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European Court of Human Rights


You are here: BAILII >> Databases >> European Court of Human Rights >> BADESCU AND OTHERS v. ROMANIA - 22198/18 (Alleged lack of foreseeability of the legal basis for the conviction of judges for abuse of office : Remainder inadmissible : Fourth Section) French Text [2025] ECHR 95 (15 April 2025)
URL: https://www.bailii.org/eu/cases/ECHR/2025/95.html
Cite as: [2025] ECHR 95

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QUATRIÈME SECTION

AFFAIRE BĂDESCU ET AUTRES c. ROUMANIE

(Requête no 22198/18 et deux autres –

voir liste en annexe)

 

 

ARRÊT

Art 7 • Nullum crimen sine lege • Nulla poena sine lege • Défaut de prévisibilité allégué de la base légale de la condamnation de juges du chef d'abus de fonctions • Formulation suffisamment précise des articles de loi réprimant l'abus de fonctions au moment des faits accompagnés de la jurisprudence interprétative • Requérantes, juges, ayant pu discerner dans une mesure raisonnable au regard des circonstances, le risque d'être condamnées pénalement pour leurs actes, sans remise en cause de la garantie d'indépendance de la justice • Interprétation retenue par les juridictions nationales, pour établir la responsabilité individuelle des requérantes, cohérente avec la substance de l'infraction en cause

 

Préparé par le Greffe. Ne lie pas la Cour.

 

STRASBOURG

15 avril 2025

 

Cet arrêt deviendra définitif dans les conditions définies à l'article 44 § 2 de la Convention. Il peut subir des retouches de forme.


En l'affaire Bădescu et autres c. Roumanie,


La Cour européenne des droits de l'homme (quatrième section), siégeant en une chambre composée de :

          Lado Chanturia, président,
          Jolien Schukking,
          Faris Vehabović,
          Ana Maria Guerra Martins,
          Anne Louise Bormann,
          András Jakab, juges,
          Ioan Florin Streteanu, juge ad hoc,
et de Simeon Petrovski , greffier adjoint de section,


Vu :


les requêtes (nos 22198/18, 48856/18 et 57849/19) dirigées contre la Roumanie et dont trois ressortissantes de cet État, Mme Liliana Bădescu (« la première requérante »), Mme Dumitriţa Piciarcă (« la deuxième requérante ») et Mme Veronica Cîrstoiu (« la troisième requérante »), ont saisi la Cour en vertu de l'article 34 de la Convention de sauvegarde des droits de l'homme et des libertés fondamentales (« la Convention ») aux dates indiquées dans le tableau joint en annexe,


la décision de porter à la connaissance du gouvernement roumain (« le Gouvernement ») le grief concernant l'article 7 de la Convention et de déclarer les requêtes irrecevables pour le surplus,


les observations des parties,


la décision du Président de chambre de désigner M. Ioan Florin Streteanu pour siéger en tant que juge ad hoc (articles 26 § 4 de la Convention et 29 § 1 du règlement), compte tenu du fait que M. Sebastian Răduleţu, juge élu au titre de la Roumanie, s'est déporté pour l'examen de cette affaire (article 28 du règlement) ;


Après en avoir délibéré en chambre du conseil le 25 mars 2025,


Rend l'arrêt que voici, adopté à cette date :

INTRODUCTION


1.  Les présentes requêtes concernent le défaut de prévisibilité allégué de la base légale de la condamnation des requérantes, juges, du chef d'abus de fonctions. Les intéressées invoquent l'article 7 de la Convention.

EN FAIT


2.  Les requérantes sont nées respectivement en 1957, en 1955 et en 1957 et résident à Bucarest. La première requérante a été représentée par Me I.V. Stănoiu, avocat, la deuxième requérante par Me A. Cojocaru, avocate, et la troisième requérante par Me C.L. Popescu, avocat.


3.  Le Gouvernement a été représenté par son agente, Mme O.F. Ezer, du ministère des Affaires étrangères.

I.        Le contexte de l'affaire


4.  Les trois requérantes exerçaient les fonctions de juge à la chambre pénale de la cour d'appel de Bucarest (la « cour d'appel »).


5.  Par un arrêt définitif du 4 avril 2011, la cour d'appel - dans une formation de jugement dont les requérantes ne faisaient pas partie - condamna S.D. à une peine de sept ans de prison pour différentes infractions économiques ainsi qu'au paiement, solidairement avec d'autres inculpés, de dommages-intérêts en réparation du préjudice matériel causé à la partie civile.


6.  S.D. forma deux contestations en annulation - voie de recours extraordinaire - devant la cour d'appel contre l'arrêt définitif du 4 avril 2011. Les contestations en annulation étaient jugées, en application des dispositions légales, par une formation de jugement composée de trois juges. La première contestation introduite par S.D. fut déclarée irrecevable, et la deuxième contestation fut retirée par S.D.


7.  Le 23 novembre 2011, S.D. forma une troisième contestation en annulation, estimant avoir fait l'objet de plusieurs poursuites pénales à raison des mêmes faits.


8.  L'affaire fut attribuée de manière aléatoire à une formation de jugement composée des trois requérantes.


9.  Par un arrêt définitif du 22 février 2012, la cour d'appel, composée des trois requérantes, accueillit la troisième contestation en annulation introduite par S.D. (paragraphe 7 ci-dessus) et annula sa condamnation pénale, sans examiner le volet civil de l'affaire. La cour d'appel releva que S.D. avait été auparavant poursuivi pénalement, dans le cadre d'une enquête distincte, pour des faits qui se rapportaient partiellement à ceux pour lesquels il avait été condamné par l'arrêt définitif du 4 avril 2011 (paragraphe 5 ci-dessus). Elle constata que ladite enquête pénale s'était soldée par un non-lieu, qui avait été confirmé par une décision rendue le 27 septembre 2010 par la cour d'appel de Craiova. La cour d'appel conclut qu'en l'espèce, le principe ne bis in idem avait été méconnu dans la mesure où S.D. avait fait l'objet de doubles poursuites.


10.  En 2013, à une date non précisée, à la suite d'une dénonciation pénale faite par R.A., une enquête pénale fut diligentée du chef de plusieurs infractions liées à la corruption contre la troisième requérante et d'autres personnes. Par un réquisitoire du 15 novembre 2013, la troisième requérante fut renvoyée en jugement pour plusieurs chefs d'accusation, dont celui de corruption passive en lien avec le prononcé de l'arrêt du 22 février 2012 (paragraphe 9 ci-dessus).


11.  Par un arrêt du 26 mars 2016, confirmé par un arrêt définitif de la Haute Cour du 2 juin 2016, la cour d'appel de Constanţa condamna la troisième requérante à sept ans de prison ferme pour corruption passive, trafic d'influence, escroquerie, faux et complicité de blanchiment d'argent. Il fut retenu à sa charge le fait d'avoir reçu en février 2012, à titre de pot-de-vin, la somme de 630 000 EUR afin de rendre, avec les deux autres requérantes, une décision faisant droit à la contestation en annulation formée par S.D.


12.  La troisième requérante exécuta sa peine jusqu'au 17 octobre 2017, date à laquelle fut remise en liberté conditionnelle.


13.  Entre-temps, par un arrêt du 25 octobre 2016, la cour d'appel, saisie d'une demande en révision fondée sur la condamnation pénale de la troisième requérante (paragraphe 11 ci-dessus), avait annulé l'arrêt du 22 février 2012 (paragraphe 9 ci-dessus) et renvoyé le jugement sur la troisième contestation en annulation introduite par S.D. (paragraphe 7 ci-dessus) à une date ultérieure. Par un arrêt du 15 novembre 2016, la cour d'appel constata la renonciation de S.D. à ce que sa troisième contestation en annulation fût examinée.

II.     La procédure disciplinaire menée contre les trois requérantes


14.  Le 27 avril 2012, à la suite de plusieurs articles publiés dans les médias concernant l'annulation de la condamnation pénale de S.D. (paragraphe 9 ci-dessus), une enquête disciplinaire fut ouverte contre les requérantes.


15.  Se fondant sur l'article 99 point t), l'article 99 indice 1 alinéa 2 et l'article 100 de la loi no 303/2004 sur le statut des juges et des procureurs (la « loi no 303/2004 » - paragraphe 72 ci-dessous), l'inspection judiciaire demanda l'application d'une sanction disciplinaire à l'égard des intéressées, leur reprochant d'avoir exercé leurs fonctions de mauvaise foi ou avec négligence grave en raison de la méconnaissance grave des normes de procédure pénale. Il était précisé que les faits incriminés portaient non pas sur l'interprétation que les intéressées avaient faite de la norme processuelle applicable, ni sur le raisonnement exposé dans l'arrêt, mais sur la méconnaissance par elles des limites légales que la loi leur imposait dans le cadre de l'examen de la contestation en annulation.


16.  Par une décision du 4 décembre 2012, rendue à la majorité, le Conseil supérieur de la magistrature (le « CSM ») rejeta la proposition de l'inspection judiciaire, estimant que les faits reprochés aux requérantes n'étaient pas constitutifs d'une faute disciplinaire. Le CSM considéra que l'arrêt litigieux (paragraphe 9 ci-dessus) procédait de l'interprétation par les intéressées de la règle procédurale relative à la recevabilité de cette voie de recours extraordinaire, et que la façon dont elles avaient appliqué la loi ne pouvait faire l'objet d'une enquête disciplinaire dès lors que l'interprétation retenue en l'espèce était rationnelle, argumentée et raisonnable. Le CSM expliqua qu'une approche contraire aurait porté atteinte au principe constitutionnel d'indépendance des juges et à celui selon lequel les décisions judiciaires étaient soumises uniquement à un contrôle judiciaire, par le biais de voies de recours, principes garantis respectivement par l'article 124 § 3 et par l'article 129 de la Constitution (paragraphe 68 ci-dessous).


17.  Le CSM estima ensuite que les requérantes n'avaient pas fait preuve de négligence grave. Il retint, à cet égard, que seules les erreurs évidentes, qui étaient dépourvues de toute justification, étant en contradiction manifeste avec les dispositions légales, pouvaient entraîner une responsabilité disciplinaire. Or, d'après le CSM, l'arrêt rendu par les requérantes le 22 février 2012 reflétait l'interprétation qu'elles avaient donnée aux pièces du dossier et aux textes de loi.


