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You are here: BAILII >> Databases >> European Court of Human Rights >> JUSTINE v. FRANCE - 78664/17 (Article 6 - Right to a fair trial : Fifth Section) French Text [2024] ECHR 870 (21 November 2024) URL: http://www.bailii.org/eu/cases/ECHR/2024/870.html Cite as: [2024] ECHR 870 |
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CINQUIÈME SECTION
AFFAIRE JUSTINE c. FRANCE
(Requête no 78664/17)
ARRÊT
Art 6 § 1 (civil) • Accès à un tribunal • Pourvoi en cassation déclaré irrecevable en raison de la remise tardive au greffe du jugement de première instance confirmé par l'arrêt attaqué, un autre jugement ayant été transmis à la place dans le délai imparti • Erreur commise par l'avocat, correspondant à une simple confusion dans la transmission d'une pièce à la place d'une autre, rectifiée avec célérité à la demande du greffe et n'ayant pas retardé l'examen du pourvoi • Finalité poursuivie par la règle procédurale pleinement atteinte • Interprétation et application particulièrement rigoureuses de la règle qui n'étaient pas nécessaires à la bonne administration de la justice et à la sécurité juridique • Atteinte disproportionnée au droit d'accès à un tribunal
Préparé par le Greffe. Ne lie pas la Cour.
STRASBOURG
21 novembre 2024
Cet arrêt deviendra définitif dans les conditions définies à l'article 44 § 2 de la Convention. Il peut subir des retouches de forme.
En l'affaire Justine c. France,
La Cour européenne des droits de l'homme (cinquième section), siégeant en une chambre composée de :
Lado Chanturia, président,
Mattias Guyomar,
Stéphanie Mourou-Vikström,
María Elósegui,
Mykola Gnatovskyy,
Stéphane Pisani,
Úna Ní Raifeartaigh, juges,
et de Victor Soloveytchik, greffier de section,
Vu :
la requête (no 78664/17) dirigée contre la République française et dont une ressortissante de cet État, Mme Suzette Justine (« la requérante ») a saisi la Cour en vertu de l'article 34 de la Convention de sauvegarde des droits de l'homme et des libertés fondamentales (« la Convention ») le 9 novembre 2017,
la décision de porter la requête à la connaissance du gouvernement français (« le Gouvernement »),
les observations des parties,
Après en avoir délibéré en chambre du conseil le 8 octobre 2024,
Rend l'arrêt que voici, adopté à cette date :
INTRODUCTION
1. L'affaire porte sur l'irrecevabilité d'un pourvoi en cassation ordonnée en application de l'article 979 du code de procédure civile (« CPC ») en raison de la production tardive de la décision rendue en première instance. La requérante invoque l'article 6 § 1 de la Convention et l'article 1 du Protocole no 1.
EN FAIT
2. La requérante est née en 1957 et réside à Fort-de-France. Elle a été représentée par Me D. Bouthors, avocat à Paris.
3. Le Gouvernement a été représenté par son agent, M. F. Alabrune, directeur des affaires juridiques au ministère de l'Europe et des Affaires étrangères.
4. Le 8 avril 1999, un protocole d'accord notarié fut conclu entre les membres de la famille de la requérante afin de régler un différend successoral : le frère de la requérante se vit attribuer les parts d'une société civile immobilière, tandis que la requérante et d'autres participants à l'acte restèrent en indivision pour le surplus des biens, notamment une villa située à Saint-Anne en Martinique. Cet acte prévoyait également que le frère de la requérante, qui occupait alors la villa, devait faire une proposition d'achat et qu'à défaut, un loyer devait être déterminé par un expert. En l'absence de proposition sérieuse d'achat, une expertise judiciaire fut diligentée à la demande de la requérante.
5. Par un acte de partage du 24 août 2000, la requérante reçut la pleine propriété de la villa. Puis elle assigna son frère en paiement des loyers.
6. Par un jugement du tribunal de grande instance de Fort-de-France du 13 juin 2006, le frère de la requérante fut condamné à lui verser 51 000 euros (EUR) au titre des loyers échus entre 1998 et 2005, ainsi que 600 EUR par mois pour les loyers postérieurs. Le frère de la requérante fit appel de cette décision.
7. Le 14 novembre 2008, le jugement fut confirmé par la cour d'appel de Fort-de-France.
8. Le 16 janvier 2012, la requérante saisit le tribunal d'instance de Fort‑de-France de demandes tendant, d'une part, à la résiliation du bail, et, d'autre part, à la condamnation son frère à lui verser 40 800 EUR au titre des loyers impayés entre 2005 et 2011.
9. Par un jugement du 29 avril 2013, le tribunal d'instance débouta la requérante de ses demandes aux motifs que les créances antérieures au 16 janvier 2007 étaient prescrites et qu'elle ne démontrait pas que son frère avait occupé les lieux après cette date.
