorsque le notaire constate, lors du règlement de la succession, que les droits réservataires d'un héritier sont susceptibles d'être atteints par les libéralités effectuées par le défunt, il informe chaque héritier concerné et connu, individuellement et, le cas échéant, avant tout partage, de son droit de demander la réduction des libéralités qui excèdent la quotité disponible. »
II.- Le présent article entre en vigueur le premier jour du troisième mois suivant la publication de la présente loi et s'applique aux successions ouvertes à compter de son entrée en vigueur, y compris si des libéralités ont été consenties par le défunt avant cette entrée en vigueur. »
32. Depuis le 1er novembre 2021, l'article 913 du code civil, applicable aux successions ouvertes à compter de son entrée en vigueur, se lit comme suit :
« Les libéralités, soit par actes entre vifs, soit par testament, ne pourront excéder la moitié des biens du disposant, s'il ne laisse à son décès qu'un enfant ; le tiers, s'il laisse deux enfants ; le quart, s'il en laisse trois ou un plus grand nombre.
L'enfant qui renonce à la succession n'est compris dans le nombre d'enfants laissés par le défunt que s'il est représenté ou s'il est tenu au rapport d'une libéralité en application des dispositions de l'article 845.
Lorsque le défunt ou au moins l'un de ses enfants est, au moment du décès, ressortissant d'un État membre de l'Union européenne ou y réside habituellement et lorsque la loi étrangère applicable à la succession ne permet aucun mécanisme réservataire protecteur des enfants, chaque enfant ou ses héritiers ou ses ayants cause peuvent effectuer un prélèvement compensatoire sur les biens existants situés en France au jour du décès, de façon à être rétablis dans les droits réservataires que leur octroie la loi française, dans la limite de ceux-ci.
NOTA :
Conformément au II de l'article 24 de la loi no 2021-1109 du 24 août 2021, ces dispositions entrent en vigueur le premier jour du troisième mois suivant la publication de ladite loi et s'appliquent aux successions ouvertes à compter de son entrée en vigueur, y compris si des libéralités ont été consenties par le défunt avant cette entrée en vigueur. »
EN DROIT
33. Les requérants se plaignent d'une atteinte à leur droit au respect de la vie familiale en raison du rejet par les juridictions internes de leur demande de voir reconnaître leur part réservataire dans la succession de leur père. Ils invoquent l'article 8 de la Convention, qui est ainsi libellé :
«
1. Toute personne a droit au respect de sa vie privée et familiale, de son domicile et de sa correspondance.
2. Il ne peut y avoir ingérence d'une autorité publique dans l'exercice de ce droit que pour autant que cette ingérence est prévue par la loi et qu'elle constitue une mesure qui, dans une société démocratique, est nécessaire à la sécurité nationale, à la sûreté publique, au bien-être économique du pays, à la défense de l'ordre et à la prévention des infractions pénales, à la protection de la santé ou de la morale, ou à la protection des droits et libertés d'autrui. »
35. La Cour rappelle que la « vie familiale » ne comprend pas uniquement des relations de caractère social, moral ou culturel ; elle englobe aussi des intérêts matériels. Elle a ainsi admis que les droits successoraux entre enfants et parents notamment étaient si étroitement liés à la vie familiale qu'ils tombaient sous l'empire de l'article 8 (Marckx c. Belgique, 13 juin 1979, §§ 52 et 53, série A no 31, Pla et Puncernau c. Andorre, no 69498/01, § 26, CEDH 2004-VIII, et Şerife Yiğit c. Turquie [GC], no 3976/05, § 95, 2 novembre 2010). L'article 8 de la Convention est donc applicable.
a) Les requérants
37. Les requérants considèrent que l'interprétation des juridictions internes en l'espèce a porté atteinte à leur droit protégé par l'article 8 de la Convention dans la mesure où ces dernières n'ont pas reconnu leur protection en tant qu'héritiers réservataires sur le fondement de l'ordre public international français. Les requérants soulignent l'intensité des liens familiaux qui existaient entre leur père et eux avant son remariage avec Mme Dana Ko, à partir duquel les relations se sont détériorées du fait de l'emprise qu'elle aurait exercée sur lui. Ils ajoutent que la Cour de cassation a considéré à tort qu'aucun d'eux ne se trouvait dans une situation de précarité, alors que M. David Colombier n'a pour seule ressource que son allocation adulte handicapé.