18.  Par un arrêt définitif du 25 novembre 2013, rendu sur recours de l'inspection judiciaire, la Haute Cour de cassation et de justice (la « Haute Cour »), statuant en formation de cinq juges, confirma la décision du CSM. Elle considéra que l'inspection judiciaire remettait en cause l'interprétation même et l'application d'une règle de droit par des juges en contestant le raisonnement juridique logique que ceux-ci avaient tenu dans le cadre de l'examen des conditions de recevabilité d'une contestation en annulation. Or, jugea-t-elle, ces aspects de la décision judiciaire ne pouvaient être contrôlés par la voie d'une action disciplinaire. La Haute Cour estima en outre que les conclusions du parquet dans la décision du 7 août 2012 (paragraphe 21 ci‑dessous) étaient également pertinentes dans l'affaire en question.

III.   La procédure pénale menée contre les requérantes du chef d'abus de fonctions

A.    L'enquête pénale contre les requérantes

1.     La décision ordonnant l'arrêt des poursuites pénales


19.  Le 28 février 2012, la Direction nationale anti-corruption (la « DNA »), qui était le parquet chargé de procéder aux enquêtes pour les faits de corruption commis par les plus hauts dignitaires et fonctionnaires (le « parquet »), ouvrit d'office une enquête pénale contre les requérantes en lien avec le prononcé de l'arrêt du 22 février 2012 (paragraphe 9 ci-dessus). Le 3 avril 2012, la DNA engagea des poursuites pénales contre les trois requérantes pour abus de fonctions aggravé contre les intérêts des personnes (« abus de fonctions ») et pour avoir avantagé l'auteur présumé d'une infraction. Il était reproché aux intéressées d'avoir sciemment outrepassé, dans l'arrêt rendu par elles le 22 février 2012, les pouvoirs que la loi leur conférait pour juger une contestation en annulation, d'avoir ainsi accompli leurs fonctions de manière défectueuse et d'avoir créé, en procédant de la sorte, une situation favorable à S.D., la condamnation pénale de celui-ci ayant été annulée.


20.  Le parquet releva les erreurs suivantes concernant l'arrêt du 22 février 2012 (paragraphe 9 ci-dessus) :


– les actes matériels reprochés à S.D. dans chacune des deux procédures pénales menées contre celui-ci n'étaient pas identiques ;


– selon la jurisprudence de la Cour constitutionnelle, la décision de la cour d'appel de Craiova du 27 septembre 2010 confirmant le non-lieu (paragraphe 9 ci-dessus) n'était pas revêtu de l'autorité de la chose jugée, étant donné qu'il ne tranchait pas le bien-fondé des accusations pénales ;


– le recours de contestation en annulation pouvait donner lieu à la cassation d'un arrêt lorsque le motif invoqué à l'appui de la demande de cessation du procès pénal n'avait pas été tranché dans le cadre des voies de recours ordinaires. Or, en l'espèce, la cour d'appel, dans l'arrêt du 4 avril 2011 (paragraphe 5 ci-dessus), avait statué de manière définitive sur le moyen tiré de l'exception de l'autorité de la chose jugée.


21.  Par une décision du 7 août 2012, la DNA ordonna l'arrêt des poursuites pénales à l'égard des trois requérantes. Elle considéra que les éléments constitutifs des infractions étaient bien réunis en l'espèce, mais estima toutefois qu'en application de l'article 2 de la loi no 303/2004 (paragraphe 72 ci-dessous), selon lequel les juges étaient indépendants et inamovibles et toute institution se devait de respecter leur indépendance, les juges ne pouvaient être tenus pénalement responsables de faits relevant des infractions d'abus de fonctions et de négligence dans l'exercice des fonctions pour les décisions rendues par eux en cette qualité. Elle retint, à cet égard, que les notions d'indépendance et d'inamovibilité pouvaient s'interpréter comme instituant un certain type d'immunité en faveur des juges lorsque les faits incriminés, qu'ils aient un caractère intentionnel ou relèvent de la négligence, avaient trait à la solution prononcée dans une affaire donnée.


22.  La DNA conclut qu'en raison de l'applicabilité conjointe en l'espèce de deux dispositions légales - l'une pénale et l'autre relative au statut des juges - « il y avait un doute quant au cadre légal qui régissait la responsabilité pénale des juges pour des infractions liées à leurs fonctions concernant des mesures ordonnées dans des décisions de justice », doute qui devait profiter aux requérantes. Notant enfin que les mêmes faits faisaient l'objet d'une procédure disciplinaire (paragraphe 15 ci-dessus), elle prononça l'arrêt des poursuites pénales au motif que les faits reprochés n'étaient pas prohibés par la loi pénale.


23.  Les requérantes saisirent la cour d'appel d'une plainte contre la décision du 7 août 2012 (paragraphe 21 ci-dessus). Elles dénonçaient le fait d'avoir été poursuivies pénalement à raison de la solution qu'elles avaient retenue dans l'arrêt du 22 février 2012 (paragraphe 9 ci-dessus).


24.  Par un arrêt définitif du 1er octobre 2012, la cour d'appel rejeta la plainte des requérantes, indiquant qu'elle n'avait pas compétence pour ordonner au parquet de réformer les motifs qui fondaient sa décision.

2.     La réouverture des poursuites pénales contre les trois requérantes


25.  Par une ordonnance du 29 janvier 2014, le procureur en chef de la DNA infirma, d'office, la décision de la DNA du 7 août 2012 (paragraphe 21 ci-dessus), ordonnant la réouverture des poursuites pénales contre les trois requérantes. Le procureur en chef considéra que le renvoi en jugement, au terme du réquisitoire du 15 novembre 2013, de la troisième requérante (paragraphe 10 ci-dessus) constituait un fait nouveau, qui permettait la réouverture des poursuites pénales contre les trois requérantes pour abus de fonctions et pour avoir avantagé l'auteur présumé d'une infraction.


26.  Certaines des preuves figurant au dossier de mise en accusation de la troisième requérante pour corruption dans la procédure pénale relative à ces faits (paragraphe 10 ci-dessus) furent reprises dans l'enquête ainsi réouverte. Il fut constaté qu'il ressortait des dépositions des témoins ce qui suit. La troisième requérante aurait accepté, contre une somme d'argent, de rendre une décision favorable à S.D. dans le cadre de la contestation en annulation. La troisième requérante aurait donné pour instruction à S.D., par personnes interposées, de former des contestations en annulation puis de se désister de ces recours jusqu'à ce que le dossier fût attribué à une formation de jugement dont elle faisait partie. La troisième requérante avait informé un témoin qu'elle avait échangé avec les deux autres requérantes avant de rendre la décision et que celles-ci étaient d'accord pour accueillir la contestation en annulation, étant donné qu'il ressortait des documents à leur disposition qu'elles pouvaient motiver leur décision dans un sens favorable à S.D.

3.     Le renvoi en jugement des trois requérantes du chef d'abus de fonctions


27.  Par un réquisitoire du 15 avril 2014, la DNA renvoya les trois requérantes en jugement devant la cour d'appel pour abus de fonctions, pour avoir avantagé l'auteur présumé d'une infraction et pour faux. Ledit parquet reprochait aux requérantes d'avoir méconnu leurs obligations légales et d'avoir rendu une décision mal-fondée en raison d'un élément extérieur ayant influencé leur décision, à savoir le pot-de-vin reçu de S.D. par la troisième requérante.


28.  La DNA disjoignit en outre la procédure relative aux première et deuxième requérantes afin de continuer des poursuites du chef de corruption passive. Cette dernière affaire se solda ultérieurement par un classement prononcé par le parquet dans une ordonnance du 17 juillet 2017.

B.    Le jugement de l'affaire en première instance


29.  Dans le cadre du procès devant la cour d'appel, les requérantes soutenaient, entre autres, qu'elles ne pouvaient pas être poursuivies pénalement pour l'opinion judiciaire qu'elles avaient exprimée dans un arrêt et que les décisions de justice ne pouvaient être soumises qu'à un contrôle faisant suite à l'exercice de voies de recours.


30.  La première requérante arguait en outre que certains tribunaux avaient jugé que les décisions de confirmation de non-lieu étaient revêtues de l'autorité de la chose jugée, et qu'elle-même ne pouvait être condamnée pour avoir retenu une solution donnée dans un contexte de jurisprudence divergente entre les tribunaux. La deuxième requérante alléguait quant à elle que dans l'examen par elle et ses coaccusées de la contestation en annulation litigieuse, aucune preuve n'avait été administrée, que la responsabilité pénale de S.D. et le volet civil de l'affaire n'avaient pas été abordés et que seules les conditions d'une application en l'espèce du principe ne bis in idem avaient été analysées. Enfin, la troisième requérante exposait qu'elle avait rendu ladite décision de bonne foi et dans le respect des normes légales applicables, et faisait observer que l'arrêt litigieux avait été rendu à l'unanimité.

1.     L'acquittement prononcé en faveur des première et deuxième requérantes


31.  Par un arrêt du 19 mai 2016, la cour d'appel relaxa la première et la deuxième requérante de tous les chefs d'accusation.


32.  La cour d'appel retint tout d'abord qu'il existait dans une certaine mesure, à l'époque des faits, une divergence de jurisprudence concernant tant l'autorité de la chose juge des décisions de confirmation de non-lieu que l'étendue du contrôle exercé dans le cadre d'une contestation en annulation, et que les deux requérantes en question ne pouvaient dès lors être considérées comme ayant méconnu les normes légales qu'elles étaient appelées à appliquer.


33.  En revanche, elle estima que l'arrêt du 22 février 2012 (paragraphe 9 ci-dessus) était mal fondé pour ce qui était de l'identité des faits dans les deux procédures pénales menées contre S.D. Elle jugea toutefois que bien que la troisième requérante eût été entre-temps condamnée en première instance du chef de corruption passive (paragraphe 11 ci-dessus), il ne ressortait des preuves administrées en l'espèce aucun indice donnant à penser que les deux premières requérantes eussent reçu une somme d'argent aux fins de se prononcer dans le sens de l'arrêt du 22 février 2012.