10. Par un arrêt du 19 mai 2015, la cour d'appel de Fort-de-France confirma ce jugement par les motifs suivants :
« (...) L'arrêt confirmatif du 14 novembre 2008 a arrêté la dette d'occupation [du frère de la requérante] au 24 avril 2005. [La requérante] ne démontre pas que [son frère] s'y serait maintenu au-delà de cette date. C'est sur l'aveu de ce dernier qu'il s'évince qu'il aurait quitté les lieux au début de l'année 2007. Or, il était loisible à [la requérante] d'actualiser sa demande à cette date dans le cadre de la procédure d'appel ayant donné lieu à l'arrêt du 14 novembre 2008, ce qu'elle n'a pas fait. Dès lors, en formulant cette demande nouvelle le 16 janvier 2012, les indemnités d'occupation susceptibles d'être dues pour la période antérieure au 16 janvier 2007 sont prescrites, et il n'est pas démontré une occupation au-delà de cette date. Le jugement sera donc confirmé en toutes ses dispositions. (...) »
11. Le 8 avril 2016, la requérante forma un pourvoi en cassation contre cet arrêt.
12. Le 2 mai 2016, son avocat déposa un mémoire ampliatif développant ses moyens de droit et produisit l'arrêt frappé d'appel. Il omit toutefois de remettre une copie du jugement du tribunal d'instance de Fort-de-France du 29 avril 2013 et transmit, à la place, le jugement du tribunal de grande instance de Fort-de-France du 13 juin 2006.
13. Le 17 novembre 2016, après l'expiration du délai imparti pour le dépôt d'un mémoire, le greffe de la Cour de cassation demanda au conseil de la requérante de lui adresser le jugement du 29 avril 2013. Celui-ci le produisit le jour même.
14. Le 1er décembre 2016, un rapporteur fut désigné. Dans son rapport du 12 janvier 2017, celui mentionna que « la procédure [paraissait] régulière et en état d'être jugée ».
15. Un changement de rapporteur intervint. Le 1er mars 2017, le rapporteur informa la requérante de l'intention de la Cour de cassation de relever d'office le moyen tiré de l'irrecevabilité du pourvoi pour défaut de production, dans le délai imparti pour le dépôt du mémoire ampliatif, de la décision confirmée par l'arrêt attaqué.
16. Par des observations déposées le 17 mars 2017, l'avocat de la requérante reconnut l'erreur de production mais fit valoir, d'une part, que le second alinéa de l'article 979 du CPC permettait de régulariser la procédure en cas de transmission incomplète ou d'erreur matérielle et, d'autre part, que l'irrecevabilité du pourvoi en cassation constituerait une sanction procédurale contraire aux exigences de l'article 6 § 1 de la Convention.
17. Par un arrêt du 11 mai 2017, la Cour de cassation déclara le pourvoi irrecevable par les motifs suivants :
« (...) la remise, dans le délai du dépôt du mémoire, d'une copie d'un jugement rendu le 13 juin 2006 par le tribunal de grande instance de Fort-de-France et visé dans le mémoire ne saurait être assimilée à une transmission entachée d'une erreur matérielle, au sens de l'alinéa 2 [de l'article 979 du CPC], du jugement rendu le [29] avril 2013 par le tribunal d'instance de Fort-de-France ; (...) »
LE CADRE JURIDIQUE ET LA PRATIQUE INTERNES PERTINENTS
I. Le code de procédure civile
18. Les dispositions pertinentes du CPC concernant les conditions de recevabilité des pourvois en cassation, dans leur version alors applicable, sont les suivantes :
Article 978
« À peine de déchéance (...), le demandeur en cassation doit, au plus tard dans le délai de quatre mois à compter du pourvoi, remettre au greffe de la Cour de cassation un mémoire [appelé mémoire ampliatif] contenant les moyens de droit invoqués contre la décision attaquée. (...) »
Article 979
« À peine d'irrecevabilité du pourvoi prononcée d'office, doivent être remises au greffe dans le délai de dépôt du mémoire :
- une copie de la décision attaquée et de ses actes de signification ;
- une copie de la décision confirmée ou infirmée par la décision attaquée.
En cas de transmission incomplète ou entachée d'erreur matérielle de l'un de ces documents, un avis fixant un délai pour y remédier est adressé par le conseiller rapporteur à l'avocat du demandeur dans les conditions prévues à l'article 981. »
Article 981
« Le conseiller chargé du rapport peut demander à l'avocat du demandeur qu'il lui communique, dans le délai qu'il fixe, toute pièce utile à l'instruction de l'affaire. »
19. Le premier alinéa de l'article 979 du CPC résulte de la codification d'une jurisprudence bien établie selon laquelle il incombe au demandeur au pourvoi de produire à la fois l'arrêt attaqué et la décision rendue en première instance, qui fait corps avec celui-ci (voir, sur ce point, Levages Prestations Services c. France, 23 octobre 1996, §§ 19-20, Recueil des arrêts et décisions 1996‑V).
