GUELAIN DIT YEZEGUELIAN v. FRANCE - 78465/16 (No Article 6+6-3-c - Right to a fair trial : Fifth Section Committee) French Text [2024] ECHR 282 (04 April 2024)


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European Court of Human Rights


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URL: http://www.bailii.org/eu/cases/ECHR/2024/282.html
Cite as: [2024] ECHR 282

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CINQUIÈME SECTION

AFFAIRE GUELAIN DIT YEZEGUELIAN c. FRANCE

(Requête no 78465/16)

 

 

 

 

ARRÊT
 

STRASBOURG

4 avril 2024

 

 

 

Cet arrêt est définitif. Il peut subir des retouches de forme.

 


En l'affaire Guelain dit Yezeguelian c. France,

La Cour européenne des droits de l'homme (cinquième section), siégeant en un comité composé de :

 Stéphanie Mourou-Vikström, présidente,
 Mattias Guyomar,
 Kateřina Šimáčková, juges,
et de Martina Keller, greffière adjointe de section,

Vu :

la requête (no 78465/16) contre la République française et dont un ressortissant de cet État, M. Raymond Guelain dit Yezeguelian (« le requérant »), né en 1935 et résidant à Erevan, représenté par Me Ghazaryan, avocat, a saisi la Cour le 15 décembre 2016 en vertu de l'article 34 de la Convention de sauvegarde des droits de l'homme et des libertés fondamentales (« la Convention »),

la décision de porter à la connaissance du gouvernement français (« le Gouvernement »), représenté par son agent, D. Colas, directeur des Affaires juridiques au ministère de l'Europe et des Affaires étrangères, le grief tiré du droit de garder le silence et du droit à une assistance effective d'un avocat lors de la garde à vue, et de déclarer irrecevable la requête pour le surplus,

les observations des parties,

Après en avoir délibéré en chambre du conseil le 14 mars 2024,

Rend l'arrêt que voici, adopté à cette date :

OBJET DE L'AFFAIRE


1.  L'affaire concerne la notification du droit de garder le silence, ainsi que le droit à une assistance effective d'un avocat au cours de la garde à vue (article 6 §§ 1 et 3 c) de la Convention).


2.  En 2010, une enquête préliminaire fut ouverte pour des faits de proxénétisme aggravé, à la suite d'une plainte d'une femme exerçant la prostitution au sein d'un immeuble dont il semblait que plusieurs studios n'étaient loués que pour l'exercice de cette activité. La location étant gérée par une société (agence) appartenant au requérant, celui-ci, ainsi qu'une employée de ladite société (R.) furent placés en garde à vue et interrogés, entre le 21 et le 24 juin 2010.


3.  Par une ordonnance du 28 mars 2013, le juge d'instruction renvoya le requérant et R. devant le tribunal correctionnel de Paris qui les relaxa le 30 avril 2014.


4.  Le ministère public interjeta appel du jugement. Devant la cour d'appel de Paris, le requérant indiqua souhaiter revenir sur les déclarations faites au cours de sa garde à vue.

5.  Le 12 mai 2015, la cour d'appel rendit son arrêt. Dans la partie « Les faits » de l'arrêt, elle fit référence aux déclarations du requérant faites durant sa garde à vue, dans lesquelles il indiquait avoir délégué la gestion de la location des studios à R. et admettait avoir été informé de la présence de quelques personnes prostituées au sein des studios et avoir chargé R. de régler la situation, mais réfutait l'ensemble de témoignages à charge. La cour d'appel y fit également référence aux déclarations du requérant devant le juge d'instruction, en présence d'un avocat, ayant indiqué qu'il se sentait responsable indirectement de ne pas avoir contrôlé les activités de son agence.

6.  En ce qui concerne les déclarations du requérant en garde à vue, la cour d'appel jugea que non seulement le conseil de l'intéressé n'avait pas demandé l'annulation des procès-verbaux d'audition, mais aussi que ces derniers pouvaient corroborer d'autres éléments de preuve.

