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European Court of Human Rights


You are here: BAILII >> Databases >> European Court of Human Rights >> NIORT v. ITALY - 4217/23 (Art 3 (procedural) - Effective investigation - Remainder inadmissible : First Section) French Text [2025] ECHR 82 (27 March 2025)
URL: http://www.bailii.org/eu/cases/ECHR/2025/82.html
Cite as: [2025] ECHR 82

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PREMIÈRE SECTION

AFFAIRE NIORT c. ITALIE

(Requête no 4217/23)

 

 

ARRÊT

Art 3 (procédural) • Enquête efficace • Autorités internes n'ayant pas démontré avoir examiné, de manière suffisamment rigoureuse, la compatibilité de l'état de santé du requérant atteint de troubles mentaux avec la détention en prison • Nombreux éléments soulevant des doutes quant à la compatibilité en question • Vulnérabilité du requérant

Art 6 § 1 (civil) • Décisions internes portant sur l'accès aux soins médicaux non exécutées ou, à tout le moins, pas dans un délai raisonnable

Art 38 • Non-respect de l'obligation de l'État de fournir toutes facilités nécessaires pour permettre d'établir les faits

 

Préparé par le Greffe. Ne lie pas la Cour.

 

STRASBOURG

27 mars 2025

 

Cet arrêt deviendra définitif dans les conditions définies à l'article 44 § 2 de la Convention. Il peut subir des retouches de forme.


En l'affaire Niort c. Italie,


La Cour européenne des droits de l'homme (première section), siégeant en une chambre composée de :

          Ivana Jelić, présidente,
          Alena Poláčková,
          Raffaele Sabato,
          Frédéric Krenc,
          Alain Chablais,
          Artūrs Kučs,
          Anna Adamska-Gallant, juges,
et de Ilse Freiwirth, greffière de section,


Vu :


la requête (no 4217/23) dirigée contre la République italienne et dont un ressortissant de cet État, M. Simone Niort (« le requérant ») a saisi la Cour en vertu de l'article 34 de la Convention de sauvegarde des droits de l'homme et des libertés fondamentales (« la Convention ») le 24 janvier 2023,


la décision de porter la requête à la connaissance du gouvernement italien (« le Gouvernement »),


les observations des parties,


la déclaration unilatérale du Gouvernement et la réponse du requérant ;


Après en avoir délibéré en chambre du conseil le 4 mars 2025,


Rend l'arrêt que voici, adopté à cette date :

INTRODUCTION


1.  L'affaire concerne le traitement médical et le maintien en prison du requérant, condamné pour des délits graves et considéré comme socialement dangereux, malgré ses troubles psychiatriques. Elle soulève des questions sous l'angle des articles 3 et 6 de la Convention.

EN FAIT


2.  Le requérant est né en 1997 et est actuellement détenu dans la prison de Sassari. Il a été représenté par Mes A. Mascia, A. Calcaterra et M. Palmieri, respectivement avocats à Vérone, Milan et Sassari.


3.  Le Gouvernement a été représenté par son agent, M. L. D'Ascia.

I.        Le contexte


4.  Le requérant souffre de troubles de la personnalité, notamment d'un trouble borderline et antisocial, pour lequel il est suivi depuis son enfance par les services de santé mentale du territoire ; il est reconnu invalide à 100 % et perçoit une pension d'invalidité. Depuis son adolescence, il est également toxicomane.


5.  Le requérant a été condamné à une peine totale de 10 ans et 20 jours de détention pour, entre autres, des faits d'homicide involontaire, tentative d'homicide, enlèvement, harcèlement et résistance à un agent public. Poursuivi aussi pour d'autres délits, il a été acquitté d'une partie des charges pour défaut de discernement, alors que d'autres procédures sont encore pendantes.


6.  Sur la base de cette condamnation, le requérant a été incarcéré pour la première fois le 11 juin 2016. Le 21 janvier 2017 l'assignation à domicile lui fut accordée, pour des raisons non précisées ; il retourna cependant en prison le 17 mars 2017. Par la suite, il fut transféré à plusieurs reprises entre les prisons de Cagliari, Nuoro, Sassari et Turin.

II.     L'état de santé du requérant


7.  Les documents des différentes prisons font référence à un diagnostic de trouble de la personnalité borderline et antisociale (ou, parfois, à un trouble bipolaire), un déficit de l'attention et une toxicomanie.


8.  En 2019, dans le cadre d'un procès pénal pendant devant le tribunal de Nuoro pour des faits commis en prison, le requérant fit l'objet d'une expertise psychiatrique afin de déterminer sa capacité de discernement au moment des faits, sa dangerosité sociale et sa capacité de participer au procès.


Le rapport diagnostiqua un « syndrome réactif à la détention associé à un grave trouble borderline de personnalité (avec des traits antisociaux et paranoïdes) et un déficit d'attention ». Le rapport indiquait, en particulier, que si la détention ne peut pas en soi causer une pathologie psychiatrique, elle peut permettre de déceler ou aggraver des fragilités ou des troubles préalables. Il conclut que, au moment des faits, le requérant traversait une phase particulièrement grave de sa pathologie et n'était donc pas capable de discernement ; que son défaut de discernement était seulement partiel au moment de la rédaction du rapport et qu'il était donc capable de participer au procès ; et, enfin, qu'il était socialement dangereux vu son absence de conscience de la maladie et ses refus de suivre une thérapie.


9.  La détention du requérant a été caractérisée, dès le début, par des crises d'agitation, des gestes d'automutilation fréquents et de nombreuses tentatives de suicide par pendaison, ainsi que par un suivi irrégulier de la thérapie prescrite. En outre, le requérant a fait l'objet de plusieurs procédures disciplinaires et pénales pour ses comportements agressifs ou offensifs et pour l'endommagement de biens de l'administration pénitentiaire.


10.  Cela ressort, en premier lieu, du registre des événements critiques concernant les années de 2016 à 2022. Outre de nombreuses entrées concernant des contestations disciplinaires, le registre contient la liste des tentatives de suicide et des gestes d'automutilation commis par le requérant. En ces occasions, le requérant est généralement décrit comme étant dans un état de grande agitation, de confusion ou de découragement. Parfois, les gestes coïncident avec des revendications du requérant, telles qu'un changement de cellule ou de prison, l'obtention de médicaments ou simplement le refus de suivre les indications du personnel pénitentiaire. Après ces événements, le requérant est généralement transféré dans une « cellule lisse » (dépourvue d'objets) pour des périodes non précisées ou, à tout le moins, privé des objets dangereux et soumis à une surveillance étroite.


11.  Plus concrètement, pendant la première période de détention en 2016, le requérant tenta de se pendre deux fois (le 14 juin et le 12 décembre). Entre 2017 et 2021, il tenta de se suicider quatre fois (le 25 septembre 2017, le 31 janvier 2019, le 23 février 2020 et le 10 juillet 2021) et commit des actes d'automutilation au moins 45 fois. L'année 2022 vit une intensification significative de ces gestes : le requérant tenta de se suicider douze fois (26 mars, 25 juin, 26 août, 27 août, 2 septembre, 10 novembre, 26 novembre, 5 décembre, 17 décembre, 18 décembre, 20 décembre, 22 décembre) et commit des gestes d'automutilation au moins en vingt occasions.


12.  Les rapports comportementaux rédigés dans les années 2017 et 2018 font également état du malaise du requérant et de ses comportements problématiques. Ils relatent que le requérant avait des phases de tranquillité - notamment, lorsqu'il suivait la thérapie prescrite - et des phases de grande agitation, pendant lesquelles il tentait de se blesser ou de se suicider, et durant lesquelles il devenait agressif à l'encontre du personnel de prison et cassait les meubles et les objets de la prison. Il avait, par conséquent, fait l'objet de plusieurs procédures disciplinaires, qui pour la plupart avaient été suspendues ou s'étaient terminées par des sanctions légères, compte tenu de sa capacité limitée de comprendre et contrôler ses actions. Les rapports établissent également que le requérant était entré dans un cercle de réactivité à la détention dont il n'arrivait pas à sortir, et que tout cela rendait difficile la gestion de son cas en prison. Selon les rapports, une prise en charge globale de ses problèmes devait donc avoir lieu dans un établissement de soins approprié, la gestion en prison étant assez compliquée - notamment dans une prison qui, comme celle de Nuoro où il se trouvait à l'époque, n'était pas équipée d'un centre clinique.


13.  En outre, le journal clinique du requérant (dont la Cour dispose seulement pour les années 2021 et 2022) fait état d'entretiens fréquents avec des psychologues, des psychiatres, des éducateurs et des opérateurs du service contre la toxicomanie. En certaines occasions, le requérant refusa de les voir et, plus fréquemment, il refusa de prendre les médicaments prescrits.

III.   Les procédures devant les tribunaux de l'application deS peineS


14.  Le 24 mars 2020 le requérant présenta une demande d'assignation à résidence au juge de l'application des peines (magistrato di sorveglianza, ci‑après « le JAP ») de Sassari, motivée par les risques posés par la diffusion de la COVID-19. Le 30 mars 2020, le JAP rejeta sa demande, notant que le requérant souffrait de troubles de la personnalité, pour lesquels il était suivi par les médecins et les éducateurs de la prison, et que la pandémie de COVID‑19 ne posait donc aucun problème d'incompatibilité de son état de santé avec la détention en prison.


15.  Le requérant fit opposition au tribunal de l'application des peines (tribunale di sorveglianza, ci-après « le TAP ») de Sassari, qui fonda sa décision sur deux rapports rendus par les services de la prison de Sassari.


16.  Le premier rapport (non fourni à la Cour, mais résumé dans la décision du TAP) a été rendu le 7 septembre 2020 par le responsable du service sanitaire de la prison. Il relatait que le requérant souffrait uniquement d'un trouble bipolaire, pour lequel il était suivi par un psychiatre et recevait des médicaments ; ses conditions étaient donc bonnes et compatibles avec la détention, puisqu'il n'avait pas besoin d'accéder souvent à des structures sanitaires externes.


17.  Le deuxième document consiste en un rapport de synthèse pour la proposition d'un programme de traitement, rédigé le 8 septembre 2020 par une équipe composée par des éducateurs et des opérateurs du service social. Le rapport prend note, tout d'abord, des sanctions disciplinaires prononcées à l'encontre du requérant. Il relève que les comportements agressifs, offensifs ou à tout le moins non conformes aux règles de la prison découlent des troubles psychiatriques du requérant, qui se prêtent mal à une gestion en prison.