20. Le second alinéa de l'article 979 a été inséré par le décret no 2014‑1338 du 6 novembre 2014. Ces dispositions nouvelles ont été présentées par une circulaire du 12 novembre 2014 (BOMJ no 2014-11 du 28 novembre 2014) dans les termes suivants :
« L'article 16 du décret modifie l'article 979 du code de procédure civile afin d'éviter la sanction de l'irrecevabilité du pourvoi qui apparaît disproportionnée en cas de défaut de remise de certaines pièces (copies de décisions). Il autorise ainsi le conseiller rapporteur, si la transmission est seulement incomplète ou entachée d'une erreur matérielle, à fixer un délai à l'avocat concerné pour y remédier. »
21. Ces règles ne s'appliquent qu'à la procédure avec représentation obligatoire, dans laquelle les parties doivent être représentées par un avocat au Conseil d'État et à la Cour de cassation, encore appelé avocat aux conseils (voir, sur ce point, Levages Prestations Services, précité, §§ 15-16).
II. La jurisprudence de la Cour de cassation Et sa pratique procédurale
22. La Cour de cassation interprète de façon stricte l'exception prévue à l'article 979 alinéa 2 du CPC permettant de régulariser la procédure : elle juge que « celle-ci suppose l'existence d'une remise effective, dans le délai légal, d'une copie incomplète ou erronée [des] pièces de procédure [visées au premier alinéa] ». Elle estime donc que l'omission de la production de la décision première instance ne s'analyse pas comme une « transmission incomplète ou entachée d'erreur matérielle » au sens de cet alinéa, mais comme une abstention pure et simple de satisfaire à la formalité substantielle requise dans le délai prescrit, qui n'est pas réparable (Civ. 1ère, 12 octobre 2016, no 15-18.902).
23. En pratique, il n'est pas rare que la Cour de cassation relève d'office l'irrecevabilité du pourvoi en cas de production tardive des pièces visées au premier alinéa de l'article 979 du CPC (voir, par exemple, Civ. 2ème, 26 juin 2014, no 13‑50.053 ; Civ. 2ème, 7 avril 2016, no 15-13.863 ; Civ. 2ème, 30 juin 2016, no 14‑24.671 ; Civ. 1ère, 12 octobre 2016, précité ; Civ. 2ème, 13 octobre 2016, no 15‑25.169 ; Civ. 3ème, 5 octobre 2017, no 16-21.655, et, a contrario, Civ. 1ère, 4 novembre 2020, no 19-50.042).
24. Par ailleurs, la Cour de cassation juge de manière constante que l'omission de la production de la décision confirmée ou infirmée par l'arrêt frappé de pourvoi est, à elle seule, constitutive d'une faute susceptible d'engager la responsabilité civile de l'avocat aux conseils sur le fondement de l'article 13 alinéa 2 de l'ordonnance du 10 septembre 1817 (voir, par exemple, Civ. 1ère, 9 avril 2015, no 14-50.055 ; Civ. 1ère, 8 février 2017, no 16-50.029 ; Civ. 1ère, 22 janvier 2020, no 18-50.068). Le demandeur dont le pourvoi a été déclaré irrecevable doit cependant démontrer que son pourvoi avait une chance raisonnable de succès.
EN DROIT
I. SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L'ARTICLE 6 § 1 DE LA CONVENTION
25. La requérante soutient que le rejet de son pourvoi comme étant irrecevable porte une atteinte excessive à son droit d'accès à un tribunal. Elle critique en outre la motivation de l'arrêt rendu par la Cour de cassation. Elle invoque l'article 6 § 1 de la Convention, qui est ainsi libellé :
« Toute personne a droit à ce que sa cause soit entendue équitablement (...) par un tribunal (...), qui décidera (...) des contestations sur ses droits et obligations de caractère civil (...) »
A. Sur la recevabilité
26. Constatant que le grief tiré de la violation de l'article 6 § 1 de la Convention n'est pas manifestement mal fondé ni irrecevable pour un autre motif visé à l'article 35 de la Convention, la Cour le déclare recevable.
B. Sur le fond
1. Thèses des parties
a) La requérante
27. La requérante dénonce d'abord l'imprévisibilité de la sanction procédurale prise à son encontre, en faisant observer que le rapporteur initialement désigné avait estimé, dans son rapport du 12 janvier 2017, que « la procédure [paraissait] régulière et en état d'être jugée », avant que le conseiller doyen soit désigné rapporteur et soulève d'office cette cause d'irrecevabilité le 1er mars 2017.
28. Elle soutient ensuite que la Cour de cassation a fait une application excessivement formaliste de l'article 979 du CPC. Elle fait valoir qu'elle a produit le jugement manquant dès l'interpellation du greffe et avant même qu'un rapporteur soit désigné. Elle ajoute que l'article 979 alinéa 2 du CPC permet de régulariser une telle erreur matérielle, comme elle l'a soutenu dans ses observations du 17 mars 2017, et reproche à la Cour de cassation de n'avoir pas répondu à ce moyen.
b) Le Gouvernement
29. Le Gouvernement souligne que ces dispositions de l'article 979 du CPC poursuivent un but légitime puisqu'elles sont destinées à faciliter le travail des magistrats en leur donnant accès aux documents utiles à leur réflexion. Il précise qu'elles permettent au conseiller rapporteur en charge du dossier de disposer, au plus tard à l'échéance du délai imparti pour le dépôt du mémoire ampliatif, d'un dossier complet afin de pouvoir statuer rapidement, sans attendre d'éventuelles productions de pièces ultérieures, et de mieux planifier sa charge de travail.