7.  S'agissant de la culpabilité du requérant, la cour d'appel considéra :

« qu'il résulte des déclarations de sept prostituées, de la gardienne [de l'immeuble], du syndic et des surveillances policières que des locataires (...) ont exercé des activités prostitutionnelles dans les studios à partir de 2005 jusqu'au 21 juin 2010, date de l'intervention de la police. [Le requérant et R.] n'ont pu l'ignorer et surtout ont délibérément loué ces logements à des prostituées sachant l'usage qu'elles allaient en faire ».

8.  Puis elle évoqua en détail les témoignages susmentionnés, certaines des personnes prostituées affirmant que la société du requérant était réputée pour sa complaisance dans le milieu prostitutionnel, et le syndic précisant qu'il s'était plaint de cette situation à plusieurs reprises auprès de la société. La cour d'appel retint également les éléments suivants :

« Le fait que certaines des prostituées ont été expulsées de leur logement à l'initiative [du requérant et de R.] ne saurait suffire à exclure leur responsabilité pénale eu égard à l'ensemble de ces éléments démontrant le caractère constant de l'exercice de leur activité par ces personnes dans les studios loués en connaissance de cause par les deux prévenus.

Ces témoignages et constatations corroborent les déclarations [de R.] lors de sa garde à vue au cours de laquelle elle reconnaissait avoir eu connaissance dès 2007 de l'utilisation par des prostituées des studios loués pour l'exercice de leur profession. [Le requérant] lui avait dit de ne pas s'inquiéter et que la police la préviendrait. Elle finissait par reconnaître savoir que cela constituait du proxénétisme. »


9.  Pour ces motifs, la cour d'appel infirma le jugement et déclara le requérant et R. coupables de mise de local privé à la disposition d'une personne s'y livrant à la prostitution. Elle condamna le requérant à deux ans d'emprisonnement avec sursis, au paiement d'une d'amende, ainsi qu'à une interdiction temporaire de gérer. L'intéressé se pourvut en cassation.

10.  Dans ses conclusions, l'avocat général à la Cour de cassation releva qu'on ne voyait pas « dans les motifs critiqués de référence aux déclarations faites par M. Guelain en garde à vue sans avocat, de sorte qu'il n'y a[vait] pas lieu d'examiner (...) si l'intéressé a[vait] varié dans ses déclarations ».

11.  Par un arrêt du 22 juin 2016, la Cour de cassation, considérant que la déclaration de culpabilité n'était fondée ni exclusivement ni même essentiellement sur les déclarations du requérant recueillies au cours de la garde à vue, n'admit pas le moyen de l'intéressé développé sur ce point et cassa et annula l'arrêt en ses seules dispositions relatives à l'étendue de la peine complémentaire.


12.  Le requérant dénonce une violation de l'article 6 §§ 1 et 3 c) de la Convention en raison de l'absence d'assistance effective d'un avocat et de notification du droit de garder le silence durant sa garde à vue.

APPRÉCIATION DE LA COUR

SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L'ARTICLE 6 §§ 1 et 3 c) DE LA CONVENTION

  1. Sur la recevabilité


13.  Le Gouvernement soutient que la requête est irrecevable pour non-épuisement des voies de recours internes, dès lors que le requérant, qui a soulevé l'exception de nullité de ses auditions en garde à vue pour la première fois en appel, aurait pu la soulever tant devant la chambre de l'instruction que devant le tribunal correctionnel. Parallèlement, le Gouvernement considère que le contrôle exercé par la cour d'appel et la Cour de cassation a été effectif.


14.  Le requérant n'a pas présenté d'observations, en demandant d'examiner sa requête telle qu'elle résulte du formulaire.


15.  Pour l'analyse par la Cour des voies de recours pour se plaindre de l'absence d'assistance d'un avocat et de notification du droit de garder le silence lors de la garde à vue, il est renvoyé à l'arrêt Bloise c. France (no 30828/13, §§ 35-40, 11 juillet 2019).