Le rapport prend note, ensuite, des informations fournies par le service sanitaire, selon lequel le requérant souffre d'un trouble bipolaire et est suivi par une équipe multidisciplinaire. Il prend également note d'un diagnostic, contenu dans un rapport d'expertise d'office de 2016, selon lequel le requérant souffre plus précisément d'un trouble de la personnalité borderline et antisocial, d'un trouble du contrôle des impulsions, et qu'il a donc besoin d'une thérapie continue.


Le rapport constate en outre que le requérant prend ses médicaments de manière irrégulière, ce qui conduit à des réactions incontrôlées et à des gestes d'automutilation qui paraissent s'intensifier. Quand il prend les médicaments prescrits il est, au contraire, plus calme et coopératif. En outre, il redoute d'être transféré dans un établissement thérapeutique par crainte de subir un traitement sanitaire obligatoire.

Le rapport se conclut comme suit :

« L'état de Niort est incompatible avec la prison pour des raisons médicales, en raison de ses difficultés relationnelles, des conduites d'automutilation qui se sont dernièrement intensifiées et en raison de l'absence de coopération de sa part.

Les opérateurs expriment leur préoccupation pour son suivi irrégulier de la thérapie et pour son refus catégorique d'être transféré dans un établissement spécialisé pour les soins médicaux de nature psychologique et psychiatrique ».


18.  Compte tenu de ces deux rapports, par une ordonnance du 10 septembre 2020 le TAP de Sassari rejeta la demande d'assignation à résidence. Il nota que, même si le requérant souffrait d'une pathologie psychiatrique importante, il était constamment suivi par les opérateurs sanitaires et les éducateurs de la prison et bénéficiait d'entretiens réguliers avec le psychiatre. Il nota aussi que le malaise du requérant et ses gestes d'automutilation étaient probablement causés par son refus de prendre les médicaments prescrits, mais qu'il n'était pas possible d'établir si ce refus visait à obtenir une mesure alternative à la détention ou s'il n'était que l'expression de la pathologie psychiatrique. En l'état, il était donc opportun de suivre l'avis du service sanitaire (voir paragraphe 16 ci-dessus) et de considérer que l'état de santé du requérant était compatible avec son maintien en prison.


Dans le même temps, le TAP conseilla que le requérant fût soumis à une période d'observation psychiatrique au sens de l'article 112 du décret présidentiel no 230 de 2000, afin d'évaluer de manière plus approfondie sa pathologie, de déterminer le traitement le plus approprié et, éventuellement, d'établir si son état était compatible avec la détention.


19.  Le 15 février 2021, le requérant - qui se trouvait à ce moment dans la prison de Sassari - fut temporairement transféré à Cagliari pour être soumis à une période d'observation psychiatrique, pendant laquelle il fut examiné par un psychiatre quotidiennement. L'observation se conclut le 25 février 2021 et les annotations des psychiatres font référence à un rapport final, qui n'a toutefois pas été fourni à la Cour. Le requérant retourna à la prison de Sassari le 2 mars 2021.


20.  À des dates non précisées, l'avocat du requérant et le requérant lui-même formèrent deux recours devant le JAP de Cagliari demandant son assignation probatoire au service social, que le JAP rejeta par des décisions émises respectivement le 25 mars 2022 et le 10 septembre 2022.


21.  Sollicité par l'autorité judiciaire, le service sanitaire de la prison de Cagliari transmit un rapport daté du 5 octobre 2022 qui, ayant fait état d'un trouble de personnalité, de toxicomanie et de gestes d'automutilation du requérant, affirmait qu'il était dans des conditions physiques stables et que sa santé pouvait être gérée en prison. Par une note du jour suivant, la direction de la prison de Cagliari attesta également que l'établissement en question disposait d'un service d'assistance intensive (servizio ad assistenza intensificata ; « SAI ») et que, dans cette ville, il y avait des hôpitaux publics disposant d'une vaste offre de soins.


Un rapport de la psychiatre de la prison du 11 novembre 2022 affirma que le requérant traversait alors une période de compensation pharmacologique relative.


En outre, un rapport comportemental du 17 novembre 2022 attestait que le requérant était suivi par le service sanitaire et soumis à une surveillance étroite en raison du risque de suicide, dont la dernière tentative datait du 10 novembre 2022. Dernièrement, il refusait les entretiens avec les éducateurs et ne se présenta pas devant la commission disciplinaire. La police pénitentiaire souligna qu'il était compliqué à gérer à cause de son état psychiatrique.


22.  Par ordonnance du 22 novembre 2022, le TAP de Cagliari pris acte du diagnostic du requérant et de son comportement problématique en prison, caractérisé par des actes violents et d'automutilation, par un risque de suicide pour lequel il était sous surveillance étroite, par son suivi irrégulier de la thérapie et par un grand nombre de procédures disciplinaires, la plupart ayant été suspendues au vu de son incapacité de discernement. Il nota en outre que la toxicomanie du requérant était sous contrôle seulement grâce à la détention.


Le TAP estima donc que le requérant était un sujet dangereux et violent et qu'il ne suivait pas les traitements prescrits. Le parcours d'assignation au service social n'était donc pas adapté puisqu'il ne pouvait pas assurer que le requérant suive les prescriptions médicales. De plus, avant son incarcération, le requérant faisait déjà l'objet d'un suivi des services de santé mentale, ce qui n'avait toutefois pas prévenu la commission des délits.


Après avoir exclu toute possibilité d'accorder la mesure demandée, le TAP constata néanmoins ce qui suit :

« ayant donc rappelé la dangerosité sociale du sujet qui impose une rigueur particulière dans l'évaluation du caractère approprié de la mesure alternative, il faut constater que les conditions de détention actuelles du sujet sont absolument inadaptées et incompatibles avec ses conditions de santé mentale.

« Comme l'a également constaté l'équipe, en effet, 'l'état de Niort est incompatible avec la prison pour les raisons médicales, en raison des difficultés relationnelles et des conduites d'automutilation qui se sont dernièrement intensifiées', de sorte qu'il parait indispensable d'identifier d'urgence un autre établissement de peine, dans lequel le détenu puisse recevoir des soins et un traitement adéquat pour les pathologies spécifiques dont il souffre».


23.  Le requérant se pourvut en cassation, soulignant qu'il était contradictoire de constater une incompatibilité avec la détention en prison tout en ordonnant le transfert dans une autre prison ; que la décision attaquée ne prenait pas en considération la possibilité de solutions alternatives à la détention en prison, telle que le placement dans un établissement psychiatrique ; et que le maintien en prison aggravait son état, comme le démontraient l'intensification des gestes d'automutilation et des comportements antisociaux. Par ordonnance du 25 mai 2023, la Cour de cassation le débouta pour défaut d'autonomie (autosufficienza) du pourvoi.


24.  Entre-temps, le 19 août 2022 l'avocat du requérant avait présenté un recours au sens de l'article 35 bis de la loi no 354 de 1975, se plaignant d'un traitement médical inadéquat. Le 18 janvier 2023 le JAP de Cagliari rejeta sa requête. Faisant référence notamment au rapport du 5 octobre 2022 (voir paragraphe 21 ci-dessus), il nota que les problèmes psychiatriques du requérant faisaient l'objet d'un suivi régulier, qu'il pouvait être traité de manière adéquate en prison et que son malaise découlait principalement du refus de suivre la thérapie prescrite. Il fit également référence à la décision du TAP de Cagliari du 22 novembre 2022 (voir paragraphe 22 ci-dessus), notant que tous les opérateurs concernés s'étaient dûment activés. Faisant écho à la décision précitée du 22 novembre 2022, le JAP de Cagliari souligna en outre qu'il convenait de solliciter l'intervention de l'administration pénitentiaire afin qu'elle trouve un établissement pénitentiaire plus adapté à l'état de santé du requérant.


25.  Le 18 janvier 2023, l'avocat du requérant informa le TAP de Cagliari qu'il avait contacté un établissement disposé à accueillir le requérant, à la suite d'une période d'essai. Il demanda donc une permission de sortie (permesso premio) de quelques jours afin de vérifier la possibilité du placement dans l'établissement. Le 26 janvier 2023, le JAP de Cagliari rejeta la demande. Il nota que le requérant était soumis à plusieurs procédures disciplinaires, qu'il refusait de participer aux commissions disciplinaires et aux entretiens avec les éducateurs et le personnel de la prison, et que sa conduite oppositionnelle - même si elle pouvait s'expliquer par ses problèmes de santé mentale - démontrait qu'il était violent et qu'il n'était pas fiable. Il ne pouvait donc pas bénéficier d'une permission de sortie, laquelle est conditionnée à un comportement correct.

IV.  la demande d'application de l'article 39 et les développements SUBSéQUENTS


26.  Le 24 janvier 2023, le requérant introduisit une requête en vertu de l'article 39 du règlement de la Cour, demandant à celle-ci d'inviter le Gouvernement à le transférer dans un établissement adéquat pour le traitement de sa pathologie psychiatrique.


27.  La Cour demanda au Gouvernement des informations sur l'état de santé du requérant et sur les soins disponibles dans la prison de Cagliari, ainsi que de lui faire savoir si une évaluation de la compatibilité avec la détention et de la nécessité de transférer le requérant dans une structure spécialisée était en cours.


28.  En réponse, le Gouvernement se fonda principalement sur le journal clinique du requérant (voir paragraphe 13 ci-dessus) et sur un certificat rédigé par le responsable du service sanitaire de la prison de Cagliari daté du 23 février 2023.


Ce dernier affirma que l'état de santé du requérant était stable, que le requérant avait un bon contrôle pharmacologique, que récemment il n'avait plus pratiqué de geste d'automutilation et qu'il avait participé à des activités de travail. En outre, le service psychiatrique était assuré 38 heures par semaine, le service psychologique 62 heures par semaine et il y avait un service médical général, un poste de premier secours et un SAI. Ainsi, selon le Gouvernement, l'état de santé du requérant était compatible avec la détention et les ressources disponibles en prison.


En outre, un rapport de la psychiatre de la prison du 22 février 2023, identique à celui du 11 novembre 2022 (voir paragraphe 21 ci‑dessus), affirma que le requérant traversait alors une période de compensation pharmacologique relative.


29.  Le 14 mars 2023, la Cour débouta le requérant de sa demande d'application d'une mesure provisoire au titre de l'article 39 du règlement.


30.  Les services de la prison de Cagliari rendirent deux rapports concernant notamment la dernière période passée par le requérant dans cet établissement.