30. Il fait ensuite valoir que, compte tenu des enjeux pour le bon fonctionnement de la justice et de l'intervention d'un avocat bénéficiant d'un monopole de représentation devant les juridictions de cassation (Levages Prestations Services, précité, §§ 15 et 48), les exigences de l'article 979 du CPC sont parfaitement proportionnées au but poursuivi.
31. Il note qu'en l'espèce, l'avocat de la requérante a disposé d'un délai suffisant pour adresser une copie du jugement de première instance confirmé par la décision attaquée. Il souligne que l'erreur commise par l'intéressé ne peut être assimilée à une transmission entachée d'erreur matérielle et qu'elle constitue au contraire une faute de nature à engager sa responsabilité civile professionnelle.
2. Appréciation de la Cour
a) Principes généraux
32. La Cour rappelle que le droit d'accès à un tribunal n'est pas absolu ; il se prête à des limitations implicitement admises, car il appelle de par sa nature même une réglementation par l'État, lequel jouit à cet égard d'une certaine marge d'appréciation. Cela étant, ces limitations ne sauraient restreindre l'accès ouvert à un justiciable d'une manière ou à un point tels que son droit à un tribunal s'en trouve atteint dans sa substance même. En outre, les limitations appliquées ne se concilient avec l'article 6 § 1 de la Convention que si elles poursuivent un but légitime et s'il existe un rapport raisonnable de proportionnalité entre les moyens employés et le but visé (Nicolae Virgiliu Tănase c. Roumanie [GC], no 41720/13, § 195, 25 juin 2019, Grzęda c. Pologne [GC], no 43572/18, § 343, 15 mars 2022, et Xavier Lucas c. France, no 15567/20, § 42, 9 juin 2022).
33. L'article 6 de la Convention n'astreint pas les États contractants à créer des cours d'appel ou de cassation. Cependant, si de telles juridictions existent, les garanties de l'article 6 doivent être respectées, notamment en ce qu'il assure aux plaideurs un droit effectif d'accès aux tribunaux pour les décisions relatives à leurs droits et obligations de caractère civil (Zubac c. Croatie [GC], no 40160/12, § 80, 5 avril 2018 et références citées, et Gil Sanjuan c. Espagne, no 48297/15, § 30, 26 mai 2020).
34. Toutefois, il n'appartient pas à la Cour d'apprécier l'opportunité des choix opérés par les États contractants relativement aux restrictions à l'accès à un tribunal ; son rôle se limite à vérifier la conformité à la Convention des conséquences qui en découlent. Il ne lui appartient pas non plus de trancher les différends relatifs à l'interprétation du droit interne régissant l'accès à un tribunal, son rôle étant plutôt de vérifier la compatibilité avec la Convention des effets de pareille interprétation (Zubac, précité, § 81, et références citées).
35. À cet égard, il convient de rappeler que la manière dont l'article 6 § 1 s'applique aux cours d'appel ou de cassation dépend des particularités de la procédure en cause. Pour en juger, il faut prendre en compte l'ensemble du procès mené dans l'ordre juridique interne et le rôle qu'y a joué la juridiction de cassation, les conditions de recevabilité d'un pourvoi pouvant être plus rigoureuses que pour un appel (ibidem, § 82, et références citées).
36. Lorsqu'elle est amenée à apprécier si la procédure devant une juridiction d'appel ou de cassation a respecté les exigences de l'article 6 § 1, la Cour tient compte de la mesure dans laquelle l'affaire avait été examinée par les juridictions inférieures, du point de savoir si la procédure devant ces juridictions soulevait des questions concernant l'équité, et du rôle de la juridiction concernée (ibidem, § 84, et références citées).
37. Par ailleurs, en ce qui concerne l'application de restrictions légales à l'accès aux juridictions supérieures, la Cour prend en considération, à différents degrés, certains autres facteurs : i) la prévisibilité de la restriction, ii) le point de savoir si c'est le requérant ou l'État défendeur qui doit supporter les conséquences négatives des erreurs commises au cours de la procédure et qui ont eu pour effet de priver le requérant d'un accès à la juridiction supérieure, et iii) celui de savoir si les restrictions en question peuvent passer pour révéler un « formalisme excessif » (ibidem, § 85, et références citées).
