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European Court of Human Rights


You are here: BAILII >> Databases >> European Court of Human Rights >> ALMUKHLAS AND AL-MALIKI v. GREECE - 22776/18 (Article 2 - Right to life - Effective investigation : Third Section) French Text [2025] ECHR 74 (25 March 2025)
URL: http://www.bailii.org/eu/cases/ECHR/2025/74.html
Cite as: [2025] ECHR 74

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TROISIÈME SECTION

AFFAIRE ALMUKHLAS ET AL-MALIKI c. GRÈCE

(Requête no 22776/18)

 

 

ARRÊT

Art 2 (procédural) • Enquête effective • Défaut d'enquête indépendante, approfondie et effective sur le décès d'un mineur caché et touché par une balle visant l'un des skippers d'un bateau transportant illégalement des migrants lors de l'opération d'interception de celui-ci • Lacunes de l'enquête ayant notamment conduit à la perte d'éléments de preuve • Enquête en défaut d'établir les circonstances exactes du décès et d'identifier et, le cas échéant, de sanctionner les responsables

Art 2 (matériel) • Conduite de l'opération d'interception • Garde-côtes qui savaient ou auraient dû savoir que le bateau transportait des migrants, n'ayant pas considéré l'éventualité de la présence d'autres passagers cachés à bord • Absence d'éléments indiquant une préparation particulière de l'opération, un contrôle spécifique ou une évaluation des risques découlant de l'usage des armes • Opération d'interception menée sans réduire au minimum le recours à la force meurtrière et les éventuels risques pour la vie

Recours à la force • Absence d'éléments suffisants permettant d'établir certains des faits au‑delà de tout doute raisonnable • Emploi d'une force inutilement excessive non établie dans les circonstances de l'espèce

 

Préparé par le Greffe. Ne lie pas la Cour.

 

STRASBOURG

25 mars 2025


 

Cet arrêt deviendra définitif dans les conditions définies à l'article 44 § 2 de la Convention. Il peut subir des retouches de forme.


En l'affaire Almukhlas et Al-Maliki c. Grèce,


La Cour européenne des droits de l'homme (troisième section), siégeant en une chambre composée de :

          Peeter Roosma, président,
          Ioannis Ktistakis,
          Lətif Hüseynov,
          Darian Pavli,
          Oddný Mjöll Arnardóttir,
          Úna Ní Raifeartaigh,
          Mateja Đurović, juges,
et de Milan Blaško, greffier de section,


Vu :


la requête (no 22776/18) dirigée contre la République hellénique et dont deux ressortissants irakiens, M. Mohammed Hussein Hasan Almukhlas et Mme Huda Hadi Kareem Al-Maliki (« les requérants »), ont saisi la Cour le 10 mai 2018 en vertu de l'article 34 de la Convention de sauvegarde des droits de l'homme et des libertés fondamentales (« la Convention »),


la décision de porter à la connaissance du gouvernement grec (« le Gouvernement ») les griefs concernant l'article 2 de la Convention,


les observations des parties,


Après en avoir délibéré en chambre du conseil le 11 février 2025,


Rend l'arrêt que voici, adopté à cette date :

INTRODUCTION


1.  La requête concerne le décès du fils mineur des requérants, le 29 août 2015, près de l'île de Symi, à la suite d'un coup de feu tiré par un garde-côte au cours d'une opération d'interception d'un bateau transportant illégalement des personnes en Grèce.

EN FAIT


2.  Les requérants sont nés respectivement en 1967 et en 1977 et résident à Bassorah, en Irak. Ils ont été représentés par Me M. Tzeferakou, Me A. Strachini et Me E. Velivasaki, avocates.


3.  Le Gouvernement a été représenté par la déléguée de son agent, Mme Z. Chatzipavlou, assesseure auprès du Conseil juridique de l'État.

LES CIRCONSTANCES DE L'ESPÈCE


4.  Les faits de la cause, tels qu'ils ont été exposés par les parties, peuvent se résumer comme suit.

A.    Sur les événements survenus le 29 août 2015

1.     La version du Gouvernement


5.  Le Gouvernement expose que, vers 13 heures, un navire de la garde côtière lettone de l'agence européenne de garde-frontières et de garde-côtes (Frontex), qui réalisait une patrouille programmée au sud de l'île de Symi dans le cadre de l'opération européenne mixte « Poséidon - Frontières maritimes 2015 » ayant pour but de gérer l'afflux de migrants en Méditerranée, localisa le yacht « YAVUSUM 16 » (ci-après le « yacht »). Celui-ci, d'une longueur de quinze mètres, battant pavillon turc, se déplaçait vers les côtes de l'île de Symi. Ce yacht, partant de la Türkiye vers l'île de Symi, aurait été auparavant impliqué dans le transport de migrants en situation irrégulière.


6.  Le conducteur du navire de la garde côtière lettone, dans lequel se trouvait P.I., un garde-côte de la garde côtière de Symi, se serait approché du yacht en émettant des signaux optiques et sonores, ainsi que des appels par l'intermédiaire de la VHF et d'un haut-parleur, et aurait ordonné au skipper du yacht de s'arrêter afin d'être contrôlé. Lorsque le yacht s'aperçut de la présence du navire de la garde côtière lettone, il aurait accéléré jusqu'à atteindre une grande vitesse en réalisant, de manière répétitive, des manœuvres dangereuses, dans le but de percer le navire de la garde côtière lettone tout en essayant de s'enfuir vers les côtes turques.


7.  Alors que le yacht continuait d'exécuter des manœuvres dangereuses en dépit des appels répétés du navire de la garde côtière lettone les invitant à s'arrêter pour effectuer un contrôle, le conducteur du navire letton aurait réussi à s'approcher du yacht. Un membre du navire letton ainsi que P.I. seraient montés à bord du yacht afin de l'arrêter. Entre-temps, P.I. aurait signalé à V.M., le chef de l'autorité portuaire de Symi, enseigne de vaisseau de 1re classe (ανθυποπλοίαρχος), de la nécessité de leur fournir immédiatement une assistance.


8.  P.I. aurait essayé d'entrer dans le poste de pilotage sur le pont du yacht et se serait aperçu de la présence de deux personnes qui étaient aux commandes du bateau. Il s'agissait, comme il fut constaté plus tard, de deux ressortissants turcs, I.S. et A.C. Le garde-côte P.I. aurait tenté d'ouvrir la porte coulissante vers l'intérieur du yacht, qui était bloquée par divers objets, en demandant en anglais aux personnes aux commandes du yacht d'immobiliser le bateau, mais en vain. Quand il parvint à entrouvrir la porte, les personnes en question lui auraient jeté divers objets en métal (comme un marteau et des clés). P.I. aurait tiré en l'air afin de leur faire peur. Entre‑temps, un membre de la garde côtière lettone serait monté sur le pont supérieur du yacht et aurait essayé de prendre les commandes du bateau et d'arrêter les moteurs, sans succès.


9.  Dans le même temps, le navire privé « KATERINA-LIBERTE », dans lequel se trouvaient V.M., le chef de l'autorité portuaire de Symi, ainsi que trois autres employés du port, serait arrivé sur place. À la suite d'une poursuite et de nombreuses manœuvres pour éviter une collision - les deux ressortissants étrangers toujours aux commandes du yacht auraient continué d'effectuer des manœuvres dangereuses - V.M. et deux garde-côtes auraient réussi à monter sur le yacht. En s'approchant de la porte donnant sur le pont, ces derniers auraient constaté la présence de nombreux migrants, majeurs et mineurs, en situation irrégulière, se trouvant sur le pont et les espaces de séjour.


10.  Par la suite, les garde-côtes auraient essayé d'entrer par la porte donnant sur le pont et se seraient dirigés vers la salle du gouvernail en criant continuellement que les trafiquants aux commandes du yacht devaient arrêter les moteurs et se rendre. Lorsque P.I. et V.M. ouvrirent la porte, les trafiquants leur auraient lancé des objets en métal (marteaux, outils, faussets, clés, coupe-papiers, cendriers, ventilateur en métal, télévision ainsi que tous les objets qu'ils trouvaient). Une telle réaction aurait eu pour conséquence de mettre leur intégrité physique en danger. En effet, l'un des objets aurait blessé un passager mineur lui causant un traumatisme crânien contondant, lorsque l'intéressé et d'autres passagers étrangers essayèrent avec l'aide des garde‑côtes de quitter l'intérieur du bateau.


11.  Une bagarre s'en serait suivie, au cours de laquelle A.C., l'un des trafiquants turcs, se serait saisi du bâton de police du garde-côte P.I., et l'aurait frappé de manière continue sur la tête et le dos, tandis que I.S., l'autre trafiquant, l'aurait aspergé de carburant pour le brûler. De tels agissements auraient mis la vie et l'intégrité physique de P.I. en danger. Qui plus est, I.S. aurait saisi temporairement l'arme de service de P.I., qui était couvert de sang et était dans un état semi-conscient, et aurait tiré du poste de pilotage vers la partie arrière du yacht, où se trouvaient les migrants et les garde-côtes.


12.  Pour répondre à cette attaque criminelle, violente et présente déclenchée par I.S., qui mettait la vie des garde-côtes et des migrants en danger, et éviter qu'elle se poursuivît, V.M. aurait décidé d'utiliser son arme de service et aurait tiré pour faire peur aux trafiquants. Il aurait tiré une fois en l'air et une seconde fois, sans succès, dans le pare-brise du yacht, car I.S. continuait de commettre des actes illégaux. Ainsi, V.M. aurait tiré à nouveau, en essayant d'immobiliser I.S., en pointant son arme sur ses membres inférieurs, ce qui aurait eu pour conséquence de blesser légèrement les pieds de I.S. Les deux trafiquants auraient ensuite été immobilisés et arrêtés.


13.  Le Gouvernement indique que, par la suite, un contrôle fut réalisé à l'intérieur du yacht et qu'il fut constaté que, dans une cabine inférieure, derrière le poste de pilotage, se trouvaient de nombreuses personnes (des réfugiés et des migrants) dont la présence sur le yacht n'avait pas été remarquée jusqu'à ce moment précis. Il fut également observé qu'un jeune passager, Ameer Mokhlas, avait perdu connaissance et qu'il avait été transporté immédiatement au cabinet du docteur de Symi, où son décès fut constaté.


14.  Le Gouvernement explique que, comme cela a été prouvé par la suite, d'après l'examen post mortem, la mort d'Ameer Mokhlas résultait « d'un choc hémorragique provoqué par des blessures causées par un coup de feu ». En particulier, après avoir blessé les pieds de I.S., la balle tirée par V.M. aurait pénétré dans la boiserie, qui se trouvait devant le poste de pilotage et qui constituait le mur de la cabine à droite et à l'avant du yacht, provoquant la blessure mortelle d'Ameer Mokhlas, lequel se serait trouvé assis sur un canapé, caché avec d'autres personnes dans ladite cabine au-dessous du poste de pilotage. Ces personnes n'auraient pas été visibles du poste de pilotage, où le tir d'immobilisation aurait été effectué. La balle aurait traversé le mur de séparation et perforé le corps de l'intéressé du côté intérieur droit, la cabine se trouvant en contrebas du poste de pilotage, puis serait sortie de son abdomen et aurait atteint son avant-bras gauche.


15.  Le Gouvernement indique que ces événements furent confirmés par une expertise balistique effectuée par la Direction des investigations criminelles de la police hellénique, par la déclaration faite sous serment le 1er mars 2017 par S.S., agent qui avait réalisé l'expertise, ainsi que par une expertise médicale du 29 août 2015, un certificat médical du 30 août 2015 et une expertise médicolégale du 14 juillet 2016.


16.  Qui plus est, le Gouvernement allègue qu'une expertise datant du 18 septembre 2015 conclut que l'ADN de I.S. était présente sur l'arme de service de P.I.


17.  Le yacht aurait été confisqué, et I.S. et A.C. auraient été identifiés. Quatre-vingt-treize migrants en situation irrégulière au total auraient été retrouvés et sauvés, puis transportés en sécurité au port de Symi. L'équipage du navire letton aurait conduit des recherches afin de trouver des personnes en danger dans la zone plus large située autour de Symi, mais sans succès.


18.  Le Gouvernement affirme que l'exposé des faits soumis s'appuie sur les faits retenus par les juridictions internes dans l'ordonnance no 33/2017 rendue le 11 octobre 2017 par la chambre d'accusation du tribunal maritime et dans la décision de classement de l'affaire sans suite, rendue le 8 août 2016 par la procureure du tribunal de première instance de Rhodes, ainsi que dans les conclusions de l'enquête administrative du 9 décembre 2015 et les documents publics mentionnés dans les observations du Gouvernement. Il ajoute que ces documents ne peuvent être remis en question en raison de leur nature, ceux-ci concernent des décisions de justice et des documents publics.


19.  Le Gouvernement déclare que l'existence du danger immédiat pour l'intégrité physique et la vie auquel les garde-côtes et les migrants ont été exposés à la suite de l'attaque violente, injuste, présente et incontrôlable des trafiquants, ainsi que la manière dont les garde-côtes ont agi, qui aurait été conforme à la loi et nécessaire, ont été constatées par tous les organes, judiciaires et administratifs, ayant eu à examiner l'ensemble des éléments de preuve. L'arrêt no 15/2021 de la cour d'appel du Dodécanèse (paragraphe 47 ci-dessous) ne serait en mesure ni de modifier la situation quant au danger auquel les garde-côtes et les migrants ont dû faire face, ni de créer un doute quelconque sur la nécessité des actes des garde-côtes.

2.     La version des requérants


20.  Les requérants contestent les faits tels que présentés par le Gouvernement.


21.  Ils expliquent que lorsque le yacht a été localisé, celui-ci se trouvait déjà à proximité de la côte rocheuse de la baie de Marathouda sur l'île de Symi et tentait apparemment de débarquer les passagers. Ils précisent que dans le passé le yacht avait été repéré transportant des passagers sur l'île de Symi et que l'autorité portuaire avait pris des photos du yacht suspect. Ils estiment que les autorités avaient dès lors suffisamment d'informations sur le yacht et sa capacité d'accueil. Ils ajoutent que les officiers du navire de la garde côtière lettone avaient effectué des tirs d'intimidation conformément aux règles d'engagement grecques. Selon eux, ces tirs n'ont pas été mentionnés dans le dossier grec pénal, mais ils ont été « clairement mentionnés dans les documents de [l'agence européenne] Frontex ».


22.  Les requérants contestent également la thèse selon laquelle les skippers du yacht ont tenté de percuter le navire des garde-côtes. Ils précisent que, selon la chambre d'accusation (paragraphe 59 ci-dessous), les skippers ont essayé de percuter le navire des garde-côtes, mais que, d'après le tribunal de Rhodes, statuant en une formation de trois juges, les intéressés ont pris de la vitesse et effectué des manœuvres dans le but de prendre la fuite et non de couler le navire. Les skippers ont été acquittés, précisent-ils, pour tentative de faire sombrer le navire.


23.  Les requérants ajoutent que, contrairement à ce que soutient le Gouvernement, P.I. n'a ni tenté d'ouvrir la porte du yacht ni tenté d'inviter les skippers à arrêter le bateau. En effet, allèguent-ils, les juridictions internes n'ont pas constaté de tels actes. D'après eux, lorsqu'il a embarqué sur le yacht, P.I. a vu que des migrants s'y trouvaient.


24.  Les requérants indiquent que, selon la chambre d'accusation (paragraphe 59 ci-dessous), V.M. et P.I. ont effectué à plusieurs reprises des tirs d'avertissement avant d'essayer d'entrer par la porte. Ils précisent que ces tirs ont semé la panique et le chaos et qu'ils ont rendu l'opération inutilement plus délicate.


25.  Les requérants contestent également le fait que les deux officiers aient essayé d'entrer par la porte en invitant les skippers à se rendre. Le dossier n'indique pas clairement, disent-ils, dans quelle langue les garde-côtes se sont exprimés et s'ils ont été compris des skippers. Cette question n'a pas été mentionnée selon eux dans les arrêts des juridictions internes. Les requérants estiment que le fait que l'un des skippers ait aspergé P.I. d'un liquide inflammable ne saurait être considéré comme établi dès lors que ceux-ci, rappellent-ils, ont été acquittés pour tentative d'homicide et tentative de provocation d'une explosion. Selon eux, la chambre d'accusation n'a pas pris en compte l'arrêt d'acquittement no 128/2016 rendu par la cour d'appel criminelle en formation de trois juges et a admis, de manière erronée, disent‑ils, que l'un des skippers avait aspergé P.I. d'un liquide inflammable. D'après les requérants, les skippers avaient été précédemment acquittés et ne pouvaient dès lors être considérés comme coupables pour les mêmes faits.


26.  Les requérants contestent également le fait que l'un des skippers ait pris temporairement l'arme de P.I. et ait tiré vers l'arrière du yacht, où se trouvaient les officiers et les migrants. Ils doutent que V.M. ait procédé à des tirs d'immobilisation qui auraient eu pour but d'arrêter l'attaque lancée par le skipper. Ils soutiennent que les juridictions internes n'ont pas indiqué la trajectoire des tirs effectués par le skipper. En effet, ils affirment que celui-ci n'a pas été condamné par les juridictions pénales du chef de tentative de nuire par des tirs visant les officiers ou les passagers, mais qu'il a été acquitté des chefs de tentative d'homicide ainsi que de port et d'usage d'armes. Les skippers ont été condamnés, rappellent-ils, pour lésions corporelles dangereuses sur la personne de P.I. pour l'avoir frappé avec le bâton de celui‑ci, et pour blessures causées à deux autres passagers, ainsi que pour port et usage d'armes, à savoir ledit bâton. Ils ont été acquittés, rappellent-ils, pour tentative de provocation d'une explosion ainsi que pour tentative d'homicide par le jet d'objets. Les requérants ajoutent que, dans l'arrêt no 15/2021 de la cour d'appel du Dodécanèse, le skipper a été acquitté du chef de port et usage d'armes, à savoir un pistolet.


27.  Les requérants allèguent que l'arme de l'officier était chargée pendant une opération de surveillance des frontières, ce qui n'aurait pas dû être le cas. En outre, ils contestent le fait que V.M. ait tiré dans le but d'arrêter l'attaque lancée par le skipper contre P.I. et que cette attaque mettait la vie des officiers et des migrants en danger. Ils contestent également le fait que l'officier ait tiré une fois en l'air et une autre fois contre le pare-brise avant du yacht sans succès et qu'il ait ensuite tiré une fois en visant les pieds du skipper.


28.  Les requérants répètent que le Gouvernement aurait dû présenter les faits tels qu'ils ont été exposés par la chambre d'accusation du tribunal maritime, seul tribunal compétent en matière de responsabilité des officiers. À cet égard, ils considèrent que le Gouvernement n'aurait pas dû s'appuyer sur les faits tels qu'ils ont été retenus dans l'enquête administrative, qui est une procédure ne comportant pas les garanties d'une procédure judiciaire, ni se fonder sur la décision de la procureure du tribunal de Rhodes, celle-ci n'étant selon eux pas compétente. En effet, ils rappellent que la chambre d'accusation a relevé qu'en raison des tirs d'avertissement effectués par V.M. en l'air et en direction du pare-brise, les trafiquants avaient reculé pendant un moment et P.I. avait réussi à prendre la fuite. Ils ajoutent que même si cette information n'est pas précisée clairement dans l'arrêt, il apparaît que P.I. était également parvenu à récupérer son arme. La cour d'appel du Dodécanèse, dans son arrêt no 15/2021, a acquitté, indiquent-ils, l'un des skippers du chef de port et usage d'armes. Dès lors, ils estiment que le fait que le skipper se soit emparé de l'arme de l'officier est contestable. Ils soulignent que, même si cela avait été le cas, le skipper n'a pas utilisé l'arme contre les passagers ni contre les officiers, qu'il n'a jamais essayé de mettre leur vie en danger et que l'officier a réussi à récupérer très rapidement son arme. Selon les requérants, il est également évident que, même si le skipper s'est emparé de l'arme de l'officier, V.M. a procédé à un tir d'immobilisation après que P.I. s'est échappé et a récupéré son arme. En conséquence, la Cour ne devrait pas accepter la thèse selon laquelle V.M. a procédé à un tir d'immobilisation dans le but de protéger la vie des officiers et des passagers.