Un rapport de l'équipe sanitaire du 11 août 2023 nota que le requérant avait été suivi par des médecins, des psychiatres et des psychologues. L'observation psychiatrique avait conduit à un diagnostic d'un trouble de personnalité non envahissant chez un patient toxicomane présentant un retard mental. Pendant la détention, il avait commis des actes d'automutilation et des tentatives de pendaison aux fins de manipulation et en vue d'obtenir des bénéfices ; il n'avait pas fait preuve d'une réelle intention suicidaire, mais il présentait des tendances à l'impulsivité avec le risque de répétition de ces gestes. Il ne tirait aucun bénéfice du traitement médicamenteux en raison du fait qu'il ne le suivait pas de façon régulière. Globalement, le rapport conclut comme suit :

«  pendant la détention dans la prison de Cagliari l'état de M. Niort ne s'est pas avéré incompatible avec le régime de détention, comme l'ont constaté les évaluations demandées par le juge de l'application de peine au sens de l'article 112 du décret présidentiel no 230 de 2000. »


Le rapport exclut donc toute incompatibilité de l'état de santé du requérant avec la détention en prison, ainsi que l'existence d'une infirmité mentale telle qu'elle empêcherait le requérant de comprendre le but de la peine.


31.  En outre, selon un rapport comportemental rendu le 9 août 2023, le requérant a fait preuve d'un comportement plus positif et serein entre la fin de 2022 et mars 2023, ce qui a permis de lui donner accès à des activités scolaires et au travail. Cependant, à partir de la fin du mois de mars 2023, il a à nouveau traversé une phase d'agitation et mis en place des gestes d'automutilation, des agressions et des menaces aux codétenus et au personnel, ce qui a causé des problèmes de gestion et de sécurité dans la prison. En particulier, le 27 mai 2023, le requérant a recouvert son corps de papier et s'est mis le feu. Certains de ces comportements visaient, selon le rapport, à obtenir un transfert dans la prison de Sassari pour se rapprocher de sa famille.


32.  À la suite de ces derniers épisodes, le requérant fut transféré à la prison de Turin le 7 juin 2023 pour des raisons de sécurité.


33.  Il ressort de la documentation relative à cette période qu'il continua à commettre des gestes d'automutilation (à cinq reprises entre juin et août 2023) et des tentatives de pendaison (le 25 juin, le 27 juin et le 28 juillet 2023).


Le requérant fut donc soumis à une surveillance étroite et le niveau de risque, initialement considéré comme faible, fut par la suite élevé à moyen (avec une surveillance accrue et des limitations des objets dangereux dans la cellule) ou à haut (avec placement dans une cellule « lisse » pendant quelques jours).


34.  Un rapport comportemental daté de 11 juillet 2023 indiqua que le requérant avait été placé dans le pavillon « A », annexé au centre clinique et au service psychiatrique. Il notait que le requérant confirmait son caractère impulsif et son incapacité à contenir les frustrations et qu'il continuait à avoir des comportements problématiques. Compte tenu de la nature démonstrative de nombre de ces épisodes, visant à obtenir un retour en Sardaigne, le rapport estima qu'un transfert dans un établissement sarde était probablement le seul objectif à moyen terme qui permettrait de limiter, un minimum, ces comportements négatifs.


35.  D'autres rapports attestent d'un suivi multidisciplinaire pendant cette période: un rapport du 18 juillet 2023 de l'équipe de traitement, qui cherchait à identifier une activité pour canaliser les énergies et l'agressivité du requérant ; et les procès-verbaux des réunions multidisciplinaires, confirmant le suivi psychologique ainsi qu'une réactivité et une absence de contrôle des impulsions rendant difficile la gestion du requérant.


Enfin, un rapport psychiatrique du 14 août 2023 indique qu'il est suivi quotidiennement et placé sous surveillance étroite, tout en alternant entre moments de tranquillité et de collaboration et gestes d'automutilation. Depuis son transfert à Turin, les épisodes d'agressivité se sont intensifiés et son humeur est devenue dysphorique ; en outre, le requérant lui-même déclare désormais que ses gestes sont une forme de protestation et de revendication afin d'être transféré en Sardaigne.


Le même rapport atteste que le requérant a passé une période - du 25 juillet 2023 au 7 août 2023 - dans le service de santé mentale (articolazione per la tutela della salute mentale ; « ATSM »), mais que cela n'est désormais plus nécessaire.


36.  Le requérant demeura à Turin jusqu'à la fin janvier 2024, quand il fut à nouveau transféré à la prison de Cagliari.

LE CADRE JURIDIQUE ET LA PRATIQUE PERTINENTS

I.        LE CADRE JURIDIQUE ET LA PRATIQUE INTERNE

A.    Le traitement médical des détenus


37.  L'article 11 de la loi no 354 du 26 juillet 1975 (la « loi sur l'administration pénitentiaire ») prévoit que tout établissement pénitentiaire doit disposer d'un service médical et pharmaceutique réservé aux soins aux détenus. Si des soins ou des examens spécialisés sont nécessaires et ne peuvent être effectués par le service médical de l'établissement, les détenus sont alors conduits, sur autorisation de l'autorité judiciaire, dans des hôpitaux civils ou des structures sanitaires externes.


38.  Depuis la réforme instaurée par la loi no 419 du 30 novembre 1998 et complétée par le décret du président du Conseil des ministres du 1er avril 2008, le service sanitaire pénitentiaire relève du service sanitaire national, et non pas de l'administration pénitentiaire.


39.  Si les services sanitaires de base sont assurés dans tous les établissements pénitentiaires, certains disposent de services spécialisés. Parmi ceux-ci, ont été institués les services d'assistance intensive (« SAI »), pour les détenus souffrant de graves pathologies et nécessitant des soins intensifs et spécialisés, ainsi que les services pour la protection de la santé mentale (articolazioni per la tutela della salute mentale ; « ATSM ») pour les détenus souffrant d'une pathologie psychiatrique.


40.  Les articles 65 de la loi sur l'administration pénitentiaire et 111 § 5 du décret du Président de la République no 230 du 30 juin 2000 (le « règlement sur l'administration pénitentiaire ») prévoient que les détenus souffrant d'une pathologie psychiatrique qui demeurent en prison doivent être assignés à un service spécialisé.


41.  L'article 112 du règlement sur l'administration pénitentiaire prévoit que les juges peuvent ordonner une observation psychiatrique du détenu visant, entre autres, à établir s'il souffre d'une infirmité de nature à faire obstacle à l'exécution de sa peine en prison.

B.    Les demandes de suspension ou de remplacement de la peine


42.  La suspension de l'exécution de la peine pour raisons de santé est prévue par les articles 146, 147 et 148 du code pénal. L'article 146 (suspension obligatoire) se lit comme suit en ses passages pertinents en l'espèce :

« L'exécution d'une peine de nature non pécuniaire est suspendue : (...)

(3) si [la peine] doit être exécutée à l'égard d'une personne souffrant (...) d'une maladie particulièrement grave en conséquence de laquelle son état de santé est incompatible avec la détention, si la maladie est à un stade tellement avancé que [ladite personne] ne réagit plus aux traitements, selon les attestations du service sanitaire pénitentiaire ou de service sanitaire externe. »


43.  L'article 147 (suspension facultative) dispose notamment ce qui suit :

« L'exécution d'une peine peut être suspendue : (...)

2) si une peine privative de liberté doit être exécutée à l'égard d'une personne se trouvant en situation d'infirmité physique grave (...). »


44.  L'article 148 (infirmité psychique survenue) prévoit en particulier ce qui suit :

« Si, avant ou pendant l'exécution d'une peine d'emprisonnement, la personne condamnée se trouve frappée d'une infirmité psychique, le juge, s'il considère que l'infirmité est d'une telle gravité qu'elle fait obstacle à l'exécution de la peine, ordonne la suspension de celle-ci et le placement [du condamné] dans un hôpital psychiatrique judiciaire (...) ».


Les hôpitaux psychiatriques judiciaires ont été abolis à partir du 31 mars 2015.


45.  L'article 47 ter de la loi sur l'administration pénitentiaire prévoit la possibilité de remplacer la détention par une assignation à résidence. Dans ses parties pertinentes, il se lit ainsi :

« 1.  La peine d'emprisonnement pour une période non supérieure à quatre ans (...) [peut] être purgée au domicile [du condamné] ou dans un autre lieu d'habitation privée lorsqu'il s'agit :

(...)

c)  d'une personne dont l'état de santé est particulièrement grave et requiert des contacts constants avec les structures hospitalières territoriales ;

(...)

1ter.  Lorsque le renvoi obligatoire ou facultatif de l'exécution de la peine peut être prononcé aux termes des articles 146 et 147 du code pénal, le tribunal de l'application des peines peut aussi ordonner la détention domiciliaire lorsque la peine est supérieure à la limite fixée au § 1 (...) »


46.  Par un arrêt no 99 du 20 février 2019, la Cour constitutionnelle a déclaré l'inconstitutionnalité de l'article 47 ter, alinéa 1 ter en ce qu'il n'était pas également applicable en cas de grave infirmité psychique.


47.  À la suite de cet arrêt et de la fermeture des hôpitaux psychiatriques judiciaires, les sujets condamnés à une peine de détention qui souffrent d'une pathologie psychiatrique peuvent, si leur pathologie est particulièrement grave, obtenir le remplacement de la peine par une assignation à domicile, éventuellement avec placement dans un établissement de soins ; dans le cas contraire, ils doivent demeurer en prison, où il peuvent bénéficier d'un placement en ATSM (paragraphe 39 ci-dessus).


48.  Les demandes de suspension de la peine et d'assignation à résidence sont adressées au juge de l'application des peines, qui statue en urgence et à titre provisoire, et au tribunal de l'application des peines. Les décisions de ce dernier peuvent faire l'objet d'un pourvoi en cassation.


49.  Selon la jurisprudence interne, récemment rappelée par l'arrêt de la Cour de Cassation no 26008 du 6 juillet 2022, dans le cadre des requêtes tendant au remplacement de la détention par une assignation à résidence sur le fondement de l'article 47 ter de la loi sur l'administration pénitentiaire, les juges nationaux sont appelés à examiner les exigences de soins qu'impose l'état de santé du détenu et les possibilités concrètes de traitement dans la prison où il purge sa peine et, en cas d'absence de documents sanitaires exhaustifs, ils doivent avoir recours à une expertise médicale indépendante.

C.    Les recours en matière de conditions de détention


50.  L'article 69 § 6 b) et l'article 35 bis de la loi sur l'administration pénitentiaire, telle que modifiée par les décrets-lois no 146 du 23 décembre 2013 et no 92 du 28 juin 2014, prévoient la possibilité pour les personnes détenues d'adresser au juge de l'application des peines une réclamation juridictionnelle pour se plaindre du « non-respect par l'administration pénitentiaire des dispositions contenues dans [ladite] loi, entraînant une atteinte grave à l'exercice des droits de la personne détenue ». Lorsque le juge accueille la réclamation, il ordonne à l'administration de redresser la situation dans un certain délai. La décision du juge de l'application des peines est susceptible d'un appel devant le tribunal de l'application des peines et d'un pourvoi en cassation.