34.  La cour d'appel considéra ensuite que les juges pouvaient être sujet actif de l'infraction d'abus de fonctions et qu'ils ne bénéficiaient pas de l'immunité pour les actes commis dans l'exercice de leurs fonctions lorsqu'ils accomplissaient de mauvaise foi un acte de justice vicié, en violation de la loi. Elle ajouta cependant que les principes de l'indépendance des juges, de la séparation des pouvoirs dans l'État et celui du prononcé des décisions judiciaires conformément à la loi et selon la volonté du juge s'opposaient à ce que tout acte défectueux constituât un abus de fonctions.


35.  La cour d'appel expliqua ainsi que l'interprétation des preuves et l'application du droit dans une affaire donnée correspondaient au raisonnement juridique, lequel ne pouvait être censuré que dans le cadre des voies de recours. Au soutien d'une telle analyse, la cour d'appel renvoya tout à la fois aux libellés de l'article 124 § 3 de la Constitution (paragraphe 68 ci‑dessous) et de l'article 16 § 2 de la loi no 304/2004 (paragraphe 73 ci‑dessous), à l'article 16 de la Recommandation CM/Rec (2010)12 du Comité des Ministres aux États membres sur les juges : indépendance, efficacité et responsabilités (paragraphe 86 ci-dessous), à un arrêt du 9 décembre 1981 de la Cour de cassation française, ainsi enfin qu'à la doctrine et à la jurisprudence roumaines, selon lesquelles, d'une part, les éventuelles erreurs d'interprétation et d'application de la loi n'équivalaient pas à un exercice abusif de fonctions et, d'autre part, lesdites erreurs pouvaient être corrigées par l'exercice de voies de recours.


36.  La cour d'appel conclut enfin qu'il ne ressortait pas des éléments de preuve administrés en l'espèce qu'en interprétant et appliquant les dispositions légales, les deux premières requérantes eussent abusé de leurs fonctions afin de nuire aux intérêts juridiques de l'une des parties au procès ou agi de mauvaise foi dans l'exercice de la justice.

2.     La disjonction de la partie de l'affaire concernant la troisième requérante


37.  Par le même arrêt du 19 mai 2016 (paragraphe 31 ci-dessus), la cour d'appel disjoignit en outre la partie de la procédure relative à la troisième requérante, au motif que la procédure pénale menée à son encontre du chef de corruption passive en lien avec le prononcé de l'arrêt du 22 février 2012 était pendante devant la Haute Cour (paragraphe 11 ci-dessus). La cour d'appel considéra, sur ce point, qu'afin de pouvoir rendre une décision à l'égard de la troisième requérante, il était nécessaire d'avoir connaissance de l'intégralité de son activité infractionnelle, étant donné que les infractions dont cette dernière était accusée dans l'affaire dont elle était saisie avaient été commises en concours avec celle de corruption passive (la suite de la procédure à l'égard de la troisième requérante du chef d'abus de fonctions est décrite aux paragraphes 61 à 67 ci-dessous).

C.    Le jugement de l'affaire en appel concernant les première et deuxième requérantes

1.     Les arguments des parties et les preuves administrées


38.  Tant le parquet que la deuxième ainsi que la troisième requérante interjetèrent appel auprès de la Haute Cour.


39.  Le parquet contestait l'acquittement des deux requérantes, considérant que leur culpabilité était prouvée. Il exposa, entre autres, qu'il ressortait des preuves que la troisième requérante avait eu une entente avec D.A. pour rendre une décision favorable à S.D. Bien que la première et la deuxième requérantes n'eussent pas connaissance de cette entente, dans la mesure où la troisième requérante avait indiqué à D.A. que la solution dans l'affaire de S.D. dépendait de l'influence qu'elle pouvait exercer sur les deux autres requérantes et que l'arrêt du 22 février 2012 avait été rendu à l'unanimité, les deux premières requérantes avaient rendu ledit arrêt de mauvaise foi. D'après le parquet, les faits établis dans l'arrêt définitif de condamnation de la troisième requérante (paragraphe 11 ci-dessus) confortaient les preuves se trouvant déjà au dossier et prouvaient qu'un élément extérieur avait influencé la décision des première et deuxième requérantes lors du prononcé de l'arrêt du 22 février 2012.


40.  Les première et deuxième requérantes invoquèrent, en réplique, l'article 1 § 1 du Statut universel du juge (paragraphe 93 ci-dessous), l'article 16 de la Recommandation du Comité des ministres du Conseil de l'Europe (paragraphe 86 ci-dessous), la jurisprudence interne ainsi qu'une décision de la Cour de cassation française au soutien de leur argument selon lequel la garantie d'indépendance était indispensable à l'exercice de la justice et les décisions de justice, même erronées, ne pouvaient être contestées que par l'exercice de voies de recours, et non pas par la voie pénale.


41.  La Haute Cour entendit plusieurs témoins, parmi lesquels D.A. (paragraphe 39 ci-dessus), R.A. (paragraphe 10 ci-dessus) et S.D.

2.     L'arrêt définitif du 14 juin 2017 condamnant les deux premières requérantes du chef d'abus de fonctions


42.  Par un arrêt définitif du 14 juin 2017, la Haute Cour condamna chacune des première et deuxième requérantes à une peine de quatre ans de prison ferme pour abus de fonctions. En outre, elle condamna chacune des requérantes à une peine d'un an pour avoir avantagé l'auteur présumé d'une infraction. Après avoir opéré une confusion de ces deux peines, la Haute Cour condamna chacune des requérantes à une peine de quatre ans et quatre mois de prison ferme. Les requérantes furent également condamnées à réparer le dommage résultant des intérêts dus à raison du retard dans l'exécution de l'indemnisation, prononcée à la charge de S.D, du préjudice civil qui avait été établi par l'arrêt définitif du 4 avril 2011 (paragraphe 5 ci-dessus).


43.  La Haute Cour établit d'abord la loi pénale la plus favorable aux intéressées. Après examen de la situation de l'une et l'autre desdites requérantes, d'une part, et des dispositions légales ayant successivement régi l'abus de fonctions (paragraphes 69 et 70 ci-dessous), la Haute Cour reconnut celles-ci coupables, sur le fondement de l'article 297 § 1 du nouveau code pénal (le « CP » - paragraphe 70 ci-dessous), des faits objets de la poursuite.


44.  Dans son arrêt, long de 180 pages, la Haute Cour rappela d'abord le principe d'indépendance des juges et celui selon lequel leurs décisions ne pouvaient être réexaminées que dans le cadre des voies de recours, puis elle exposa les dispositions du droit pénal applicables, décrivant les éléments constitutifs de l'infraction d'abus de fonctions (qui demandait la preuve d'une intention directe) et notant qu'en règle générale, les magistrats pouvaient être les sujets actifs des infractions liées à l'exercice de leurs fonctions.


45.  Tout en retenant que les magistrats ne pouvaient être poursuivis pénalement pour les décisions rendues dans l'exercice de leurs fonctions, la Haute Cour indiqua qu'il était de jurisprudence constante qu'il en allait autrement lorsqu'il était constaté que le magistrat avait agi en méconnaissance du principe de légalité, avec mauvaise foi, à savoir lorsqu'il était prouvé qu'il était conscient du caractère manifestement illégal de ses actes et qu'il avait poursuivi l'objectif, ou accepté, de porter atteinte aux intérêts légaux d'une personne, ou encore avec négligence grave. Elle renvoya, à cet égard, à plusieurs arrêts, dont des arrêts de la Haute Cour en date, respectivement, du 27 avril 2011 (paragraphes 74 et 75 ci-dessous) et du 24 avril 2012 et un arrêt de la cour d'appel de Bucarest du 14 mars 2013.


46.  Se référant ensuite de manière extensive à un arrêt rendu le 5 décembre 2016 par la Haute Cour (paragraphe 77 in fine ci-dessous), les juges d'appel exposèrent que, s'agissant de l'infraction d'abus de fonctions commise par des magistrats, il ressortait de ladite jurisprudence de la Haute Cour et de la cour d'appel de Bucarest que les erreurs d'interprétation et d'application de la loi n'équivalaient pas à un exercice abusif des fonctions et qu'elles pouvaient être rectifiées dans le cadre des voies de recours. Elle ajouta que l'objectif de l'enquête pénale était non pas d'analyser la légalité et le bien-fondé d'une décision s'inscrivant dans le processus de jugement - ce rôle appartenant de manière exclusive aux organes de contrôle compétents prévus par la loi - mais d'identifier, au-delà de cette décision, un comportement contraire aux devoirs relevant de la fonction et correspondant à l'élément matériel de l'infraction objet de l'enquête, ainsi que le mobile de l'acte en question, un tel comportement pouvant, parfois, avoir une influence sur la solution retenue. La Haute Cour précisa également que, dans les affaires où les magistrats étaient accusés d'abus de fonctions, il convenait d'examiner si le principe de légalité - qui gouvernait toutes les règles et normes procédurales et matérielles et était expressément inscrit dans le code de procédure pénale (le « CPP ») et les lois de la profession - avait été respecté lors de l'accomplissement des actes de procédure.


47.  La Haute Cour souligna par ailleurs que les faits dont étaient accusées les deux requérantes en l'espèce n'avaient trait ni à « la manière dont elles avaient interprété et appliqué la loi, ni à la manière dont elles avaient interprété les preuves », et qu'ils ne se rapportaient pas davantage à « l'adhésion à une opinion isolée, ni même à l'élaboration d'une opinion singulière relative à une question juridique [ou encore] au réexamen d'une question déjà tranchée dans le cadre des voies de recours ». En effet, précisa‑t-elle, il était reproché aux requérantes « un aspect extérieur et antérieur [aux actes susmentionnés, à savoir] le fait d'avoir altéré la base factuelle afin de pouvoir assurer l'application du principe qui dictait la solution », autrement dit « le fait d'avoir généré un raisonnement juridique qui avait une apparence de validité afin de fonder une solution déterminée qui aurait été autrement impossible à prononcer ».


48.  La Haute Cour considéra qu'il résultait des pièces du dossier que les première et deuxième requérantes avaient modifié sciemment la base factuelle définitivement établie par les juridictions inférieures afin d'élaborer une argumentation juridique et d'appliquer en l'espèce le principe ne bis in idem. Ce faisant, les intéressées avaient procuré un bénéfice à S.D. et porté préjudice à l'intérêt général. Étant des magistrates en fonction, leur comportement illégal s'inscrivait, certes, dans l'acte de juger. Toutefois, de l'avis de la Haute Cour, une telle manière d'agir plaçait l'arrêt prononcé en dehors de la sphère du concept de légalité inhérent au prononcé d'une décision de justice.