29.  Les requérants affirment encore que V.M. a tiré deux fois, et non pas une fois, et que Ameer Mokhlas n'a pas été « retrouvé inconscient », comme le soutient le Gouvernement, mais qu'il a été « abattu ». En effet, ils allèguent que la version du Gouvernement selon laquelle une balle unique a d'abord blessé le skipper I.S., ensuite traversé le mur en bois et enfin atteint le fils des requérants, est contestée, car il n'est pas établi quelle balle aurait blessé mortellement le mineur.


30.  Les requérants estiment que les faits déterminants suivants doivent être ajoutés à la version du Gouvernement : les skippers ne portaient pas d'armes, l'arme de P.I. est restée chargée au cours de l'opération, le yacht était surpeuplé et les passagers ont été pris de panique en raison du feu qui a démarré sur le yacht. Ils ajoutent que la sœur de Ameer Mokhlas et son mari ont déposé plainte en se constituant partie civile le 23 novembre 2015. À cet égard, précisent-ils, les intéressés y ont exposé, entre autres, que le contenu de leurs dépositions n'avait pas été interprété correctement, déclarant qu'ils n'avaient jamais dit qu'ils avaient vu les skippers prendre un bâton ou un pistolet, ou asperger les officiers de carburant, et demandant à faire une nouvelle déposition. En outre, indiquent-ils, les intéressés ont aussi proposé deux témoins, dont les dépositions devant le notaire d'Athènes ont également été fournies, et demandé que des rapports d'experts complémentaires soient réalisés.


31.  Les requérants présentent également à la Cour des copies des ordres de quitter le territoire dans un délai de trente jours émis le 1er septembre 2015 et notifiés à quatre passagers du bateau.


32.  Les requérants affirment qu'avant l'interception du yacht l'autorité portuaire de Symi était au courant que le yacht avait été impliqué dans le transport de migrants. En effet, selon la copie d'un rapport, établi par V.M. le 13 août 2015, adressée à la procureure près le tribunal de première instance de Rhodes, et fournie par les requérants, le yacht en question avait été localisé au cours d'une opération de contrôle des frontières. Le rapport indiquait que le bateau avait accéléré jusqu'à atteindre une grande vitesse et effectué des manœuvres dangereuses dans le but de percer le navire de l'autorité portuaire lettone et, à la suite d'une poursuite, il s'était échappé vers les côtes turques. Le rapport précisait que les garde-côtes avaient par la suite localisé des migrants dans la région, qui avaient ensuite été arrêtés.

B.    Les procédures internes

1.     L'enquête disciplinaire


33.  Une enquête administrative sous serment fut ordonnée afin d'enquêter sur les événements en cause et les conditions dans lesquelles la blessure du garde-côte P.I. fut causée.


34.  Dans le cadre de cette enquête, les dépositions de huit ressortissants étrangers, dont celle de S.A., la sœur du défunt Ameer Mokhlas, ainsi que celles de V.M. et P.I., et de deux autres garde-côtes présents sur le yacht au moment des faits, furent recueillies.


35.  L'enquête disciplinaire du 9 décembre 2015 concluait ce qui suit :

« (...) Le conducteur du navire letton a signalé au skipper du yacht de s'arrêter pour effectuer un contrôle, mais ce dernier s'est montré indifférent et a commencé à effectuer des manœuvres dangereuses. Le conducteur du navire letton a accéléré et s'est approché du yacht en parcours parallèle. Le skipper du yacht ne répondait pas aux invitations répétées du navire letton qui demandait l'arrêt du yacht pour effectuer un contrôle, et il continuait de faire des manœuvres dangereuses dans le but de percuter le navire letton pour le couler. Afin de réussir à immobiliser le yacht (...) P.I. a sauté sur le yacht et tenté de l'immobiliser tout en demandant en parallèle à l'autorité portuaire de Symi de l'assistance. (...) Une fois sur le yacht, P.I. a essayé, en leur donnant des ordres, de convaincre le skipper et son assistant de s'arrêter, mais les deux ressortissants turcs l'ont attaqué violemment en lui lançant des objets. (...) Face à cette situation et dans la mesure où sa vie était directement en danger, P.I. a utilisé son arme de service (...) et a tiré en l'air pour lancer un avertissement, mais cette action s'est révélée insuffisante pour éviter l'attaque lancée par les deux ressortissants turcs. Entre-temps, le chef de l'autorité portuaire, V.M., ainsi que trois autres garde-côtes (...) sont arrivés sur place (...) par un bateau privé, aucun autre moyen de transport n'était disponible. À leur arrivée, V.M. a ordonné au skipper du yacht d'arrêter de jeter des objets, mais celui-ci aurait continué (...), menaçant d'asperger P.I. d'un liquide inflammable alors que celui‑ci se trouvait ensanglanté et était tombé sur le pont du yacht. Face à cette situation (...) V.M., pour éviter le pire, a décidé de faire usage de son arme de service (...). Il a tiré une fois en l'air mais le skipper turc ne s'est pas arrêté et a continué d'attaquer violemment les officiers. Par la suite, [V.M.] a tiré une seconde fois dans le pare-brise du yacht afin d'arrêter le comportement violent et criminel du skipper turc, mais celui‑ci a continué d'attaquer sans répondre. (...) V.M. a décidé de tirer une troisième balle avec son arme de service afin d'immobiliser l'intéressé [et] a visé ses membres inférieurs, le blessant légèrement aux pieds.

Par la suite et alors que les [deux ressortissants turcs] ont été arrêtés, un contrôle effectué à l'intérieur du yacht a été réalisé et il a été constaté que, dans la cabine inférieure, derrière le poste de pilotage, se trouvaient plusieurs personnes (réfugiés et migrants). Ces personnes ont été immédiatement embarquées sur d'autres bateaux afin d'être transférées à Symi. Pendant le transfert un jeune homme a perdu connaissance et a été conduit immédiatement au bureau du docteur de Symi, où sa mort a été constatée. L'autopsie a décelé plus tard que la mort était survenue à la suite d'une blessure causée par une balle provenant d'une arme à feu. Pour réussir à immobiliser le skipper turc, V.M. l'a blessé légèrement au niveau des pieds. La balle en question, après avoir blessé les pieds du skipper turc qui se trouvait dans la cabine de pilotage, a traversé le mur de séparation [panneau en fibre de bois fin (...)] et a blessé le jeune irakien [Ameer Mokhlas] qui se trouvait à l'intérieur du yacht [dans la cabine] et qui y était à cet instant assis sur un canapé avec d'autres personnes, sans que celles-ci soient visibles de la cabine de pilotage. La cabine [à l'intérieur du yacht] se trouvait à une hauteur inférieure de celle du poste de pilotage. Les dépositions des ressortissants étrangers sont identiques aux constatations faites lors de l'autopsie quant à la manière dont la blessure mortelle du jeune irakien a été causée. (...) La balle qui a blessé le skipper turc a traversé le mur de séparation (...) et perforé le corps du ressortissant irakien du côté intérieur droit en raison de la différence de hauteur (...) et ensuite est sortie de l'abdomen et a atteint l'avant-bras gauche.

(...) I.S. avait l'intention de commettre conjointement un homicide avec son assistant turc A.C. Leur action n'a pas abouti en raison des entraves extérieures. [Ils] sont accusés de tentative de provocation d'un naufrage, de tentative de provocation d'une explosion, de lésions corporelles dangereuses, d'entrée illégale sur le territoire, et après leurs plaidoiries ils ont été placés en détention provisoire (...) »


36.  L'enquête administrative conclut que I.S. et A.C. étaient responsables de la blessure de P.I., que V.M. avait utilisé son arme de service, que les tirs relevaient des catégories d'intensité prévues par l'article 4 § 2 du règlement relatif à la possession, au port et à l'utilisation d'armes à feu par le personnel du corps des garde-côtes, approuvé par la décision du ministre de la Marine marchande 1141.1/04/2004 du 27 avril 2004, et enfin que I.S. et A.C. étaient responsables de la blessure mortelle de Ameer Mokhlas. Le rapport d'enquête mentionnait qu'il n'était pas nécessaire de mener une enquête administrative à l'égard des garde-côtes de l'autorité portuaire de Symi, que l'enquête administrative devait être classée et qu'une copie du dossier d'enquête devait être envoyée au procureur près le tribunal de la marine nationale du Pirée (« le tribunal maritime ») pour procéder à un examen à l'aune du droit pénal.

2.     Les procédures pénales


37.  Les 29 et 30 août 2015, huit des passagers du bateau dont S.A., la sœur du défunt, et son mari, ainsi que V.M., deux autres garde-côtes présents sur le yacht au moment des faits et le membre de l'autorité portuaire lettone, furent entendus en tant que témoins. Leurs dépositions furent recueillies par S.T., capitaine de frégate (αντιπλοίαρχος) exerçant à l'autorité portuaire de Symi, et par A.M., porte-étendard (σημαιοφόρος).


38.  Le 30 août 2015, un rapport d'expertise du yacht fut établi. Dans ce rapport, signé par S.T. et A.M., étaient décrits les espaces du yacht, ainsi que son état actuel. Il y était constaté que l'intérieur était en très mauvais état, qu'il était sale et que des objets étaient jetés par terre. Un récipient contenant du carburant ainsi que des fils électriques nus avaient été découverts. Le rapport indiquait que les garde-côtes avaient relevé également des trous qui auraient pu être causés par une arme à feu, mais qu'aucune douille n'avait été trouvée en raison du désordre et de la saleté qui régnaient sur le yacht.

a)      La procédure pénale dirigée contre I.S. et A.C.


39.  Le 30 août 2015, V.M. envoya à la procureure près le tribunal de première instance de Rhodes le dossier de l'affaire concernant I.S. et A.C. selon la procédure suivie en cas de flagrant délit. Il donnait, entre autres, une version des faits dans un document joint au dossier.


40.  Des poursuites pénales furent engagées contre I.S. et A.C. pour les infractions suivantes : transfert illégal de ressortissants des pays tiers par un moyen de transport flottant, susceptible de mettre la vie d'une personne en danger et dont la mort était survenue, tentative de provocation d'un naufrage dont pourrait résulter un danger pour des biens et des personnes, tentative d'homicide, tentative de provocation d'une explosion dont pourrait résulter un danger pour des biens et des personnes, lésions corporelles dangereuses, port d'armes, usage d'armes et entrée illégale sur le territoire. I.S. et A.C. furent mis en détention provisoire.


41.  Le 8 juin 2016, la cour d'appel criminelle en formation de trois juges du Dodécanèse (« la cour d'appel criminelle ») condamna I.S. et A.C. à une peine d'emprisonnement de deux cent deux ans et dix-huit mois ainsi qu'à une amende de 2 040 700 euros pour les chefs suivants : lésions corporelles dangereuses, port et usage d'armes, entrée illégale sur le territoire et transfert illégal de migrants, susceptible de mettre la vie des personnes en danger (arrêt no 128/2016). I.S. et A.C. furent reconnus coupables de lésions corporelles dangereuses sur la personne de P.I., en raison des moyens utilisés (coups de pied et usage d'un bâton de police) et de l'endroit de la lésion (tête). Ils furent également déclarés coupables de lésions corporelles dangereuses sur le passager mineur A.A. qui avait été blessé par un des objets jetés en direction des garde-côtes. Enfin, ils furent condamnés à une peine pour lésion corporelle dangereuse causée à A.M., car, en essayant de fuir le yacht, les intéressés écorchèrent la paume droite de A.M. en l'électrocutant.


42.  Les accusés furent acquittés des chefs de tentative de provocation d'un naufrage, tentative de provocation d'une explosion et tentative d'homicide contre les migrants passagers.


43.  La cour d'appel criminelle retint ce qui suit :

« Lorsque le yacht naviguait dans la zone maritime de Symi, il a été aperçu par le navire des garde-côtes lettons (...). Ce dernier s'est approché du yacht turc et, en émettant des signaux sonores et optiques, ainsi que des appels via la VHF et un haut‑parleur, a invité les skippers à s'arrêter (...). Or, le yacht turc a brusquement accéléré et s'est déplacé à vive allure se livrant à des manœuvres continues dangereuses, dans le but d'échapper [aux garde-côtes] (...), risquant de couler le navire et ainsi de créer un danger pour la vie des migrants transportés, lesquels se trouvaient entassés à l'intérieur du yacht, sans gilets de sauvetage et sans nourriture. À ce moment, P.I. (...) après avoir demandé de l'assistance à l'autorité portuaire de Symi, a réussi à monter sur le yacht turc et à atteindre le pont en vue d'arrêter les moteurs, mais sans succès, malgré ses efforts. Il a vu deux personnes au poste de pilotage du yacht et a essayé d'ouvrir la porte, qui était bloquée. Pendant qu'il s'efforçait de l'ouvrir, la porte s'est entrouverte et P.I. s'est aperçu de la présence d'une foule de personnes entassées, les unes sur les autres, au même moment un des skippers a jeté un objet sur lui. P.I. a été forcé de se protéger, même s'il ne savait pas quelle était la nature de l'objet lancé. Par la suite, il a essayé à nouveau d'ouvrir la porte, mais les deux accusés lui ont jeté divers objets, comme un marteau, des clés en métal, alors avec son pistolet de service il a tiré vers un endroit protégé dans le but de leur faire peur. À ce moment est arrivé le bateau (...) avec à son bord (...) V.M., K.K. et V.T., lesquels sont montés sur le yacht turc. La porte, qui était bloquée par des sacs de voyage et des sacs, a été ouverte avec l'aide de [V.M., K.K. et V.T.], et les migrants passagers effrayés sont sortis de l'intérieur du yacht, et l'un d'eux a dit aux garde-côtes que les accusés avaient des armes, tandis que ceux-ci continuaient de jeter des objets dans la direction des garde-côtes, causant une blessure à la tête du mineur A.A (...) La blessure corporelle causée à la victime est dangereuse en raison de l'endroit où celle-ci s'est trouvée [la tête]. Tandis que P.I. aidait les migrants, passagers du yacht, à monter sur le pont, il s'est aperçu que le premier des accusés jetait un liquide sur le sol du poste de pilotage et il s'est alors retourné vers lui pour l'immobiliser, en tenant son bâton de service. Or les accusés ont résisté, et le premier (...) a aspergé P.I. du liquide en question, a pris un briquet dans ses mains et a essayé de l'allumer, tandis que l'autre [accusé] a pris le bâton de P.I. Il ne ressort d'aucun élément de preuve que le liquide était inflammable ou qu'il aurait pu être utilisé comme carburant, car le bateau n'a pas fait l'objet d'une inspection. Toutefois, le sol glissait en raison du liquide, et P.I. est tombé. Le second accusé a commencé à frapper violemment P.I. sur le dos et la tête avec le bâton, et [le premier accusé] l'a frappé (...) à la tête et sur tout le corps avec ses pieds, puis a pris l'arme de service de P.I. et a tiré, tandis que P.I. a essayé de l'en empêcher et de reprendre l'arme. Pour faire barrage au premier accusé (...) et éviter qu'il tire sur P.I., le chef de l'autorité portuaire [V.M.] a tiré vers le premier accusé et l'a blessé au pied. Seulement à ce moment, les accusés ont arrêté de résister et se sont rendus, car P.I. était semi-conscient, couvert de sang (...). P.I. a été transporté (...) à Symi, où il a été constaté qu'en raison du comportement des accusés il avait subi une blessure contondante à la tête ayant nécessité cinq points de suture, une blessure à la base du nez, une lésion de la joue droite, des ecchymoses périoculaires des deux côtés accompagnées d'hyposphagme de l'œil droit, une commotion cérébrale provoquée à la suite d'une blessure à la tête, des lésions corporelles dangereuses occasionnées en raison de moyens employés (bâton, coups de pied) et de l'endroit du traumatisme (tête). Pendant l'échange, des tirs ont mortellement blessé le passager du yacht turc Ameer Mokhlas (...) Qui plus est, quand les accusés ont essayé de s'échapper du yacht (...) ils ont électrocuté M.A. (...) Il s'ensuit que les accusés n'ont pas essayé de couler le yacht (...) car leur but était de fuir (...). Ils n'ont pas essayé non plus de déclencher une explosion qui aurait été source de danger pour les personnes à bord, car aucun élément de preuve ne révèle la nature du liquide jeté par eux sur le sol du yacht et sur P.I. (...) Enfin, il n'a pas été démontré que les intéressés ont jeté des objets en direction des migrants, passagers du yacht, en acceptant le fait qu'il était possible de les tuer. »


44.  À une date non précisée, la cour d'appel du Dodécanèse, en formation de cinq juges (« la cour d'appel du Dodécanèse »), rendit l'arrêt no 106/2018. Les parties ne fournissent pas copie de cet arrêt.


45.  À une date non précisée, par l'arrêt no 443/2020, la Cour de cassation cassa l'arrêt no 106/2018 de la cour d'appel du Dodécanèse.


46.  Par l'arrêt no 15/2021 du 14 juin 2021, la cour d'appel du Dodécanèse acquitta I.S. pour port et usage d'armes illégaux et condamna les accusés pour lésions corporelles dangereuses.


47.  Elle retint notamment ce qui suit :

« (...) Les accusés conduisaient (...) un yacht (...) dans lequel ils transportaient (...) quatre-vingt-treize migrants (...) qui devaient être débarqués (...) près de Marathounta à Symi. Près du yacht naviguait un navire de l'autorité portuaire lettone (...). Après avoir demandé à l'autorité portuaire de Symi de lui fournir une assistance, P.I. (...) a réussi à monter sur le yacht turc avec un autre garde-côte letton. Il est monté sur le pont, a vu les accusés au poste de pilotage et a essayé d'ouvrir la porte, qui était bloquée. Pendant qu'il s'efforçait d'ouvrir la porte, celle-ci s'est entrebâillée, il a aperçu à cet instant de nombreuses personnes entassées, les unes sur les autres, au même moment l'un des skippers a jeté un objet vers lui. Tandis que P.I. aidait les migrants passagers à monter sur le pont, les accusés l'ont attaqué. À ce moment, le premier accusé a jeté un liquide au sol, provoquant, en raison du glissement, la chute de P.I. qui a perdu l'équilibre et est tombé sur le sol du poste de pilotage, tandis que le second accusé a réussi à lui prendre le bâton de service qu'il tenait. Le second accusé a commencé alors à frapper le garde-côte sur la tête et sur le dos avec le bâton de service (...) et le premier accusé lui a asséné des coups de pied à la tête et sur tout le corps, lui causant une blessure à la tête (...), qui a nécessité cinq points de suture, une blessure à la base du nez, une lésion à la joue droite, des ecchymoses périoculaires des deux côtés accompagnées d'hyposphagme de l'œil droit, ainsi qu'une commotion cérébrale provoquée à la suite de la blessure à la tête. La lésion corporelle infligée à P.I. était dangereuse du fait des moyens utilisés [bâton, coups de pied] et de l'endroit [tête] où la blessure a provoqué un traumatisme. (...) Concernant les actes relatifs au port et à l'usage d'armes illégaux [reprochés au] (...) premier accusé, sur la base des éléments de preuve existants, des doutes subsistent quant au fait de savoir si le premier accusé a commis les actes en cause, et en particulier s'il tenait un pistolet, une batte, un marteau, ou un tournevis, ou encore s'il a tiré avec le pistolet, et quant au fait de savoir dans quelles circonstances et auprès de qui les garde-côtes ont repris l'arme. Il s'ensuit que les accusés doivent être déclarés coupables de lésions corporelles dangereuses (...) et le premier accusé doit être acquitté du chef de port et usage d'armes illégaux. (...) »

b)      La procédure pénale dirigée contre V.M. devant la procureure près le tribunal de première instance de Rhodes


48.  Une enquête fut ordonnée contre V.M. pour homicide concernant la mort de Ameer Mokhlas ainsi que pour usage d'armes dans le cadre des fonctions du garde-côte.