38. S'agissant de l'introduction, en 2021, d'une nouvelle forme de droit de prélèvement compensatoire, les requérants considèrent qu'elle confirme le bien-fondé de leur grief car elle démontre l'attachement de la France et plus largement des pays membres de l'Union européenne au mécanisme de la réserve héréditaire. Pour les requérants, la réserve héréditaire fait partie de l'ordre public international à la fois français et européen.
b) Le Gouvernement
39. Le Gouvernement affirme tout d'abord qu'il n'existe pas de consensus sur la place de la réserve héréditaire dans l'ordre public international des États parties à la Convention et en déduit que ces derniers disposent d'une large marge d'appréciation en matière de droits successoraux.
40. Il considère ensuite qu'en l'espèce la solution retenue par les juridictions internes a constitué une ingérence dans les droits des requérants protégés par l'article 8, mais que cette ingérence était prévue par la loi (interprétation combinée des articles 3 et 912 du code civil et de la notion d'ordre public international), poursuivait un but légitime (la protection des droits et libertés d'autrui, à savoir de la liberté testamentaire du père des requérants) et était nécessaire dans une société démocratique dans la mesure où, pour rejeter les demandes des requérants, les juridictions internes ont estimé qu'ils ne se trouvaient pas dans une situation de précarité économique ou de besoin, adoptant ainsi une solution satisfaisante au regard de l'exigence de proportionnalité prévue par la Convention. Le Gouvernement souligne également que l'exception d'ordre public international doit être conciliée avec les principes de prévisibilité et de sécurité juridique, qui impliquent notamment de respecter au maximum la loi étrangère désignée par la règle de conflit. Il ajoute qu'en réservant l'exception d'ordre public international aux situations dans lesquelles l'application concrète de la loi étrangère conduit à une solution incompatible avec les principes essentiels du droit français, ce qui n'était pas le cas en l'espèce, les décisions internes n'ont pas constitué une ingérence disproportionnée dans le droit au respect de la vie privée et familiale des requérants, dès lors que ce dernier n'offre pas aux enfants un droit à une certaine part dans la succession de leur parent.
41. S'agissant de l'introduction, en 2021, d'une nouvelle forme de droit de prélèvement compensatoire, le Gouvernement considère qu'elle ne modifie pas les effets obligatoires de la décision rendue par le Conseil constitutionnel et qu'elle relève de la marge d'appréciation de l'État.
a) Principes généraux
42. La Cour rappelle que l'article 8 a essentiellement pour objet de prémunir l'individu contre les ingérences arbitraires des pouvoirs publics. À cet engagement négatif peuvent s'ajouter des obligations positives inhérentes à un respect effectif de la vie privée ou familiale. Elles peuvent impliquer l'adoption de mesures visant au respect de la vie privée jusque dans les relations des individus entre eux. La frontière entre les obligations positives et négatives de l'État ne se prête toutefois pas à une définition précise, même si les principes sont comparables. En particulier, dans les deux cas il faut avoir égard au juste équilibre à ménager entre les intérêts concurrents ; de même, dans les deux hypothèses, l'État jouit d'une certaine marge d'appréciation (Mikulić c. Croatie, no 53176/99, § 58, CEDH 2002-I, C.E. et autres c. France, nos 29775/18 et 29693/19, § 83, 24 mars 2022).
43. La Cour ajoute que dans l'arrêt Pla et Puncernau (précité, § 45), qui concernait la contestation par les requérants d'une décision judiciaire ayant déclaré un acte privé de transmission d'héritage contraire à la volonté de la testatrice, elle a affirmé qu'elle ne pouvait reprocher aux autorités andorranes une quelconque ingérence dans la vie privée et familiale des requérants, pas plus qu'un manquement à d'éventuelles obligations positives de la part de l'État andorran afin de rendre effectif le respect de la vie familiale, et que ne demeurait donc que la question de la prétendue incompatibilité avec la Convention de l'interprétation du droit interne par les juridictions andorranes.
44. La Cour précise que l'article 8 n'exige pas la reconnaissance d'un droit général à des libéralités ou à une certaine part de la succession de ses auteurs, voire d'autres membres de sa famille : en matière patrimoniale aussi, il laisse en principe aux États contractants le choix des moyens destinés à permettre à chacun de mener une vie familiale normale et pareil droit n'est pas indispensable à la poursuite de celle-ci (Marckx, précité, § 53 et Merger et Cros c. France, no 68864/01, § 47, 22 décembre 2004). Ainsi, on ne saurait déduire de l'article 8 le droit d'un enfant à être reconnu, à des fins successorales, comme l'héritier d'une personne décédée (Haas c. Pays-Bas, no 36983/97, § 43, 13 janvier 2004).