51.  Si l'administration ne se conforme pas aux indications du juge dans le délai imparti, l'intéressé ou son représentant peut demander que le juge ordonne l'exécution forcée de la décision. Le juge peut, le cas échéant, nommer à cette fin un commissaire ad acta.


52.  L'article 35 ter de la loi sur l'administration pénitentiaire prévoit par ailleurs un recours compensatoire permettant aux personnes concernées de se plaindre de conditions de détention contraires à l'article 3 de la Convention. Un tel recours consiste à demander au juge de l'application des peines une compensation prenant la forme soit d'une réduction de peine d'un jour pour dix jours de détention dans des conditions contraires à l'article 3, soit, si la peine qui reste à purger ne permet pas d'appliquer une telle réduction, d'un dédommagement d'un montant de 8 euros par jour de détention dans des conditions contraires à l'article 3. Lorsqu'elle intervient après la libération, la demande en ce sens peut être adressée au juge civil.

II.     LES DOCUMENTS PERTINENTS DU CONSEIL DE L'EUROPE


53.  Dans son troisième rapport général (CPT/Inf (93) 12), le Comité européen pour la prévention de la torture et des traitements inhumains ou dégradants (« le CPT ») a abordé les problèmes liés au fonctionnement des services de santé dans les prisons et à la qualité des soins dispensés en milieu carcéral. La partie pertinente du rapport se lit comme suit :

« 42. Le CPT souhaite insister sur le rôle important que doit jouer l'administration pénitentiaire dans la détection précoce des détenus souffrant d'un désordre psychiatrique (dépression, état réactionnel, etc.), en vue de permettre les aménagements appropriés de leur environnement. (...)

43. Un détenu malade mental doit être pris en charge et traité dans un milieu hospitalier équipé de manière adéquate et doté d'un personnel qualifié. Cette structure pourrait être soit un hôpital psychiatrique civil, soit une unité psychiatrique spécialement équipée, établie au sein du système pénitentiaire.

D'un côté, il est souvent avancé que des raisons d'éthique conduisent à hospitaliser les détenus malades mentaux en dehors du système pénitentiaire, dans des institutions qui relèvent de la santé publique. D'un autre côté, il peut être soutenu que la création de structures psychiatriques au sein du système pénitentiaire permet d'assurer les soins dans des conditions optimales de sécurité et de renforcer l'activité des services médicaux et sociaux au sein de ce système.

Quelle que soit l'option prise, la capacité d'accueil de l'unité psychiatrique doit être suffisante. Il existe trop souvent un délai d'attente prolongé lorsqu'un transfert est devenu nécessaire. Le transfert de la personne en question dans une unité psychiatrique doit être considéré comme une question hautement prioritaire. »


54.  Les parties pertinentes de la Recommandation Rec(2006)2-rev du Comité des Ministres aux États membres sur les Règles pénitentiaires européennes se lisent comme suit :

« 12.1 Les personnes souffrant de maladies mentales et dont l'état de santé mentale est incompatible avec la détention en prison devraient être détenues dans un établissement spécialement conçu à cet effet.

12.2 Si ces personnes sont néanmoins exceptionnellement détenues dans une prison, leur situation et leurs besoins doivent être régis par des règles spéciales.

(...)

47.1 Des établissements ou sections pénitentiaires spécialisées placées sous contrôle médical doivent être organisés pour l'observation et le traitement de détenus atteints d'affections ou de troubles mentaux qui ne relèvent pas nécessairement des dispositions de la règle 12.

47.2 Le service médical en milieu pénitentiaire doit assurer le traitement psychiatrique de tous les détenus requérant une telle thérapie et porter une attention particulière à la prévention du suicide. »

EN DROIT

I.        SUR LA DECLARATION UNILATERALE DU GOUVERNEMENT


55.  Le Gouvernement a envoyé à la Cour une déclaration unilatérale et l'a invité à rayer la requête du rôle, en application de l'article 37 § 1 (c) de la Convention.


56.  Le 7 décembre 2023, le requérant a informé la Cour qu'il n'était pas satisfait des termes de la déclaration unilatérale.


57.  À la lumière des principes généraux concernant les déclarations unilatérales qui ont été exposés dans les affaires Tahsin Acar c. Turquie ((question préliminaire) [GC], no 26307/95, §§ 75-77, CEDH 2003-VI) et Jeronovičs c. Lettonie [GC], no 44898/10, § 64, 5 juillet 2016), la Cour considère que les conditions pour rayer l'affaire du rôle ne sont pas réunies en l'espèce.


58.  En conclusion, sur le fondement de l'article 37 § 1 c) de la Convention, elle rejette la demande de radiation du rôle formulée par le Gouvernement et décide de poursuivre l'examen de la recevabilité et du fond de l'affaire.

II.     SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L'ARTICLE 3 DE LA CONVENTION


59.  Le requérant se plaint de son maintien en détention, qui l'aurait empêché de bénéficier d'une prise en charge adéquate de ses troubles psychiatriques. Il invoque l'article 3 de la Convention, qui est ainsi libellé :

« Nul ne peut être soumis à la torture ni à des peines ou traitements inhumains ou dégradants. »

A.    Sur la recevabilité


60.  La Cour constate que le Gouvernement n'a pas soulevé d'exception relative au non-respect du délai de six mois [1]. Toutefois, elle a déjà jugé que la règle des six mois est une règle d'ordre public et que, par conséquent, elle a compétence pour l'appliquer d'office (voir, par exemple, Radomilja et autres c. Croatie [GC], nos 37685/10 et 22768/12, § 138, 20 mars 2018 et Blokhin c. Russie [GC], no 47152/06, § 102, 23 mars 2016).


61.  Les principes concernant le respect du délai de six mois dans des affaires en matière de détention ont été résumés dans les affaires Ananyev et autres c. Russie (nos 42525/07 et 60800/08, §§ 77-78, 10 janvier 2012).


62.  En l'espèce, la Cour note que le requérant a été détenu entre 11 juin 2016 et le 21 janvier 2017, date à laquelle il a été assigné à domicile ; réincarcéré le 17 mars 2017, il a par la suite été détenu sans interruption jusqu'à ce jour (voir paragraphe 6 ci-dessus). Sa détention ne saurait donc passer pour une « situation continue ».


63.  Compte tenu du fait que la requête a été introduite le 24 janvier 2023, pour ce qui concerne la première période de détention, terminée le 21 janvier 2017, la requête est tardive et doit être déclarée irrecevable en application de l'article 35 §§ 1 et 4 de la Convention.


64.  Quant à la période de détention commencée le 17 mars 2017, la Cour constate que le grief n'est pas manifestement mal fondé ni irrecevable pour un autre motif visé à l'article 35 de la Convention, et le déclare donc recevable.

B.    Sur le fond

1.     Arguments des parties

a)      Le requérant


65.  Le requérant allègue que le traitement pénitentiaire auquel il est soumis depuis son incarcération est absolument incompatible avec son grave état psychiatrique et qu'il est incapable de comprendre l'illicéité de ses actes ainsi que la fonction rééducative de sa peine.


66.  Le requérant souligne que l'expertise de 2019 avait déjà mentionné un risque que le maintien en prison aggrave ses troubles psychiatriques.


67.  Par la suite, en 2020 le TAP de Sassari a exprimé des doutes quant à la compatibilité de la détention en prison avec les pathologies du requérant, ce qui l'a amené à ordonner une observation psychiatrique. Il apparaît que cette observation a bien été effectuée et que le rapport final a probablement été transmis aux juridictions appelées à statuer sur le maintien de la détention. Cependant, le rapport n'a pas été transmis au requérant et il n'a donc pas pu être porté à l'attention de la Cour par celui-ci.


Le Gouvernement n'a pas non plus fourni à la Cour ce rapport d'expertise indépendant, alors que cela lui avait pourtant été expressément demandé lors de la communication de l'affaire. Selon le requérant, ces éléments doivent être pris en compte sous l'angle de la répartition de la charge de la preuve : le requérant estime, en effet, que si le rapport de février 2021 n'a pas été fourni, c'est probablement parce qu'il avait constaté une incompatibilité avec la détention.


68.  En outre, l'ordonnance du TAP de Cagliari du 22 novembre 2022 - ainsi que l'ordonnance du JAP de Cagliari du 18 janvier 2023 - ont constaté une incompatibilité de son état de santé avec la détention, mais elles ont néanmoins ordonné son transfert dans un autre établissement pénitentiaire. Le requérant considère que cette conclusion était contradictoire, car le TAP aurait dû demander aux services sociaux de chercher une solution alternative hors de prison.


69.  La gravité de son état de santé serait également confirmée par les nombreux épisodes de gestes d'automutilation, les tentatives de suicide et les autres épisodes d'agression et d'agitation, qui seraient la conséquence d'un environnement inadapté et de l'absence d'un traitement approprié, qu'il serait impossible d'assurer en milieu pénitentiaire.


70.  Enfin, le requérant souligne qu'il ne peut bénéficier d'aucun programme éducatif et que le programme de traitement des dépendances proposé par le service contre la toxicomanie n'a pas été accepté par le TAP de Cagliari.


71.  Quant à son transfert à Turin, le requérant note qu'il n'a pas été ordonné pour assurer une meilleure qualité de soins, mais pour des raisons de sécurité liées à son comportement sanctionné par des mesures disciplinaires. Dans tous les cas, ce transfert à Turin ne s'est pas traduit par une amélioration ses conditions d'accueil. Dans cette prison, il ne bénéficie d'aucune prise en charge globale, mais seulement d'entretiens psychologiques ayant suivi ses tentatives de suicide ou ses gestes d'automutilation. En outre, à Turin, le requérant ne peut plus bénéficier de la présence de sa famille, laquelle n'a pas les moyens d'effectuer ce voyage pour lui rendre visite.


72.  Le requérant affirme, pour le surplus, que la prison de Turin est gravement surpeuplée, y compris le pavillon ou se trouve l'ATSM. Il cite à cet égard des passages du rapport du CPT lors de sa visite périodique de 2022 (CPT/Inf (2023) 05), à l'occasion de laquelle celui-ci avait sollicité le placement des détenus souffrant de pathologies psychiatriques dans un service spécialisé, ainsi qu'une meilleure formation des agents pénitentiaire assignés aux services psychiatriques.