38. Pour déterminer si les juridictions internes ont fait preuve d'un formalisme excessif, la Cour examine en principe l'affaire dans son ensemble, eu égard aux circonstances particulières de celle-ci. En procédant à cet examen, la Cour insiste souvent sur la « sécurité juridique » et la « bonne administration de la justice », deux éléments centraux permettant de distinguer entre formalisme excessif et application acceptable des formalités procédurales. Elle a notamment jugé que le droit d'accès à un tribunal se trouve atteint dans sa substance lorsque sa réglementation cesse de servir les buts de la sécurité juridique et de la bonne administration de la justice et constitue une sorte de barrière qui empêche le justiciable de voir son litige tranché au fond par la juridiction compétente (ibidem, § 98 et références citées, et Gil Sanjuan, précité, § 31).
b) Application en l'espèce
39. La Cour constate que le pourvoi de la requérante a été déclaré irrecevable en raison de la tardiveté de la production du jugement confirmé par l'arrêt attaqué en application de l'article 979 du CPC (paragraphe 18 ci‑dessus). Afin de s'assurer que cette sanction procédurale n'a pas porté atteinte à la substance même du droit de la requérante à un tribunal, la Cour recherchera si elle était prévisible, si elle poursuivait un but légitime et si elle était proportionnée.
i. Sur la prévisibilité de la restriction
40. La Cour constate qu'il résulte des termes même du premier alinéa de l'article 979 du CPC que le demandeur au pourvoi en cassation doit, à peine d'irrecevabilité, produire la décision attaquée ainsi que la décision confirmée ou infirmée par celle-ci dans un délai de quatre mois à compter du pourvoi (paragraphe 18 ci-dessus). Cette exigence claire fait, de surcroît, l'objet d'une pratique judiciaire constante et cohérente (paragraphe 23 ci-dessus), que le conseil de la requérante ne pouvait ignorer (voir, déjà, Levages Prestations Services, précité, § 42, et Henrioud c. France, no 21444/11, § 60, 5 novembre 2015) - et ce d'autant que son omission était susceptible d'engager sa responsabilité civile (paragraphe 24 ci-dessus). La Cour en déduit que la restriction litigieuse était prévisible aux yeux du justiciable. La circonstance que le rapporteur initialement désigné n'ait pas envisagé de soulever d'office ce moyen d'irrecevabilité est sans incidence à cet égard.
ii. Sur la légitimité du but poursuivi
41. La Cour note que la restriction en cause vise à permettre aux magistrats de la Cour de cassation de disposer rapidement des pièces utiles à l'examen du pourvoi en cassation dont ils sont saisis. Elle convient que cette formalité poursuit un but légitime de bonne administration de la justice et qu'elle vise à garantir la sécurité juridique.
iii. Sur la proportionnalité de la restriction
42. Il reste à la Cour à déterminer si la Cour de cassation, en faisant application en l'espèce des règles précitées, a ménagé un juste équilibre entre les intérêts en présence et respecté un rapport raisonnable de proportionnalité entre les moyens employés et le but visé, au regard des facteurs précités (paragraphes 37 et 38 ci-dessus).
α) Sur la charge de l'erreur procédurale et ses conséquences
43. En l'espèce, la requérante admet que son avocat a commis une erreur en transmettant le jugement du tribunal de grande instance de Fort-de-France du 13 juin 2006, alors qu'il aurait dû produire le jugement rendu par le tribunal d'instance de Fort‑de-France le 29 avril 2013, qui correspond à la décision confirmée par l'arrêt attaqué. Elle souligne cependant qu'elle s'est acquittée de l'ensemble de ses autres obligations procédurales avec diligence.
44. À cet égard, la Cour relève que la requérante a complété ses productions dès le 17 novembre 2016, à la demande expresse du greffe de la Cour de cassation et sans délai, avant même qu'un rapporteur soit désigné pour instruire l'affaire. Concrètement, l'erreur commise par la requérante n'a donc pas eu pour effet de retarder l'examen du pourvoi, le rapporteur ayant disposé dès sa désignation d'un dossier complet et ayant pu procéder à un examen approfondi de l'affaire, comme en atteste le rapport du 12 janvier 2017. La Cour considère donc que l'erreur commise par le conseil de la requérante est minime, et correspond à une simple confusion dans la transmission d'une pièce à la place d'une autre ; elle ne traduit donc ni de la désinvolture ni une volonté quelconque de dissimulation, lesquelles doivent évidemment pouvoir être sanctionnées procéduralement. En l'espèce, elle observe que la finalité poursuivie par la règle procédurale litigieuse a pleinement été atteinte. Dans les circonstances particulières de l'espèce, la Cour estime que l'erreur commise par le conseil de la requérante n'a eu aucune incidence sur la bonne administration de la justice et sur la sécurité juridique.
β) Sur l'excès de formalisme
45. La Cour rappelle que l'observation des règles formelles de procédure civile, qui permettent aux parties de faire trancher un litige civil, est utile et importante, car elle est susceptible de limiter le pouvoir discrétionnaire, d'assurer l'égalité des armes, de prévenir l'arbitraire, de permettre qu'un litige soit tranché et jugé de manière effective et dans un délai raisonnable, et de garantir la sécurité juridique et le respect envers le tribunal (Zubac, précité, § 96). Elle estime que le droit d'accès à un tribunal garanti par l'article 6 § 1 n'impose pas aux autorités judiciaires d'inviter les parties à régulariser la procédure chaque fois que la méconnaissance d'une formalité est constatée.