45. Enfin, la Cour rappelle qu'il incombe au premier chef aux autorités nationales et, singulièrement, aux cours et tribunaux, d'interpréter et d'appliquer le droit interne. Ce principe qui, par définition, vaut pour la législation interne s'applique à plus forte raison dans le cadre de l'interprétation d'un acte éminemment privé tel qu'une clause insérée par un particulier dans un testament. Dans un domaine comme celui de l'espèce, les juridictions internes se trouvent à l'évidence mieux placées que le juge international pour évaluer, à la lumière des traditions juridiques locales, le contexte particulier de la controverse juridique qui leur est soumise et les divers droits et intérêts concurrents. Appelées à se prononcer dans des litiges de cet ordre, les autorités nationales et, en particulier, les cours et tribunaux jouissent d'une grande latitude (Pla et Puncernau, précité, § 46).
b) Application en l'espèce
46. La Cour estime qu'il y a lieu d'examiner le grief sous l'angle de l'obligation positive de l'État de garantir aux personnes relevant de sa juridiction le respect effectif de leur vie familiale. La Cour relève en effet que le grief tiré de l'article 8 ne vise pas l'abrogation par le Conseil constitutionnel de l'article 2 de la loi du 14 juillet 1819 qui prévoyait un droit de prélèvement compensatoire, mais les décisions des juridictions internes saisies du litige, qui auraient dû, d'après les requérants, leur reconnaître leur part réservataire dans la succession de leur père soit en application de l'article 2 de la loi du 14 juillet 1819 soit au titre de la protection de l'ordre public international français.
47. Dès lors, la Cour s'attachera à déterminer si en rejetant la demande des requérants tendant à la reconnaissance de leur part réservataire dans la succession de leur père, l'État défendeur a ou non méconnu son obligation positive de leur garantir le respect effectif de leur vie familiale. À ce titre, la Cour doit vérifier si, au regard des motifs retenus par les juge internes, l'État a dûment mis en balance les intérêts concurrents en présence.
48. La Cour observe qu'après être parvenues à la conclusion, en application des règles de conflit de lois en matière de droit international privé, que la loi californienne devait s'appliquer, les juridictions internes ont, d'une part, exclu l'application de l'article 2 de la loi du 14 juillet 1819 en tant que règle matérielle dérogeant à la loi étrangère désignée par la règle de conflit de lois, respectant ainsi l'effet obligatoire qui s'attache aux décisions du Conseil constitutionnel en vertu de l'article 62 de la Constitution (voir paragraphes 18 et 19 ci-dessus) dans la mesure où les requérants n'avaient pas obtenu la reconnaissance d'un droit acquis antérieurement à l'abrogation de cette disposition, et, d'autre part, ce dont se plaignent précisément les requérants (voir paragraphe 37 ci-dessus), décidé que la réserve héréditaire existant dans le système français ne revêtait pas de valeur universelle au point de déclencher l'exception d'ordre public international français, qui permet d'écarter toute disposition d'une loi étrangère qui réduirait ou supprimerait les droits d'une personne pour des raisons d'ordre social, racial, politique, sexuel ou religieux (voir paragraphes 10, 11 et 12 ci-dessus).
49. La Cour note ensuite qu'après avoir relevé une tendance générale à l'affaiblissement de l'institution de la réserve héréditaire induite notamment par la réforme législative de 2006 (voir paragraphe 15 ci-dessus) et le règlement européen de 2012 (voir paragraphe 30 ci-dessus), les juridictions ont jugé que M. Michel Colombier, résidant habituellement et pendant près de trente ans en Californie, où sont nés ses trois derniers enfants, et dont tout le patrimoine immobilier et une grande partie du patrimoine mobilier se trouvent, était libre de disposer de tous ses biens en faveur d'un trust bénéficiant à son épouse, mère de ses deux filles mineures, âgées de onze et treize ans à son décès, en excluant intégralement de sa succession ses enfants issus de précédentes unions. Il y a lieu de relever qu'outre l'aspect purement financier de la succession incluant les droits d'auteur correspondant à l'œuvre de M. Michel Colombier, une dimension morale, affective et familiale est indubitablement attachée au patrimoine artistique de M. Michel Colombier, artiste de grand renom.