49.  Le 8 août 2016, la procureure près le tribunal de première instance de Rhodes ordonna le classement de l'affaire sans suite qui mit fin aux poursuites dirigées contre V.M. En particulier, elle considéra que :

« Le 29 août 2015, vers 13 heures, un yacht suspect a été localisé (...) celui-ci avançait vers la zone maritime de Marathounta de Symi, vers les côtes. Selon des informations de l'autorité portuaire de Symi, le yacht avait été impliqué par le passé dans le transport de migrants et il a ainsi été décidé de le contrôler. Lorsque le navire des garde-côtes a approché le yacht, les skippers (...) ont accéléré pour fuir. Le navire (...) l'a approché de nouveau et lui a ordonné de s'arrêter en émettant des signaux sonores et optiques ainsi que des appels via la VHF et un haut-parleur. (...) En dépit du fait qu'ils s'étaient aperçus des signaux d'immobilisation, les trafiquants ont continué leur trajet, en accélérant en ligne droite, puis ont effectué des manœuvres continues et dangereuses, dans le but de percer le [navire] letton avec la proue de leur bateau sans se soucier du danger que leurs actes provoqueraient sur la vie des passagers, sur leur bateau ainsi que sur celui des garde-côtes. S'étant de nouveau approchés du yacht, les garde-côtes ont invité les skippers à s'arrêter, sans succès. Finalement, à la suite de la poursuite des efforts consécutifs qui permettait d'éviter une collision, V.Z., membre du navire letton, et P.I ont réussi à approcher le yacht et à y embarquer. En même temps, au vu de la situation d'urgence, du refus total des trafiquants de coopérer et du danger pour la vie des passagers du yacht et la leur auquel les garde-côtes faisaient face, P.I. a demandé à (...) V.M. (...) de lui fournir immédiatement une assistance. Entre-temps, P.I., qui était resté sur la poupe, a aperçu difficilement, à travers la porte d'entrée en verre, les deux trafiquants installés au poste de pilotage, en raison des épaisses fumées noires (provenant des moteurs du bateau) et des verres noircis. Il a essayé d'ouvrir la porte coulissante qui était bloquée par divers objets (...) ayant été disposés au cours de la poursuite. En même temps, il a invité, en s'exprimant en anglais, les skippers à arrêter le yacht, sans succès. Lors de sa deuxième tentative, il a réussi à entrouvrir la porte, a regardé à l'intérieur du yacht, puis a constaté la présence d'un grand nombre de migrants, qui avaient visiblement peur. À ce moment l'un des skippers lui a jeté un objet en métal (tournevis, d'après les dépositions des migrants), que P.I. a immédiatement évité en refermant la porte. Entre-temps, l'autre membre de l'autorité portuaire lettone qui avait embarqué sur le yacht, est monté sur le pont (...) essayant d'accéder à la salle des machines du yacht et d'arrêter les moteurs, sans y parvenir. À ce moment est arrivé le bateau privé (...) avec à son bord V.M., S.M., V.T. et K.K. Tous, à l'exception de K.K., sont montés sur le yacht avec difficulté en raison des manœuvres effectuées. [V.M.] s'est approché de la porte et a lui aussi constaté la présence dans le salon d'un grand nombre de migrants, parmi eux des enfants. Il régnait un état de panique. P.I. a essayé d'ouvrir à nouveau la porte et y est parvenu en criant aux trafiquants d'arrêter les moteurs et de se rendre. Ceux-ci n'ont pas obtempéré et ont commencé à jeter violemment des objets (...), lui causant des blessures graves à la tête et sur tout le corps, mettant ainsi non seulement son intégrité physique mais également sa vie en danger (...) Pour repousser l'attaque et éviter sa poursuite, P.I. a sorti son arme de service, en évaluant en même temps les conditions et la situation qui régnait, malgré le fait qu'il (...) était autorisé a effectué un tir d'immobilisation ou de neutralisation, et en montrant de la sensibilité même en un tel moment, et a tiré vers une zone sécurisée pour faire peur aux attaquants, mais en vain. Entre-temps, tous les garde-côtes qui étaient montés sur le yacht ont réussi mais difficilement, en raison de l'attaque qu'ils subissaient, à ouvrir complètement la porte et à sortir les nombreux migrants (...). L'audace et la colère des [trafiquants] ont dépassé toutes limites quand l'un d'eux, affrontant les garde-côtes dans le salon [du yacht] (...) a attrapé un mineur et a menacé de l'électrocuter (...) tandis que l'autre [trafiquant] a continué de jeter des objets aux autres garde-côtes, mettant leur vie et celle des migrants en danger (...). Il est à noter qu'aucun des migrants n'a mentionné la présence d'autres migrants dans la partie inférieure du yacht ou fait un mouvement quelconque qui aurait pu laisser croire qu'il (...) y avait d'autres migrants [dans le bateau]. Ceux-ci n'ont pas essayé de fuir et aucun cri n'a été entendu qui aurait permis de soupçonner leur présence à bord. Les garde‑côtes (...), qui essayaient d'éviter les objets et qui risquaient leur vie en raison de l'attaque continue et violente dirigée contre eux, [et ayant connaissance] de l'information fournie par des migrants selon laquelle les trafiquants avaient des armes, ont tenté d'approcher ceux-ci afin de les arrêter. À ce moment, l'un des trafiquants a jeté par terre un liquide quelconque, qui sentait le carburant. Considérant, sur la base du bon sens, comme possible qu'un incendie criminel éclate, lequel aurait été susceptible de causer un danger pour la vie de tous les passagers, P.I. s'est précipité vers [le trafiquant concerné] tenant, mais très difficilement en raison du sol glissant, dans sa main droite son arme de service et dans la gauche son bâton de service. (...) Le trafiquant a résisté fortement, pris le bâton des mains de P.I. et l'a arrosé simultanément avec le même liquide [selon les dépositions faites par les migrants, il s'agissait de carburant], en essayant de le brûler à l'aide d'un briquet (...) À ce moment, le garde‑côte, doté d'une grande force et d'un courage incroyable, a frappé la main du trafiquant et réussi à éloigner le briquet que celui-ci tenait, en recevant cependant un coup de bâton violent sur la tête et le dos de la part de l'autre trafiquant, qui a mis non pas son intégrité physique mais sa vie en danger. (...) L'un [des trafiquants ] (...) lui a pris son arme et (...) a tiré du poste de pilotage vers la partie arrière du yacht où se trouvaient les garde-côtes et les migrants (...) V.M. (...) se rendant compte que sa vie ainsi que celle des migrants et principalement celle du groupe étaient en danger (...) a procédé, avec concentration absolue et sang-froid, à un tir d'immobilisation, en tirant deux fois, visant les parties non vitales du corps du trafiquant et en particulier ses membres inférieurs, qui lui a causé un traumatisme au niveau de la jambe gauche et une blessure légère [au genou] droit. (...) Les deux balles [en question] ont traversé les boiseries à un endroit peu élevé (...) Immédiatement après l'arrestation des [trafiquants], des cris ont été entendus au fond du yacht et de la cabine, et des migrants en situation irrégulière, qui jusque-là n'avaient pas été vus, en sont sortis, transportant le jeune mineur (...)

La blessure du mineur [Ameer Mokhlas], résultant du fait qu'elle n'est absolument pas due à un homicide volontaire ni à un comportement négligeant de la part du chef de l'autorité portuaire, V.M., et dès lors que celui-ci ne pouvait prévoir que son acte causerait la blessure meurtrière en question, n'a pas agi en croyant que la mort surviendrait (...) En effet, mis à part les migrants initialement localisés dans la partie supérieure du bateau, aucun des garde-côtes, qui avaient assisté aux événements dès le début de l'opération ou par la suite apporté leur aide, ne savait ou même ne soupçonnait la présence d'autres migrants en situation irrégulière, piégés dans la cabine du yacht. Qui plus est, aucun des migrants piégés dans la cabine n'a révélé leur présence, car (...) leur principale préoccupation était de se sauver de la menace des trafiquants. En plus, (...) les intéressés sont restés dans la cabine tout au long du trajet, dont l'itinéraire suivait la côte turque jusqu'à l'île de Symi. Ils étaient terrorisés par les deux skippers, qui soit les maudissaient soit les frappaient sans distinction, leur interdisant de demander de l'aide aux autres migrants qui se trouvaient dans la partie supérieure du yacht ou de s'éloigner de la cabine. Totalement terrorisés et ayant reçu pendant leur transfert des coups de la part des trafiquants, qui leur ont causé des blessures corporelles, comme il ressort des témoignages et des certificats médicaux, [les migrants], craignant pour leur vie, sont restés immobiles et silencieux pendant toute la durée des événements [en cause], et jusqu'au moment où des tirs ont été effectués, ce qui a eu pour résultat de rendre impossible la découverte de leur présence à bord. Par conséquent, la blessure mortelle infligée au migrant mineur résulte avec certitude d'un événement aléatoire et imprévisible et n'est pas la conséquence d'un comportement négligent de la part de V.M. (...) »


50.  La procureure près le tribunal de première instance de Rhodes conclut que l'attaque injuste et présente dirigée contre V.M. justifiait que celui-ci se défende en procédant à un tir légal. Elle prit en compte l'expérience et le service de V.M., ainsi que « l'entrée des migrants sur l'île de Symi depuis ces dernières années », et conclut que V.M. avait « rempli ses fonctions d'une manière irréprochable, selon la formation qu'il avait reçue, les ordres explicites de son service et les lois relatives aux situations similaires. »


51.  Le 16 août 2016, la procureure près la cour d'appel du Dodécanèse confirma le classement de l'affaire sans suite.

c)       La procédure pénale dirigée contre V.M. devant le tribunal maritime


52.  Le 23 novembre 2015, S.A., la sœur du défunt, et M.M., son mari, déposèrent plainte avec constitution de partie civile devant le procureur près le tribunal maritime contre les garde-côtes grecs et lettons ainsi que contre leurs supérieurs hiérarchiques. Ils y présentèrent leur version des faits et soutinrent, entre autres, que l'opération en cause aurait dû être organisée de manière à assurer la sécurité de tous les passagers. Ils invoquèrent l'article 2 de la Convention. Ils proposèrent d'interroger en tant que témoins tous les passagers du yacht, ainsi que deux personnes en particulier, et demandèrent de faire de nouvelles déclarations, car leurs dépositions initiales n'auraient pas été transcrites correctement. Ils demandèrent en outre de préserver les preuves existantes en procédant notamment à une expertise du yacht et à une expertise balistique, et de fournir des copies des documents officiels pour savoir qui s'occupait des armes et qui était chargé de l'opération. Ils joignirent des dépositions faites sous serment devant un notaire, dans lesquelles ils avaient présenté leur version des faits.


53.  Dans leur plainte, les plaignants proposaient que fussent interrogés deux témoins présents sur le yacht, M.A. et B.J. Ils n'avaient pas mentionné leur adresse, mais avaient précisé que ceux-ci résidaient en Allemagne.


54.  Selon le Gouvernement, la juge d'instruction a essayé de localiser les requérants, qui étaient cités à témoigner, par l'intermédiaire de la représentante des plaignants. Jusqu'à la fin de l'instruction et au moment où le transfert du dossier au procureur du tribunal maritime a été ordonné, le 30 juin 2017, il ne ressort pas du dossier que la représentante des plaignants ait informé la juge d'instruction des efforts fournis qui auraient permis de trouver les témoins.


55.  Le 5 septembre 2017, la représentante des plaignants envoya à la juge d'instruction un fax l'informant de l'adresse des témoins résidant à Francfort. Le 25 septembre 2017, cette lettre fut transmise au tribunal maritime.


56.  Entre-temps, le procureur ordonna une enquête préliminaire. Les documents contenant notamment les rapports médicolégaux et les expertises balistiques versés au dossier de l'affaire devant le tribunal de première instance de Rhodes furent inclus au dossier.


57.  Des poursuites pénales furent engagées contre V.M. et une enquête principale fut ordonnée pour tentative d'homicide avec dol éventuel, homicide involontaire et usage d'armes illégal par un garde-côte dans le cadre de ses fonctions.


58.  Par l'ordonnance no 33/2017 du 11 octobre 2017, la chambre d'accusation du tribunal maritime décida à l'unanimité de ne pas porter d'accusations contre V.M. en raison de l'absence d'indices sérieux pour son renvoi en jugement.


59.  En particulier, la chambre d'accusation retint ce qui suit :

« L'accusé a embarqué sur un bateau privé (...) dans le but d'arrêter les trafiquants (...), qui, se méfiant des recommandations répétitives [visant à l'arrêt du yacht] lancées par les autorités compétentes, ont accéléré en vue de tenter de percer (...) le navire de l'autorité portuaire lettone ainsi que le bateau privé avec le danger visible de les faire couler. (...) [L']accusé a embarqué sur le yacht, où [les garde-côtes et lui-même] ont pu constater la présence des nombreux migrants, majeurs et mineurs. Les trafiquants (...) ont jeté divers objets en direction des garde-côtes. La panique s'est emparée des migrants, en particulier après qu'un feu s'est déclaré à l'arrière du yacht, lesquels ont essayé de le quitter par tous les moyens. L'accusé, ainsi que P.I., a procédé à plusieurs reprises aux tirs d'avertissement au cours de leurs efforts pour parvenir à immobiliser et arrêter les trafiquants, mais sans succès. Ces derniers, (...) qui avaient l'intention d'échapper à [leur arrestation], se sont tournés de nouveau vers P.I. en jetant des objets pointus (...) causant un danger immédiat pour son intégrité physique. Une bagarre s'en est suivie, pendant laquelle A.C. a pris le bâton de service de P.I., et l'a frappé à plusieurs reprises sur la tête, tandis que (...) I.S. l'a arrosé de carburant afin de le brûler, mettant (...) l'intégrité physique et la vie [de P.I.] en danger. Pour repousser l'attaque injuste dirigée contre son collègue et éviter que celle-ci se poursuive, l'accusé a sorti son arme de service et a tiré en l'air pour faire peur aux trafiquants. [Surpris par cet] acte, les trafiquants ont reculé momentanément (...), P.I. a alors réussi à se libérer, et l'accusé a tiré à nouveau, en effectuant des tirs d'immobilisation et en particulier en tirant deux fois, ce qui a causé une blessure au niveau des membres inférieurs de I.S. Une des balles (...) a blessé mortellement Ameer Mokhlas, en perçant les boiseries (...)

(...) [L']accusé ne savait pas et ne pouvait pas savoir que dans la cabine étaient cachées d'autres personnes, celles-ci n'ayant donné aucun signe de vie afin de ne pas être aperçues, et les autres passagers n'avaient pas informé les garde-côtes de la présence des intéressées. [L'accusé] a pris toutes les mesures qu'un garde-côte prudent et consciencieux aurait prises dans l'exercice de ses fonctions, à savoir l'arrestation des trafiquants et le sauvetage sécurisé des migrants. L'issue fatale, à savoir la mort du mineur migrant irakien, ne résulte pas d'un comportement négligent [de la part de l'accusé], mais est due à un événement aléatoire et imprévisible. Par conséquent (...), l'acte complètement légal et défensif dont s'est livré l'accusé était absolument approprié et conforme aux droits prévus par la loi qui avait pour objectif la protection de son intégrité physique et de sa vie, celle de ses collègues mais également celle de la vie des migrants qui étaient en première [ligne] sur le yacht (...) »


60.  Il ressort du dossier qu'aucun recours ne fut introduit contre l'ordonnance no 33/2017.

LE CADRE JURIDIQUE INTERNE PERTINENT


61.  Les dispositions du droit interne pertinent en l'espèce sont décrites dans les arrêts Alkhatib et autres c. Grèce (no 3566/16, §§ 56 et 61-63, 16 janvier 2024), Tsalikidis et autres c. Grèce (no 73974/14, §§ 34-35, 16 novembre 2017), et Kontalexis c. Grèce (no 59000/08, § 25, 31 mai 2011). En outre, selon l'ordre (Διαταγή) du chef d'état-major des garde-côtes régissant l'opération européenne mixte « Poséidon - Frontières maritimes 2015 » de Frontex, daté du 15 avril 2015, le but de cette opération est de faire face au franchissement illégal des frontières et lutter contre la criminalité transfrontière. Ledit ordre contient par ailleurs les mêmes règles que celles figurant dans l'ordre régissant l'opération « Poséidon - Frontières maritimes 2014 » (Alkhatib et autres, précité, §§ 57-60).

62.  Les dispositions pertinentes du code de procédure pénale se lisent ainsi :

Article 172

Nullité relative

« 1. La nullité relative survient dans tous les cas où la loi prévoit une nullité qui ne relève pas des cas de l'article précédent. (...) »

Article 174

Demande de nullité

« 1. À chaque étape de la procédure, le tribunal peut relever d'office la nullité absolue (...) Si la nullité absolue vise les actes accomplis au stade de l'enquête, elle peut être relevée d'office ou demandée jusqu'à ce que la décision de renvoi en jugement soit irrévocable.

2. La nullité absolue peut être demandée par le procureur ou les justiciables qui ont un intérêt légitime. (...) »

EN DROIT

I.        SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L'ARTICLE 2 DE LA CONVENTION


63 .  Les requérants soutiennent que les autorités internes n'ont pas eu recours à des actions appropriées visant à planifier et conduire au mieux l'opération en cause dans le but principal de protéger les personnes transportées, mais que, par leurs actes et leurs omissions, elles ont mené l'opération de telle sorte, en particulier par l'utilisation imprudente des armes, que celle-ci a entraîné le décès de leur fils. En outre, ils estiment que, concernant l'établissement de la responsabilité des auteurs de l'incident litigieux, les enquêtes administrative et judiciaire étaient inadéquates. Ils invoquent l'article 2 de la Convention qui, en ses passages pertinents en l'espèce, se lit comme suit :

« 1. Le droit de toute personne à la vie est protégé par la loi. La mort ne peut être infligée à quiconque intentionnellement (...)