73.  Les représentants du requérant notent qu'ils ne disposent d'aucune information sur le suivi médical du requérant pour la période postérieure au mois d'août 2023, à partir de laquelle le Gouvernement n'a plus fourni de renseignements. Ils savent, cependant, que le requérant a été transféré à nouveau à Sassari en janvier 2024.

b)      Le Gouvernement


74.  Le Gouvernement allègue que le requérant a été soigné de manière adéquate par les services médicaux des différentes prisons, et que sa situation a été examinée de manière approfondie par l'administration pénitentiaire et par les juges appelés à se prononcer sur ses demandes.


75.  Il s'appuie, en premier lieu, sur la décision du JAP du 18 janvier 2023, qui a constaté que le requérant était dûment suivi et traité et que les difficultés liées à son état découlaient principalement de son refus de suivre les thérapies indiquées (voir paragraphe 24 ci-dessus).


76.  Le Gouvernement cite, en outre, les rapports du 23 février 2023 et du 11 août 2023 rendus par le service sanitaire de la prison de Cagliari, selon lesquels l'état de santé du requérant serait compatible avec la détention (voir paragraphes 28 et 30 ci-dessus). Il cite aussi le rapport du 14 août 2023 du service psychiatrique de la prison de Turin qui va dans le même sens (voir paragraphe 35 ci-dessus).


77.  Le Gouvernement ajoute que le requérant a bénéficié de nombreux entretiens avec des psychologues et d'autres spécialistes, mais que son comportement - en particulier, le fait qu'il ne prenait pas toujours les médicaments - a contribué aux difficultés de traitement. À cet égard, le Gouvernement s'appuie aussi sur le journal clinique du requérant et sur le rapport du 11 août 2023 précité (voir paragraphe 30 ci-dessus). En outre, il souligne que le requérant était soumis à une surveillance étroite pour prévenir le risque de suicide et que la prison de Cagliari était équipée d'un SAI, d'une ATSM et d'un service psychiatrique trois fois par semaine.


78.  Plus généralement, le Gouvernement considère que l'administration pénitentiaire a fait de son mieux pour traiter les troubles psychiatriques du requérant, dont l'état de santé, bien que grave, a toujours été considéré comme compatible avec la détention.

2.     Appréciation de la Cour

a)      Principes généraux


79.  Les principes généraux pertinents en l'espèce ont été résumés dans l'arrêt Rooman c. Belgique ([GC], no 18052/11, §§ 141-148, 31 janvier 2019).


80.  En particulier, pour déterminer si la détention d'une personne malade est conforme à l'article 3 de la Convention, la Cour prend en considération plusieurs éléments.


81.  Un premier élément est l'état de santé de la personne concernée et l'effet des modalités d'exécution de sa détention sur son évolution. La Cour a jugé que les conditions de détention ne doivent en aucun cas soumettre la personne privée de liberté à des sentiments de peur, d'angoisse et d'infériorité propres à l'humilier, à l'avilir et à briser éventuellement sa résistance physique et morale. Elle a reconnu à ce sujet que les détenus atteints de troubles mentaux sont plus vulnérables que les détenus ordinaires, et que certaines exigences de la vie carcérale les exposent davantage à un danger pour leur santé, renforcent le risque qu'ils se sentent en situation d'infériorité, et sont forcément source de stress et d'angoisse. Une telle situation entraîne la nécessité d'une vigilance accrue dans le contrôle du respect de la Convention (W.D. c. Belgique, no 73548/13, §§ 114-115, 6 septembre 2016, et Rooman, précité, § 145).


82.  Un deuxième élément est le caractère adéquat ou non des soins et traitements médicaux dispensés en détention. Cette question est la plus difficile à trancher. La Cour rappelle que le simple fait qu'un détenu ait été examiné par un médecin et qu'il se soit vu prescrire tel ou tel traitement ne saurait faire conclure automatiquement au caractère approprié des soins administrés. En outre, les autorités doivent s'assurer que les informations relatives à l'état de santé du détenu et aux soins reçus par lui en détention sont consignées de manière exhaustive, que le détenu bénéficie promptement d'un diagnostic précis et d'une prise en charge adaptée, et qu'il fasse l'objet, lorsque la maladie dont il est atteint l'exige, d'une surveillance régulière et systématique associée à une stratégie thérapeutique globale visant à porter remède à ses problèmes de santé ou à prévenir leur aggravation plutôt qu'à traiter leurs symptômes. Par ailleurs, il incombe aux autorités de démontrer qu'elles ont créé les conditions nécessaires pour que le traitement prescrit soit effectivement suivi. En outre, les soins dispensés en milieu carcéral doivent être appropriés, c'est-à-dire d'un niveau comparable à celui que les autorités de l'État se sont engagées à fournir à l'ensemble de la population. Toutefois, cela n'implique pas que soit garanti à tout détenu le même niveau de soins médicaux que celui des meilleurs établissements de santé extérieurs au milieu carcéral (Blokhin, précité, § 137, 23 mars 2016, et Rooman, précité, § 147). Dans l'hypothèse où la prise en charge ne serait pas possible sur le lieu de détention, il faut que le détenu puisse être hospitalisé ou transféré dans un service spécialisé (Rooman, précité, § 148).


83.  La Cour a également précisé qu'il est essentiel pour un détenu souffrant d'une maladie grave d'être soumis à un examen de son état de santé par un spécialiste de la pathologie en question afin que puisse lui être délivré le traitement approprié (Wenner c. Allemagne, no 62303/13, § 56, 1er septembre 2016, et Keenan c. Royaume-Uni, no 27229/95, § 115, CEDH 2001-III). En cas d'avis médicaux divergents sur le traitement approprié à l'état de santé du détenu, les autorités pénitentiaires et les juridictions nationales peuvent devoir, pour s'acquitter de leur obligation positive découlant de l'article 3, solliciter l'avis d'un expert médical spécialisé (Wenner, précité, § 57, et Xiros c. Grèce, no 1033/07, § 87, 9 septembre 2010).


84.  Quant à l'appréciation des preuves à cet égard, la Cour, sensible à la nature subsidiaire de sa mission, a rappelé à maintes reprises qu'il ne lui appartient pas de se prononcer sur des questions relevant exclusivement du champ de l'expertise médicale (Wenner, précité, § 58, et Amirov c. Russie, no 51857/13, § 89, 27 novembre 2014). Toutefois, eu égard à la vulnérabilité des personnes placées en détention, une fois que le requérant a fourni un commencement de preuve d'un traitement relevant du champ d'application de l'article 3 de la Convention, c'est au Gouvernement qu'il incombe d'apporter des éléments crédibles et convaincants pour démontrer que le requérant a reçu des soins médicaux complets et appropriés en détention (Kondrulin c. Russie, no 12987/15, § 56-57, 20 septembre 2016, et Wenner, précité, § 58).


85.  Un troisième élément a trait au maintien en détention compte tenu de l'état de santé de l'intéressé. Certes, la Convention n'impose aucune « obligation générale » de libérer un détenu pour raisons de santé, même s'il souffre d'une maladie particulièrement difficile à soigner. Il n'en demeure pas moins qu'à cet égard la Cour a reconnu la possibilité que, dans des conditions d'une particulière gravité, l'on puisse se trouver en présence de situations où une bonne administration de la justice pénale commande que soient prises des mesures de nature humanitaire (Bamouhammad c. Belgique, no 47687/13, § 123, 17 novembre 2015 ; voir également Gülay Çetin c. Turquie, no 44084/10, § 102, 5 mars 2013).


86.  La Cour a en outre souligné que, même s'il ne lui appartient pas de se prononcer dans l'abstrait sur la manière dont les juges nationaux auraient dû trancher les demandes de libération des détenus, la question de savoir si l'autorité judiciaire compétente a pris suffisamment en compte tous les éléments revêt une importance particulière dans le cadre de l'article 3 de la Convention (Raffray Taddei c. France, no 36435/07, § 60, 21 décembre 2010). Lorsque les autorités nationales décident de placer et de maintenir en prison une personne souffrant de graves problèmes de santé, elles doivent veiller avec une rigueur particulière à ce que les conditions de sa détention répondent aux besoins spécifiques découlant de son infirmité et peser les conséquences de l'emprisonnement, si nécessaire à l'aide d'une expertise médicale (voir Jeanty c. Belgique, no 82284/17, § 106 et 109, 31 mars 2020, et Farbtuhs c. Lettonie, no 11791/20, § 56, 2 décembre 2004).

b)      Application des principes au cas d'espèce

i.        Sur l'état de santé du requérant et le régime de sa détention


87.  Quant au premier élément de son examen, la Cour constate qu'il n'est pas contesté que le requérant souffre de graves troubles de la personnalité, notamment d'un trouble borderline et antisocial et d'une toxicomanie (voir paragraphes 4 et 7 ci-dessus).


88.  Le requérant a souligné le risque que la détention aggrave son état de santé mentale (voir paragraphes 66 et 69 ci-dessus), mais le Gouvernement n'a pas véritablement pris position sur cet argument. La Cour n'est pas en mesure d'établir si les pathologies du requérant ont subi une aggravation à cause de la détention en prison. Cependant, elle constate que l'expertise psychiatrique de 2019 avait décrit sa pathologie comme « réactive à la détention », ajoutant que la détention pouvait aggraver des troubles préalables (voir paragraphe 8 ci-dessus) ; dans les années suivantes, aucun rapport ou expertise médicale ne s'est plus interrogé sur une aggravation éventuelle des troubles du requérant, ni sur les effets de la détention sur ceux-ci. La Cour constate en outre que, si le requérant avait commis, dès le début de sa détention, plusieurs gestes d'automutilation et tentatives de suicides, ces actes sont devenus beaucoup plus fréquents à partir de 2022 (voir paragraphes 11 et 33 ci-dessus), étant rappelé que la Cour ne dispose pas d'informations postérieures au mois d'août 2023.


89.  Quant aux modalités d'exécution de la détention, il convient de relever que le requérant, qui estime certes que son état de santé n'est pas compatible avec la détention, ne se plaint pas spécifiquement de ses conditions de détention, sous réserve de certaines critiques relatives à la prison de Turin (voir paragraphe 72 ci-dessus).