46. Pour autant, la Cour observe en premier lieu que le second alinéa de l'article 979 du CPC permet de compléter des productions incomplètes ou erronées dans certaines conditions (paragraphe 18 ci-dessus). Ces dispositions ont été introduites par un décret du 6 novembre 2014 dans le but d'éviter de prononcer une sanction procédurale disproportionnée en cas de défaut de remise de certaines pièces (paragraphe 20 ci-dessus).
47. Or, la Cour de cassation a refusé de considérer la production du jugement du tribunal de grande instance de Fort-de-France du 13 juin 2006 comme une « erreur matérielle » susceptible de régularisation au sens du second alinéa de l'article 979 du CPC.
48. La Cour constate en second lieu que cette cause d'irrecevabilité a été soulevée d'office et à un stade avancé de la procédure, après qu'un rapport détaillé avait été déposé et à la suite d'un changement de rapporteur, et ce alors même que le dossier avait été complété avec célérité dès la demande du greffe de la Cour de cassation. Or, le droit interne n'imposait pas de relever d'office un tel moyen. La règle procédurale a donc été appliquée comme une barrière empêchant de trancher une affaire pourtant prête à être jugée.
49. La Cour de cassation a donc effectué une interprétation et une application particulièrement rigoureuses de la règle procédurale en cause. La Cour estime que celles-ci n'étaient pas nécessaires à la bonne administration de la justice et à la sécurité juridique dans les circonstances particulières de l'espèce (paragraphe 44 ci‑dessus) et en conclut que la requérante a dû supporter une charge excessive.
γ) Conclusion sur la proportionnalité
50. Au vu de l'ensemble de ce qui précède, la Cour conclut que l'irrecevabilité du pourvoi en cassation de la requérante a porté une atteinte disproportionnée à son droit d'accès à un tribunal.
51. Cette conclusion suffit à constater la violation de l'article 6 § 1 de la Convention.
II. SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L'ARTICLE 1 DU PROTOCOLE No 1
52. Sous l'angle de l'article 1 du Protocole no 1, la requérante soutient que l'irrecevabilité de son pourvoi en cassation a porté une atteinte excessive à son espérance légitime d'obtenir le règlement de ses créances.
53. Eu égard toutefois aux faits de l'espèce, aux thèses des parties et aux conclusions formulées sous l'angle de l'article 6 de la Convention, la Cour estime qu'elle a examiné les principales questions juridiques soulevées par la présente requête et qu'il n'y a pas lieu de statuer séparément sur cet autre grief (Centre de ressources juridiques au nom de Valentin Câmpeanu c. Roumanie [GC], no 47848/08, § 156, CEDH 2014).
III. SUR L'APPLICATION DE L'ARTICLE 41 DE LA CONVENTION
54. Aux termes de l'article 41 de la Convention :
« Si la Cour déclare qu'il y a eu violation de la Convention ou de ses Protocoles, et si le droit interne de la Haute Partie contractante ne permet d'effacer qu'imparfaitement les conséquences de cette violation, la Cour accorde à la partie lésée, s'il y a lieu, une satisfaction équitable. »
A. Dommage
1. Dommage matériel
55. La requérante demande une somme forfaitaire de 5 000 euros (EUR) pour le préjudice matériel qu'elle estime avoir subi du fait de la perte de chance d'être indemnisée par son frère.
56. La Cour rappelle qu'une réparation pour dommage matériel ne peut être octroyée que s'il existe un lien de causalité entre la perte ou le préjudice allégué et la violation constatée (Kurić et autres c. Slovénie (satisfaction équitable) [GC], no 26828/06, § 81, CEDH 2014, Andrejeva c. Lettonie [GC], no 55707/00, § 111, CEDH 2009, et Kingsley c. Royaume-Uni [GC], no 35605/97, § 40, CEDH 2002‑IV).
57. En l'espèce, la Cour considère que la seule base à retenir pour l'octroi d'une satisfaction équitable réside dans le fait que le pourvoi en cassation de la requérante n'a pas été examiné sur le fond. Elle ne saurait spéculer sur l'issue de la procédure interne si le pourvoi avait été déclaré recevable. L'existence d'un lien de causalité manifeste entre la violation constatée et le dommage matériel allégué n'étant pas établie, il n'y a pas lieu d'allouer à la requérante d'indemnité au titre du préjudice matériel.
2. Dommage moral
58. La requérante demande 5 000 EUR pour le préjudice moral subi en raison de la violation alléguée et du fait du formalisme excessif ayant conduit la Cour de cassation a déclaré irrecevable son pourvoi.
59. Le Gouvernement s'oppose à cette demande et sollicite subsidiairement que le montant alloué soit réduit à de plus justes proportions.
60. Au regard des circonstances de la violation, la Cour estime qu'il y a lieu d'octroyer à la requérante la somme de 3 000 EUR au titre de son préjudice moral.