2. La mort n'est pas considérée comme infligée en violation de cet article dans les cas où elle résulterait d'un recours à la force rendu absolument nécessaire :

a) pour assurer la défense de toute personne contre la violence illégale ;

b) pour effectuer une arrestation régulière ou pour empêcher l'évasion d'une personne régulièrement détenue ;

(...) »

A.    Sur la recevabilité

1.     Le Gouvernement


64.  Le Gouvernement soutient que les requérants n'ont pas épuisé les voies des recours internes.


65.  En premier lieu, il allègue que les requérants n'ont pas participé aux procédures devant les juridictions internes puisque la procédure pénale a été engagée d'office devant la procureure près le tribunal de première instance de Rhodes et que celle déclenchée devant le tribunal maritime a été engagée à l'initiative de la sœur du défunt et de son mari. Il argue que les requérants n'ont pas introduit de recours ni déposé de plainte avec constitution de partie civile. Qui plus est, les requérants n'ont pas soumis, précise-t-il, de documents ou autres éléments ou demandes dans le cadre de cette procédure. Le Gouvernement estime qu'il est attendu des proches des défunts qu'ils suivent les procédures et qu'ils interviennent immédiatement lorsqu'ils constatent l'absence d'une enquête effective. En l'espèce, il considère que les requérants n'ont pas participé aux procédures internes et que cette circonstance ne peut être couverte par le fait que des proches des requérants y ont participé. Il note ensuite que la sœur du défunt et son mari, qui ont déposé plainte, étaient représentés par une avocate. Il estime dès lors que si les requérants avaient souhaité participer à la procédure, ils auraient pu avoir une aide juridique et des informations, mais ils ne l'ont pas fait. Il soutient que l'argument des requérants selon lequel il ne leur était pas possible de porter plainte avec constitution de partie civile en raison du fait qu'ils résidaient en Irak est infondé. À cet égard, il précise que la sœur du défunt et son mari ont déposé plainte le 23 novembre 2015, soit trois mois après l'incident tragique, alors que leur adresse était indiquée en Irak. Dès lors, les requérants disposaient, affirme-t-il, de suffisamment de temps pour être informés de leurs droits et des recours qui leur étaient offerts. Le Gouvernement considère que la possibilité pour les requérants d'être informés et représentés par un avocat est évidente puisque les intéressés ont introduit une requête devant la Cour par l'intermédiaire de la même avocate, alors qu'ils résidaient en Irak. Selon le Gouvernement, la pertinence et l'effectivité des recours en cause sont connues et indiscutables. En effet, le fait que les procédures en question n'ont pas abouti à la condamnation des accusés n'a aucune incidence, précise-t-il, sur l'effectivité des recours ni sur l'obligation pour les requérants d'épuiser les recours dont ils disposaient. Dans le cas contraire, affirme-t-il, le principe de subsidiarité risquerait d'être contourné. Toujours selon le Gouvernement, les arguments des requérants concernant l'impossibilité pour eux de procurer à leur avocate une autorisation demeurent vagues, généraux et n'ont pas été prouvés. Le Gouvernement soutient que les requérants auraient pu soumettre leurs arguments y relatifs aux juridictions internes et demander de participer à la procédure, mais qu'ils n'en ont rien fait. Il argue que le fait que les autorités ont l'obligation d'enquêter d'office ne dispensait pas les requérants de l'obligation d'épuiser les voies de recours internes.


66.  En deuxième lieu, le Gouvernement affirme que les requérants ont formulé devant la Cour des allégations de violation de l'article 2 de la Convention, telles que le fait qu'aucun interprète n'a été nommé ou qu'un expert aurait dû être désigné pour réaliser une autopsie. Or, indique-t-il, l'article 170 du code de procédure pénale prévoit la possibilité pour les intéressés d'exposer des arguments relatifs à la nullité de la procédure en raison de la violation des droits procéduraux. Il s'ensuit que les requérants auraient pu, précise-t-il, introduire devant la chambre d'accusation du tribunal maritime une demande de nullité dans le but de demander l'annulation d'un acte de procédure. En effet, il indique que le cadre législatif interne offre à la partie civile la possibilité d'introduire une telle demande et qu'il incombait aux requérants de présenter devant la chambre d'accusation du tribunal maritime les mêmes griefs que ceux allégués dans la présente requête.


67.  En troisième lieu, le Gouvernement soutient que la sœur du défunt et son mari n'ont pas formulé de demande devant le procureur du tribunal maritime qui aurait permis à celui-ci d'introduire un recours en annulation contre l'ordonnance de la chambre d'accusation no 33/2017 pour violation des droits découlant de la Convention ou d'interjeter appel devant la cour d'appel de la marine nationale, l'un des motifs d'annulation étant la violation des droits découlant de la Convention. Il ajoute que, selon la jurisprudence de la Cour, une telle demande constitue un recours pratique et effectif.


68.  En quatrième lieu, le Gouvernement reproche aux requérants de ne pas avoir introduit d'action en dommages-intérêts sur le fondement de l'article 105 de la loi d'accompagnement du code civil. Il précise que les juridictions internes ont déjà accordé des indemnités aux personnes blessées par des policiers et qu'elles examinent, y compris sous l'angle de l'article 2 de la Convention, tous les aspects essentiels de ce type d'affaires. Il se réfère à l'article 105 de la loi d'accompagnement du code civil qui selon lui peut être appliqué en cas de dommages causés par la justice résultant d'une erreur manifeste commise par un juge ou un procureur. Il ajoute que, dans leur requête devant la Cour, les requérants demandent des sommes exorbitantes pour satisfaction équitable, et que les juridictions pénales ne sont pas en mesure d'allouer de telles sommes, raison pour laquelle les intéressés auraient contourné les recours indemnitaires internes. Selon le Gouvernement, d'après la jurisprudence de la Cour, dans les cas où la violation du droit à la vie n'a pas été causée intentionnellement, un recours indemnitaire est approprié. Qui plus est, dans le cadre d'une action en dommages-intérêts, sont examinés tous les éléments essentiels quant à la responsabilité des organes nationaux, y compris en ce qui concerne l'application dans l'ordre interne de la jurisprudence de la Cour sur l'article 2 de la Convention. À l'appui de sa thèse, le Gouvernement cite notamment les arrêts nos 950/2014, 331/2016 et 4410/2015 du Conseil d'État, nos 5528/2015 et 402/2020 du tribunal administratif de première instance d'Athènes et no 799/2012 de la cour administrative d'appel de Thessalonique.

2.     Les requérants


69.  Les requérants rétorquent qu'ils ont épuisé les voies de recours internes.


70.  En premier lieu, ils soutiennent qu'ils n'auraient pas pu participer à la procédure pénale, car ils résident à Bassorah, en Irak. À cet égard, ils se réfèrent aux articles 42 § 2 et 83 du code de procédure pénale, qui prévoient que toute personne souhaitant participer à une procédure pénale en tant que partie civile doit y participer soi-même ou y autoriser dûment un avocat. Ils ajoutent que la signature de la personne autorisant un avocat à le représenter doit être certifiée soit par une autorité publique soit par un avocat. Dans leur cas, cette autorité se trouvait à Bagdad, en Irak, à l'ambassade de Grèce. Les requérants précisent qu'ils n'ont pas pu fournir une telle autorisation à la représentante. Ils soumettent des rapports qui permettent de démontrer que la situation des droits de l'homme en Irak au cours des années 2015 à 2018 était alarmante, eu égard aux violations commises par le groupe islamique ISIL et par des groupes associés. Même voyager de Bassorah à Bagdad était selon eux dangereux. D'ailleurs, les requérants indiquent que le défunt mineur lui‑même avait quitté l'Irak précisément en raison de cette situation d'insécurité et qu'il avait l'intention de demander la protection internationale. Ils ajoutent qu'ils ont envoyé à leur avocate l'autorisation signée (et non certifiée) nécessaire à la saisine de la Cour en 2018 car la situation d'insécurité qui régnait dans le pays à cette époque ne permettait pas de correspondre avec la représentante plus tôt. Les autorités grecques n'auraient pas accepté de joindre à la procédure pénale la déclaration des requérants exprimant leur souhait d'y participer en tant que partie civile mais auraient accepté la déclaration de la sœur du défunt et son mari. Ces derniers auraient, contrairement à ce qu'affirme le Gouvernement, fourni une autorisation appropriée et signée devant un notaire. Tous les actes qui ont suivi ont été fondés sur cette autorisation. En tout état de cause, les requérants allèguent que le dépôt par eux d'une plainte avec constitution de partie civile n'aurait pas contribué au bon déroulement de l'enquête. Ils considèrent que la sœur du défunt et son mari ont fait tout ce qui était possible et que les autorités grecques ont ainsi eu l'occasion de remédier aux violations de la Convention. Qui plus est, dès lors que l'affaire portait sur une violation de l'article 2 de la Convention, les autorités internes avaient, estiment-ils, l'obligation d'enquêter d'office et de manière efficace sur la cause du décès. En l'espèce, le procureur compétent aurait été informé de l'affaire à compter du 30 août 2015, mais une enquête n'aurait été ouverte qu'à la suite du dépôt de la plainte. Les requérants y voient une violation de l'article 2 de la Convention.


71.  En deuxième lieu, concernant l'argument du Gouvernement selon lequel ils auraient dû former une demande de nullité devant la chambre d'accusation du tribunal maritime, les requérants allèguent que cette procédure est réservée aux violations procédurales prévues par la loi. Or le Gouvernement ne précise pas selon eux quel recours en annulation ils ont omis d'introduire. Ils allèguent que l'absence d'interprétation appropriée, argument présenté par le Gouvernement, n'est pas un motif de nullité prévu par la loi pouvant être invoqué par la partie civile. Ils ajoutent que l'absence d'interprétation appropriée est un problème systémique lié à une défaillance dans l'ordre juridique interne, et que la sœur du défunt et son mari ont demandé de fournir une nouvelle déposition afin de clarifier toute interprétation erronée. Or, cette demande aurait été ignorée par les juridictions internes et la qualité de l'interprétation n'aurait pas été examinée.


72.  Les requérants ajoutent que la demande formulée devant le procureur du tribunal maritime qui aurait permis à celui-ci d'interjeter appel n'est pas un recours effectif. À cet égard, ils précisent qu'un appel peut être fait uniquement par le défendeur ou le procureur. En effet, ils estiment qu'une demande écrite adressée au procureur pour que celui-ci forme un appel n'aurait pas eu d'effet sur l'affaire en cause.


73.  En dernier lieu, les requérants soutiennent que l'action en dommages‑intérêts fondée sur l'article 105 de la loi d'accompagnement du code civil n'est pas un recours effectif en l'espèce. Ils allèguent qu'ils auraient souhaité que les autorités mènent une enquête effective sur le décès de leur fils. À cet égard, ils soulignent qu'une simple procédure civile pouvant aboutir à l'octroi d'une indemnisation n'aurait pas pu être suffisante. En effet, ils considèrent que le fait qu'un tribunal mène une enquête sur les circonstances de l'espèce et sur la responsabilité pénale des auteurs revêtait pour eux une signification particulière. Ils ajoutent que les juridictions civiles et administratives n'imposent pas de responsabilité pénale, qu'elles ne punissent pas les auteurs et qu'elles n'enquêtent pas sur les faits et les éléments de preuve avec les mêmes moyens que les juridictions pénales. Ils invitent la Cour à prendre en compte également la gravité de la violation alléguée de l'article 2 de la Convention. Ils considèrent enfin que la jurisprudence des juridictions internes invoquée par le Gouvernement n'a pas de lien avec les circonstances de l'espèce, car soit la constatation de la violation se fondait sur des arrêts rendus par des juridictions pénales, à la suite d'une condamnation des auteurs, soit elle se référait à des situations différentes de celle de la présente cause.

3.     L'appréciation de la Cour


74.  Concernant la première branche de l'exception du Gouvernement, la Cour estime qu'une plainte formelle avec constitution de partie civile n'était pas un recours à exercer en l'espèce. Elle relève que dans la mesure où les autorités ont ouvert une enquête, elles avaient l'obligation de la mener à bien sans attendre ni a fortiori exiger des requérants des indications sur des pistes d'enquête ou d'autres initiatives procédurales. La Cour relève que, dans les circonstances particulières de l'affaire, reprocher aux requérants de ne pas avoir déposé une plainte formelle conduirait à faire peser, de manière inappropriée, sur eux et non plus sur le Gouvernement l'obligation découlant de l'article 2 de la Convention de mener une enquête effective (Alkhatib et autres, précité, § 74). À cet égard, elle rappelle que les autorités doivent agir d'office dès qu'une affaire relative à l'usage de la force par des agents de l'État est portée à leur attention. Elles ne sauraient laisser aux proches du défunt l'initiative de déposer une plainte formelle ou une demande tendant à l'exploitation de certaines pistes d'enquête ou procédures d'investigation (Natchova et autres c. Bulgarie [GC], nos 43577/98 et 43579/98, § 111, CEDH 2005‑VII). La Cour observe qu'en tout état de cause, le 23 novembre 2015, S.A., la sœur du défunt, et M.M., son mari, ont déposé une plainte avec constitution de partie civile devant le procureur près le tribunal maritime.


75.  Pour ce qui est de la deuxième branche de l'exception du Gouvernement, la Cour note que les articles 171 et 172 du code de procédure pénale prévoient respectivement les cas de nullité absolue et ceux de nullité relative. En particulier, dans l'article 171 sont listés les cas de nullité absolue, tandis que l'article 172 précise que la nullité relative survient lorsque la loi prévoit une nullité qui ne relève pas des cas de l'article 171. L'article 174 du même code prévoit qu'une nullité absolue peut être prise en compte d'office par le tribunal à tout stade de la procédure. La nullité relative peut être demandée par le procureur ou les parties qui ont un intérêt légitime. Or, l'absence d'interprétation ne figure pas parmi la liste des nullités absolues, conformément à l'article 171 du code de procédure pénale, et le Gouvernement ne précise pas quelle loi prévoit une telle nullité.


76.  Concernant la troisième branche de l'exception du Gouvernement, à savoir le fait que les requérants n'ont pas formulé une demande devant le procureur du tribunal maritime qui aurait permis à celui-ci d'introduire un recours en annulation ou de former un appel contre l'ordonnance de la chambre d'accusation no 33/2017, la Cour note qu'un appel peut être fait par le défendeur ou le procureur et que, à supposer même que les requérants aient introduit une telle demande, le procureur n'avait pas l'obligation de l'examiner.


77.  Quant à la quatrième branche, la Cour note que la jurisprudence nationale citée par le Gouvernement en vue de démontrer le caractère effectif du recours indemnitaire prévu par l'article 105 de la loi d'accompagnement du code civil n'est pas pertinente pour la présente affaire. En effet, dans son arrêt no 950/2014, qui concerne la blessure d'une personne causée par le ricochet d'une balle tirée au cours d'une opération policière, le Conseil d'État a confirmé l'arrêt d'appel qui avait rejeté la demande d'indemnisation de la victime, sans examiner le moyen tiré de la violation des conditions posées par la loi no 3169/2003 au motif qu'elle n'était pas applicable au moment des faits. Par ailleurs, les autres arrêts de la haute juridiction cités par le Gouvernement ont pour objet des demandes d'indemnisation en cas de violence policière (arrêt no 331/2016) ou de mort d'une personne survenue au cours d'un accident (arrêt no 4410/2015). Les arrêts du tribunal administratif de première instance d'Athènes nos 5528/2015 et 402/2020 concernent respectivement le décès d'un mineur causé par le ricochet d'une balle tirée par un policier et le décès d'une personne causé par balle au cours d'une opération policière. L'arrêt no 799/2012 de la cour administrative d'appel de Thessalonique porte sur la blessure d'une personne survenue au cours d'une opération policière. Ces arrêts ne concernent dès lors pas une situation similaire à celle de la présente cause, à savoir l'usage de la force armée par des garde-côtes dans le cadre d'une opération d'interception maritime. Quoi qu'il en soit, la Cour rappelle qu'une procédure civile, qui s'ouvre à l'initiative des proches et non des autorités et ne permet ni d'identifier ni de sanctionner l'auteur présumé d'une infraction, ne saurait être prise en compte dans l'appréciation du respect par l'État de ses obligations procédurales découlant de l'article 2 (Alkhatib et autres, précité, § 75, Al-Skeini et autres c. Royaume-Uni [GC], no 55721/07, § 165, CEDH 2011, et Mocanu et autres c. Roumanie [GC], nos 10865/09 et 2 autres, § 227, CEDH 2014). En particulier, dans des affaires analogues, la Cour a jugé qu'une action en dommages-intérêts visant à obtenir réparation d'un préjudice qui résulte soit d'un décès, soit d'un manquement à une obligation formelle au cours de l'enquête y afférente, n'est pas susceptible, sans le bénéfice des conclusions d'une enquête pénale, d'aboutir à des constatations sur l'identité des auteurs et encore moins à l'établissement de leur responsabilité (Alkhatib et autres, précité, § 74, et Fountas c. Grèce, no 50283/13, § 52, 3 octobre 2019, et les références qui y sont citées).


78.  À la lumière de ce qui précède, la Cour estime qu'il y a lieu de rejeter l'exception du Gouvernement.


79.  Constatant que la requête n'est pas manifestement mal fondée ni irrecevable pour un autre motif visé à l'article 35 de la Convention, la Cour la déclare recevable.

B.    Sur le fond

1.     Sur le volet procédural

a)      Les requérants


80.  Les requérants soutiennent que l'enquête, diligentée d'office, n'a pas été effective en l'espèce. À cet égard, ils soulignent que l'autorité portuaire de Symi, dont V.M. était le chef, a engagé d'office et mené l'enquête de base (dépositions et rapport d'expertise du yacht) ; ce qui est confirmé, selon eux, par le Gouvernement. Ils estiment que la majorité des actes d'investigation ont été menées par un officier, attaché à l'autorité portuaire de Rhodes, qui avait un grade supérieur à celui de V.M., mais ils insistent sur le fait que la responsabilité de mener l'enquête incombait à l'autorité portuaire de Symi, dont V.M. était le chef. En effet, ils précisent que V.M. était principalement soupçonné de la mort du mineur, et qu'il avait recueilli le dossier et l'avait envoyé au procureur, le 30 août 2015, en joignant un document dans lequel il accusait les skippers du yacht d'infractions lourdes. Ils estiment que V.M. aurait dû au moins quitter ses fonctions et se séparer des officiers et témoins impliqués, ce qu'il n'aurait pas fait. Au contraire, précisent-ils, il a continué à superviser l'enquête. Dès lors, ils allèguent que l'enquête ne peut être considérée comme indépendante. En effet, V.M. aurait décidé, entre autres, d'indiquer qui et combien de témoins feraient une déposition. Sur quatre‑vingt-treize passagers, seuls neuf adultes auraient été invités à faire une déposition, mais personne d'entre eux ne se trouvait avec la victime. La personne ayant accompagné le défunt et l'ayant transporté, alors que celui-ci était mort, sur la partie supérieure du yacht n'aurait pas été invitée à faire une déposition.


81.  Les requérants allèguent que dans des cas similaires les dépositions des témoins sont des éléments d'une grande valeur probante. Ils ajoutent que l'autorité responsable doit conserver les preuves et recueillir les dépositions de tous les passagers. Or, en l'espèce, l'autorité portuaire de Symi n'aurait pas pris les mesures nécessaires pour assurer la disponibilité des témoins tout au long de l'enquête en cours. En effet, les autorités auraient ordonné le départ des quatre-vingt-treize passagers et leur auraient fourni un document les obligeant à quitter le territoire dans un délai de trente jours.