90.  Il ressort en outre du dossier que le requérant était de temps en temps placé dans une « cellule lisse » et soumis à une surveillance étroite (voir paragraphes 10 et 33 ci-dessus) et que, dans la prison de Turin, il a passé une période dans une ATSM (voir paragraphe 35 ci-dessus). Cependant, le Gouvernement n'a pas fourni d'informations plus précises sur les placements éventuels du requérant dans des services spécialisés pour le traitement de troubles psychiatriques.

ii.      Sur le caractère adéquat des soins


91.  Concernant le deuxième élément de son examen, c'est-à-dire le caractère adéquat ou non des soins et traitements médicaux dispensés en détention, la Cour constate que le requérant se plaint principalement d'une impossibilité d'obtenir un traitement adéquat en prison. En outre, il affirme que les entretiens psychologiques ont eu lieu - notamment dans la prison de Turin - seulement après ses gestes d'automutilation et sans qu'ils soient accompagnés d'une prise en charge globale. Il se plaint également de l'absence d'un traitement contre la toxicomanie (voir paragraphes 7071 ci‑dessus). Enfin, les avocats du requérant regrettent qu'après le mois d'août 2023, ils n'aient plus reçu d'informations de la part des autorités sur le suivi médical du requérant (voir paragraphe 73 ci-dessus).


92.  Le Gouvernement a fourni le dossier médical du requérant relatif aux années 2021 et 2022, lequel fait état d'entretiens fréquents avec des psychologues, des psychiatres, des éducateurs et des opérateurs du service contre la toxicomanie, ainsi que de la prescription d'un traitement pharmacologique que le requérant suivait de manière irrégulière (voir paragraphe 13 ci-dessus).


Plusieurs rapports rendus par les services médicaux des différentes prisons attestent par ailleurs que le requérant bénéficiait d'un suivi multidisciplinaire par des psychiatres, des psychologues et des éducateurs et que des médicaments lui étaient prescrits (voir paragraphes 16, 17, 21, 30 et 35). S'appuyant sur ces documents, les tribunaux internes ont estimé que le requérant était régulièrement suivi par les opérateurs sanitaires de prison (voir paragraphes 14 et 18). En particulier, le JAP de Cagliari a estimé que les opérateurs de la prison s'étaient dûment activés, que le traitement disponible en prison était adéquat et que le malaise du requérant découlait principalement de son refus de suivre la thérapie (voir paragraphe 24 ci‑dessus).


93.  La Cour estime donc qu'il est établi que le requérant a été suivi par plusieurs spécialistes, de manière non seulement occasionnelle mais suffisamment régulière pour ses troubles psychiatriques et pour sa toxicomanie, et cela au moins jusqu'au mois d'août 2023. Certes, l'absence d'information après cette date, malgré le fait que les dernières observations du Gouvernement datent de mars 2024, reste préoccupante. Cependant, la Cour n'estime pas nécessaire de tirer des conclusions définitives sur ce point, compte tenu des considérations qui suivent.


94.  Si le requérant admet qu'il recevait des soins en prison, son grief principal, fondé notamment sur les décisions de 22 novembre 2022 et 18 janvier 2023, concerne le fait que les soins disponibles en prison étaient de toute manière insuffisants et que son état nécessitait donc un placement dans un établissement de soins externe.

iii.    Sur le maintien en détention du requérant


95.  La Cour rappelle que, s'il n'y a pas une obligation générale de libérer un détenu pour raisons de santé, dans certaines situations le respect de l'article 3 peut imposer la libération d'un détenu ou son transfert dans un établissement de soins (voir paragraphe 85 ci-dessus). Cela se vérifie, notamment, quand l'état de santé du détenu est d'une telle gravité que des mesures de nature humanitaire s'imposent (voir, entre autres, Bamouhammad, précité, § 123) ou quand la prise en charge n'est pas possible en milieu pénitentiaire ordinaire, de sorte que le détenu doit être transféré dans un service spécialisé ou dans une structure externe (voir paragraphe 82 ci-dessus, in fine, avec la jurisprudence y citée, ainsi que les documents du Conseil de l'Europe cités au paragraphes 53-54 ci-dessus). La Cour rappelle également que les autorités internes doivent examiner ces questions de manière approfondie, lorsqu'elles décident de placer une personne souffrant de troubles psychiques en prison (voir paragraphe 86 ci-dessus, et la jurisprudence y citée).


96.  En l'espèce, il n'est pas contesté que le requérant souffre de graves troubles psychiques. Si d'un côté les rapports médicaux rendus par les services de prison concluaient, pour la plupart, à la possibilité de le soigner en prison, plusieurs éléments soulevaient toutefois des doutes sérieux à cet égard.


97.  En premier lieu, en 2019 déjà, une expertise indépendante décrivait les troubles du requérant comme réactifs à la détention, posant ainsi l'hypothèse que ces troubles s'aggravent en cas de maintien en prison (voir paragraphe 8 ci-dessus).


En deuxième lieu, le rapport d'équipe du 9 septembre 2020 affirmait clairement que les troubles du requérant étaient difficiles à gérer en prison et que son état de santé était donc incompatible avec la détention (voir paragraphe 17 ci-dessus). En outre, les rapports comportementaux concernant le requérant exprimaient également des préoccupations quant à la possibilité de traiter le requérant en prison et signalaient des difficultés quant à la gestion de son cas (voir paragraphes 12 et 21 ci-dessus).


En troisième lieu, les tribunaux internes eux-mêmes ont exprimé des doutes à cet égard. Dans sa décision du 10 septembre 2020, le TAP de Sassari - tout en admettant que le requérant pouvait demeurer en prison - considérait comme nécessaire une évaluation plus approfondie de la question (voir paragraphe 18 ci-dessus). Par la suite, dans son ordonnance du 22 novembre 2022, le TAP de Cagliari constatait une incompatibilité des conditions de santé mentale du requérant avec la détention en prison et sollicitait son transfert dans un établissement de peine plus approprié (voir paragraphe 22 ci‑dessus).


Enfin, ces doutes étaient corroborés par les nombreux gestes d'automutilation et les tentatives de suicide du requérant. Certes, ces gestes coïncidaient parfois avec des revendications de sa part ; cela n'empêche qu'ils témoignaient d'un malaise important du requérant qui, loin de diminuer du fait d'une adaptation progressive au contexte carcéral, paraissait au contraire s'aggraver avec l'écoulement du temps.


98.  Certes, aucune de ces circonstances n'imposait nécessairement, à elle seule, la libération du requérant. Cependant, vu les nombreux éléments soulevant des doutes quant à la compatibilité de ses troubles mentaux avec la détention, la Cour estime, conformément à sa jurisprudence (voir paragraphe 86 ci-dessus), que les autorités internes auraient dû examiner cette question avec une rigueur particulière compte tenu de la vulnérabilité du requérant en tant que détenu atteint de troubles mentaux. Elles auraient ainsi dû se pencher de manière approfondie - le cas échéant au moyen d'une nouvelle expertise médicale - sur la possibilité de le maintenir en prison et de lui fournir des soins appropriés dans ce milieu (voir paragraphe 86 ci-dessus).


99.  La Cour estime que les éléments précités (paragraphe 97 ci‑dessus) suffisent pour constater que le requérant a fourni un commencement de preuve d'un traitement relevant du champ d'application de l'article 3 de la Convention, en présence duquel il incombait au Gouvernement de démontrer que le requérant a été traité de manière appropriée, et que la décision de le garder en prison se fondait sur une évaluation approfondie de ses exigences de soins (voir paragraphe 84 ci-dessus).


100.  La Cour constate, cependant, qu'une telle démonstration n'a pas été apportée par le Gouvernement.


101.  Les tribunaux internes se sont en effet, pour la plupart, fondés sur les rapports transmis par les services des différentes prisons (voir paragraphes 18 et 24), sans se pencher de manière approfondie et plus globale sur les éléments ultérieurs qui pouvaient remettre en question la compatibilité des troubles psychiatriques du requérant avec sa détention.


Ainsi, malgré les considérations de l'expertise de 2019, qui faisait état d'un risque d'aggravation des pathologies du requérant, il ne ressort pas des rapports médicaux rendus par la suite, ni de la motivation des décisions suivantes, que les autorités internes aient examiné si une telle aggravation avait effectivement eu lieu et, le cas échéant, si cela était en lien avec le maintien du requérant en prison (paragraphe 88 ci-dessus).


En outre, si l'observation psychiatrique sollicitée par le TAP de Sassari a bien eu lieu (voir paragraphe 19 ci-dessus), ses conclusions restent inconnues puisqu'elles n'ont pas été fournies à la Cour et qu'elles ne paraissent avoir été prises en considération dans les décisions internes.


102.  La seule décision interne qui prend en considération, au moins en partie, les avis contraires est l'ordonnance du TAP de Cagliari du 22 novembre 2022. Se fondant sur le rapport du 8 septembre 2020, cette ordonnance a constaté une incompatibilité de l'état de santé du requérant avec la prison. La Cour partage l'avis du requérant selon lequel cette ordonnance est, dans une certaine mesure, contradictoire : d'un côté, elle constate une incompatibilité générale, telle que signalée par l'équipe de la prison, et n'examine donc pas les des manquements spécifiques de la prison de Cagliari où le requérant se trouvait à l'époque ; de l'autre, elle ordonne le transfert du requérant dans un autre établissement de peine, sans expliquer pour quelle raison une autre prison aurait été plus adaptée ni quels soins particuliers elle aurait dû être en mesure de fournir (voir paragraphe 22 ci‑dessus). Malgré la contradiction intrinsèque soulevée par cette ordonnance, les autorités internes ne se sont par la suite jamais interrogées sur la portée et les suites qu'il convenait de lui donner, de sorte que le requérant est resté dans la même prison pendant encore plus de six mois.


Quant à l'ordonnance suivante, émise par le JAP de Cagliari le 18 janvier 2023 (paragraphe 24 ci-dessus), elle est porteuse de la même contradiction puisqu'elle affirme, d'un côté, que le requérant était bien suivi dans la prison de Cagliari, tout en enjoignant de l'autre à l'administration pénitentiaire d'évaluer d'urgence la situation du requérant en vue de le transférer dans une structure carcérale plus adaptée à son état de santé. Or, le Gouvernement ne s'est pas déterminé sur la façon de réconcilier ces éléments apparemment contradictoires des deux décisions de justice précitées.


103.  Enfin, lors de la communication de l'affaire, la Cour a sollicité une expertise indépendante, notamment sur la question du caractère adéquat des soins disponibles en prison et sur la compatibilité de l'état de santé du requérant en prison. Le Gouvernement n'a cependant pas produit cette expertise ni fourni aucune explication pour justifier ce manquement.


104.  Dans ces circonstances, compte tenu de la répartition de la charge de la preuve dans ce domaine, la Cour conclut qu'il n'a pas été démontré que les autorités internes ont examiné, de manière suffisamment rigoureuse, la compatibilité de l'état de santé du requérant avec la détention en prison.