49.  La Haute Cour ajouta qu'elle ne pouvait ignorer l'unicité de l'arrêt prononcé par les deux requérantes au regard du contexte jurisprudentiel, et que pareille « tentative tendant à forcer les limites de l'indépendance du magistrat vers l'absurde » n'avait jamais eu lieu auparavant. L'indépendance du magistrat était circonscrite par le cadre légal, qui devait être appliqué de bonne foi aux faits d'une espèce donnée, et cette responsabilité était portée à la connaissance de chaque magistrat au moment de son entrée dans la profession ou, au plus tard, lors de sa prestation de serment.


50.  La Haute Cour jugea en outre que le fait même d'avoir agi dans le but d'obtenir un résultat prédéterminé prouvait que les requérantes avaient adopté intentionnellement le comportement incriminé. Elle estima, à cet égard, que les requérantes avaient altéré des données certaines, préexistantes ou facilement identifiables relatives aux faits, sans aucune justification objective et qu'elles avaient sciemment ignoré les arguments pertinents et essentiels invoqués par le parquet, ce que prouvaient les questions qu'elles avaient posées aux parties en audience publique et la manière dont la première requérante, en sa qualité de présidente de la formation de jugement, avait conduit les débats.


51.  La Haute Cour précisa enfin les normes juridiques ayant valeur de principe que les deux requérantes avaient, ce faisant, méconnues, à savoir les articles 124 et 129 de la Constitution (paragraphe 68 ci-dessous), les principes de légalité, de la découverte de la vérité et du ne bis in idem définis dans le CPP, l'article 2 § 3 de la loi no 303/2004 (paragraphe 72 ci-dessous) et l'article 16 § 2 de la loi no 304/2004 (paragraphe 73 ci-dessous).


52.  L'arrêt définitif de la Haute Cour prononcé le 14 juin 2017 fut communiqué à la première requérante le 18 décembre 2017 et fut mis à la disposition de la deuxième requérante le 23 novembre 2017.

D.    Le recours en cassation engagé par les deux premières requérantes

1.     Les arguments des requérantes


53.  Le 19 janvier 2018, la première et la deuxième requérante saisirent la Haute Cour d'un recours en cassation contre l'arrêt définitif du 14 juin 2017 (paragraphes 42 à 51 ci-dessus), se fondant sur l'article 438 § 1 point 7 du CPP (paragraphe 71 ci-dessous). Se référant aux articles 124 § 3, 126 § 1 et 129 de la Constitution (paragraphe 68 ci-dessous) ainsi qu'au Rapport sur l'indépendance du système judiciaire de la Commission de Venise (paragraphe 87 ci-dessous), les intéressées exposaient, entre autres, que le fait d'élaborer un raisonnement juridique à la suite de délibérations représentait l'essence même du prononcé d'une décision de justice et qu'il ne pouvait donc pas constituer l'élément matériel de l'infraction d'abus de fonctions. Elles estimaient en outre que les articles de loi sur lesquels leur condamnation était fondée ne faisaient que renfermer des principes généraux de droit qui, selon elles, manquaient de clarté et, par conséquent, de prévisibilité quant à leur application au cas d'espèce. Elles arguaient par ailleurs qu'il n'avait pas été prouvé qu'elles aient obtenu un avantage matériel à la suite de l'accomplissement des faits reprochés.

2.     L'arrêt définitif du 7 novembre 2019


54.  Par un arrêt définitif du 7 novembre 2019, la Haute Cour rejeta le recours en cassation pour défaut de fondement. Elle rappela que l'indépendance des juges n'était pas absolue et qu'elle allait de pair avec le principe de la responsabilité des magistrats, le principe de légalité de tout acte de justice et celui de l'égalité dans les droits des citoyens. Elle estima en outre que les juges qui, dans l'exercice de leurs fonctions officielles, avaient accompli en violation de la loi, intentionnellement ou de mauvaise foi, un acte relevant de leur fonction et causé ainsi un dommage ou une atteinte aux droits légitimes d'une personne physique ou morale, pouvaient engager leur responsabilité pénale au titre du délit d'abus de fonctions.


55.  La Haute Cour poursuivit son raisonnement comme suit :

« Compte tenu des dispositions des lois spéciales qui régissent le statut des magistrats et l'organisation judiciaire, selon lesquelles l'attribution essentielle et principale des juges est l'exercice de l'activité judiciaire, la Haute Cour considère (...) que le prononcé d'une décision judiciaire, qui représente l'acte de décision finale et la partie la plus importante du procès, par laquelle le tribunal met fin au litige ou au procès pénal (...), ne peut être exclu de plano de la responsabilité pénale du magistrat, [et qu'il peut] être constitutif, dans certaines situations (exceptionnelles il est vrai), de l'élément matériel de l'infraction d'abus de fonctions.

(...)

La responsabilité pénale du chef d'abus de fonctions entre en jeu non pas lorsque les faits reprochés au juge sont de simples erreurs, consistant en une évaluation incorrecte des preuves et/ou une interprétation et application erronées de la loi effectuées de manière purement aléatoire et non intentionnelle - situations qui peuvent être corrigés (...) par la voie du contrôle judiciaire - mais lorsque la commission [des faits en question], qui aboutissent à une solution illégale, résulte d'une attitude consciente et voulue qui relève de la notion de mauvaise foi.

(...)

La notion de mauvaise foi a été définie dans la littérature spécialisée et dans la pratique judiciaire, et implique la déformation consciente et évidente de la loi, la mauvaise application de la loi en connaissance de cause, le prononcé par le magistrat, conscient de son erreur, d'une décision manifestement illégale, dans le but de nuire aux intérêts de l'une des parties impliquées dans un rapport juridique (...). Cependant, il a été reconnu qu'il ne suffit pas que la solution en cause soit manifestement erronée, mais qu'il doit également y avoir d'autres indices, des éléments externes, qui emportent la conviction que le magistrat a agi avec une intention directe et qu'il a sciemment méconnu la loi. En ce qui concerne la preuve de la mauvaise foi, il a été montré qu'il s'agit de prouver le caractère évident de la déformation de la loi, en ce sens que le raisonnement juridique du magistrat est en contradiction flagrante avec les principes de droit qui régissent l'institution concernée et qu'aucune justification excusable ne peut être trouvée. Toujours sous l'angle probatoire, il a été également noté que les éléments incriminés doivent se trouver dans les motifs de la décision et qu'il doit exister des indices selon lesquels les arguments invoqués sont étrangers au dossier (...) »


56.  Citant ensuite plusieurs documents internationaux (paragraphes 86, 87, 90 et 91 ci-dessous), la Haute Cour retint que des institutions judiciaires européennes avaient admis que lorsque les magistrats avaient rempli leurs fonctions de mauvaise foi, leur responsabilité pénale, disciplinaire ou civile pouvait être engagée à raison de la manière dont ils avaient interprété la loi et apprécié les preuves.


57.  La Haute Cour releva qu'en l'espèce, les faits pour lesquels les requérantes avaient été condamnées correspondaient à la situation incriminée (paragraphes 54 et 55 ci-dessus), et que la juridiction d'appel avait examiné et largement expliqué, en exposant des faits et des preuves, les raisons qui justifiaient de retenir la mauvaise foi des intéressées.


58.  Pour ce qui concerne la prévisibilité de la base légale de la condamnation du chef d'abus de fonctions, la Haute Cour précisa, après avoir rappelé les constats auxquels la Cour constitutionnelle de Roumanie (la « CCR ») était parvenue dans ses décisions du 15 juin 2016 et du 6 juin 2017 (paragraphes 78 à 82 ci-dessous), que dans l'arrêt de condamnation, le comportement reproché aux première et deuxième requérantes avait été examiné au regard des lois primaires applicables (paragraphe 51 ci-dessous).


59.  La Haute Cour observa également que par l'arrêt définitif du 25 novembre 2013, ladite juridiction avait jugé que les intéressées ne pouvaient faire l'objet d'une sanction disciplinaire pour les faits considérés en l'espèce (paragraphe 18 ci-dessus). Elle souligna toutefois que les éléments factuels examinés dans les deux procédures - disciplinaire et pénale – étaient différents : la procédure disciplinaire avait en effet trait à la manière dont la loi avait été interprétée et appliquée dans l'affaire litigieuse alors que l'accusation pénale reprochait aux intéressées d'avoir modifié abusivement et délibérément les données de l'affaire afin de rendre une décision préétablie. De plus, l'arrêt rendu en matière disciplinaire n'avait pas d'autorité de chose jugée à l'égard de la juridiction pénale concernant l'existence de faits de nature pénale, ce d'autant plus que les aspects factuels examinés étaient différents.


60.  La Haute Cour exposa enfin que les faits reprochés aux intéressées étaient de nature à produire un préjudice et qu'en l'espèce, celui-ci résidait dans une atteinte au bon déroulement de l'activité d'une instance, d'une part, et à l'image de la justice, d'autre part, ainsi enfin qu'aux intérêts de la partie civile. En outre, le fait de prononcer l'arrêt vicié constituait une « aide » apportée par les requérantes à S.D.

E.    La procédure disjointe à l'égard de la troisième requérante du chef d'abus de fonctions

1.     Le jugement de l'affaire en première instance


61.  Dans la procédure disjointe à l'encontre de la troisième requérante (paragraphe 37 ci-dessus), par un arrêt du 10 mai 2018, la cour d'appel condamna l'intéressée pour abus de fonctions et pour avoir avantagé l'auteur présumé d'une infraction. En comparant les normes d'incrimination successives de l'abus de fonctions (paragraphes 69 et 70 ci-dessous), elle conclut que dans la situation concrète de ladite requérante, les dispositions pertinentes du CP en vigueur au moment de la commission des faits, à savoir l'article 248 du CP (paragraphe 69 ci-dessous) étaient plus favorables à l'intéressée. Après avoir pris en compte, au titre de la confusion des peines, la sanction qui avait été infligée par l'arrêt définitif du 2 juin 2016 (paragraphe 11 ci-dessus), la cour d'appel prononça une peine unique de sept ans de prison à l'encontre de la troisième requérante, la libération conditionnelle (paragraphe 12 ci-dessus) de celle-ci étant par ailleurs maintenue.