82.  Les requérants affirment que l'enquête menée par l'autorité portuaire de Symi avait pour but de rechercher la responsabilité pénale des skippers mais pas celle des garde-côtes. À cet égard, ils considèrent qu'une telle enquête n'était ni indépendante ni effective, dès lors qu'elle n'était pas en mesure de déterminer si les tirs d'immobilisation effectués par V.M. avaient causé la mort du fils des requérants et si ces tirs étaient justifiés ou pas en l'espèce. Ils arguent que la procureure de Rhodes, qui a ordonné le classement de l'affaire sans suite quant à la responsabilité pénale de V.M., n'était pas compétente pour examiner d'office la responsabilité des garde-côtes. Ils allèguent donc que sa décision est irrecevable et qu'elle n'a aucune incidence sur l'affaire. Ils ajoutent que le procureur du tribunal maritime, le seul procureur compétent, n'a jamais engagé une enquête d'office, mais a fait suite à la demande de la sœur du défunt et de son mari. Le 27 septembre 2016, il a engagé, expliquent-ils, une procédure pénale contre V.M. pour tentative d'homicide. Entre-temps, l'enquête administrative a conclu, précisent-ils, que les skippers étaient responsables de la mort de leur fils. Les requérants allèguent que si la sœur du défunt et son mari n'avaient pas déposé plainte, aucune enquête n'aurait eu lieu. Ils précisent également que, au cours de l'enquête menée par le tribunal maritime, les témoins proposés par la sœur du défunt et son mari n'avaient pas de permis de séjour dans le pays et qu'il n'était donc pas facile pour la représentante des plaignants de les localiser. Après leur localisation, les témoins n'auraient pas été invités par la chambre d'accusation à témoigner. Par conséquent, les actes d'enquête qui ont suivi n'ont pas pu remédier, selon les requérants, aux omissions, à l'ineffectivité et à la partialité de l'enquête.


83.  Les requérants ajoutent que le rapport d'expertise du yacht a été établi sous le contrôle de l'autorité portuaire de Symi. Qui plus est, ils allèguent que ce rapport, conclu rapidement et peu détaillé, ne fournit aucune information pourtant essentielle sur le nombre de balles restantes dans l'arme de V.M., le type de liquide répandu sur le sol, la capacité d'accueil des passagers de chaque cabine ou sur l'examen de la structure de la partie inférieure du yacht, que les garde-côtes auraient dû effectuer. Concernant la question relative à l'absence d'interprétation, les requérants arguent qu'à l'époque des faits, et encore aujourd'hui, l'absence d'interprétation appropriée devant les tribunaux pénaux était un problème systémique. Ils avancent qu'en l'espèce le Gouvernement admet qu'il ne savait pas si l'interprète, qui avait assisté la sœur du défunt et son mari au moment de déposer, était qualifié et certifié. À cet égard, ils précisent que dans leur plainte ceux-ci ont déclaré de manière explicite que leur déposition n'avait pas été transcrite correctement. Ils ajoutent que dans le droit grec les témoins n'ont pas le droit de recevoir une copie de leur déposition, qui n'est pas enregistrée. En l'espèce, la sœur du défunt et son mari ont été exceptionnellement informés par leur représentante du contenu de leur déposition, dans le cadre de la procédure pénale pendante contre les skippers. Qui plus est, les dépositions ne contiennent ni toutes les questions ni toutes les réponses, cela n'étant pas obligatoire selon la loi. Or l'obligation incombant aux autorités ne se limite pas selon les requérants à désigner un interprète, mais celles-ci doivent s'assurer que l'interprète est compétent et que l'interprétation faite par lui est d'une qualité suffisante.


84.  Les requérants estiment que la chambre d'accusation n'a pas accordé d'importance aux faits essentiels. En effet, ils allèguent que ni les tirs répétitifs effectués ni le fait que l'arme ait été laissée chargée par l'officier n'ont été pris en compte. Ces faits prouvent, selon les requérants, le manque de professionnalisme et l'escalade inutile de la violence de l'incident causée par les officiers. La chambre d'accusation n'a même pas examiné, soulignent-ils, le nombre de balles manquantes dans l'arme de V.M. ; cet élément crucial aurait pourtant permis de comprendre combien de fois celui-ci a tiré.


85.  Qui plus est, les requérants considèrent qu'il existe une contradiction essentielle « entre les faits établis et l'analyse de ces faits ». En effet, ils indiquent que la chambre d'accusation a retenu qu'après le dernier tir d'avertissement effectué par V.M., les skippers avaient reculé temporairement et l'officier P.I., brutalisé par ceux-ci, avait réussi à prendre la fuite et à récupérer son arme. La chambre d'accusation a poursuivi en notant qu'à ce moment V.M. avait tiré deux fois visant les pieds du skipper. Elle a considéré que ces tirs étaient nécessaires, puisque les officiers avaient fait face à un danger pour leur vie et au risque pour eux d'être désarmés. Les requérants indiquent ne pas comprendre comment la chambre d'accusation est arrivée à une telle conclusion, car l'officier P.I. avait déjà réussi à se libérer et avait repris son arme. Dès lors, ils estiment qu'aucun danger pour la vie des officiers ou aucun risque pour ceux-ci d'être désarmés n'étaient présents.


86.  Les requérants considèrent qu'une telle analyse n'est pas effective ni appropriée et qu'elle ne contribue pas à déterminer avec certitude si le recours aux tirs était justifié ou pas. Ils ajoutent que, par sa décision, la chambre d'accusation a mis fin à l'enquête et l'affaire n'a pas été renvoyée en jugement. En conclusion, ils estiment que l'enquête n'était pas effective, car celle-ci n'avait pas pu déterminer si la force utilisée était justifiée dans les circonstances de l'espèce, et que les autorités n'ont pas fait de réels efforts pour établir exactement ce qui s'était passé au cours de l'opération en cause.

b)      Le Gouvernement


87.  Le Gouvernement soutient que les allégations des requérants sont infondées car les juridictions internes ont ouvert une enquête d'office, et celle-ci a été menée de manière effective, approfondie et rapide dans le cadre des procédures pénales et de la procédure disciplinaire. En particulier, l'ensemble des actes d'enquête accomplis dans le cadre de la procédure pénale ont été effectués, expose-t-il, par deux officiers de l'autorité portuaire de Rhodes qui se sont déplacés à Symi pour assister à la conduite de l'enquête, sous la direction et les ordres de la procureure du tribunal de première instance de Rhodes. Le Gouvernement note que l'autorité portuaire de Rhodes est indépendante de l'autorité portuaire de Symi, sans que celle-ci soit dépendante hiérarchiquement de la première. Il fait remarquer que les actes d'enquête les plus importants ont été accomplis par un officier qui avait un grade bien plus élevé que celui de V.M. à l'époque. Ces actes d'enquête incluaient, entre autres : a) la collecte de toutes les dépositions des migrants en situation irrégulière, recueillies avec l'assistance d'un interprète, de la déposition d'un membre de l'équipage de l'autorité portuaire lettone, ainsi que de la défense des accusés assistés d'un interprète ; b) la rédaction des rapports constatant l'arrestation des deux trafiquants et des migrants en situation irrégulière ; c) la rédaction de rapports relatifs aux prélèvements ADN des trafiquants ; d) une ordonnance prévoyant la réalisation d'un rapport médicolégal concernant les trafiquants ; e) une ordonnance prévoyant la rédaction et la délivrance d'un acte de décès du mineur défunt ; f) l'expertise du yacht avec la prise de photos et l'établissement d'un rapport y relatif ; et g) la rédaction des rapports d'enquête corporelle et la confiscation des moyens de transport des trafiquants. Dès lors, le Gouvernement estime que les allégations des requérants selon lesquelles l'enquête a été menée par des garde-côtes qui étaient des subordonnés de V.M. sont infondées.


88.  Le Gouvernement se réfère à l'article 180 du code de procédure pénale qui prévoit qu'une autopsie peut être menée à tout stade de la procédure, y compris au stade de l'enquête au cours de laquelle l'autopsie en l'espèce aurait été réalisée. Qui plus est, il estime que cette autopsie était complète et instructive et que c'est pour cela qu'elle aurait été prise en compte par les juridictions internes. Au cours des enquêtes pénales, il précise que les services d'un interprète certifié ont été utilisés lors de l'interrogatoire des témoins passagers du yacht.


89.  Le Gouvernement soutient que, dans leur plainte, la sœur du défunt et son mari ont proposé l'audition de deux témoins, M.A. et B.J., des migrants présents sur le yacht, mais qu'ils ont omis de mentionner leur adresse, précisant uniquement que les deux témoins résidaient en Allemagne. À cet égard, il explique que la juge d'instruction a essayé de localiser les témoins en question par l'intermédiaire de la représentante des plaignants. Il précise que jusqu'à la fin de l'instruction et au moment où le dossier a été transmis au procureur du tribunal maritime, le 30 juin 2017, rien dans le dossier n'indique que la représentante des plaignants ait informé la juge d'instruction des efforts entrepris pour trouver les témoins. Il expose que, alors que l'affaire était pendante devant la chambre d'accusation du tribunal maritime, le 5 septembre 2017, la représentante des plaignants a envoyé à la juge d'instruction par fax une lettre l'informant de l'adresse des témoins résidant à Francfort. Il note que, le 25 septembre 2017, cette lettre a été transmise au tribunal maritime. Il s'ensuit que la représentante a notifié, selon lui, l'adresse des témoins après l'enquête de l'affaire et la rédaction de la proposition de la procureure, au moment où l'affaire était déjà pendante devant la chambre d'accusation. De plus, le Gouvernement estime que les requérants ne précisent pas quels sont les nouveaux éléments que la déposition des témoins aurait permis d'apporter. À cet égard, il note que les dépositions sous serment des témoins datant du 9 septembre 2015 étaient jointes à la plainte déposée. Ces dépositions, ajoute-t-il, ont été examinées par les juges de la chambre d'accusation, comme le prévoit la procédure pénale. Par ailleurs, le Gouvernement allègue que toutes les dépositions faites au cours de l'enquête, y compris celles de S.A. et de son mari, ont été examinées par la chambre d'accusation.


90.  Le Gouvernement ajoute que la chambre d'accusation a pris en compte l'arrêt de la cour d'appel concernant les deux trafiquants. Il indique qu'à la suite du classement de l'affaire par la procureure près le tribunal de première instance de Rhodes, le tribunal maritime a procédé à une nouvelle enquête et a examiné l'affaire en profondeur. Il estime que toutes les procédures ont été conclues rapidement, malgré le nombre des actes d'instruction à accomplir. Concernant la participation des requérants à la procédure, le Gouvernement note que les intéressés ont choisi de ne pas y participer et qu'ils n'ont pas soumis de documents ou autres éléments au cours des procédures en cause. Il soutient que les allégations des requérants selon lesquelles des faits cruciaux n'ont pas été pris en compte sont hypothétiques, vagues, infondées et non prouvées. Il allègue que toutes les procédures, qui ont respecté l'article 6 de la Convention, ont conclu que le tir d'immobilisation effectué par V.M. était absolument nécessaire et que celui‑ci avait agi de manière légale. Dès lors, il estime que la Cour ne peut se substituer aux juridictions internes. Il considère que ces dernières ont procédé, rapidement et efficacement, à toutes les actions nécessaires dans le but de récolter toutes les preuves y relatives, de les examiner d'une manière scientifiquement prouvée et d'éclaircir toutes les questions essentielles en vue de donner une réponse aux circonstances ayant entouré le décès du mineur. Il affirme qu'aucun élément ne permet de conclure que l'enquête comportait des défaillances, et que le fait que les requérants n'aient pas obtenu gain de cause ne peut être de nature à douter de l'effectivité de l'enquête. Il ajoute que la Cour n'est pas une quatrième instance de juridiction et qu'en l'espèce les conclusions des juridictions internes ne souffrent pas d'un arbitraire flagrant et manifeste.


91.  Le Gouvernement soutient ensuite que, concernant les allégations des requérants selon lesquelles l'interprétation des dépositions de la sœur du défunt et de son mari n'était pas correcte, les requérants ne précisent pas quels éléments étaient présents dans lesdites dépositions et ceux n'ayant pas été examinés ou ayant été mal interprétés, qui pourraient conduire à une conclusion différente quant aux circonstances de l'incident et à la responsabilité des officiers.


92.  Le Gouvernement déclare qu'en l'espèce, il ne s'agit pas d'une affaire dans laquelle les autorités n'ont ni identifié les responsables du décès du fils des requérants ni enquêté sur les circonstances de l'affaire et sur les responsabilités pénales éventuelles. Il estime que les personnes impliquées ont été identifiées et présentées en temps utile et de manière efficace aux autorités, que leurs actes ont été examinés conformément aux lois applicables et dans le cadre des procédures, lesquelles respectaient les conditions d'un procès équitable, et enfin que les autorités ont considéré qu'aucune accusation ne devait être portée contre eux.

c)       L'appréciation de la Cour

i.        Principes généraux


93.  Les principes généraux relatifs à l'obligation procédurale de l'État, découlant de l'article 2 de la Convention, de mener une enquête effective sur les allégations de violation du volet matériel de cette même disposition dans le cadre d'un recours à la force meurtrière par les agents de l'État ont été rappelés dans l'arrêt Armani Da Silva c. Royaume-Uni ([GC], no 5878/08, §§ 229-239, 30 mars 2016).


94.  La Cour rappelle que pour pouvoir être qualifiée d'« effective » au sens où cette expression doit être comprise dans le contexte de l'article 2 de la Convention, l'enquête doit être adéquate. Cela signifie qu'elle doit être apte à conduire à l'établissement des faits et permettre de déterminer si le recours à la force par les agents de l'État était justifié ou non dans les circonstances de l'affaire ainsi que d'identifier et - le cas échéant - de sanctionner les responsables. Il s'agit d'une obligation de moyens et non de résultat. Les autorités doivent avoir pris les mesures raisonnables dont elles disposaient pour obtenir les preuves relatives aux faits en question, y compris, entre autres, les dépositions des témoins oculaires, des expertises et, le cas échéant, une autopsie propre à fournir un compte rendu complet et précis des blessures et une analyse objective des constatations cliniques, notamment de la cause du décès. Toute déficience de l'enquête affaiblissant sa capacité à établir la cause du décès ou les responsabilités risque de ne pas répondre à cette norme (ibidem, § 233, et les références qui y sont citées).


95.  En outre, la Cour a maintes fois affirmé que les conclusions de l'enquête doivent s'appuyer sur une analyse méticuleuse, objective et impartiale de tous les éléments pertinents. Le rejet d'une piste d'investigation qui s'impose de toute évidence compromet de façon décisive la capacité de l'enquête à établir les circonstances de l'affaire et l'identité des personnes responsables. Il n'en demeure pas moins que la nature et le degré de l'examen répondant au critère minimum d'effectivité dépendent des circonstances de l'espèce. Ils s'apprécient à la lumière de l'ensemble des faits pertinents et eu égard aux réalités pratiques du travail d'enquête. Quand un individu a perdu la vie aux mains d'un agent de l'État dans des circonstances suspectes, les autorités internes compétentes doivent soumettre l'enquête menée sur les faits à un contrôle particulièrement strict (ibidem, § 234, et les références qui y sont citées).

ii.      Application de ces principes au cas d'espèce


96.  La Cour note, d'une part, qu'une procédure pénale a été dirigée contre les ressortissants turcs, I.S. et A.C., et, d'autre part, que deux procédures pénales et une procédure disciplinaire ont été engagées contre V.M. Elle note également que, selon les requérants, V.M. étant garde-côte, la procureure près le tribunal de première instance de Rhodes n'était pas compétente pour examiner l'affaire. À cet égard, il n'appartient pas à la Cour de se prononcer sur la question de savoir quel tribunal était compétent pour examiner la responsabilité pénale de V.M., d'autant plus que la procureure de Rhodes a examiné l'affaire et ordonné son classement sans suite. La Cour ne peut qu'examiner si les procédures suivies en l'espèce satisfaisaient à l'exigence d'effectivité d'une enquête.


97.  Elle remarque que ces procédures étaient susceptibles en principe de faire la lumière sur les circonstances de l'affaire, d'établir les faits et de conduire, le cas échéant, à sanctionner les responsables.


98.  Il reste à savoir si les procédures en cause ont satisfait aux exigences de l'article 2 de la Convention.


99.  En premier lieu, la Cour relève que, au cours de ces procédures, huit des passagers ont été invités à faire une déposition en tant que témoins (paragraphe 37 ci-dessus). Or, comme l'admettent les parties et l'ont considéré les juridictions internes, les passagers du yacht étaient quatre‑vingt‑treize au total. Le Gouvernement n'explique pas pourquoi d'autres témoins oculaires, y compris la personne ayant transporté le fils des requérants vers la partie supérieure du yacht à la suite des tirs, n'ont pas été interrogés. La Cour note que, dans leur plainte déposée le 23 novembre 2015, la sœur du défunt et son mari ont proposé de faire interroger en tant que témoins tous les passagers du yacht.


100.  Qui plus est, dans ladite plainte, la sœur du défunt et son mari avaient demandé de faire de nouvelles dépositions en tant que témoins, car, selon eux, le contenu de leur première déposition n'avait pas été restitué correctement. Dans leur plainte, ils avaient joint des dépositions sous serment devant un notaire, présentant leur version des faits. Or ils n'ont jamais été invités à faire de nouvelles dépositions qui auraient pu être examinées à nouveau dans le cadre de l'enquête.


101.  En deuxième lieu, la Cour rappelle que, d'une manière générale, pour qu'une enquête puisse passer pour effective, il faut que les institutions et les personnes qui en sont chargées soient indépendantes des personnes qu'elle vise. Cela suppose non seulement l'absence de lien hiérarchique ou institutionnel, mais aussi une indépendance concrète (Armani Da Silva, précité, § 232). En l'espèce, la Cour observe que les personnes chargées de l'enquête pénale étaient les collègues des garde-côtes impliqués dans l'incident en cause. En particulier, les 29 et 30 août 2015, les dépositions des témoins ont été recueillies par S.T., capitaine de frégate servant auprès de l'autorité portuaire de Symi, et A.M., enseigne. Ces dépositions ont par la suite été prises en compte tant par la procureure près le tribunal de première instance de Rhodes, qui a ordonné le classement sans suite de l'affaire quant à la responsabilité pénale de V.M., que par la chambre d'accusation du tribunal maritime, qui a décidé de ne pas porter d'accusations contre V.M. La Cour relève en outre que, le 30 août 2015, V.M. a envoyé à la procureure de Rhodes le dossier de l'affaire impliquant les deux ressortissants turcs, I.S. et A.C., en joignant un document dans lequel il exposait sa version des faits. Or, à ce moment, les autorités disposaient déjà d'indices sérieux, voire une certitude, que V.M. avait tiré sur I.S. et que Ameer Mokhlas était décédé à la suite de ce tir. De l'avis de la Cour, les autorités n'ont pas mené une enquête indépendante propre à déterminer les circonstances ayant entouré le décès du fils des requérants.


102.  En troisième lieu, la Cour observe que le rapport d'expertise du yacht datant du 30 août 2015 constatait la présence d'un récipient contenant du carburant. Toutefois, il ne ressort pas de ce rapport ni d'un autre document du dossier que les autorités nationales aient recherché s'il y avait des traces de carburant renversé sur le yacht. Cette recherche était pourtant en l'espèce d'autant plus nécessaire et propre à faire la lumière sur l'incident litigieux, que des allégations selon lesquelles l'un des garde-côtes avait été aspergé de carburant et menacé d'être brûlé par l'un des ressortissants turcs avaient été formulées. Aux yeux de la Cour, cette mesure d'investigation s'imposait de toute évidence, mais elle n'a pas été accomplie, ce qui a compromis la capacité de l'enquête à faire toute la lumière sur les circonstances de l'incident litigieux.


103.  Force est donc à la Cour de constater que l'enquête menée par les autorités nationales comportait de nombreuses lacunes qui ont conduit notamment à la perte d'éléments de preuve, et qui ont affecté le caractère effectif de l'enquête, laquelle en particulier n'a pas permis d'établir les circonstances exactes dans lesquelles le décès de Ameer Mokhlas était survenu et d'identifier et - le cas échéant - de sanctionner les responsables.