50. La Cour souligne que la cour d'appel en particulier a rappelé qu'une loi étrangère désignée par la règle de conflit qui ignore la réserve héréditaire ne peut être écartée que si son application concrète, au cas d'espèce, conduit à une situation incompatible avec les principes du droit français considérés comme essentiels. Or, la cour d'appel, dont la position a été confirmée par la Cour de cassation, mieux placée que la Cour pour apprécier les éléments de faits et les preuves produites, a relevé que les requérants n'étaient pas dans une situation de précarité économique ou de besoin (voir paragraphes 11 et 12 ci-dessus). S'agissant de M. David Colombier, dont la situation de handicap est certes avérée, la cour d'appel a précisé qu'il n'était en rien établi ni allégué que l'intéressé était économiquement dépendant de son père avant son décès ni qu'il se trouverait dans un état de précarité financière depuis la mort de celui-ci (voir paragraphe 11 ci-dessus). La Cour note d'ailleurs que ce dernier n'a produit aucun élément relatif à sa situation financière, que ce soit devant les juridictions internes, ou devant elle.
51. Dans ces conditions, la Cour, qui n'a jamais reconnu l'existence d'un droit général et inconditionnel des enfants à hériter d'une partie des biens de leurs parents (Marckx, précité, § 53 et Merger et Cros, précité, § 47), même si elle a constaté « la place attribuée à la réserve héréditaire dans l'ordre juridique interne de la majorité des États contractants » (Pla et Puncernau, précité, § 26), ne voit aucune raison de se départir du raisonnement des juridictions internes. Ces dernières, après avoir rappelé qu'il n'était pas contesté que la réserve serait fondée sur un devoir familial qu'aurait le défunt de laisser une fraction de ses biens à ses enfants (voir paragraphes 10 et 11 ci-dessus), ont procédé à une analyse détaillée de la situation et ont mis en balance les intérêts concurrents dans des décisions concordantes qui ne sont ni entachées d'arbitraire ni manifestement déraisonnables (Pla et Puncernau, précité, § 46).
52. En tout état de cause, la Cour relève que les arguments des requérants développés tant au niveau interne que devant elle sont axés sur le fait que la vie familiale qu'ils partageaient avec leur père a été affectée par le mariage de ce dernier et de Mme Dana Ko. Or la Cour n'aperçoit aucun obstacle au développement des liens familiaux du vivant de leur père qui ait été imputable à une quelconque action ou inertie des autorités (voir Camp et Bourimi c. Pays Bas, no 28369/95, § 28, 3 octobre 2000). En effet, ainsi que relevé par le TGI (voir paragraphe 10 ci-dessus), les explications des requérants à propos des tensions familiales ayant précédé le décès de M. Michel Colombier sont sans incidence réelle sur les points de droit litigieux. La Cour considère que la situation dans laquelle les requérants se sont trouvés a été créée par des choix individuels, qu'elle n'a pas à apprécier, et non par une quelconque défaillance des autorités (voir, mutatis mutandis, Makarčeva c. Lituanie (déc.), no 31838/19, § 68, 28 septembre 2021).
53. Si la Cour prend acte du fait que le Conseil constitutionnel, en abrogeant l'article 2 de la loi du 14 juillet 1819, a décidé de ne pas moduler les effets de sa décision dans le temps pour les situations en cours alors qu'il disposait de cette faculté, ce qui a eu des conséquences dommageables pour les droits des requérants, elle considère que, pour autant, elle ne doit pas, dans les circonstances de l'espèce, se départir de l'analyse des juges internes selon laquelle le choix de M. Michel Colombier ne heurte pas la conception française de l'ordre public international à un degré tel qu'il doive conduire à déclencher l'exception d'ordre public international. Il s'ensuit qu'il n'y a pas eu violation de l'article 8 de la Convention.
54. Les requérants soutiennent que la solution adoptée par les juridictions internes a porté atteinte à leur droit de ne pas subir de discrimination en ce qu'elle a permis qu'ils soient écartés de la succession de leur père au profit de son épouse alors qu'ils étaient héritiers réservataires au regard du droit français. Ils invoquent l'article 14 de la Convention, qui est ainsi libellé :
« La jouissance des droits et libertés reconnus dans la (...) Convention doit être assurée, sans distinction aucune, fondée notamment sur le sexe, la race, la couleur, la langue, la religion, les opinions politiques ou toutes autres opinions, l'origine nationale ou sociale, l'appartenance à une minorité nationale, la fortune, la naissance ou toute autre situation. »
55. Le Gouvernement soutient que les juridictions internes n'ont pas appliqué de traitement différencié aux héritiers, et qu'elles se sont encore moins fondées sur une « situation » par laquelle ils se distingueraient d'autres groupes de personnes.