62.  Pour condamner l'intéressée du chef d'abus de fonctions, la cour d'appel rappela d'abord que la responsabilité pénale d'un magistrat ne pouvait être engagée que pour autant que celui-ci avait exercé ses fonctions de mauvaise foi. Elle souligna ensuite que la requérante était poursuivie non pas pour avoir interprété et appliqué la loi et les preuves d'une certaine manière, mais pour avoir « généré un raisonnement juridique ayant une apparence de validité afin de rendre une décision qui aurait été, sans cette prémisse, impossible à énoncer ». D'après la cour d'appel, en l'espèce, la mauvaise foi de l'intéressée était prouvée tant par sa condamnation pénale du chef de corruption passive (paragraphe 11 ci-dessus) que par l'absence de tout élément de nature à justifier le raisonnement juridique tenu dans l'arrêt du 22 février 2012 (paragraphe 9 ci-dessus). Elle considéra en outre qu'en agissant comme elle l'avait fait, la requérante avait porté atteinte au bon déroulement de la justice ainsi qu'aux intérêts de la partie civile.

2.     Le jugement de l'affaire en appel


63.  Le parquet et la troisième requérante interjetèrent chacun appel de l'arrêt du 10 mai 2018 (paragraphe 61 ci-dessus).


64.  La requérante demandait son acquittement, soutenant qu'aucun préjudice n'avait été causé par le prononcé de l'arrêt définitif du 22 janvier 2012 et que les faits pour lesquels elle avait été condamnée n'étaient dès lors pas constitutifs d'une infraction. De plus, elle invoquait l'autorité de la chose jugée de l'arrêt définitif du 25 novembre 2013 (paragraphe 18 ci-dessus), arguant que celui-ci avait établi que le litige en question revenait à mettre en cause le raisonnement même d'une décision de justice. La procédure pénale portant sur les mêmes faits que ceux ayant donné lieu audit arrêt en matière disciplinaire, l'intéressée estimait qu'il n'était pas possible de réexaminer les mêmes faits sous l'angle de la loi pénale.


65.  Par un arrêt définitif du 27 mars 2019, communiqué à la requérante le 6 mai 2019 sur son lieu de détention, la Haute Cour rejeta l'appel de l'intéressée. Elle jugea qu'un préjudice avait bien été causé en l'espèce et, concernant le moyen d'appel tiré par la troisième requérante de l'autorité de la chose jugée de l'arrêt définitif du 25 novembre 2013, que celui-ci avait trait à la responsabilité disciplinaire des magistrats et non pas à des faits de nature pénale. La Haute Cour ajouta que les deux types de responsabilités - disciplinaire et pénale - avaient à la fois des bases légales et des conséquences différentes.

3.     Le recours en cassation engagé par la troisième requérante


66.  La troisième requérante, se fondant sur l'article 438 § 1 point 7 du CPP (paragraphe 71 ci-dessous), forma un recours en cassation contre l'arrêt définitif du 27 mars 2019 (paragraphe 65 ci-dessus). Alléguant que les poursuites du chef d'abus de fonctions concernaient en l'espèce le prononcé d'une décision de justice, et estimant que les faits qui lui étaient reprochés n'étaient pas de nature à créer un préjudice, elle en déduisait que ceux-ci ne relevaient pas de la loi pénale.


67.  Par un arrêt définitif du 18 septembre 2020, la Haute Cour rejeta le recours en cassation de la requérante pour défaut de fondement. Elle considéra que le fait d'infirmer un arrêt de condamnation procurait à la personne condamnée un avantage, étant donné que le fondement de sa condamnation sur le volet civil s'en trouvait invalidé. En outre, le préjudice résidait en l'espèce dans l'atteinte aux intérêts de l'État découlant de l'obstacle à la justice et dans l'atteinte aux intérêts de la partie civile à obtenir réparation de son préjudice.

LE CADRE JURIDIQUE PERTINENT

I.        LE DROIT ET LA PRATIQUE INTERNES

A.    Le droit interne

1.     La Constitution

68.  Les articles pertinents de la Constitution se lisent ainsi :

Article 16 - L'égalité en droit

« (1) Les citoyens sont égaux devant la loi et les autorités publiques, sans privilèges ni discriminations.

(2) Nul n'est au-dessus de la loi.

(...) »

Article 124 - L'exercice de la justice

« (1) La justice est rendue au nom de la loi.

(2) La justice est unique, impartiale et égale pour tous.

(3) Les juges sont indépendants et ils ne sont soumis qu'à la loi. »

Article 126 - Les instances judiciaires

« (1) La justice est exercée par la Haute Cour de cassation et de justice et les autres instances judiciaires établies par la loi. »

Article 129 - L'utilisation des voies de recours

« Les parties concernées et le ministère public peuvent exercer les voies de recours contre les décisions judiciaires, dans les conditions fixées par la loi. »

2.     Le code pénal (« le CP »)


69.  Les dispositions pertinentes du CP, tel qu'en vigueur jusqu'au 1er février 2014, étaient libellées comme suit :

Article 248

L'abus de fonctions contre l'intérêt public

« Le fait pour un fonctionnaire public agissant dans l'exercice de ses fonctions de s'abstenir d'accomplir un acte ou de l'accomplir de manière défectueuse, sciemment (cu stiinta), [et en] causant ainsi à un organe ou une institution de l'État (...) un préjudice ou une perturbation importante dans leur bon fonctionnement, est puni d'une peine de six mois à cinq ans d'emprisonnement. »

Article 248-1

L'abus de fonctions aggravé

« Si les faits prévus aux articles (...) et 248 ont eu des conséquences graves, ils sont punis d'une peine de cinq à quinze ans d'emprisonnement et de l'interdiction de l'exercice de certains droits. »


70.  La loi no 286/2009 portant nouveau CP, entrée en vigueur le 1er février 2014, dispose ce qui suit en ses parties pertinentes en l'espèce :

Article 175

Le fonctionnaire public

« Un fonctionnaire public, au sens de la loi pénale, est la personne qui, de manière permanente ou temporaire, contre ou sans rémunération :

a) exerce les attributions et responsabilités établies par la loi afin de d'user des prérogatives du pouvoir législatif, exécutif ou judiciaire (...) »

Article 297

L'abus de fonctions contre les intérêts des personnes

« (1) Le fait pour un fonctionnaire public agissant dans l'exercice de ses fonctions de s'abstenir d'accomplir un acte ou de l'accomplir de manière défectueuse, causant ainsi un dommage ou une atteinte aux droits ou aux intérêts légitimes d'une personne physique ou morale, est puni d'une peine de deux à sept ans d'emprisonnement et de l'interdiction d'exercer le droit d'occuper une fonction publique. »

3.     Le code de procédure pénale (« le CPP »)


71.  L'article 438 § 1 point 7 du CPP, tel qu'en vigueur depuis le 1er février 2014, régit les cas dans lesquels un recours en cassation peut être formé. Ses parties pertinentes en l'espèce sont ainsi rédigées :

« 1. Les décisions peuvent être annulées dans les cas suivants :

(...)

7. l'accusé a été condamné pour un acte qui n'était pas prévu par la loi pénale. »

4.     La loi no 303/2004 sur le statut des juges et des procureurs


72.  Les articles pertinents de la loi no 303/2004 sur le statut des juges et des procureurs (la « loi no 303/2004 »), tels qu'en vigueur à l'époque des faits (février 2012) et jusqu'au 18 octobre 2018, étaient libellés comme suit :

Article 2

« 1. Les juges nommés par le Président de la Roumanie sont inamovibles, selon les conditions prévues par la présente loi.

(...)

3. Les juges sont indépendants, ils sont soumis uniquement à la loi et doivent être impartiaux. »

Article 94

« Les juges et les procureurs répondent [de leurs actes par la voie] civile, disciplinaire ou pénale, dans les conditions [prévues par] la loi. »

Article 99

« Constitue une faute disciplinaire :

(...)

t) l'exercice de la fonction de mauvaise foi ou avec négligence grave. »

Article 99 indice 1

« 1. Il y a mauvaise foi lorsque le juge ou le procureur méconnait sciemment les règles de droit matériel ou procédural, en recherchant ou en acceptant le préjudice d'une personne.

2. Il y a négligence grave lorsque le juge ou le procureur méconnaît par négligence, de manière grave, incontestable et inexcusable, les normes de droit matériel ou procédural. »

Article 100

« Les sanctions disciplinaires [pouvant être] infligées aux juges et aux procureurs, proportionnellement à la gravité des fautes [commises par eux], sont les suivantes :

a) l'avertissement ;

b) la diminution de l'indemnité mensuelle brute dans une proportion pouvant aller jusqu'à 20 % et pour une durée pouvant aller jusqu'à un an ;

c) le transfert disciplinaire au sein d'une autre juridiction (...) ;

d) la suspension des fonctions pour une durée pouvant aller jusqu'à six mois ;

e) l'exclusion de la magistrature. »

5.     La loi no 304/2004 concernant l'organisation judiciaire


73.  L'article 16 § 2 de la loi no 304/2004 concernant l'organisation judiciaire était en vigueur du 27 septembre 2004 au 15 mars 2023. Dans sa version applicable en l'espèce, il était ainsi libellé :

« Les décisions de justice peuvent être annulées ou modifiées seulement dans le cadre des voies de recours [qui sont] prévues par la loi et exercées conformément aux dispositions légales. »

B.     La jurisprudence interne

1.     La jurisprudence des cours d'appel et de la Haute Cour


74.  Les parties ont soumis à la Cour de nombreux arrêts internes définitifs de confirmation de non-lieux prononcés en faveur de juges qui étaient accusés d'abus de fonctions par des justiciables insatisfaits des solutions retenues par eux dans des affaires les concernant. Il ressort desdits arrêts que l'interprétation et l'évaluation des preuves relèvent des fonctions du juge et que la légalité et le bien-fondé d'une décision rendue dans l'exercice de la fonction de juger sont soumis à un contrôle dans le cadre des voies de recours et ne peuvent donner lieu à des poursuites pénales du chef d'abus de fonctions, sans quoi l'indépendance des juges serait atteinte (voir, par exemple, les arrêts définitifs de la Haute Cour des 28 avril 2009, 15 mai 2009, 26 mai 2009, 1er juillet 2009, 26 octobre 2009, 22 janvier 2010, 3 février 2010, 26 février 2010, 3 mars 2010, 8 décembre 2010, 27 avril 2011, 14 juin 2011 et 30 mai 2012).