104.  Eu égard à ce qui précède, la Cour estime qu'il n'est pas nécessaire de se prononcer sur les autres défaillances alléguées de la procédure en cause et conclut à la violation de l'article 2 de la Convention sous son volet procédural.

2.     Sur le volet matériel

a)      Les requérants


105.  Les requérants soutiennent qu'en l'espèce l'opération au cours de laquelle les garde-côtes ont eu recours à l'usage des armes n'a été ni règlementée, ni organisée, ni conduite de manière à réduire les risques pour la vie des passagers du yacht, y voyant une violation de l'article 2. Ils affirment que l'opération a été menée de manière à provoquer la violence mettant en danger la vie des tiers. Selon eux, la mort de leur fils n'a pas résulté d'un usage d'armes absolument nécessaire au sens de l'article 2 de la Convention.


106.  Les requérants souhaitent souligner que les opérations de contrôle des frontières doivent être organisées en vue de protéger en premier la vie des migrants passagers, que ce principe doit être clair pour les garde-côtes et que la législation interne doit garantir la mise en place d'un système contre l'arbitraire, l'abus de la force et les accidents éventuels. Ils allèguent que le cadre national législatif et administratif réglementant les opérations de contrôle des frontières n'est pas approprié. Ils invitent la Cour à prendre en considération le fait que, pendant ces opérations, les garde-côtes devraient non seulement se préoccuper des trafiquants mais également porter aide et assistance aux passagers qui sont transportés dans les bateaux. Ils indiquent que le règlement relatif à la possession, au port et à l'utilisation d'armes à feu par le personnel du corps des garde-côtes, approuvé par la décision du ministre de la Marine marchande 1141.1/04/2004 du 27 avril 2004 (ci-après le « Règlement de 2004 » - voir Alkhatib et autres, précité, § 56, concernant l'article 10 de ce Règlement qui énonce les principes régissant l'utilisation des armes à feu dans l'exercice des fonctions des garde-côtes) ne renferme pas de dispositions spécifiques aux opérations de contrôle des frontières. Ils estiment également que ni les règles d'engagement, figurant dans une ancienne réglementation confidentielle (« les règles d'engagement pour les bateaux de patrouille » du 23 décembre 1992 - voir Alkhatib et autres, précité, §§ 61-63) et auxquelles ni le Gouvernement ni les autorités judiciaires ne se réfèrent dans la présente affaire, ni la réglementation de Frontex ne fournissent un cadre clair et cohérent. Or, précisent-ils, un tel cadre est nécessaire, car les garde-côtes doivent a)  savoir dans quelles conditions l'usage d'armes est acceptable, en particulier lorsqu'un bateau transporte des passagers en nombre important ou lorsque l'opération se déroule au sein d'une foule, des options ainsi que des équipements moins meurtriers devraient être prévus par la loi ; b)  collecter des informations concernant le type et la capacité du bateau, sa conduite et sa localisation ainsi que la recherche des personnes cachées dans le bateau et l'estimation des besoins de celles-ci (des mineurs), ces éléments devraient être une étape nécessaire, même avant le début de l'opération en cause ; c)  déterminer les conditions dans lesquelles l'opération concernée et l'arrestation des trafiquants doivent avoir lieu ou sont à éviter, de telles conditions devraient être omises ou remplacées par des opérations moins dangereuses, lorsque les trafiquants sont violents envers les passagers ; d)  suivre un entraînement spécifique dans le but de gérer de telles circonstances y compris dans les cas extrêmes.


107.  Les requérants estiment que la mise en place d'un cadre légal et opérationnel clair permettrait d'apporter aux garde-côtes des précisions sur la principale obligation qui leur incombe pendant les opérations de surveillance des frontières qui est celle de protéger la vie. Ils arguent que, en cas de conflit entre l'obligation de protéger la vie et l'obligation d'effectuer un contrôle ou d'arrêter les trafiquants, la protection de la vie des passagers doit être prioritaire, même si les garde-côtes doivent laisser les trafiquants prendre la fuite ou les passagers contourner les contrôles aux points de passage frontaliers, la législation actuelle n'étant pas claire sur ce point. À cet égard, ils soutiennent que de tels principes sont compatibles avec l'article 2 de la Convention. En l'espèce, l'opération n'aurait pas été planifiée et contrôlée de manière à réduire le recours à la force meurtrière ou la perte de vie accidentelle et à protéger la vie des passagers.


108.  En particulier, les requérants estiment que les garde-côtes ont agi comme s'ils n'avaient suivi aucun entraînement spécifique ni aucune stratégie pour faire face à de telles situations, précisant qu'ils ne portaient aucun équipement de protection spéciale. Qui plus est, ils précisent que les garde-côtes n'ont pas pris en compte les informations dont ils disposaient déjà avant l'opération en question, à savoir le type et la capacité d'accueil du yacht ainsi que les cabines existantes, et qu'ils ont embarqué sans examiner la structure du yacht. Les requérants allèguent que le même yacht avait été détecté dans le passé transportant illégalement des personnes. Dès lors, ils estiment que de solides indices, voire des preuves, avaient été relevés donnant à penser que le yacht transportait des personnes en vue de les débarquer sur l'île grecque. À cet égard, ils soutiennent que les garde-côtes étaient au courant de tels incidents à l'époque et qu'il était connu de tous que ces yachts étaient surchargés, qu'ils ne respectaient pas les règles de sécurité, que les passagers n'avaient pas toujours de gilets de sauvetage, que les trafiquants pouvaient être dangereux et que parmi les passagers se trouvaient des mineurs et autres personnes nécessitant une aide et une protection internationale. Or, estiment-ils, les autorités ont agi comme si aucun indice ne donnait à penser que le yacht était bondé. Les autorités n'auraient pris aucune mesure de protection, elles n'auraient rien fait pour arrêter l'escalade de la violence. Lorsqu'ils ont embarqué sur le bateau, les garde-côtes se seraient rendu compte que le yacht était surpeuplé, qu'il y avait du feu à bord et que les passagers étaient en panique. Or, les intéressés n'auraient pris aucune mesure de nature à repérer et protéger les passagers ainsi qu'à éviter des accidents. Au contraire, ils auraient tiré à plusieurs reprises et auraient essayé d'arrêter les trafiquants d'une manière chaotique, sans s'assurer que le risque pour la vie des passagers était réduit. Ils n'auraient même pas invité les trafiquants à se rendre ou à négocier avec eux ou encore tenté de les informer qu'ils allaient tirer.


109.  Les requérants remarquent que le Gouvernement ne nie pas ces omissions. Ils indiquent que les skippers étaient violents, raison pour laquelle les garde-côtes auraient pu les laisser s'enfuir ou attendre pour porter assistance aux passagers, après les avoir mis à l'abri dans un endroit sécurisé. Ils estiment que l'affrontement entre le garde-côte P.I. et les skippers résulte du fait que les garde-côtes ont tenté d'arrêter les trafiquants, cela a entraîné l'escalade de la violence. De plus, ils allèguent que les skippers ont pris le bâton de police appartenant au garde-côte et l'ont frappé. En revanche, concernant l'arme, ils déclarent que ce qui est arrivé à ce moment n'est pas clair. Si l'on accepte, précisent-ils, le fait que l'un des skippers s'est saisi de l'arme de service, il n'y a aucun doute que celle-ci est restée chargée par négligence par l'officier et que le skipper s'en est emparé en quelques secondes uniquement (selon l'ordonnance : « il s'en est emparé instantanément »). Par la suite, le garde-côte V.M. a tiré encore une fois en l'air et P.I. est parvenu à prendre la fuite et à reprendre son arme. Les requérants ne voient guère pourquoi V.M. a effectué deux tirs d'immobilisation vers les skippers, étant donné que P.I. n'était plus en danger. Même si l'on considère que la situation était dangereuse, les requérants allèguent qu'il n'était pas nécessaire de tirer deux fois en direction des pieds du trafiquant, car il existait des indices donnant à penser que des personnes étaient cachées dans le yacht. Ils estiment que, contrairement à ce que soutient le Gouvernement, la vie des garde-côtes et des passagers n'était pas en danger, de sorte que les tirs n'étaient pas « absolument nécessaires ». Ils rappellent que la cour d'appel du Dodécanèse a conclu que les trafiquants étaient responsables de lésions corporelles dangereuses sur la personne de P.I., lequel avait reçu des coups de bâton, ainsi que de blessures causées à deux autres passagers, mais elle les a acquittés des chefs de tentative d'homicide par le jet d'objets lourds contre des personnes et tentative de provocation d'une explosion par le jet de matériel inflammable et l'utilisation d'un briquet pour allumer le feu. Ces conclusions sont essentielles, estiment-ils, pour apprécier les circonstances de l'affaire. Qui plus est, selon les requérants, l'un des skippers a été condamné des chefs de port et usage d'armes (bâton) et l'autre skipper pour port et usage d'armes (pistolet), car ce dernier skipper avait tenu le pistolet d'un garde-côte et avait tiré une fois. Les requérants soulignent que le skipper n'a pas été condamné pour avoir essayé de tirer sur les policiers ou les passagers.


110.  Les requérants soulignent que, dans son arrêt no 15/2021, la cour d'appel du Dodécanèse a acquitté le skipper pour port et usage d'armes (pistolet) au motif que « des doutes subsist[aient] quant au fait de savoir si le premier [skipper avait commis les actes qui lui étaient reprochés], et en particulier s'il tenait un pistolet, une batte, un marteau ou un tournevis, ou encore s'il [avait] tiré avec le pistolet, et quant au fait de savoir dans quelles circonstances et auprès de qui les garde-côtes [avaient] repris l'arme ». Selon les requérants, cet arrêt est crucial, car il rejoint leur argument soutenant la thèse que la vie des officiers n'a en réalité jamais été en danger et que ceux-ci ont agi en négligeant la vie et en tirant plusieurs fois sans raison.


111.  Les requérants indiquent que la chambre d'accusation du tribunal maritime a conclu en revanche que les tirs des officiers étaient nécessaires, car, selon elle, le premier skipper avait tiré sur les officiers et les passagers, et les deux skippers avaient essayé de brûler l'officier P.I. Or, soulignent-ils, la chambre d'accusation n'a pas expliqué dans son arrêt pourquoi elle s'est écartée de l'arrêt de la cour d'appel de Rhodes, seul tribunal compétent selon eux pour se prononcer sur la responsabilité des skippers, et ayant conclu à l'acquittement de ces derniers des chefs de tentative d'homicide et de tentative de brûler des officiers. Qui plus est, ils précisent que les skippers n'ont pas été condamnés pour avoir tenté de tirer sur les officiers et les passagers. Dès lors, ils demandent à la Cour d'accepter le fait que les skippers n'ont pas tiré sur les officiers et les passagers et qu'ils n'ont pas tenté de brûler les officiers. Ils soutiennent que la chambre d'accusation a admis, de manière arbitraire, que les skippers avaient tiré sur les officiers et essayé de brûler P.I. Ils affirment que, dans leurs dépositions, la sœur du défunt et son mari ont déclaré qu'ils n'avaient jamais vu le skipper s'emparer du pistolet de l'officier ou essayer de le brûler et que ceux-ci ont ressenti un stress à l'idée que leurs dires avaient été transcrits de manière erronée par les autorités, les amenant à demander à faire une nouvelle déposition. Ils ajoutent que les passagers ont essayé d'aider les cinq garde-côtes qui étaient armés.


112.  Les requérants contestent que V.M. a effectué deux tirs de semonce et un tir d'immobilisation. Ils estiment que V.M. a procédé à plusieurs tirs de semonce et deux d'immobilisation. En particulier, V.M. aurait tiré un coup de sommation avant l'affrontement entre P.I. et le skipper, et ensuite pendant l'affrontement. Les requérants relèvent que, d'après l'ordonnance de la chambre d'accusation, V.M. a effectué un tir d'immobilisation après que P.I. eut réussi à prendre la fuite. Ils font remarquer qu'un impact de balle a été trouvé sur le pare-brise du yacht et deux autres dans le mur en bois de la partie inférieure du bateau. Ils ne voient guère pourquoi V.M. a tiré deux fois au niveau des pieds du skipper et non pas une fois, surtout qu'il s'agissait de tirs d'immobilisation très dangereux en mer, et combien de fois V.M. a-t-il tiré et combien de balles manquait-il dans son arme. De plus, ils ne voient pas non plus pourquoi le rapport de l'enquête administrative a constaté que V.M. avait tiré uniquement une fois alors que deux trous ont été trouvés dans le mur de la partie inférieure du yacht.


113.  Les requérants allèguent également que les garde-côtes n'ont pris ni des mesures positives en vue de vérifier si des tiers étaient en danger ni des dispositions au début de l'opération. Or ils estiment que les garde-côtes détenaient des informations suffisantes qui leur permettaient de se douter de l'existence de cabines à un niveau inférieur. Pour eux, il ne relevait pas de la responsabilité des passagers de crier pour obtenir de l'assistance, mais les officiers étaient tenus de prendre toutes les mesures nécessaires pour garantir la protection des passagers. Selon les requérants, la question que les garde‑côtes auraient dû se poser en l'espèce était de savoir s'il existait des preuves permettant de conclure au-delà de tout doute raisonnable qu'il n'y avait pas d'autres personnes à bord.


114.  Les requérants soutiennent également que les garde-côtes disposaient d'autres options disponibles pour prévenir ou arrêter l'escalade de la violence. En effet, les officiers auraient pu selon eux attendre que les passagers débarquent et essayer ensuite d'embarquer afin de contrôler le bateau, ou attendre l'arrivée du renfort, ou encore laisser les skippers du yacht s'enfuir dans un bateau gonflable (comme ces derniers avaient essayé de le faire) et par la suite tenter d'intercepter le bateau. Ils arguent que, pour le Gouvernement, l'arrestation des trafiquants est la priorité, même si cela met en danger la vie des passagers.


115.  Les requérants ajoutent que selon le Règlement de 2004 le danger résultant d'un délit commis par ses auteurs ne peut justifier des tirs d'immobilisation. Ils précisent qu'en l'espèce, comme la cour d'appel du Dodécanèse l'a considéré, les skippers étaient coupables de lésions corporelles dangereuses causées au mineur, occasionnées par le jet d'objets en direction des garde-côtes, et de menace d'électrocution sur une autre personne.

b)      Le Gouvernement


116.  Le Gouvernement soutient que les allégations des requérants sont infondées, car les garde-côtes ont procédé, dans le cadre de l'exercice de l'autorité publique, à toutes les actions prévues, en mettant en balance les différents intérêts en jeu dans la présente espèce et en appliquant les dispositions législatives internationale, européenne et nationale. À cet égard, il précise que l'usage d'armes était conforme à l'article 10 du Règlement de 2004. Il ajoute que l'un des buts particuliers de l'opération « Poséidon » était de localiser préalablement les personnes en mer, de contrôler l'entrée illégale sur le territoire, d'arrêter les trafiquants et les migrants en situation irrégulière, de confisquer les moyens de transport et les marchandises de contrebande.


117.  Le Gouvernement estime qu'il ressort clairement des éléments du dossier que les garde-côtes ont subi une attaque violente et incontrôlable de la part des trafiquants, qui a eu pour conséquence non seulement de porter atteinte à leur intégrité physique mais également de mettre leur vie en danger. Il ajoute que le comportement des trafiquants a également mis l'intégrité physique et la vie des passagers du yacht en danger. Dans ces conditions, il indique que les organes judiciaires et disciplinaires ont considéré comme nécessaires et proportionnées les mesures prises par les garde-côtes, tout en respectant leurs obligations professionnelles, pour contrer l'attaque, eu égard à son degré de dangerosité, à son intensité, au type de préjudices causés, à l'absence d'autres moyens disponibles pour la repousser.


118.  Le Gouvernement précise que le constat de l'agression injuste et présente subie par les garde-côtes, qui justifiait les tirs autorisés, se dégage notamment a)  de l'ensemble des dépositions des témoins qui ont décrit avec précision l'attitude des trafiquants, b)  des certificats médicaux et de l'examen médicolégal, qui ont constaté que P.I. avait subi des lésions corporelles à la suite de l'attaque des trafiquants, et c)  du fait que V.M. n'avait pas d'autre moyen d'agir, dès lors que ni lui ni ses collègues n'avaient pu quitter en sécurité le lieu de l'incident pour éviter l'attaque ou procéder à des tirs de sommation, car des tirs avaient préalablement été effectués tant par P.I. que par V.M., sans succès. Le Gouvernement note que V.M. se trouvait sur le yacht, faisant face à l'un des trafiquants qui avait asséné P.I. de coups sur la tête avec une brutalité incroyable tandis que l'autre trafiquant avait aspergé d'une matière inflammable P.I. qui était couvert de sang et allongé sur le sol du yacht dans un état semi-conscient. Il indique que l'un des trafiquants avait également saisi l'arme de service de P.I. et avait tiré en direction des garde-côtes et des passagers, mettant leur vie en danger. En effet, explique le Gouvernement, le trafiquant I.S. avait essayé de brûler P.I., puisqu'il tenait un briquet et qu'à ce moment-là V.M. avait eu l'impression que le trafiquant avait aspergé P.I. d'essence et que celui-ci allait être brûlé. C'est dans ce contexte que des tirs d'intimidation auraient été effectués pour repousser l'attaque initiale, mais sans succès. V.M. a alors décidé de tirer une troisième fois pour immobiliser le skipper du yacht, en pointant son arme sur ses membres inférieurs, ce qui a provoqué une blessure légère au niveau de ses pieds.


119.  Le Gouvernement considère, comme l'ont retenu les juridictions internes, que plusieurs éléments, notamment la manière dont V.M. a utilisé son arme (deux tirs ont été effectués en visant les membres inférieurs du trafiquant), l'endroit où le trafiquant a été blessé (lésion légère au niveau du pied gauche et du genou droit), la direction de la balle (vers le bas à l'endroit où se tenait le trafiquant), prouvent que V.M., soucieux de préserver l'intégrité physique de tous les passagers, a effectué un tir d'immobilisation. À cet égard, il estime que cette mesure était la solution la plus appropriée dans ce contexte.


120.  Le Gouvernement explique que, après avoir examiné les circonstances de l'espèce sous l'angle de l'article 2 de la Convention, les juridictions internes ont considéré que l'usage d'une arme par V.M. était légal aux motifs a)  qu'il était en service ; b)  qu'il avait subi une attaque qui s'était ensuite aggravée (jet d'objets, retrait de l'arme de P.I. et tirs effectués sur les garde-côtes) ; c) qu'il y avait un risque qu'il fût désarmé ; d) que des mesures plus légères n'étaient pas appropriées en l'espèce, car ni ses appels répétitifs ni les tirs de sommation n'avaient été suivis de succès de sorte qu'aucun autre moyen permettant de repousser l'attaque n'était disponible ; e)  que l'acte de défense en question était nécessaire pour éviter la mort ou des blessures infligées à un tiers se trouvant sur le yacht ; et enfin f)  qu'il n'y avait aucun risque de blesser un tiers par l'usage de l'arme de V.M., étant donné que, d'une part, il avait visé vers le bas, à un endroit où il n'y avait pas de danger pour la vie des tiers, et que, d'autre part, seul le trafiquant était présent au moment du tir litigieux, aucun tiers ne se trouvait sur le lieu du tir.


121.  Concernant la question de savoir si la présence de migrants dans la cabine inférieure du yacht aurait pu être connue de V.M., le Gouvernement indique qu'il ressort de l'ensemble des pièces versées au dossier que lorsque V.M. a tiré il ne pouvait pas être au courant de la présence des migrants, et qu'il ne pouvait pas non plus savoir que dans la cabine inférieure se trouvaient encore d'autres personnes cachées. À cet égard, il invoque les dépositions des témoins du 30 août 2015.