105.  Partant, il y a eu violation de l'article 3 de la Convention.

III.   SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L'ARTICLE 5 §§ 1 et 5 DE LA CONVENTION


106.  Le requérant se plaint d'être soumis à une détention irrégulière et injustifiée, ainsi que de l'absence d'une réparation. Il invoque l'article 5, §§ 1 et 5 de la Convention, qui dans ses parties pertinentes est ainsi libellé :

1. Toute personne a droit à la liberté et à la sûreté. Nul ne peut être privé de sa liberté, sauf dans les cas suivants et selon les voies légales :

a) s'il est détenu régulièrement après condamnation par un tribunal compétent ; (...)

e) s'il s'agit de la détention régulière d'une personne susceptible de propager une maladie contagieuse, d'un aliéné, d'un alcoolique, d'un toxicomane ou d'un vagabond ; (...)

5. Toute personne victime d'une arrestation ou d'une détention dans des conditions contraires aux dispositions de cet article a droit à réparation.


107.  Le requérant allègue qu'il est détenu en l'absence d'une base légale depuis 2016 ou, à tout le moins, depuis 2020 voire depuis le 22 novembre 2022. Sa détention serait irrégulière, car une incompatibilité de son état de santé avec la détention avait déjà été constatée par l'expertise de 2019 et par le rapport de l'équipe de traitement de 2020 ; cela a ensuite été confirmé par le TAP le 22 novembre 2022 et par le JAP le 18 janvier 2023.


108.  Le requérant soutient, en outre, que sa détention ne repose pas sur un motif valable puisqu'elle ne se justifie ni au sens de la lettre a), car il n'était pas capable de comprendre l'objectif de réinsertion sociale que poursuit la détention ; ni au sens de l'article 5 § 1 e) puisqu'elle s'est déroulée dans un lieu inapproprié pour le traitement de ses troubles mentaux, en l'absence de tout programme éducatif.


109.  Le requérant se plaint aussi, au sens de l'article 5 § 5 de la Convention, de l'impossibilité d'obtenir une réparation pour sa détention illégale et arbitraire.


110.  Le Gouvernement n'a pas soumis d'observations sur ce point.


111.  Les principes généraux à cet égard ont été résumés dans l'affaire Sy c. Italie (no 11791/20, §§ 93-115, 24 janvier 2022).


112.  En l'espèce, malgré l'absence d'observations du Gouvernement, il ressort clairement des faits de l'affaire que le requérant a été détenu sur la base d'un arrêt de condamnation (voir paragraphes 5-6 ci-dessus). La détention relève donc de l'alinéa a) et non pas de l'alinéa e) de l'article 5 § 1.


113.  La Cour ne partage pas l'avis du requérant selon lequel la détention ne reposait pas sur une base légale (voir paragraphe 107 ci‑dessus). Le requérant ne conteste d'ailleurs pas le fait que la détention se fondait sur un arrêt de condamnation et il n'affirme pas qu'elle a été ordonnée en violation de normes internes. Quant aux décisions subséquentes citées par le requérant, même si elles ont exprimé des doutes sur la compatibilité des troubles du requérant avec le maintien en prison, elles n'ont ni révoqué l'ordre de détention ni ordonné une mesure alternative (voir, a contrario, Sy, précité, §§ 125 et 128).


114.  En ce qui concerne les autres arguments du requérant, la Cour rappelle que la question de savoir si un environnement est approprié en termes de soins médicaux pour une personne souffrant de troubles mentaux s'analyse normalement sur le terrain des articles 3 et 5 § 1 e) de la Convention, et non pas sous l'angle de l'article 5 § 1 a). Toutefois, la Cour a déjà relevé que l'absence de soins adéquats pouvait donc poser un problème sous l'angle de l'alinéa a) de l'article 5 § 1 lorsqu'un requérant détenu régulièrement après condamnation souffre d'une pathologie psychique d'une gravité susceptible de l'empêcher de comprendre l'objectif de réinsertion sociale que poursuit la détention et d'en bénéficier (Sy, précité, § 122).


115.  En l'espèce, le requérant n'a pas fourni d'éléments permettant de conclure que, à cause de sa pathologie, il était incapable de comprendre le but de la peine. En effet, le seul rapport qui paraît s'être penché explicitement sur cette question est celui du 11 août 2023, qui a confirmé la capacité du requérant de comprendre le but de la peine (voir paragraphe 30 ci-dessus). En outre, aucun autre document ne semble contenir une conclusion qui irait dans un autre sens : le rapport d'expertise de 2019, établi dans le cadre d'un procès pénal pour des faits commis en prison, conclut à une incapacité de discernement seulement partielle au moment de la rédaction du rapport et à une capacité de participer au procès (voir paragraphe 8 ci-dessus) ; les décisions rendues au cours des procédures disciplinaires, qui semblent avoir pris en compte une capacité limitée de discernement, n'ont pas été fournies à la Cour. Cependant, selon les informations relatées par les rapports comportementaux, elles se fondaient sur une absence de contrôle des impulsions du requérant plutôt que sur une incapacité totale de discernement de sa part (voir paragraphe 12 ci‑dessus) ; de la même manière, dans les rapports médicaux disponibles, le requérant est généralement décrit comme peinant à contrôler ses impulsions, notamment lors de ses crises d'agitation, mais sans qu'il soit fait état d'une incapacité plus générale de compréhension de la fonction de la peine (voir paragraphes 17, 30, 34 et 35 ci-dessus).


116.  La Cour estime dès lors que le grief tiré de l'article 5 § 1 de la Convention n'est pas suffisamment étayé et qu'il est manifestement mal fondé. Elle le déclare irrecevable en application de l'article 35 §§ 3 (a) et 4 de la Convention.


117.  Quant au grief du requérant tiré de l'article 5 § 5 de la Convention, la Cour rappelle que cette disposition est respectée dès lors que l'on peut demander réparation du chef d'une privation de liberté opérée dans des conditions contraires aux paragraphes 1, 2, 3 ou 4. Le droit à réparation énoncé au paragraphe 5 suppose donc qu'une violation de l'un de ces autres paragraphes ait été établie par une autorité nationale ou par les organes de la Convention (voir Stanev c. Bulgarie [GC], n36760/06, § 182, CEDH 2012 et N.C. c. Italie [GC], no 24952/94, § 49, CEDH 2002-X).


118.  En l'espèce, la Cour a rejeté le grief fondé sur l'article 5 § 1 de la Convention pour défaut manifeste de fondement (paragraphe 116 ci-dessus). En outre, aucune instance nationale n'a considéré que la détention du requérant était illégale.


119.  Partant, le grief formulé sur le terrain de l'article 5 § 5 doit être rejeté pour incompatibilité ratione materiae avec les dispositions de la Convention, en application de l'article 35 §§ 3 et 4 de la Convention.

IV.  SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L'ARTICLE 6 § 1 DE LA CONVENTION


120.  Le requérant se plaint du fait que les ordonnances du 22 novembre 2022 et du 18 janvier 2023, qui ordonnaient son transfert dans un établissement pénitentiaire plus adéquat au traitement de sa pathologie psychiatrique, n'ont pas été exécutées. Il invoque l'article 6 § 1 de la Convention, qui est ainsi libellé :

1. Toute personne a droit à ce que sa cause soit entendue (...) par un tribunal (...) qui décidera (...) des contestations sur ses droits et obligations de caractère civil (...)


121.  Le requérant souligne que les deux ordonnances n'ont pas été exécutées. Il allègue que son transfert à Turin, qui a eu lieu en juin 2023, n'a pas été ordonné en exécution de ces décisions, mais seulement pour des raisons de sécurité. Il ajoute que, de toute manière, il a été renvoyé à la prison de Sassari en janvier 2024, ce qui l'a replacé dans la situation antérieure.


122.  Le Gouvernement n'a pas soumis d'observations sur ce point.


123.  La Cour note que ce grief, qui concerne la non-exécution de décisions portant sur l'accès aux soins médicaux, tombe sous le volet civil de l'article 6 § 1 (voir, mutatis mutandis, Wick c. Allemagne, no 22321/19, § 77, 4 juin 2024).


124.  Constatant que ce grief n'est pas manifestement mal fondé ni irrecevable pour un autre motif visé à l'article 35 de la Convention, la Cour le déclare recevable.


125.  La Cour rappelle que l'exécution d'un jugement ou arrêt, de quelque juridiction que ce soit, doit être considérée comme faisant partie intégrante du procès au sens de l'article 6 § 1 de la Convention et que l'inexécution d'une décision de justice définitive et exécutoire retirerait tout effet utile aux garanties consacrées par cet article (voir Sy, précité, §§ 63 et 153, et la jurisprudence y citée).


126.  En l'espèce, la Cour observe que, par son ordonnance du 22 novembre 2022, le TAP de Cagliari avait ordonné d'identifier d'urgence un autre établissement pénitentiaire, dans lequel le détenu puisse recevoir des soins et un traitement adéquat pour ses pathologies psychiatriques (voir paragraphe 22 ci-dessus). Le 18 janvier 2023, le JAP de Cagliari réitéra cette injonction.


127.  Le requérant demeura toutefois dans la prison de Cagliari durant plus de six mois, soit jusqu'au 7 juin 2023. En outre, il ne ressort pas du dossier que son transfert à Turin ait été ordonné en exécution des décisions précitées ou à la suite d'une évaluation des soins disponibles dans cette prison. Il semble au contraire que le transfert ait été motivé pour des raisons de sécurité, à la suite d'un geste d'automutilation particulièrement préoccupant (voir paragraphes 31-32 ci-dessus).


128.  Dans ces circonstances, et en l'absence de toute explication de la part du Gouvernement, la Cour conclut que les décisions internes portant sur l'accès aux soins médicaux n'ont pas été exécutées ou, à tout le moins, pas dans un délai raisonnable. Il y a donc eu violation de l'article 6 § 1 de la Convention.

V.     SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L'ARTICLE 8 DE LA CONVENTION


129.  Le requérant se plaint, au titre de l'article 8 de la Convention, de l'absence d'un parcours éducatif et de réinsertion sociale. Celui-ci lui aurait été refusé par l'administration pénitentiaire, son comportement oppositionnel rendant difficile la mise en place de mesures éducatives. L'administration pénitentiaire n'aurait ainsi pas suffisamment tenu compte du fait que ce comportement découlait d'une pathologie psychiatrique. La Cour note que le grief est strictement lié à celui soulevé sous l'angle de l'article 3 de la Convention. Il convient donc de le déclarer irrecevable pour ce qui concerne la première période de détention et recevable pour la période de détention ayant débuté le 17 mars 2017 (voir paragraphes 63-64 ci-dessus). Cependant, eu égard aux motifs qui ont fondé son constat de violation de l'article 3 de la Convention (voir paragraphes 96-105 ci-dessus), la Cour considère qu'aucune question distincte ne se pose sur le terrain de l'article 8.