75.  Dans plusieurs des arrêts en question, les juridictions nationales ont également indiqué que la responsabilité pénale des juges pouvait être mise en cause pour abus de fonctions uniquement dans les situations où il était prouvé qu'ils avaient exercé leurs fonctions de mauvaise foi, autrement dit qu'ils connaissaient le caractère manifestement illégal de leurs actes et poursuivaient l'objectif, ou avaient accepté, de porter atteinte aux intérêts juridiques d'une personne (arrêts définitifs de la Haute Cour des 28 avril 2009, 3 décembre 2009, 3 et 26 février 2010, 3 mars 2010, 27 avril 2011, 14 juin 2011 et 30 mai 2012 ; arrêts définitifs des 16 janvier 2012 et 14 mars 2013 de la cour d'appel de Bucarest).


76.  Les parties ont aussi produit des arrêts dans lesquels des juges avaient été condamnés pour abus de fonctions en concours avec d'autres infractions, telles que les délits de faux en lien avec l'abus de fonctions et corruption passive (arrêt définitif de la Haute Cour du 9 avril 2014), de faux (arrêt définitif de la Haute Cour du 17 avril 2015), d'usage de faux (arrêts définitifs de la Haute Cour des 21 octobre 2016 et 31 octobre 2017), ou de corruption passive (arrêts définitifs de la Haute Cour des 13 juin 2019 et 6 juillet 2020). En outre, dans l'un des arrêts figurant au dossier, la Haute Cour a condamné un juge du chef d'abus de fonctions pour des faits en lien avec des décisions qu'il avait prononcées en avril et juin 2008 (arrêt définitif de la Haute Cour du 2 octobre 2020).


77.  Enfin, il ressort de la jurisprudence fournie par les parties que lorsqu'un juge a commis un fait pénal en lien avec la décision prononcée dans une affaire donnée, il engage sa responsabilité pour ledit acte et non pas pour la solution retenue par lui, celle-ci ne pouvant, en soi, donner lieu à une sanction pénale en l'absence de preuve d'un agissement de mauvaise foi de la part du magistrat (arrêts définitifs de la Haute Cour du 3 mai 2018 et 26 juin 2018). Dans un arrêt définitif du 5 décembre 2016, la Haute Cour a acquitté la juge mise en cause du chef d'abus de fonctions, au motif qu'il n'avait pas été prouvé qu'elle eût agi avec l'intention de causer un préjudice.

2.     La jurisprudence de la Cour constitutionnelle (la « CCR »)

a)      La décision no 405 du 15 juin 2016


78.  Dans une affaire distincte de celle des requérantes, la CCR a été saisie d'une exception relative aux dispositions de l'article 297 § 1 du nouveau CP (paragraphe 70 ci-dessus). Les demandeurs estimaient que celles-ci manquaient de prévisibilité et d'accessibilité car, selon eux, le comportement désigné par l'expression « s'abstenir d'accomplir un acte ou (...) l'accomplir de manière défectueuse » ne pouvait pas être défini avec précision et, par conséquent, l'élément matériel de l'infraction était incertain.


79.  Par une décision no 405 du 15 juin 2016, la CCR a jugé que l'article 297 § 1 du nouveau CP était conforme à la Constitution pour autant que la mention « l'accomplir de manière défectueuse » était entendue comme « accomplir en méconnaissance de la loi ». La CCR a également indiqué que la notion de « loi » se référait aux lois adoptées par le Parlement et aux autres actes y assimilés en raison de leurs effets.


80.  Par la même décision, la CCR a rejeté l'exception pour autant qu'elle visait à critiquer le mot « acte » et les termes relatifs à l'atteinte aux intérêts légitimes d'une personne. S'agissant en particulier de la notion d'« acte », elle a relevé que la doctrine était unanime pour considérer que celle-ci renvoyait à la sphère des attributions et devoirs d'un fonctionnaire.


81.  La CCR a également précisé que la responsabilité de réglementer et d'appliquer, conformément au principe de l'ultima ratio, les dispositions relatives à l'abus de fonctions incombait à la fois à l'autorité législative et aux organes judiciaires.

b)      La décision no 392 du 6 juin 2017


82.  Dans une décision no 392 du 6 juin 2017, la CCR a confirmé que l'élément tenant à l'accomplissement d'un acte de manière défectueuse devait être apprécié seulement au regard des fonctions établies expressément par une législation dite « primaire », à savoir une loi, une ordonnance ou une ordonnance d'urgence du Gouvernement, les comportements interdits au fonctionnaire par des actes ou réglementations internes de l'employeur étant exclus de la sphère des actes abusifs au sens de la loi pénale.

c)       La décision no 54 du 7 février 2018


83.  La CCR a été également saisie d'une exception d'inconstitutionnalité par laquelle elle était appelée à constater que le terme « acte » figurant à l'article 297 § 1 du nouveau CP (paragraphe 70 ci-dessus) ne concernait pas le prononcé d'une décision judiciaire. Par une décision no 54 du 7 février 2018, la CCR a rejeté l'exception en question.


84.  Se référant à différents textes internationaux et à la jurisprudence nationale, la CCR a admis que la responsabilité pénale des juges pour les actes commis dans l'exercice de leurs fonctions ne pouvait être engagée sans considération du respect du principe de leur indépendance. Toutefois, il fallait également tenir compte de ce que, d'une part, le rôle du juge était d'exercer la fonction de juger (înfaptuirea justitiei) au nom de la loi et, d'autre part, tous les citoyens étaient égaux devant celle-ci. La CCR a ainsi retenu que le principe de l'indépendance des juges impliquait celui de leur responsabilité, laquelle était nécessaire pour assurer la qualité de l'exercice de la justice. Dans ce contexte et à la lumière des standards constitutionnels et européens, elle a conclu que le prononcé d'une décision judiciaire n'excluait pas de plano la responsabilité pénale du juge.


85.  La CCR a considéré enfin que la règle était que le prononcé d'une décision de justice ne pouvait engager la responsabilité pénale d'un juge, mais que cette règle était assortie d'une exception, selon laquelle ladite responsabilité pénale pouvait être mise en cause lorsqu'il était établi que le juge avait agi intentionnellement et de mauvaise foi.

II.     Documents internationaux

A.    Le Conseil de l'Europe

1.     Le Comité des Ministres


86.  Dans ses parties pertinentes en l'espèce, l'annexe à la Recommandation CM/Rec (2010)12 du Comité des Ministres aux États membres sur les juges : indépendance, efficacité et responsabilités, adoptée le 17 novembre 2010 lors de la 1098e réunion des Délégués des Ministres, se lit comme suit :

« Chapitre II Indépendance externe

11.  L'indépendance externe des juges ne constitue pas une prérogative ou un privilège accordé dans leur intérêt personnel mais dans celui de l'État de droit et de toute personne demandant et attendant une justice impartiale. L'indépendance des juges devrait être considérée comme une garantie de la liberté, du respect des droits de l'homme et de l'application impartiale du droit. L'impartialité et l'indépendance des juges sont essentielles pour garantir l'égalité des parties devant les tribunaux.

(...)

15.  Les jugements devraient être motivés et rendus publiquement. Les juges ne devraient pas être obligés de rendre compte autrement du fond de leurs jugements.

16.  Les décisions des juges ne devraient pas être susceptibles d'être révisées en dehors des procédures de recours ou de réouverture d'affaires prévues par la loi.

(...)

Chapitre III Indépendance interne

22.  Le principe de l'indépendance de la justice suppose l'indépendance de chaque juge dans l'exercice de ses fonctions judiciaires. Les juges devraient prendre leurs décisions en toute indépendance et impartialité, et pouvoir agir sans restriction, influences indues, pressions, menaces ou interventions, directes ou indirectes, de la part d'une quelconque autorité, y compris les autorités judiciaires elles-mêmes. (...)

(...)

Chapitre VII – Devoirs et responsabilités

(...)

Responsabilité et procédure disciplinaire

66.  L'interprétation du droit, l'appréciation des faits ou l'évaluation des preuves, auxquelles procèdent les juges pour le jugement des affaires, ne devrait donner lieu à l'engagement de leur responsabilité civile ou disciplinaire, sauf en cas de malveillance et de négligence grossière.

(...)

68.  L'interprétation du droit, l'appréciation des faits ou l'évaluation des preuves, auxquelles procèdent les juges pour le jugement des affaires, ne devrait donner lieu à l'engagement de leur responsabilité pénale, sauf en cas de malveillance.

(...)