122.  Le Gouvernement estime que la thèse des requérants selon laquelle les autorités portuaires étaient avant l'opération d'interception informées de l'implication du yacht dans le transport de migrants et devaient dès lors connaître l'existence d'un espace de stockage dans sa partie inférieure n'est ni pertinente ni fondée sur des preuves. Il ajoute que la cabine où se cachaient les migrants n'était pas visible, que ceux-ci ne se sont pas manifestés et que sur la partie supérieure du yacht un grand nombre de migrants repérés par les garde-côtes n'ont pas informé ces derniers de la présence d'autres migrants sur le yacht. Il considère que les allégations des requérants selon lesquelles les garde-côtes étaient tenus, en vertu de l'article 2 de la Convention, de prendre des mesures positives dans le but de protéger les migrants, à savoir rechercher la partie inférieure du yacht et interroger les migrants repérés, sont infondées. En particulier, il soutient que, pour des raisons de protection de l'ensemble des personnes à bord du yacht et dans les circonstances de l'espèce, il était absolument nécessaire de repousser l'attaque et d'arrêter les trafiquants, avant de mener une autre action.


123.  Le Gouvernement ajoute que les trafiquants ont été condamnés du chef de lésions corporelles dangereuses sur deux des migrants. En revanche, estime-t-il, le fait qu'ils aient été acquittés en première instance, en premier lieu, du chef de tentative d'homicide sur P.I. et des passagers, au motif que l'intention d'homicide n'a pas été reconnue, et, en second lieu, du chef de tentative d'explosion, pour manque de preuve, ne témoigne pas de l'intensité et de la dangerosité de l'attaque des trafiquants pour la vie et l'intégrité physique des garde-côtes et des migrants.


124.  Le Gouvernement estime que la mort accidentelle de Ameer Mokhlas est survenue en dépit des efforts déployés par les garde-côtes pour agir de la manière la plus appropriée afin d'éviter toute mise en danger de la vie humaine. Il ne ressort pas du dossier, ajoute-t-il, que les garde-côtes aient pu prévoir qu'en premier lieu il y avait des passagers cachés dans la cabine inférieure du yacht et qu'en second lieu la balle d'immobilisation ait traversé le mur en bois et blessé le mineur Ameer Mokhlas qui s'y cachait. Si les garde-côtes n'avaient pas agi de cette manière, précise-t-il, ils auraient enfreint les ordres. Selon le Gouvernement, V.M. avait le droit et l'obligation d'effectuer un tir d'immobilisation, en vertu du principe de proportionnalité et de l'article 10 du Règlement de 2004. Il a choisi de prendre les mesures les moins dangereuses et contraignantes.


125.  Le Gouvernement soutient que les requérants ne fournissent aucun élément ou argument plus précis permettant d'établir les actions nécessaires que les garde-côtes auraient dû mener, mais se contentent de mentionner de manière générale que la législation grecque, européenne et internationale n'a pas été appliquée. Il estime que les arguments des requérants selon lesquels les garde-côtes auraient dû, en tant que mesure plus appropriée et moins dangereuse, permettre aux skippers du yacht de s'enfuir dans un bateau gonflable et ensuite les poursuivre sont incompatibles avec les circonstances spécifiques de l'espèce ainsi qu'avec le cadre opérationnel et les dispositions applicables. Il considère que, dans de telles circonstances, les garde-côtes auraient été responsables de nombreuses infractions pénales, en raison de la fuite des trafiquants, et d'un manquement à leur devoir professionnel. Il indique que les garde-côtes sont autorisés à utiliser une arme si cela est nécessaire dans l'exercice de leurs fonctions. À cet égard, il estime que le critère permettant de savoir si un tel comportement est punissable ou pas est celui qui détermine si l'usage d'armes est légal ou illégal.


126.  Par ailleurs, le Gouvernement estime que si les garde-côtes avaient agi comme les requérants le proposent, il y aurait eu un risque d'atteinte à des intérêts juridiques de valeur supérieure, à savoir l'intégrité physique et la vie des garde-côtes et des migrants. Il allègue que les migrants étaient « terrifiés par les deux trafiquants turcs » et qu'ils avaient subi des lésions corporelles en raison du comportement violent de ceux-ci, alors que P.I. avait subi des blessures graves. Selon le Gouvernement, la réaction choisie par V.M. était appropriée et absolument nécessaire en l'espèce pour repousser l'attaque des trafiquants.


127.  Il considère que les actions proposées par les requérants ne sont ni fondées sur des dispositions du droit grec, européen ou international, ni justifiées par les événements qui se sont déroulés en l'espèce. Il ajoute que la proportionnalité de l'acte de défense en cause ne doit pas être jugée sur les conséquences provoquées par l'acte, mais doit être évaluée tout au long du déroulé de l'opération d'interception. Il indique que l'enquête pénale approfondie, l'acte de la procureure du tribunal de première instance de Rhodes et l'ordonnance de la chambre d'accusation du tribunal maritime ont conclu que l'acte de défense dont s'est livré V.M. était légal et approprié. Qui plus est, il précise que le rapport établi à la suite de l'enquête administrative a conclu que V.M. avait fait usage de son arme et que les tirs relevaient des catégories d'intensité prévues par la loi. Selon le Gouvernement, la violence utilisée en l'espèce était conforme à l'article 2 de la Convention. Le Gouvernement estime que le critère de « nécessité absolue » a été maintenu et que l'acte était strictement proportionné au but poursuivi. L'opération en cause a été planifiée selon lui de manière à ce que l'usage de la force poursuive un but légitime au sens de l'article 2 de la Convention, et à ce que tout risque d'une atteinte à la vie soit réduit autant que possible. Le Gouvernement estime en outre que le temps très limité dont les garde-côtes disposaient pour évaluer la situation doit être pris en compte.


128.  Le Gouvernement soutient enfin que les allégations des requérants selon lesquelles les officiers de l'autorité portuaire et de Frontex auraient dû agir d'une manière différente sont basées sur une évaluation théorique, arbitraire et ex post facto de la situation, qui ne prend en compte ni le cadre législatif européen et national, ni les dangers encourus par les garde-côtes et les migrants, ni les possibilités de réagir dont les autorités disposaient afin de protéger la vie et l'intégrité physique de ces personnes, ni celles de se défendre par les moyens légaux contre le danger en question. Il précise que l'affaire en cause ne concerne pas des tirs directs effectués par un officier contre une victime, mais un cas où l'officier, dans le cadre de ses fonctions, a tenté, et y est parvenu, d'arrêter, par un tir d'immobilisation, une attaque injuste et présente. Il estime par conséquent que l'acte en cause répondait au critère de nécessité absolue et était strictement proportionnel au but poursuivi. Les requérants essaient selon lui de contester le fait qu'il était nécessaire pour les autorités de gérer la situation, en essayant de sous-estimer un risque déjà prouvé.


129.  Le Gouvernement expose que, par son arrêt no 15/2021, la cour d'appel du Dodécanèse a examiné la culpabilité des trafiquants pour certaines des infractions pour lesquelles ils avaient été condamnés en première instance et a acquitté I.S. pour port et usage d'armes, en raison des doutes qui subsistaient. Il ajoute que cet arrêt ne remet pas en question les faits selon lesquels le trafiquant s'était saisi de l'arme de P.I. et l'avait utilisée ni le fait qu'il ait tenté de mettre le feu. En outre, il indique que ces faits ont été retenus par la chambre d'accusation du tribunal maritime, le procureur du tribunal de première instance de Rhodes et relevés dans l'enquête administrative. Qui plus est, selon le Gouvernement, l'arrêt no 15/2021 confirme les conditions dangereuses immédiates de mort auxquelles P.I. a été confronté ou de lésions corporelles dangereuses sur sa personne, et a par conséquent déclaré coupables les trafiquants de telles lésions, lesquels avaient frappé avec une férocité incroyable P.I., avaient répandu un liquide, alors que celui-ci gisait au sol, et lui avaient causé des blessures graves à la tête. Le Gouvernement expose qu'au cours de ces événements, V.M. était convaincu qu'il existait un risque de voir les trafiquants brûler P.I., car le liquide lui semblait être du carburant et le trafiquant menaçait de mettre le feu. Il ajoute que les trafiquants ont également été condamnés pour lésions corporelles dangereuses sur les personnes de deux des migrants, dont un mineur.


130.  Le Gouvernement conclut que les garde-côtes ont agi en conformité avec l'objectif de l'opération, à savoir lutter contre le franchissement illégal des frontières et la criminalité transfrontière et que la blessure mortelle de Ameer Mokhlas est survenue malgré les efforts des garde-côtes de prendre les mesures appropriées pour éviter de mettre des vies humaines en danger. Il estime ainsi que le critère de la nécessité absolue a été respecté, que l'action entreprise a été strictement proportionnée à la réalisation d'un but légitime et que la planification de l'ensemble de l'opération a été telle que l'usage de la force pour atteindre un but légitime était permis par l'article 2 § 2 de la Convention.

c)       L'appréciation de la Cour

i.        Principes généraux


131.  La Cour renvoie aux arrêts McCann et autres c. Royaume-Uni (27 septembre 1995, §§ 146-150 et 200, série A no 324), Giuliani et Gaggio c. Italie ([GC], no 23458/02, §§ 174‑182 et §§ 208‑210, CEDH 2011), Makaratzis c. Grèce ([GC], no 50385/99, §§ 56‑60, CEDH 2004-XI), Aydan c. Turquie (no 16281/10, §§ 63‑71, 12 mars 2013), Armani Da Silva (précité, §§ 244‑248), et Chebab c. France (no 542/13, §§ 70-74, 23 mai 2019), qui exposent l'ensemble des principes généraux dégagés par sa jurisprudence concernant le volet matériel de l'article 2 de la Convention et le recours à la force meurtrière.


132.  Elle rappelle que le texte de l'article 2, pris dans son ensemble, démontre que le paragraphe 2 ne définit pas avant tout les situations dans lesquelles il est permis d'infliger intentionnellement la mort, mais décrit celles où il est possible d'avoir « recours à la force » ce qui peut conduire à donner la mort de façon involontaire (Giuliani et Gaggio, précité, § 175, et les références qui y sont citées).


133.  Sous le volet matériel de l'article 2 de la Convention, la Cour doit examiner la question de savoir si la force utilisée pour atteindre l'objectif poursuivi était « absolument nécessaire » et, en particulier, si elle avait un caractère strictement proportionné, compte tenu de la situation à laquelle était confronté l'agent des forces de l'ordre. À cet égard, pour déterminer si l'emploi de la force potentiellement meurtrière était justifié, la Cour examine si l'agent de l'État croyait honnêtement et sincèrement qu'il était nécessaire d'y recourir. À cette fin, la Cour doit vérifier le caractère subjectivement raisonnable de la conviction en tenant pleinement compte des circonstances dans lesquelles les faits se sont déroulés (Armani Da Silva, précité, §§ 244‑248, et Chebab, précité, § 76).


134.  En outre, eu égard à l'article 2 § 2 b) de la Convention, le but légitime d'effectuer une arrestation régulière ne peut justifier de mettre des vies humaines en danger qu'en cas de nécessité absolue. La Cour rappelle qu'en règle générale il ne peut y avoir pareille nécessité lorsque l'on sait que la personne qui doit être arrêtée ne représente aucune menace pour la vie ou l'intégrité physique de quiconque et n'est pas soupçonnée d'avoir commis une infraction à caractère violent, même s'il peut en résulter une impossibilité d'arrêter le fugitif (Natchova et autres, précité, §§ 95 et 107).


135.  La Cour considère qu'il revient au Gouvernement de prouver que la force utilisée par les agents de l'État était justifiée, qu'elle n'est pas allée au‑delà de ce qui était absolument nécessaire et qu'elle était strictement proportionnée à la réalisation d'un ou de plusieurs des buts énoncés à l'article 2 § 2 de la Convention (Yukhymovych c. Ukraine, no 11464/12, § 75, 17 décembre 2020).


136.  La Cour rappelle que lorsque la force meurtrière est employée par les autorités dans une « opération de police », il est souvent difficile de séparer les obligations négatives des obligations positives que fait peser la Convention sur l'État. Lorsqu'elle est saisie de cas de ce type, la Cour examine normalement si les autorités ont planifié et contrôlé l'opération de police de manière à réduire au minimum le recours à la force meurtrière et les pertes humaines, et si toutes les précautions en leur pouvoir dans le choix des moyens et méthodes d'une opération de sécurité ont été prises. En particulier, elle considère que des mesures spécifiques visant à éviter les risques doivent être prises si les autorités savaient ou auraient dû savoir qu'il existait un risque réel et immédiat pour la vie et si la situation était restée dans une certaine mesure sous leur contrôle ; dès lors que l'État défendeur n'est tenu de prendre que les mesures « en [son] pouvoir » au vu des circonstances, il faut alors interpréter cette obligation de manière à ne pas imposer aux autorités un fardeau insupportable ou excessif (Finogenov et autres c. Russie, nos 18299/03 et 27311/03, §§ 208-209, CEDH 2011, et les arrêts qui y sont cités).


137.  La Cour réaffirme en outre que les opérations de police, en plus d'être autorisées par le droit national, doivent être suffisamment bornées par ce droit, dans le cadre d'un système de garanties adéquates et effectives contre l'arbitraire et l'abus de la force, et même contre les accidents évitables. Elle considère que les policiers ne doivent pas être dans le flou lorsqu'ils exercent leurs fonctions, que ce soit dans le contexte d'une opération préparée ou dans celui de la prise en chasse spontanée d'une personne perçue comme dangereuse : un cadre juridique et administratif doit définir les conditions limitées dans lesquelles les responsables de l'application des lois peuvent recourir à la force et faire usage d'armes à feu, compte tenu des normes internationales élaborées en la matière. Dans ce contexte, la Cour doit rechercher non seulement si le recours à une force potentiellement meurtrière était légitime, mais aussi si l'opération litigieuse était encadrée par des règles et organisée de manière à réduire autant que possible les risques de faire perdre la vie à l'intéressé (Makaratzis, précité, §§ 57-60).


138.  En principe, quand des procédures internes ont été menées, il n'appartient pas à la Cour de substituer sa propre version des faits à celle des autorités internes qui doivent établir les faits sur la base des preuves recueillies par elles. Si les constatations de celles-ci ne lient pas la Cour, laquelle demeure libre de se livrer à sa propre évaluation à la lumière de l'ensemble des matériaux dont elle dispose, elle ne s'écartera normalement des constatations de fait des juges nationaux que si elle est en possession de données convaincantes à cet effet (Giuliani et Gaggio, § 180, et Chebab, § 73, tous deux précités).


139.  La Cour rappelle, enfin, sa jurisprudence selon laquelle, pour l'établissement des faits allégués, elle se sert du critère de la preuve « au‑delà de tout doute raisonnable », une telle preuve pouvant néanmoins résulter d'un faisceau d'indices, ou de présomptions non réfutées, suffisamment graves, précis et concordants (Labita c. Italie [GC], no 26772/95, § 121, CEDH 2000‑IV). Elle souligne par ailleurs que, dans les affaires où il existe des versions divergentes des faits, elle adopte les conclusions qui, à son avis, se trouvent étayées par la libre appréciation de l'ensemble des éléments de preuve, y compris les déductions qu'elle peut tirer des faits et des observations des parties. Le degré de conviction nécessaire pour parvenir à une conclusion particulière et, à cet égard, la répartition de la charge de la preuve sont intrinsèquement liés à la spécificité des faits, à la nature de l'allégation formulée et au droit conventionnel en jeu (Natchova et autres, précité, § 147).

ii.      Application en l'espèce des principes susmentionnés


140.  La Cour observe qu'il n'est pas contesté que le fils des requérants est décédé à la suite de la blessure causée par une balle qui avait été tirée par V.M., le 29 août 2015, lequel visait l'un des skippers du yacht qui transportait le proche des requérants en Grèce. Elle rappelle que la procureure près le tribunal de première instance de Rhodes a ordonné le classement sans suite de l'affaire relative à la responsabilité pénale de V.M. et que la chambre d'accusation du tribunal maritime du Pirée a décidé de ne pas porter d'accusations contre lui quant à l'incident en question (paragraphes 49 et 58 ci-dessus).


141.  Cependant, eu égard à ses conclusions sous le volet procédural de l'article 2 de la Convention, la Cour considère qu'il n'existe pas, en l'espèce, d'éléments suffisants permettant d'établir certains des faits au-delà de tout doute raisonnable. Cette impossibilité découle en grande partie de l'absence d'enquête approfondie et effective de la part des autorités nationales. Les lacunes de l'enquête, qui n'a pas permis d'établir les circonstances exactes dans lesquelles le décès de Ameer Mokhlas était survenu, empêchent dès lors la Cour de porter sur les faits de la cause une appréciation fondée sur les seules constatations des autorités nationales. Par ailleurs, la Cour observe que les juridictions internes sont parvenues à des conclusions différentes concernant le niveau de danger que représentait le comportement des deux ressortissants turcs pour la vie des garde-côtes et des migrants se trouvant à bord du yacht ainsi que la perception et l'évaluation de ce danger par les garde-côtes au moment des faits. Elle relève en particulier que les décisions internes pertinentes ne permettent pas d'établir avec une certitude suffisante, au-delà de tout doute raisonnable, deux faits cruciaux, à savoir, d'une part, que l'un des ressortissants turcs se serait emparé de l'arme de P.I. et l'aurait utilisée, et, d'autre part, que ce dernier aurait été aspergé d'un liquide inflammable. Cela étant, la Cour relève que certains des faits se rapportant aux événements du 29 août 2015 ne sont pas contestés entre les parties, ou ressortent de manière indéniable des éléments du dossier et des décisions des juridictions internes. Elle procédera donc à l'examen du présent grief fondé sur l'article 2 de la Convention en s'appuyant sur ces faits (Safi et autres c. Grèce, no 5418/15, §§ 155-156, 7 juillet 2022).


142.  La Cour rappelle que dans les affaires impliquant l'usage de la force par les agents de l'État il est souvent difficile de séparer les obligations négatives des obligations positives pesant sur l'État (paragraphe 136 ci‑dessus). Dans des affaires similaires, la Cour a estimé approprié d'examiner successivement les trois aspects suivants : si l'État défendeur a respecté son obligation de mettre en place un cadre législatif et administratif adéquat en matière d'usage de la force par les garde‑côtes, si l'opération litigieuse a été organisée de manière à réduire autant que possible les risques d'une atteinte à la vie du proche des requérants et, enfin, si la blessure mortelle subie par le proche des requérants a résulté d'un usage de la force absolument nécessaire au sens de l'article 2 § 2 de la Convention.


143.  La Cour note que, dans leur requête, les requérants ne se plaignent pas de l'inadéquation du cadre législatif et administratif applicable. Elle observe également que, lors de la communication de l'affaire au Gouvernement, aucune question n'a été posée concernant le cadre législatif et administratif. Or, les requérants présentent des arguments y relatifs dans leurs observations. En particulier, selon eux, le Règlement de 2004 n'est pas spécifique aux opérations de contrôle des frontières et il n'existe pas en l'espèce un cadre clair et cohérent. Un tel cadre est pourtant nécessaire, estiment-ils, car les garde-côtes doivent savoir dans quelles conditions l'usage d'armes est acceptable, la collecte d'informations concernant le bateau étant une étape nécessaire, même avant le début de l'opération en cause, et dans quelles conditions l'opération d'interception maritime et l'arrestation des trafiquants doivent avoir lieu ou être évitées. Ils ajoutent que les officiers doivent avoir un entraînement spécifique afin de gérer de telles situations même extrêmes. La Cour estime que les arguments des requérants sont pour l'essentiel plutôt liés à la question de savoir si l'opération litigieuse a été organisée et conduite de manière adéquate et si l'usage de la force était nécessaire et proportionné aux buts poursuivis. En tout état de cause, elle a noté dans une autre affaire qu'il ne lui appartenait pas de se prononcer in abstracto sur la compatibilité du Règlement de 2004 avec la Convention et a toutefois estimé que ce texte fournissait un cadre juridique prima facie adéquat en matière d'usage de la force par les garde-côtes (Alkhatib et autres, précité, § 127).