16.  La Cour relève que la position du Gouvernement consiste à soutenir à la fois que le requérant n'a pas épuisé les voies de recours effectives et a bénéficié d'un « contrôle effectif » relativement à son grief.


17.  Elle observe que, alors que l'instruction s'était terminée en 2013, près de deux ans après la consécration législative du droit à une assistance effective par un avocat en garde à vue, le requérant n'a saisi ni la chambre de l'instruction ni le tribunal correctionnel d'une exception de nullité tirée de l'absence d'avocat lors de ses auditions en garde à vue. Si l'intéressé ne donne aucune explication à cette omission, il a soulevé ce grief en appel. Le motif du rejet de ce grief par la cour d'appel était double. D'une part, a été constatée la forclusion de cette demande. Mais d'autre part, la cour d'appel doit être regardée comme ayant examiné le bien-fondé de ce grief dès lors qu'elle a relevé que les déclarations faites par le requérant en garde à vue pouvaient corroborer d'autres éléments de preuve. Pour sa part, la Cour de cassation a procédé à pareil examen implicite de la portée des déclarations du requérant (paragraphes 6 et 11 ci-dessus).


18.  Dans ces conditions, la Cour rejette l'exception tirée d'un non-épuisement des voies de recours internes (voir également, mutatis mutandis, Merahi et Delahaye c. France, no 38288/15, §§ 80-82, 20 septembre 2022).


19.  Constatant que ce grief n'est pas manifestement mal fondé ni irrecevable pour un autre motif visé à l'article 35 de la Convention, la Cour le déclare recevable.

  1. Sur le fond


20. S'agissant des principes généraux en la matière, il est renvoyé aux arrêts Olivieri c. France (no 62313/12, §§ 26-30, 11 juillet 2019), Bloise, précité (§§ 45-49), Dubois c. France (no 52833/19, §§ 64-68, 28 avril 2022), et Wang c. France (no 83700/17, §§ 63-67, 28 avril 2022), avec les références qui y sont citées.


21.  En l'espèce, le requérant n'a pas reçu notification du droit de garder le silence et n'a pas bénéficié de l'assistance d'un avocat pendant les interrogatoires en garde à vue, mesures non prévues en droit interne à la date des faits litigieux. À cet égard, la Cour prend acte de l'intervention postérieure, et dès lors sans effet concret sur la situation du requérant, de la réforme législative qui a renforcé les droits de la personne gardée à vue (Olivieri, §§ 13 et 15, et Bloise, §§ 20 et 22, précités).


22.  Alors que, selon la jurisprudence de la Cour, les restrictions aux garanties posées par l'article 6 ne sont permises que dans des cas exceptionnels, doivent être de nature temporaire et reposer sur une appréciation individuelle des circonstances particulières du cas d'espèce, tel n'a clairement pas été le cas en l'espèce, puisque les restrictions litigieuses résultaient de la loi française applicable au moment des faits (Wang, §§ 77-78, et Merahi et Delahaye, §§ 70-71, précités).


23.  En l'absence de raisons impérieuses justifiant ces restrictions, la Cour doit évaluer l'équité globale du procès en opérant un contrôle très strict (ibidem, §§ 72-73, et Dubois, précité, § 77). Cette évaluation implique pour la Cour de déterminer, en examinant soigneusement le déroulement de la procédure interne mais sans s'ériger en juge de quatrième instance, si, combiné au défaut de notification du droit de garder le silence, le fait d'avoir été privé de la possibilité d'être assisté d'un avocat a affecté l'équité de la procédure dans son ensemble (Dubois, précité, §§ 78 et 89).


24.  S'agissant des facteurs d'équité de la procédure (Beuze c. Belgique [GC], no 71409/10, § 150, 9 novembre 2018), elle note qu'à l'exception de son âge de 75 ans à l'époque, le requérant ne présentait pas d'autre vulnérabilité particulière. Par ailleurs, celui-ci ne met pas en avant cette circonstance et n'allègue l'existence d'aucune contrainte qui aurait été exercée sur lui en garde à vue.