B. Frais et dépens
61. La requérante demande 4 360 EUR au titre au titre des frais et honoraires exposés dans le cadre de la procédure de cassation.
62. Le Gouvernement fait valoir que la facture produite par la requérante ne permet pas de s'assurer que les frais indiqués seraient liés à la violation alléguée, ni qu'ils ont été nécessaires.
63. Selon la jurisprudence de la Cour, un requérant ne peut obtenir le remboursement de ses frais et dépens que dans la mesure où se trouvent établis leur réalité, leur nécessité et le caractère raisonnable de leur taux. Il lui incombe de démontrer qu'il les a payés ou doit les payer (Merabishvili c. Géorgie [GC], no 72508/13, § 371, 28 novembre 2017).
64. En l'espèce, compte tenu des documents en sa possession et des critères susmentionnés, la Cour juge raisonnable d'allouer à la requérante la somme de 1 980 EUR au titre des frais et dépens exposés en vue de redresser la violation constatée sur le plan interne, plus tout montant pouvant être dû sur cette somme à titre d'impôt.
PAR CES MOTIFS, LA COUR,
1. Déclare, à l'unanimité, le grief concernant l'article 6 § 1 de la Convention recevable ;
2. Dit par six voix contre une, qu'il y a eu violation de l'article 6 § 1 de la Convention ;
3. Dit, par six voix contre une, qu'il n'y a pas lieu d'examiner la recevabilité et le bien-fondé du grief formulé sur le terrain de l'article 1 du Protocole no 1 ;
4. Dit, par six voix contre une,
a) que l'État défendeur doit verser à la requérante, dans les trois mois, à compter du jour où l'arrêt sera devenu définitif conformément à l'article 44 § 2 de la Convention, les sommes suivantes :
i. 3 000 EUR (trois mille euros), plus tout montant pouvant être dû sur cette somme à titre d'impôt, pour dommage moral ;
ii. 1 980 EUR (mille neuf cent quatre-vingts euros) plus tout montant pouvant être dû sur cette somme par la requérante à titre d'impôt, pour frais et dépens ;
b) qu'à compter de l'expiration dudit délai et jusqu'au versement, ces montants seront à majorer d'un intérêt simple à un taux égal à celui de la facilité de prêt marginal de la Banque centrale européenne applicable pendant cette période, augmenté de trois points de pourcentage ;
5. Rejette, à l'unanimité, le surplus de la demande de satisfaction équitable.
Fait en français, puis communiqué par écrit le 21 novembre 2024, en application de l'article 77 §§ 2 et 3 du règlement.
Victor Soloveytchik Lado Chanturia
Greffier Président
Au présent arrêt se trouve joint, conformément aux articles 45 § 2 de la Convention et 74 § 2 du règlement, l'exposé de l'opinion séparée du juge Pisani.
OPINION DISSIDENTE DU JUGE PISANI
1. C'est avec grand regret que je ne puis adhérer à la solution retenue par mes collègues.
2. J'estime que la Cour de cassation française a fait une juste application de son droit et qu'à supposer même que tel n'ait pas été le cas, il n'appartient pas à cette Cour d'en juger en l'espèce.
3. Les acteurs de cette cause étaient confrontés à ce qui apparaît en droit français être un texte clair, imposant une obligation procédurale compréhensible et connue, sous réserve d'un correctif dont il était de jurisprudence qu'il ne s'appliquait pas au cas de figure considéré.
4. Le terme « erreur matérielle » vise en effet une maladresse d'expression ou de rédaction immédiatement et indubitablement reconnaissable comme telle. Quel que puisse être le sens commun de cette expression et l'évidence objective de l'erreur ici, il ne s'agit d'une maladresse ni d'expression, ni de rédaction, et je ne suis pas sûr que la confusion ait été immédiatement et indubitablement apparente.
5. En tout état de cause, cela n'a guère d'importance, car il s'agit de l'interprétation d'un concept de droit interne, concept qu'il appartient avant tout aux juridictions nationales - et non à une juridiction internationale, bien moins familière tant de la langue que du droit en cause - d'interpréter.
6. La question qui se pose est donc moins celle du formalisme de l'application du droit que celle du formalisme du droit. Les juridictions n'étant pas des êtres naturels, mais des créations juridiques, elles sont, à moins d'arbitraire, nécessairement soumises à une certaine forme pour garantir un minimum d'égalité. Si on peut déroger à un formalisme, tel un délai, parce que son dépassement n'est pas important, il peut également y être dérogé parce que le contrevenant le vaut bien.
7. La règle incriminée aurait pour objectif d'éviter des retards indus dans le traitement des affaires. En l'espèce, le dossier n'aurait apparemment pas connu de retard, malgré la rectification. Le formalisme inhérent à cette disposition serait donc excessif. À telle enseigne, l'application des règles de délai dépendrait donc de la célérité et de l'arriéré des juridictions, et l'application d'autres normes, de telle ou de telle circonstance de nature à l'affecter.