144.  Se tournant vers les faits de la présente espèce, la Cour estime nécessaire de se prononcer sur la question de savoir si l'opération litigieuse a été organisée et conduite de manière à réduire autant que possible les risques d'une atteinte à la vie du fils des requérants.


145.  À cet égard, la Cour est confrontée à une question cruciale qui divise les parties, celle de savoir si les garde-côtes savaient ou auraient dû savoir, lors de l'opération d'interception litigieuse, que le yacht en question transportait des passagers dans sa partie inférieure.


146.  Sur ce point, la Cour note que, selon la copie d'un rapport, établi par V.M. le 13 août 2015, adressée à la procureure près le tribunal de première instance de Rhodes, et fourni par les requérants, le même yacht avait déjà été localisé lors d'une opération de contrôle (paragraphe 32 ci-dessus). Le rapport indiquait que le bateau avait accéléré jusqu'à atteindre une grande vitesse et effectué des manœuvres dangereuses dans le but de percer le navire de l'autorité portuaire lettone. Le rapport précisait que des migrants avaient été localisés et par la suite arrêtés. Par conséquent, la Cour estime que les garde-côtes savaient ou auraient dû savoir que le yacht transportait des migrants au moment des faits de la présente espèce.


147.  La Cour ne saurait spéculer sur le point de savoir si les garde-côtes, au moment de l'opération en cause, pouvaient voir si d'autres personnes se trouvaient cachées dans la partie inférieure du yacht. En effet, il ressort du dossier et il n'est pas contesté par les parties que certains passagers, parmi lesquels le fils des requérants, étaient cachés dans la cabine inférieure du yacht. Au contraire, la Cour est d'avis que les garde-côtes auraient dû, sinon présumer, du moins prendre en compte l'éventualité que d'autres passagers se trouvaient à son bord. Or, il ne ressort pas du dossier que les garde-côtes aient d'une manière ou d'une autre considéré cette éventualité.


148.  La Cour note que cette constatation est étroitement liée à la question de savoir si l'opération litigieuse était centrée sur la protection de la vie des passagers ou si l'arrestation des ressortissants turcs était la priorité absolue pour les garde-côtes impliqués.


149.  En effet, si le Gouvernement allègue que l'opération litigieuse a été planifiée de manière à ce que le recours à la force poursuive un but légitime au sens de l'article 2 de la Convention, et à ce que tout risque d'une atteinte à la vie soit réduit autant que possible (paragraphe 127 ci-dessus), il n'explique pas en quoi exactement consistait cette planification. Toujours selon le Gouvernement, l'un des buts de l'opération « Poséidon » était de localiser préalablement les personnes en mer, de contrôler l'entrée illégale sur le territoire, d'arrêter les trafiquants et les migrants en situation irrégulière et de confisquer les moyens de transport et les marchandises de contrebande. La protection du droit à la vie des passagers des bateaux ne figure pas parmi ces buts. En effet, plusieurs éléments dans le dossier indiquent que la priorité de l'opération n'était pas la protection du droit à la vie.


150.  La Cour observe qu'il ne ressort pas des pièces du dossier que, avant le début de l'opération en cause, celle-ci ait fait l'objet d'une réelle préparation. À cet égard, le Gouvernement ne produit aucun élément permettant de conclure que les garde-côtes avaient prévu d'utiliser des méthodes alternatives pour tenter de maîtriser les skippers du yacht s'ils devenaient violents. Or, la réalité des opérations de contrôle des frontières maritimes inclut des attaques « violentes et incontrôlables », comme le soutient le Gouvernement en l'espèce (paragraphe 117 ci-dessus). Rien n'explique pourquoi les garde-côtes n'étaient pas davantage préparés à faire face à une telle violence de manière à prendre en considération le risque encouru pour la vie et l'intégrité physique de tous les passagers.


151.  De plus, la Cour ne perd pas de vue que la pratique consistant à tirer dans une telle situation, à savoir dans un yacht bondé, dans lequel se trouvaient des personnes ayant cédé à la panique, est extrêmement dangereuse. Elle estime que les garde-côtes ne pouvaient ignorer les risques inhérents au fait de tirer dans un tel contexte.


152.  La Cour convient avec le Gouvernement que les garde-côtes impliqués dans l'incident devaient certes agir vite, et qu'ils ne disposaient pas du temps nécessaire pour apprécier tous les paramètres et organiser minutieusement l'opération d'interception. Elle note toutefois qu'il ne ressort pas des pièces du dossier que l'opération litigieuse ait fait l'objet d'une préparation particulière ou d'un contrôle spécifique, ou qu'une évaluation des risques découlant de l'usage des armes à feu ait été réalisée.


153.  Dès lors, la Cour considère qu'avant de procéder aux tirs d'immobilisation et d'arrêter les skippers, les garde-côtes n'ont pas pris en compte l'éventualité qu'il y avait d'autres passagers à bord du yacht et qu'ils n'ont dès lors pas fait preuve de la vigilance requise pour s'assurer que tout risque pour la vie serait réduit au minimum.


154.  Il s'ensuit qu'en l'espèce, l'opération d'interception litigieuse n'a pas été menée de manière à réduire au minimum le recours à la force meurtrière et les éventuels risques pour la vie du fils des requérants.


155.  Partant, il y a eu violation de l'article 2 de la Convention sous son volet matériel en raison de la conduite de l'opération d'interception litigieuse.


156.  Au demeurant, rappelant qu'il n'existe pas d'éléments suffisants permettant d'établir certains des faits au-delà de tout doute raisonnable (paragraphe 141 ci-dessus), la Cour conclut que l'usage de la force dans les circonstances de l'espèce, aussi dramatiques qu'en fussent les conséquences, n'a pas dépassé ce qui était « absolument nécessaire », et qu'il n'a pas été établi qu'une force inutilement excessive a été employée. Partant, il n'y a pas eu violation de l'article 2 de la Convention sous son volet matériel à cet égard.

II.     SUR L'APPLICATION DE L'ARTICLE 41 DE LA CONVENTION


157.  Aux termes de l'article 41 de la Convention,

« Si la Cour déclare qu'il y a eu violation de la Convention ou de ses Protocoles, et si le droit interne de la Haute Partie contractante ne permet d'effacer qu'imparfaitement les conséquences de cette violation, la Cour accorde à la partie lésée, s'il y a lieu, une satisfaction équitable. »

A.    Dommage


158.  Les requérants demandent 200 000 euros (EUR) chacun au titre du dommage moral qu'ils disent avoir subi.


159.  Le Gouvernement est d'avis qu'un constat de violation constituerait une satisfaction équitable suffisante au titre du préjudice moral. Il estime en outre que les sommes demandées sont injustifiées et excessives.


160.  Compte tenu des circonstances de l'espèce et statuant en équité, la Cour considère qu'il y a lieu d'octroyer conjointement aux requérants, qui ont perdu leur enfant, la somme de 80 000 EUR, pour préjudice moral.

B.    Frais et dépens


161.  Les requérants réclament 700 EUR au titre des frais et dépens qu'ils ont engagés dans le cadre de la procédure menée devant la Cour. Ils ne produisent pas de facture à l'appui de leurs prétentions.


162.  Le Gouvernement estime que la somme demandée n'est pas justifiée.


163.  Selon la jurisprudence de la Cour, un requérant ne peut obtenir le remboursement de ses frais et dépens que dans la mesure où se trouvent établis leur réalité, leur nécessité et le caractère raisonnable de leur taux. En l'espèce, eu égard à l'absence de justificatif, la Cour rejette la demande présentée au titre des frais et dépens.

PAR CES MOTIFS, LA COUR

1.      Déclare, à l'unanimité, la requête recevable ;

2.      Dit, à l'unanimité, qu'il y a eu violation de l'article 2 de la Convention sous son volet procédural ;

3.      Dit, à l'unanimité, qu'il y a eu violation de l'article 2 de la Convention sous son volet matériel en raison de la conduite de l'opération d'interception litigieuse ;

4.      Dit, par six voix contre une, qu'il n'y a pas eu violation de l'article 2 de la Convention sous son volet matériel en raison de l'usage de la force ;

5.      Dit, à l'unanimité,

a)     que l'État défendeur doit verser conjointement aux requérants, dans un délai de trois mois à compter de la date à laquelle l'arrêt sera devenu définitif conformément à l'article 44 § 2 de la Convention, 80 000 EUR (quatre-vingt mille euros) plus tout montant pouvant être dû à titre d'impôt, pour dommage moral ;

b)     qu'à compter de l'expiration dudit délai et jusqu'au versement, ce montant sera à majorer d'un intérêt simple à un taux égal à celui de la facilité de prêt marginal de la Banque centrale européenne applicable pendant cette période, augmenté de trois points de pourcentage ;

6.      Rejette, à l'unanimité, le surplus de la demande de satisfaction équitable.

Fait en français, puis communiqué par écrit le 25 mars 2025, en application de l'article 77 §§ 2 et 3 du règlement.

                       

             Milan Blaško                                                     Peeter Roosma
                 Greffier                                                              Président


 


Au présent arrêt se trouve joint, conformément aux articles 45 § 2 de la Convention et 74 § 2 du règlement, l'exposé de l'opinion séparée du juge Hüseynov.


OPINION EN PARTIE DISSIDENTE DU JUGE HÜSEYNOV

(Traduction)


 


1.  Je souscris pleinement à la conclusion de la Cour selon laquelle il y a eu violation de l'article 2 sous son volet procédural et violation de cet article sous son volet matériel à raison de la manière dont l'opération d'interception en cause a été planifiée et contrôlée. Toutefois, à mon grand regret, je ne puis adhérer à la conclusion de la majorité selon laquelle il n'y a pas eu violation de l'article 2 sous son volet matériel en ce qui concerne le recours à la force.


2.  Je trouve particulièrement problématique - non seulement dans les circonstances de l'espèce, mais aussi, plus généralement, pour la jurisprudence de la Cour concernant le droit à la vie - la manière dont la majorité est parvenue à cette conclusion. Sans avoir procédé à une appréciation du recours à la force, la majorité a formulé la conclusion suivante :

« rappelant qu'il n'existe pas d'éléments suffisants permettant d'établir certains des faits au-delà de tout doute raisonnable (paragraphe 141 ci‑dessus), la Cour conclut que l'usage de la force dans les circonstances de l'espèce, aussi dramatiques qu'en fussent les conséquences, n'a pas dépassé ce qui était « absolument nécessaire », et qu'il n'a pas été établi qu'une force inutilement excessive a été employée ».


3.  À mon avis, pareille conclusion - qui, de manière regrettable, ne constitue pas un exemple isolé dans la jurisprudence de la Cour - est méthodologiquement incorrecte, car elle pourrait donner à penser que, pour conclure que le recours à la force meurtrière dans une affaire donnée n'était pas absolument nécessaire, la Cour devrait disposer d'éléments de preuve suffisants, et qu'en l'absence de tels éléments, elle conclurait à l'absence de violation à cet égard. J'estime que l'approche correcte dans de telles affaires, conformément aux principes de la Cour que je résumerai brièvement ci‑dessous, devrait être l'approche opposée. En d'autres termes, la conclusion devrait être qu'il n'a pas été établi que la force meurtrière employée était absolument nécessaire et strictement proportionnée aux buts autorisés au regard de l'article 2 § 2. Cela vaut particulièrement dans les affaires où l'enquête menée au niveau interne sur le recours à la force meurtrière a été entachée par de graves défaillances.


4.  Je considère qu'en l'espèce, le gouvernement défendeur n'a pas démontré de manière convaincante que le recours à une arme à feu qui avait provoqué le décès du fils des requérants était justifié. Je formule cet avis pour les raisons exposées ci-dessous.


5.  L'approche suivie par la Cour en matière de preuve lorsqu'elle examine un cas de recours à la force meurtrière est la suivante : dans toutes les affaires où elle est dans l'impossibilité d'établir les circonstances exactes de la cause pour des raisons qui sont objectivement imputables aux autorités de l'État, c'est au gouvernement défendeur qu'il revient d'expliquer, de manière satisfaisante et convaincante, la chronologie des événements, et de produire des preuves solides permettant de réfuter les allégations du requérant. S'il ne le fait pas, la Cour peut en tirer des conclusions solides. Il incombe également au Gouvernement de prouver que la force employée par les policiers était justifiée, qu'elle n'excédait pas ce qui était absolument nécessaire et qu'elle était strictement proportionnée à la réalisation d'un ou plusieurs des buts précisés à l'article 2 § 2 de la Convention (voir, parmi d'autres exemples, Yengibaryan et Simonyan c. Arménie, no 2186/12, § 117, 20 juin 2023, Yukhymovych c. Ukraine, no 11464/12, §§ 74-75, 17 décembre 2020, et Cangöz et autres c. Turquie, no 7469/06, § 106, 26 avril 2016).


6.  Dans un certain nombre d'affaires où la Cour a décelé des défaillances graves dans l'enquête interne, les constats procéduraux en question ont eu une incidence directe sur le constat d'une violation du droit à la vie à raison du recours à la force (voir, outre les arrêts mentionnés au paragraphe 5 ci‑dessus, les arrêts Bagirova c. Azerbaïdjan, no 9375/20, §§ 66-69, 10 octobre 2024, Ohanjanyan c. Arménie, no 70665/11, § 160, 25 avril 2023, Vardanyan et Khalafyan c. Arménie, no 2265/12, §§ 96-97, 8 novembre 2022, Bişar Ayhan et autres c. Turquie, nos 42329/11 et 47319/11, 18 mai 2021, Karataş et autres c. Turquie, no 46820/09, §§ 89-90, 12 septembre 2017, et Gülbahar Özer et autres c. Turquie, no 44125/06, §§ 74-76, 2 juillet 2013).


7.  Dans l'arrêt Bişar Ayhan et autres (précité, § 51), la Cour a dit que son appréciation, sous l'angle du volet procédural de l'article 2, de l'effectivité d'une enquête concernant des allégations relatives à un recours à la force de la part d'agents de l'État a ce que j'appellerais une fonction double. D'une part, elle détermine si l'enquête était conforme aux critères de la Cour, et, d'autre part, elle détermine si le recours à la force était justifié et si l'État défendeur s'est acquitté de manière satisfaisante de son obligation de justifier l'homicide.


8.  En l'espèce, la Cour a relevé de graves défaillances dans l'enquête menée par les autorités internes (paragraphes 99-104 de l'arrêt). L'un de ses plus importants constats, à mon sens, est que l'enquête n'était pas indépendante car elle avait été menée par les collègues des garde-côtes. L'arrêt met en lumière, entre autres, le fait que les témoignages recueillis par ces agents figuraient parmi les éléments sur lesquels deux autorités internes différentes ont fondé leurs décisions de ne pas continuer à rechercher la responsabilité pénale de V.M. (lequel avait accidentellement tué par balle le fils des requérants).


9.  Non seulement j'adhère pleinement à ces constats, mais je voudrais souligner que la participation des collègues de V.M. (et même, dans une certaine mesure, de V.M. lui-même) à la collecte d'éléments de preuve aux stades initiaux, critiques, de l'enquête a eu des répercussions négatives directes sur l'établissement de la vérité concernant les circonstances du décès du fils des requérants. Il me semble que la majorité aurait dû accorder une importance plus grande à cet aspect crucial de l'affaire et qu'elle aurait dû prendre en compte ce point, de même que toutes les défaillances de l'enquête qu'elle a relevées, dans le cadre de son analyse du recours à la force.


10.  Par ailleurs, la majorité n'a pas suffisamment pris en considération les divergences importantes entre les conclusions des différentes autorités internes qui ont pris part à l'examen des événements en cause.


11.  Je renvoie en particulier à l'argument central du Gouvernement, lequel consiste à dire que V.M. a dû utiliser une arme à feu parce que les deux skippers étaient violents, qu'ils avaient utilisé un pistolet et que l'un d'entre eux avait aspergé l'un des garde-côtes de carburant dans le but de le brûler vif (paragraphes 11-12 de l'arrêt).


12.  Comme cela est noté dans l'arrêt, les juridictions internes sont parvenues à des conclusions différentes concernant la question de savoir si la vie des garde-côtes et des migrants présents à bord du yacht s'était trouvée en danger. Il convient de relever les divergences relatives aux points suivants :

a)      la question de savoir si l'un des skippers avait une arme à la main et s'il avait tiré (paragraphes 47, 49 et 59 de l'arrêt),

b)      la question de savoir si l'un des garde-côtes avait été aspergé d'un liquide inflammable et si les skippers avaient tenté de le brûler vif (paragraphes 47, 49 et 59 de l'arrêt), et

c)      le niveau de dangerosité des skippers.


13.  Il apparaît que ces divergences découlent en grande partie du fait que les autorités internes n'ont pas mené une enquête effective. Bien qu'elle ait reconnu l'existence de ces divergences, la majorité ne les a pas examinées plus avant pour réaliser sa propre appréciation des faits de la cause et elle n'en a pas tiré de conclusions (voir, mutatis mutandis, Pârvu c. Roumanie, no 13326/18, § 82, 30 août 2022). À cet égard, je ne suis pas convaincu que la majorité ait dûment procédé à l'« examen extrêmement attentif » que requiert la jurisprudence de la Cour.


14.  En conclusion, l'enquête interne n'a pas établi - et le Gouvernement n'est pas parvenu à démontrer de manière convaincante - que le recours à une arme à feu à bord d'un yacht bondé était absolument nécessaire et strictement proportionné dans les circonstances de l'espèce. Ainsi, le Gouvernement défendeur ne s'est pas acquitté de manière satisfaisante de son obligation de justifier l'homicide.


15.  Je voudrais faire une dernière remarque. Comme indiqué ci-dessus, en l'espèce, la majorité a conclu à la non-violation du volet matériel de l'article 2 en ce qui concerne le recours à la force en raison de l'absence d'éléments de preuve suffisants, laquelle résulte principalement des défaillances de l'enquête interne. J'ai avancé qu'il s'agit là d'une démarche méthodologiquement incorrecte. Ma préoccupation principale est toutefois que, dans d'autres affaires similaires, le même motif, à savoir les défaillances de l'enquête interne, a conduit la Cour soit à laisser ouverte la question du recours à la force car elle n'était « pas en mesure de formuler une conclusion » (Ramazanova et Alekseyev c. Russie, no 1441/10, § 109, 26 mai 2020), soit à ne pas examiner séparément le grief formulé par le requérant sur ce point (Aftanache c. Roumanie, no 999/19, § 73, 26 mai 2020). Cela constitue, à mes yeux, une situation de non liquet, que la Cour devrait éviter. Je ne sous‑estime pas les difficultés auxquelles la Cour peut être confrontée en matière de preuve dans de telles affaires, mais son rôle, en tant que juridiction de protection des droits de l'homme, est d'exercer sa fonction judiciaire et de statuer sur les griefs dont elle est saisie, conformément aux règles et pratiques claires et établies qu'elle a élaborées au fil des ans en matière de preuve. En fin de compte, cela est essentiel pour assurer la protection effective du droit à la vie.


 


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