VI.  SUR LE RESPECT DE l'ARTICLE 38 DE LA CONVENTION


130.  Lors de la communication de l'affaire, la Cour a demandé au Gouvernement de lui fournir : une copie du rapport final de l'observation psychiatrique qui eut lieu en février 2021 ; un rapport médical indépendant et à jour concernant l'état de santé mentale du requérant, le traitement qu'il a reçu en prison, la compatibilité de son état de santé avec le régime de détention et sa capacité de comprendre le but de sa peine ; et des informations sur les mesures adoptées par l'administration pénitentiaire afin d'exécuter les décisions du 22 novembre 2022 et du 18 janvier 2023.


131.  Le requérant souligne que le Gouvernement n'a pas transmis les documents et les informations demandés par la Cour. Il estime que cela devrait être pris en compte, d'un côté, aux fins de répartition de la charge de la preuve et, de l'autre, pour constater une violation de l'obligation de coopérer avec la Cour. Le Gouvernement n'a pas pris position sur ce point.


132.  La Cour estime approprié d'analyser cette question sous l'angle de l'obligation procédurale découlant de l'article 38 de la Convention, lequel est rédigé ainsi :

« La Cour examine l'affaire de façon contradictoire avec les représentants des parties et, s'il y a lieu, procède à une enquête pour la conduite efficace de laquelle les Hautes Parties contractantes intéressées fourniront toutes facilités nécessaires. »


133.  La Cour rappelle à cet égard qu'il est capital pour le bon fonctionnement du mécanisme de recours individuel instauré par l'article 34 de la Convention que les États fournissent toutes facilités nécessaires pour permettre un examen sérieux et effectif des requêtes. Le fait qu'un gouvernement s'abstienne, sans donner d'explication satisfaisante, de fournir les informations en sa possession, peut amener la Cour à tirer des conclusions quant au bien-fondé des allégations des requérants. Il peut aussi donner une impression négative de la mesure dans laquelle l'État défendeur respecte les obligations qui lui incombent au titre de l'article 38 de la Convention (voir, parmi autres, Janowiec et autres c. Russie [GC], nos 55508/07 et 29520/09, §§ 202-204, CEDH 2013, et Tahsin Acar c. Turquie [GC], no 26307/95, § 254, CEDH 2004-III).


134.  La Cour regrette que le Gouvernement ne lui ait transmis aucun des documents et des informations demandés lors de la communication de l'affaire et qu'il n'ait fourni aucune explication pour ce manquement. En particulier, non seulement le Gouvernement n'a pas fourni les documents et informations demandés dans le délai imparti par la Cour, mais il n'a par la suite pas remédié à ce manquement (comparer avec Temporale c. Italie, no 38129/15, §§ 104-106, 20 juin 2024). Or, en l'espèce, elle attachait une importance particulière aux documents demandés pour l'établissement des faits de la présente requête (voir, en particulier, les considérations contenues aux paragraphes 101 et 103 ci-dessus).


135.  Se référant à l'importance que revêt la coopération d'un État défendeur dans le cadre de procédures menées au titre de la Convention, et à la difficulté d'établir les faits dans les affaires relevant du champ de l'expertise médicale, la Cour estime que dans cette affaire l'État défendeur a manqué à son obligation, découlant de l'article 38 de la Convention, de lui fournir toutes facilités nécessaires pour lui permettre d'établir les faits.

VII.  SUR L'APPLICATION DES ARTICLEs 41 ET 46 DE LA CONVENTION


136.  Aux termes de l'article 41 de la Convention :

« Si la Cour déclare qu'il y a eu violation de la Convention ou de ses Protocoles, et si le droit interne de la Haute Partie contractante ne permet d'effacer qu'imparfaitement les conséquences de cette violation, la Cour accorde à la partie lésée, s'il y a lieu, une satisfaction équitable. »


137.  Aux termes de l'article 46 de la Convention :

« 1. Les Hautes Parties contractantes s'engagent à se conformer aux arrêts définitifs de la Cour dans les litiges auxquels elles sont parties.

2. L'arrêt définitif de la Cour est transmis au Comité des Ministres qui en surveille l'exécution. (...)»

A.    Article 41


138.  Le requérant demande 100 000 euros (EUR) au titre du dommage moral qu'il estime avoir subi en conséquence de la violation de l'article 3 de la Convention. Quant aux autres violations alléguées, il demande 697 500 EUR au titre du dommage moral pour la violation alléguée de l'article 5 de la Convention et 10 000 EUR au titre du dommage moral pour les autres violations.


139.  En outre, le requérant demande 20 000 EUR au titre de frais et dépens qu'il a engagés dans le cadre de la procédure menée devant la Cour, et demande que celles-ci soient payées directement aux avocats. Il ne demande aucune somme pour les frais et dépens engagés dans le cadre des procédures internes.


140.  Le Gouvernement conteste l'existence et le montant du dommage moral, et affirme que la somme demandée au titre de frais et dépens est excessive.


141.  La Cour octroie 9 000 EUR pour le dommage moral, plus tout montant pouvant être dû sur cette somme à titre d'impôt.


142.  En outre, compte tenu des violations constatées et des documents en sa possession, la Cour juge raisonnable d'allouer au requérant la somme de 8 000 EUR pour les frais et dépens pour la procédure menée devant elle, plus tout montant pouvant être dû sur cette somme à titre d'impôt. Cette somme est à verser directement aux représentants du requérant.

B.    Article 46


143.  Le requérant demande à la Cour d'indiquer des mesures générales, estimant que la violation de ses droits découle des problèmes structurels suivants : l'absence de place dans des structures thérapeutiques, notamment en Sardaigne ; l'absence de services psychiatriques suffisants en prison ; et l'absence d'un cadre réglementaire clair pour le traitement des détenus condamnés souffrant de troubles psychiatriques.


144.  La Cour rappelle qu'en vertu de l'article 46 de la Convention les Hautes Parties contractantes s'engagent à se conformer aux arrêts définitifs rendus par elle dans les litiges auxquels elles sont parties, le Comité des Ministres étant chargé de surveiller l'exécution de ces arrêts. Il en découle notamment que l'État défendeur reconnu responsable d'une violation de la Convention ou de ses Protocoles est appelé non seulement à verser aux intéressés les sommes allouées à titre de satisfaction équitable, mais aussi à choisir, sous le contrôle du Comité des Ministres, les mesures générales et/ou, le cas échéant, individuelles à inscrire dans son ordre juridique interne afin de mettre un terme à la violation constatée par la Cour et d'en effacer autant que possible les conséquences (voir, parmi d'autres, Abdi Ibrahim c. Norvège [GC], no 15379/16, § 180, 10 décembre 2021).


145.  La Cour rappelle en outre que ses arrêts sont essentiellement déclaratoires par nature et que, en principe, c'est au premier chef à l'État en cause qu'il appartient de choisir, sous la surveillance du Comité des Ministres, les moyens à utiliser dans son ordre juridique interne pour s'acquitter de son obligation au regard de l'article 46 de la Convention, pour autant que ces moyens soient compatibles avec les conclusions et l'esprit de l'arrêt de la Cour. Toutefois, dans certaines circonstances particulières, elle a jugé utile d'indiquer à l'État défendeur quels types de mesures pouvaient être pris pour mettre fin au problème - souvent d'ordre systémique - à l'origine du constat de violation (ibidem, § 181).


146.  La Cour note que, dans la présente affaire, elle a constaté une violation des articles 3 et 6 § 1 de la Convention en raison de l'absence d'un examen approfondi, de la part des autorités internes, de la compatibilité des troubles psychiatriques du requérant avec son maintien en prison, et de la non-exécution des décisions ordonnant son transfert dans un autre établissement pénitentiaire. Elle ne voit donc pas de lien direct entre les violations constatées et une absence alléguée de place dans des structures thérapeutiques. Quant à l'absence de services psychiatriques suffisants en prison et à l'absence d'un cadre réglementaire clair pour le traitement des détenus condamnés souffrant de trouble psychiatrique, la Cour est d'avis qu'en l'espèce l'existence d'un problème structurel n'a pas été suffisamment étayée pour qu'elle intervienne dans le choix de l'État défendeur, sous le contrôle du Comité des Ministres, d'adopter d'éventuelles mesures générales.


147.  Au vu de ces éléments, la Cour estime qu'il n'y a pas lieu d'indiquer des mesures générales au sens de l'article 46 de la Convention.

PAR CES MOTIFS, LA COUR, À L'UNANIMITÉ,

1.      Rejette la déclaration unilatérale du Gouvernement ;

2.      Déclare les griefs tirés des articles 3 et 8 de la Convention recevables pour autant qu'ils concernent la période suivante au 17 mars 2017 et irrecevables pour le reste ;

3.      Déclare les griefs tirés de l'article 5 §§ 1 et 5 de la Convention irrecevables ;

4.      Déclare le grief tiré de l'article 6 § 1 de la Convention recevable ;

5.      Dit qu'il y a eu violation de l'article 3 de la Convention ;

6.      Dit qu'il y a eu violation de l'article 6 § 1 de la Convention ;

7.      Dit qu'aucune question distincte ne se pose sous l'angle de l'article 8 de la Convention ;

8.      Dit qu'il y a eu manquement à se conformer à l'article 38 de la Convention, en ce que le Gouvernement n'a pas soumis les documents et les informations demandés par la Cour ;

9.      Dit

a)     que l'État défendeur doit verser au requérant, dans un délai de trois mois à compter de la date à laquelle l'arrêt sera devenu définitif conformément à l'article 44 § 2 de la Convention, les sommes suivantes :

i. 9 000 EUR (neuf mille euros), plus tout montant pouvant être dû sur cette somme à titre d'impôt, pour dommage moral ;

ii. 8 000 EUR (huit mille euros), plus tout montant pouvant être dû sur cette somme par le requérant à titre d'impôt, pour frais et dépens, à verser directement aux représentants du requérant ;

b)     qu'à compter de l'expiration dudit délai et jusqu'au versement, ces montants seront à majorer d'un intérêt simple à un taux égal à celui de la facilité de prêt marginal de la Banque centrale européenne applicable pendant cette période, augmenté de trois points de pourcentage ;

10.  Rejette le surplus de la demande de satisfaction équitable.

Fait en français, puis communiqué par écrit le 27 mars 2025, en application de l'article 77 §§ 2 et 3 du règlement.

                       

             Ilse Freiwirth                                                        Ivana Jelić
                 Greffière                                                            Présidente



[1] Le délai prévu par l'article 35 § 1 de la Convention a été réduit à quatre mois à partir du 1 février 2022, conformément au Protocole n° 15 à la Convention.

 


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