56. Pour le Gouvernement, en refusant d'écarter l'application d'une loi étrangère conférant au défunt une liberté testamentaire plus importante que celle prévue par le droit interne, les juridictions n'ont pas porté atteinte au principe de non-discrimination dans l'exercice du droit à la vie familiale des héritiers, dès lors que la loi étrangère applicable n'établissait pas elle-même une discrimination entre eux.
57. Le Gouvernement ajoute que le nouvel alinéa 3 de l'article 913 du code civil assure dorénavant l'égalité entre les héritiers.
58. Les requérants soutiennent que la réintroduction du mécanisme du droit de prélèvement compensatoire en 2021 ne fait que confirmer la violation de l'article 14.
59. La Cour rappelle que selon la jurisprudence constante de la Cour, l'article 14 complète les autres clauses normatives de la Convention et de ses Protocoles. Il n'a pas d'existence indépendante puisqu'il vaut uniquement pour « la jouissance des droits et libertés » qu'elles garantissent (voir notamment Fábián c. Hongrie [GC], no 78117/13, § 112, 5 septembre 2017). La Cour a également rappelé dans Fábián que pour qu'un problème se pose au regard de l'article 14, il doit y avoir une différence dans le traitement de personnes placées dans des situations analogues ou comparables (voir, parmi beaucoup d'autres, Khamtokhu et Aksenchik c. Russie [GC], nos 60367/08 et 961/11, § 64, CEDH 2017).
60. Toute différence de traitement n'emporte toutefois pas automatiquement violation de l'article 14. En premier lieu, la Cour a établi dans sa jurisprudence que seules les différences de traitement fondées sur une caractéristique identifiable, ou « situation », sont susceptibles de revêtir un caractère discriminatoire aux fins de l'article 14 (Eweida et autres c. Royaume-Uni, nos 48420/10 et 3 autres, § 86, CEDH 2013 (extraits)). La Cour entend généralement en un sens large l'expression « autre situation » (Carson et autres c. Royaume-Uni [GC], no 42184/05, § 70, CEDH 2010) et l'interprétation de celle-ci ne se limite pas aux caractéristiques qui présentent un caractère personnel en ce sens qu'elles sont innées ou inhérentes à la personne (Clift c. Royaume-Uni, no 7205/07, §§ 56 à 59, 13 juillet 2010).
61. En second lieu, une différence de traitement est discriminatoire si elle manque de justification objective et raisonnable, c'est-à-dire si elle ne poursuit pas un but légitime ou s'il n'y a pas de rapport raisonnable de proportionnalité entre les moyens employés et le but visé (Fabris c. France [GC], no 16574/08, § 56, CEDH 2013 (extraits).
62. La Cour rappelle également que le principe de non-discrimination peut aussi trouver à s'appliquer dans des situations à caractère purement privé (Pla et Puncernau, précité, § 59) et que dans le domaine testamentaire, toute interprétation, si tant est qu'elle était nécessaire, doit rechercher quelle était la volonté du de cujus ainsi que l'effet utile du testament, tout en gardant à l'esprit que l'on « ne peut pas présumer que le testateur aurait voulu ce qu'il n'a pas dit », et sans oublier de conférer à la disposition testamentaire le sens le plus conforme au droit interne et à la Convention telle qu'interprétée par sa jurisprudence (Pla et Puncernau, précité, § 62).
63. La Cour considère que les juridictions internes, par leurs décisions, n'ont pas créé de différence de traitement entre des personnes se trouvant dans une situation analogue ou comparable et n'ont pas non plus manqué à une obligation qui leur incombait de remédier à une telle différence de traitement. En tout état de cause, ce n'est pas leur interprétation d'une volonté individuelle qui a conduit à l'exclusion des requérants de la succession de leur père (voir, a contrario, Pla et Puncernau, précité) mais le respect du choix du défunt.
64. Dans ces conditions, la Cour estime que la décision de M. Michel Colombier d'établir un choix radical entre ses enfants, admis par la loi étrangère et entériné par les juridictions françaises, ne constitue pas un traitement discriminatoire au sens de l'article 14 de la Convention. Le grief est donc manifestement mal fondé et doit être rejeté en application de l'article 35 §§ 3 et 4 de la Convention.