71.  Lorsqu'ils n'exercent pas leurs fonctions judiciaires, les juges voient leur responsabilité pénale, civile et administrative engagée comme tout autre citoyen. »

2.     La Commission européenne pour la démocratie par le droit (Commission de Venise)

87.  Le Rapport sur l'indépendance du système judiciaire (Partie I : l'indépendance des juges), adopté par la Commission de Venise lors de sa 82e session plénière, tenue à Venise les 12 et 13 mars 2010 (CDL-AD (2010) 004), indique ce qui suit dans sa partie pertinente en l'espèce :

« 61. Il ne fait aucun doute que les juges doivent être protégés contre toute influence extérieure indue. À cette fin, ils devraient jouir d'une immunité fonctionnelle - mais exclusivement fonctionnelle (immunité de poursuites pour les actes accomplis dans l'exercice de leurs fonctions, à l'exception des infractions intentionnelles, comme l'acceptation de pots-de-vin). »

88.  Dans le Mémoire amicus curiae pour la Cour constitutionnelle de la Moldova sur l'immunité des juges qu'elle a adopté lors de sa 94e session plénière, tenue à Venise les 8 et 9 mars 2013 (CDL‑AD(2013)008), la Commission de Venise s'est exprimée en ces termes :

« 16. La Commission de Venise a toujours défendu l'idée d'une immunité fonctionnelle limitée des juges :

« Les magistrats (juges, procureurs et magistrats instructeurs) ne devraient pas bénéficier d'une immunité générale telle qu'elle figure dans la Constitution bulgare. Selon les normes générales, ils ont effectivement besoin d'être protégés de poursuites civiles pour des actes accomplis de bonne foi dans le cadre de leurs fonctions. Ils ne devraient toutefois pas jouir d'une immunité générale qui les protégerait contre toute poursuite pour des actes criminels qu'ils auraient commis, et pour lesquels ils doivent répondre devant les tribunaux. »


89.  Dans le Mémoire amicus curiae pour la Cour constitutionnelle de la Moldova sur la responsabilité pénale des juges qu'elle a adopté lors de sa 110e session plénière, tenue à Venise les 10 et 11 mars 2017 (CDL‑AD(2017)002), la Commission de Venise a exposé ce qui suit :

« 33. L'élément le plus important est que la tâche du juge ne devrait pas être limitée à l'application de la jurisprudence existante. L'essence même de la fonction d'un juge est d'interpréter les dispositions légales en toute indépendance. Il peut arriver que les juges aient à appliquer et à interpréter la législation en opposition avec la « pratique judiciaire nationale uniforme. » De telles situations peuvent se présenter au regard des conventions internationales par exemple, et lorsque les décisions des tribunaux internationaux chargés de la supervision de ces conventions impliquent une modification de la pratique judiciaire nationale existante. Le fait qu'un juge interprète le droit en opposition avec la jurisprudence établie ne peut en soi devenir un motif de sanction disciplinaire, à moins que le juge ait agi ainsi de mauvaise foi, dans l'intention de profiter ou de nuire à une partie à la procédure ou par suite d'une négligence grave. D'une manière générale, les juges des juridictions inférieures sont censés suivre la jurisprudence établie, mais il ne doit pas leur être interdit de la remettre en cause s'ils considèrent que cela est approprié. Seule une résistance obstinée contre une pratique confirmée, conduisant à infirmer de manière répétée des affaires où il existe une jurisprudence constante et claire, devrait entraîner des sanctions disciplinaires.

(...)

44. Pour que la responsabilité personnelle d'un juge soit engagée au titre de ses décisions, il ne suffit pas d'invoquer l'annulation de ces décisions par une juridiction de degré supérieur. Toute décision sur la compétence et le professionnalisme d'un juge fondée sur des affaires infirmées en appel doit être prise sur la base d'une appréciation effective desdites affaires. En tout état de cause, les juges ne peuvent être tenus responsables de leurs décisions que si la culpabilité individuelle est prouvée et si l'erreur est le résultat d'une malveillance ou d'une négligence grave.

(...)

46. Les normes européennes imposent que la culpabilité individuelle soit établie à un niveau d'intention délibérée ou de négligence grave. La responsabilité pénale des juges n'est engagée que lorsqu'ils rendent « délibérément » une sentence, une décision, un arrêt ou un jugement contraire à la loi.

47. Une disposition prévoyant la responsabilité pénale des juges ne peut être compatible avec le principe de l'indépendance et de l'impartialité des juges que si elle est rédigée de manière suffisamment précise pour garantir l'indépendance des juges et l'immunité fonctionnelle de chacun d'entre eux dans son travail d'interprétation du droit, d'appréciation des faits et de mise en balance des preuves.

48. Des dispositions définissant la responsabilité des juges de manière vague, imprécise et large peuvent avoir un effet dissuasif sur les juges et leur capacité à s'acquitter en toute indépendance et impartialité de leur tâche d'interprétation du droit, d'appréciation des faits et de mise en balance des preuves. Des dispositions sur la responsabilité des juges qui ne présentent pas ces caractéristiques peuvent toutefois aussi être utilisées abusivement dans le but d'exercer une pression indue sur les juges appelés à statuer sur une affaire, et saper ainsi leur indépendance et leur impartialité. En général, et compte tenu de la jurisprudence de la Cour européenne des droits de l'homme, les dispositions sur la responsabilité pénale des juges devraient être interprétées de manière que ceux-ci soient protégés contre toute ingérence arbitraire dans leurs fonctions judiciaires.

49. Les conclusions établies pour les deux questions précédentes s'appliquent également ici : (1) les juges ne devraient pas être tenus personnellement responsables pour une erreur judiciaire commise de bonne foi ni pour une interprétation divergente du droit ; (2) le fait de qualifier d'illégale une décision judiciaire en invoquant le fait qu'elle a été infirmée par une juridiction supérieure ne devrait pas suffire à engager la responsabilité individuelle d'un juge.

50. Enfin, la responsabilité pénale des juges peut être compatible avec le principe d'indépendance des juges, mais uniquement si elle est conforme à la législation, qui doit être strictement rédigée, et ne peut s'appuyer sur le seul fait qu'une décision a été infirmée en appel. À cette fin, il est important que les dispositions légales pertinentes n'entrent pas en conflit avec le principe supérieur de l'indépendance des juges.

(...) »

3.     Le Conseil Consultatif des Juges Européens (le « CCJE »)


90.  L'avis no 3 du CCJE (2002) à l'attention du Comité des Ministres du Conseil de l'Europe sur les principes et règles régissant les impératifs professionnels applicables aux juges et en particulier la déontologie, les comportements incompatibles et l'impartialité, se lit comme suit en ses passages pertinents en l'espèce :

« 51. Le corollaire des pouvoirs et de la confiance accordés par la société aux juges est qu'il devrait être possible de les tenir pour responsables, et même de les démettre de leurs fonctions, en cas d'inconduite suffisamment grave pour justifier une telle mesure. Il convient d'être prudent dans la reconnaissance d'une telle responsabilité, car l'indépendance et la liberté de la magistrature doivent être préservées contre toute pression indue. Dans ce contexte, le CCJE examine tour à tour les questions de la responsabilité pénale, civile et disciplinaire. En pratique, la possibilité d'une responsabilité disciplinaire des juges constitue l'aspect le plus important.

a. Responsabilité pénale

52. Les juges qui, dans l'exercice de leurs fonctions, commettent ce qui, dans n'importe quelle circonstance, serait considéré comme un crime (par exemple, accepter des pots-de-vin) ne peuvent prétendre se soustraire aux procédures pénales ordinaires. Les réponses au questionnaire montrent que dans certains États même des fautes commises par des magistrats agissant de bonne foi peuvent être considérées comme une infraction pénale. Ainsi, en Suède et en Autriche, les juges (assimilés en cela aux autres fonctionnaires) peuvent être sanctionnés (par exemple, par une amende) dans certains cas de négligence grave (par exemple, liée à une incarcération ou une détention trop longue).

53. Néanmoins, si la pratique actuelle n'exclut pas entièrement la responsabilité pénale des juges pour des manquements non intentionnels commis dans l'exercice de leurs fonctions, le CCJE considère que l'introduction d'une telle responsabilité n'est ni généralement acceptable ni à encourager. Le juge ne devrait pas avoir à travailler sous la menace d'une sanction financière, encore moins d'une peine de prison, menaces dont l'existence pourrait, même inconsciemment, influencer son jugement.

54. Des poursuites pénales vexatoires contre un juge qui n'est pas apprécié par le plaideur sont devenues courantes dans certains États européens. Le CCJE est d'avis que dans les pays où des personnes privées peuvent intenter des enquêtes ou des procédures pénales, un mécanisme devrait exister pour empêcher ou pour mettre un terme à de telles enquêtes ou procédures contre un juge touchant à l'exercice de ses fonctions lorsqu'il n'y a pas lieu de penser que la responsabilité pénale du juge est engagée.

(...) »

5o) Conclusions sur la responsabilité

75. « En ce qui concerne la responsabilité pénale, le CCJE est d'avis :

i) que le juge devrait être responsable pénalement dans les termes de droit commun pour les infractions commises en dehors de ses fonctions ;

ii) que la responsabilité pénale ne devrait pas être engagée à l'encontre d'un juge pour les faits liés à ses fonctions en cas de faute non intentionnelle de sa part. (...) »


91.  L'avis no 18 (2015) du CCJE sur la place du système judiciaire et ses relations avec les autres pouvoirs de l'État dans une démocratie moderne est rédigé comme suit en sa partie pertinente en l'espèce :

« 37. Concernant la responsabilité civile, pénale et disciplinaire (ce qui a été appelé ci-dessus « responsabilité donnant lieu à sanction »), le CCJE souligne que le principal recours contre les erreurs judiciaires, qui ne résultent pas de mauvaise foi, doit être la procédure d'appel. En plus, afin de protéger l'indépendance de la justice de pressions indues, il convient de définir avec le plus grand soin la position des juges au regard de la responsabilité pénale, civile et disciplinaire. Les tâches d'interprétation du droit, de mise en balance des preuves et d'évaluation des faits auxquelles se livre un juge pour trancher un litige ne devraient pas engager sa responsabilité civile ou pénale, sauf en cas de malveillance, d'omission volontaire ou, le cas échéant, de négligence grave. En outre, si l'État a dû verser un dédommagement à une partie en raison d'un défaut dans l'administration de la justice, seul l'État, et non pas un justiciable, devrait avoir le pouvoir d'établir, par une action en justice, la responsabilité civile d'un juge. »

B.    Les Nations Unies


92.  La Convention des Nations Unies contre la corruption, adoptée à New York le 31 octobre 2003, prévoit ce qui suit dans sa partie pertinente en l'espèce :

Article 19 - Abus de fonctions

« Chaque État Partie envisage d'adopter les mesures législatives et autres nécessaires pour conférer le caractère d'infraction pénale, lorsque l'acte a été commis intentionnellement, au fait pour un agent public d'abuser de ses fonctions ou de son poste, c'est-à-dire d'accomplir ou de s'abstenir d'accomplir, dans l'exercice de ses fonctions, un acte en violation des lois afin d'obtenir un avantage indu pour lui-même ou pour une autre personne ou entité. »

C.    Autres organes internationaux

93 .  Le statut universel du juge, adopté par le Conseil central de l'Union internationale des magistrats à Taïwan, le 17 novembre 1999, indique ce qui suit en ses parties pertinentes en l'espèce :

Article 1 - Indépendance

« Dans l'ensemble de leurs activités, les juges garantissent les droits de chacun au bénéfice d'un procès équitable. Ils doivent mettre en œuvre les moyens dont ils disposent pour permettre aux affaires d'être appelées en audience publique dans un délai raisonnable, devant un tribunal indépendant et impartial établi par la loi, en vue de déterminer les droits et obligations en matière civile, ou la réalité des charges en matière criminelle.