8. On ne saurait pas plus arguer que l'état du dossier prive la mesure incriminée de son but. Une telle interprétation romprait l'égalité des justiciables, ajoutant à l'inégalité de fait qui résulte des hasards du calendrier, de la surcharge d'une juridiction ou de la diligence d'un intervenant une inégalité du droit, en faisant dépendre de cette inégalité factuelle la mise en œuvre des règles procédurales.
9. L'éventualité qu'un greffier ou un rapporteur antérieur en aient ici jugé différemment ne saurait valoir, sous peine de violer certains des principes fondant le fonctionnement juridictionnel applicable. Il n'appartient en effet ni au greffier de faire le droit, ni à quiconque de faire prévaloir l'opinion putative d'un magistrat personne unique, ne siégeant pas en la composition, sur celle d'une formation collégiale saisie. On peut rajouter que les motivations des actions de ces deux personnes sont inconnues. Elles peuvent avoir agi aux fins de permettre à la composition de trancher. Nous l'ignorons.
10. En s'attardant à leurs actions, motif pris d'une phrase du premier rapporteur, dont on ignore le sens et qui peut être due à une négligence, indiquant que la procédure lui paraissait régulière, ne s'enhardit‑on pas à reprocher au second d'avoir réalisé son travail consciencieusement en soulevant d'office ce qui apparaît être un manquement objectif ? Peut-être n'était-il pas obligé de le faire, mais il en avait certainement le droit, et peut‑être le devoir au nom de l'application égalitaire du droit, qui le lui commandait.
11. Par ailleurs, il y a quelques années, cette Cour connaissait un retard de traitement des dossiers de dix ans, voire davantage. À quoi bon, dès lors, réduire de six à quatre mois le délai prévu pour sa saisine et exiger la production d'un dossier complet endéans ce laps de temps ? Cela vaut pour l'ensemble des délais d'appel et de procédure dont l'application devrait alors être jugée au cas par cas en fonction de l'encombrement de la juridiction saisie : en effet, quelle importance qu'un appel ait été interjeté avec un jour de retard, s'il faut attendre des années pour le voir toisé ? Pur formalisme. Certes, mais celui-ci préserve les droits de l'autre partie, la sécurité juridique et le bon espoir de remporter - peut-être indument – sa cause, ainsi que cela a été le cas dans notre affaire aussi.
12. Reste le justiciable. Ici il y en a deux : une dont le conseil a commis une erreur, et qui en a donc elle-même fait une en se fiant à un conseil qui n'était pas fiable, et un autre qui, en l'état de nos connaissances, a respecté les règles. Désormais, c'est à celui-ci, du moins en puissance, d'assumer les conséquences des erreurs d'autrui et donc, paradoxalement, de celles de son adversaire, qui avait initialement succombé sous les coups de ses propres manquements.
13. Des « autrui », il y en a également deux, la requérante et son mandataire, un avocat aux Conseils. Les avocats aux Conseils sont des avocats spécialisés dans les recours devant les juridictions suprêmes françaises, le Conseil d'État et la Cour de cassation, pour précisément en connaître et mettre en œuvre la procédure, ou pas. Or c'est cet avocat qui a en l'espèce commis une erreur, pour négligeable et excusable qu'elle soit ; il lui appartient d'en assumer les conséquences, sous peine de remise en cause de ce qui fonde les privilèges dont il bénéficie. En effet, ce barreau spécialisé, que notre Cour a appelé de ses vœux dans d'autres affaires au nom d'une plus grande mansuétude procédurale, bénéficie d'un monopole, verrouillé par un numerus clausus, et donc, désormais, d'une certaine irresponsabilité.
14. Un autre écueil auquel se heurte la décision prise est celui de l'immutabilité du résultat en fonction de l'angle de la requête ou du requérant. Quelle aurait été la position de cette Cour si, à la suite d'un revirement jurisprudentiel quant au sens à conférer au texte litigieux, elle avait été saisie par l'adversaire de la requérante ? On ne saurait en présager, mais la question se pose, connaissant l'affection qu'elle porte à la rétroactivité de fait inhérente aux revirements.
15. Il n'y a donc pas eu ici de formalisme excessif, mais l'application d'une règle de droit, qui aurait pu être différente, sans que cela ne l'expose à moins de critiques, de difficultés ou d'interprétations. Elle est ce qu'elle est, connue de tous, simple à mettre en œuvre et elle a un sens. En aucun cas n'a‑t‑elle pour effet de porter atteinte au droit d'accès à un tribunal dans sa substance même, comme en attestent la facilité et la célérité avec laquelle il y a été déféré dès la révélation du défaut.
16. De telles règles, il s'en applique des milliers, quotidiennement, dans toutes les juridictions de tous les États de droit du monde. La Cour de cassation, juridiction suprême d'un État partie, a légitimement mis en œuvre, de manière motivée, la marge devant nécessairement revenir à un État dans la gestion de détail de son quotidien juridictionnel. Je doute qu'en sapant ainsi le principe de subsidiarité, la complaisance remplace utilement la sécurité et la prévisibilité juridiques en la matière.