25.  En outre, bien qu'il ait reconnu avoir été au courant de la présence de personnes prostituées (paragraphe 5 ci-dessus), les dépositions du requérant faites au cours de sa garde à vue l'ont principalement conduit à nier les faits reprochés. Dans ces conditions, il convient de considérer qu'il ne s'est auto-incriminé que dans une mesure limitée.


26.  Quant à la compensation des restrictions litigieuses et à l'appréciation par les juridictions internes de l'incidence de l'absence d'avocat et du défaut de notification du droit au silence au cours des auditions menées lors de la garde à vue du requérant, la Cour relève les éléments suivants.


27.  En premier lieu, il a pu, dans les phases ultérieures de la procédure, valablement se défendre et faire valoir ses arguments avec le concours de son avocat, d'abord devant les juges du fond, puis en cassation.


28.  En deuxième lieu, comme il a déjà été constaté, tant la cour d'appel que la Cour de cassation ont apprécié la portée des déclarations faites par le requérant au cours de la garde à vue (paragraphe 16 ci-dessus). Ce faisant, elles ont procédé à une analyse minutieuse de l'incidence des restrictions litigieuses (Abouni et autres c. France [comité], no 76344/13, §§ 14 et 38, 5 décembre 2019, comparer avec Bloise, précité, § 55 in fine).


29.  En troisième lieu, la Cour ne peut que constater que les déclarations litigieuses n'ont occupé aucune place dans la motivation de la condamnation. En effet, la cour d'appel s'est exclusivement fondée sur d'autres éléments (les témoignages concordants mettant en cause le requérant et les éléments de surveillance policière ; paragraphes 7 et 8 ci-dessus). L'absence de toute référence, dans les motifs ayant retenu la culpabilité du requérant, aux déclarations faites en garde à vue a également été relevée par l'avocat général (paragraphe 10 ci-dessus ; voir également Bloise, §§ 56-58, et Dubois, §§ 86-88, précités). Le seul fait, pour la cour d'appel, de se référer, dans la partie « les faits » de l'arrêt, auxdites déclarations (paragraphe 5 ci-dessus), n'est pas de nature à en faire un élément déterminant dans la condamnation du requérant.


30.  Enfin, si la cour d'appel a également utilisé les témoignages de R., effectués en garde à vue sans accès à un avocat, la Cour rappelle que l'article 6 §§ 1 et 3 c) de la Convention ne peut être interprété comme impliquant l'exclusion automatique de déclarations incriminantes faites par un tiers sans l'assistance d'un avocat (Tonkov c. Belgique, no 41115/14, §§ 65 et 68, 8 mars 2022). Or le requérant n'a à aucun moment soutenu devant les juridictions internes ni, d'ailleurs, devant la Cour, que les conditions dans lesquelles les auditions de R. se sont déroulées ont fait douter de la fiabilité des déclarations de celle-ci (Stephens c. Malte (no 3), no 35989/14, § 76, 14 janvier 2020).


31.  De l'ensemble des considérations qui précèdent, la Cour déduit que les déclarations faites par le requérant en garde à vue n'ont pas constitué une part déterminante des preuves sur lesquelles reposait sa condamnation, et en conclut que la procédure pénale menée à l'égard de l'intéressé, considérée dans son ensemble, a été équitable (voir aussi Dubois, précité, §§ 88-91).


32.  Partant, il n'y a pas eu violation de l'article 6 §§ 1 et 3 c) de la Convention.

PAR CES MOTIFS, LA COUR, À L'UNANIMITÉ,

  1. Déclare la requête recevable ;
  2. Dit qu'il n'y a pas eu violation de l'article 6 §§ 1 et 3 c) de la Convention.

Fait en français, puis communiqué par écrit le 4 avril 2024, en application de l'article 77 §§ 2 et 3 du règlement.

 

 Martina Keller Stéphanie Mourou-Vikström
 Greffière adjointe Présidente

 


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