PAR CES MOTIFS, LA COUR, À L'UNANIMITÉ,
Fait en français, puis communiqué par écrit le 15 février 2024, en application de l'article 77 §§ 2 et 3 du règlement.
Victor Soloveytchik Georges Ravarani
Greffier Président
Au présent arrêt se trouve joint, conformément aux articles 45 § 2 de la Convention et 74 § 2 du règlement, l'exposé de l'opinion séparée de la juge Mourou-Vikström.
G.R.
V.S.
OPINION CONCORDANTE DE LA
JUGE MOUROU-VIKSTRÖM
J'ai voté avec la majorité en prenant acte du choix du Conseil constitutionnel de ne pas assortir de mesures provisoires sa décision du 5 août 2011. Les requérants, trois des enfants de Monsieur Michel COLOMBIER ont été exclus de leur droit à la réserve sur la partie française de l'héritage de leur père, ce qui est de nature à faire naître chez eux un sentiment d'injustice légitime, sans doute renforcé par le fait que la privation de leurs droits n'a concerné que la période allant du 6 août 2011, date de promulgation de la décision du Conseil constitutionnel jusqu'au 1er novembre 2021, date d'entrée en vigueur de la loi du 21 août 2021 qui a réintroduit la réserve en l'ayant purgée de son caractère discriminatoire.
Cette affaire présente de grandes similitudes avec l'affaire JARRE rendue ce jour. La principale distinction repose sur le fondement du grief qui est dans la présente affaire l'article 8 de la Convention.
Les requérants ont assigné le 12 septembre 2006 Madame Dana KO, la dernière épouse de leur père, afin d'obtenir du TGI de Paris le droit à la part réservataire sur l'héritage situé en France de leur père. Au jour de l'introduction de leur demande en justice sur le fond, le droit français reconnaissait le droit séculaire à la réserve.
Madame Dana KO a toutefois soulevé une question prioritaire de constitutionnalité à laquelle la juridiction suprême a répondu en déclarant le 5 août 2011 contraire à la Constitution le droit à la réserve des héritiers français trouvant son fondement dans l'article 2 de la loi du 14 juillet 1819.
Le fait que la réserve, présente depuis 200 ans dans le droit français ait été réintroduite en 2021, suscite naturellement un sentiment d'incompréhension chez les requérants, d'autant plus que presque cinq années se sont écoulées entre l'assignation au fond et la suppression de leur droit.
Comme dans l'affaire JARRE, le Conseil constitutionnel aurait parfaitement pu décider d'ordonner des mesures provisoires et mettre en place des délais ou des paliers progressifs d'application de sa décision pour tenir compte des situations en cours. La brutalité de la décision aurait pu être évitée. Aucune concurrence pouvant entraîner une discrimination avec des cohéritiers de nationalité étrangère n'était par ailleurs à redouter.
Dans le contexte particulier d'un patrimoine artistique, le droit à hériter de ses parents revêt une dimension particulière qui est prise en compte par l'article 8 de la Convention.
Hériter d'une part des droits sur l'œuvre musicale de son père fait partie de l'identité de la construction et de la définition d'un individu, et ce, même si la concrétisation de l'héritage revêt une nature pécuniaire. À l'inverse, être privé de tout droit sur l'œuvre, équivaut à une exclusion émotionnelle et affective.
Les juridictions internes ont toutes écarté, jusqu'en cassation, le droit des requérants à obtenir leur part réservataire en se fondant notamment sur l'absence de violation de l'ordre public international français. S'agissant de Monsieur David COLOMBIER, elles se sont attachées à relever que rien ne démontrait la dépendance économique de ce dernier vis-à-vis de son père, passant complètement sous silence la dimension affective et l'atteinte à la vie familiale qui était pourtant un élément essentiel de sa contestation.
Comme dans l'affaire JARRE, les requérants se sont vus privés de leur droit à réserve d'une manière brutale, imprévisible et définitive, alors que le droit a fluctué et que leurs demandes n'ont pas été entendues en équité.
ANNEXE
Liste des requérants
No | Prénom NOM | Année de naissance | Nationalité | Lieu de résidence |
| Christian COLOMBIER | 1960 | français | Coye-la-Forêt |
| Agathe COLOMBIER | 1967 | française | Paris |
| David COLOMBIER | 1964 | français | Tel Aviv |