L'indépendance du juge est indispensable à l'exercice d'une justice impartiale dans le respect de la loi. Elle est indivisible. Toutes les institutions et autorités, qu'elles soient nationales ou internationales, doivent respecter, protéger et défendre cette indépendance. »

Article 2 - Statut

« L'indépendance du juge doit être garantie par une loi spécifique, lui assurant une indépendance réelle et effective à l'égard des autres pouvoirs de l'État. Le juge, en tant que dépositaire de l'autorité judiciaire, doit pouvoir exercer ses fonctions en toute indépendance par rapport à toutes forces sociales, économiques et politiques, par rapport aux autres juges et par rapport à l'administration de la justice. »

Article 3 - Soumission à la loi

« Dans l'exercice de son activité professionnelle, le juge ne doit être soumis qu'à la loi et ne peut se déterminer que par rapport à celle-ci. »

EN DROIT

I.        JONCTION DES REQUÊTES


94.  Eu égard à la similarité du contexte factuel des requêtes, la Cour juge opportun de les examiner ensemble dans un arrêt unique (article 42 § 1 du règlement de la Cour).

II.     SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L'ARTICLE 7 DE LA CONVENTION


95.  La première et la deuxième requérante estiment que le texte de loi régissant l'abus de fonctions (paragraphe 70 ci-dessus) manque de clarté et de prévisibilité. En particulier, elles soutiennent que ledit article est rédigé en des termes trop généraux et qu'en conséquence la disposition ne définit pas le comportement prohibé par la loi, de sorte qu'elles ne pouvaient pas prévoir que le prononcé d'une décision de justice par un juge dans l'exercice de ses fonctions pouvait constituer l'élément matériel de l'infraction.


96.  La troisième requérante se plaint de ce que le texte de loi applicable (paragraphe 69 ci-dessus) était, selon elle, imprécis et imprévisible. À cet égard, elle allègue que la disposition incriminant l'abus de fonctions avait été déclarée inconstitutionnelle par la CCR dans plusieurs décisions successives, et ajoute qu'il découle de la décision de la CCR du 15 juin 2016 (paragraphes 78-81 ci-dessus) que lorsque les faits ne sont pas susceptibles d'engager la responsabilité disciplinaire d'un magistrat, ils ne peuvent pas davantage être considérés comme ayant une nature pénale.


97.  Les requérantes invoquent l'article 7 de la Convention, qui est libellé ainsi :

« 1.  Nul ne peut être condamné pour une action ou une omission qui, au moment où elle a été commise, ne constituait pas une infraction d'après le droit national ou international. De même il n'est infligé aucune peine plus forte que celle qui était applicable au moment où l'infraction a été commise.

2.  Le présent article ne portera pas atteinte au jugement et à la punition d'une personne coupable d'une action ou d'une omission qui, au moment où elle a été commise, était criminelle d'après les principes généraux de droit reconnus par les nations civilisées. »

A.    Sur la recevabilité


98.  La Cour constate que si les requérantes se plaignent toutes les trois d'un défaut de clarté et de prévisibilité de la loi pénale régissant l'abus des fonctions, elles avancent des arguments différents au soutien de leur doléance. Dès lors, la Cour examinera séparément leurs griefs ci-dessous.

1.     Requête no 57849/19 (Mme Cîrstoiu, la troisième requérante)

a)      Arguments des parties

i.        Le Gouvernement


99.  Le Gouvernement n'a pas présenté d'observations concernant la recevabilité de la requête.

ii.      La troisième requérante


100.  Dans son formulaire de requête, la troisième requérante dénonçait l'imprévisibilité de la loi incriminant l'abus de fonctions, et arguait que le texte de loi en cause avait fait l'objet de plusieurs contrôles de la part de la CCR, qui l'aurait déclaré en partie inconstitutionnel. Se référant en particulier à la décision de ladite juridiction du 15 juin 2016 (paragraphe 81 ci-dessus), et invoquant le principe de l'ultima ratio, elle concluait que lorsqu'il avait été établi, comme en l'espèce, que les faits n'étaient pas constitutifs d'une faute disciplinaire, ils ne pouvaient pas engager la responsabilité pénale de leur auteur.


101.  Dans ses observations du 3 mars 2023 en réponse à celles du Gouvernement, la requérante soutient que la seule question qui se pose en l'espèce concernant la prévisibilité de la loi applicable est celle de savoir si l'exercice de la fonction de juger par un magistrat relevait ou non du champ d'application de l'infraction d'abus de fonctions. Elle affirme qu'avant les deux autres requérantes et elle-même, jamais un juge n'avait été condamné du chef d'abus de fonctions pour avoir adopté et motivé une décision de justice, et estime que le Gouvernement n'a présenté aucun exemple de jurisprudence pertinente.


102.  La requérante argue, en outre, que l'absence manifeste de prévisibilité de la loi pénale a été constatée expressément par la DNA dans sa décision du 7 août 2012 (paragraphe 21 ci-dessus). Invoquant les principes constitutionnels de séparation des pouvoirs et d'égalité ainsi que l'indépendance des juges et l'immunité de juridiction des parlementaires, elle soutient que les juges ne peuvent pas faire l'objet de poursuites pénales à raison de la motivation d'une décision de justice. De plus, elle est d'avis qu'un arrêt résultant d'un exercice abusif des fonctions du juge se distingue nécessairement par un caractère exceptionnel et, alléguant que l'arrêt litigieux a été adopté par trois juges spécialisés en droit pénal qui siégeaient dans une cour d'appel et qui, selon elle, se sont prononcés de manière indépendante, elle considère qu'un tel caractère exceptionnel ne se retrouve pas en l'espèce.


103.  Enfin, selon la requérante, les constats exposés par la CCR dans sa décision du 15 juin 2016 quant à l'application du principe de l'ultima ratio (paragraphe 81 ci-dessus), combinés avec les dispositions régissant les différents types de responsabilité des juges, conduisent à la conclusion que l'incrimination pénale des juges est exclue en cas d'absence de responsabilité disciplinaire les concernant. Elle estime ainsi qu'en l'espèce, dès lors qu'aucune faute disciplinaire n'avait été retenue contre elle, les autorités pénales internes ne pouvaient entrer en voie de condamnation à son égard.

b)      Appréciation de la Cour


104.  La Cour note d'emblée que, dans le formulaire de requête, la requérante se plaignait d'un défaut de prévisibilité de la loi pénale relative à l'abus de fonctions. Se référant en particulier à la décision de la CCR du 15 juin 2016, elle soutenait que l'absence de responsabilité disciplinaire en l'espèce impliquait nécessairement une absence de responsabilité pénale concernant les mêmes faits (paragraphe 100 ci-dessus).


105.  À cet égard, la Cour relève, en premier lieu, que, dans ses motifs d'appel devant la Haute Cour, la troisième requérante a avancé, au soutien de l'impossibilité alléguée d'une condamnation pénale pour des faits pour lesquels elle avait été disculpée sur le terrain disciplinaire (paragraphe 64 ci‑dessus), un argument tiré de l'autorité de la chose jugée de l'arrêt rendu par la même juridiction le 25 novembre 2013 (paragraphe 18 ci-dessus), sans faire expressément mention d'une application du principe de l'ultima ratio dans son affaire, comme elle le fait dans sa requête et ses observations en réponse (paragraphes 100 et 101 ci-dessus). Dans son recours en cassation, elle a soutenu seulement que le prononcé d'une décision de justice n'était pas de nature à créer un préjudice, élément nécessaire pour l'existence de l'infraction (paragraphe 66 ci-dessus).


106.  La Cour constate que par le grief soulevé devant elle, l'intéressée conteste la qualification par les juridictions nationales des faits qui lui étaient reprochés en abus de fonctions nonobstant la décision prononcée en sa faveur dans la procédure disciplinaire. Quant à l'argument tiré par l'intéressé de l'application du principe de l'ultima ratio, outre le fait qu'il ne lui appartient pas de remettre en cause la politique criminelle mise en place dans l'état défendeur (voir, mutatis mutandis, Achour c. France [GC], no 67335/01, § 44, CEDH 2006-IV), la Cour constate que d'après le droit interne applicable, les juges pouvaient être sujets à des poursuites pénales ou disciplinaires pour leurs actes dans les conditions prévues par la loi (article 94 de la loi no 303/2004 cité au paragraphe 72 ci-dessus). Il ressort d'ailleurs de la jurisprudence nationale pertinente que la responsabilité pénale des juges peut être engagée du chef d'abus de fonctions, dans certaines conditions (paragraphe 75 ci-dessus). En outre, elle observe que dans les deux procédures - disciplinaire et pénale - les juridictions nationales se sont penchées sur les faits dont elles étaient saisies dans des perspectives différentes. Ainsi, la Haute Cour a répondu à l'argument de l'intéressée concernant l'autorité de la chose jugée de l'arrêt définitif du 25 novembre 2013, en estimant que les deux procédures étaient distinctes du fait de leurs bases légales et conséquences juridiques différentes (paragraphe 65 ci‑dessus). Qui plus est, en l'espèce, les faits et les preuves soumis à l'attention des juridictions pénales étaient différents de ceux examinés dans la procédure disciplinaire (paragraphes 15, 25 et 26 ci-dessus).


107.  Pour autant que la troisième requérante dénonce, sous l'angle de l'article 7 de la Convention, la qualification juridique des faits opérée par les juridictions nationales en l'espèce (aussi par rapport au fait que, d'après elle, l'un des éléments constitutifs de l'infraction, à savoir le préjudice causé par la conduite reprochée, n'était pas réuni), la Cour rappelle qu'elle n'a pas pour tâche de se substituer aux juridictions internes dans l'appréciation et la qualification juridique des faits, pourvu que celles-ci reposent, comme en l'espèce, sur une analyse raisonnable des éléments du dossier (Rohlena c. République tchèque [GC], no 59552/08, § 51, CEDH 2015). De plus, la Haute Cour a démontré l'existence de ce préjudice (paragraphes 48 et 67 ci‑dessus).


108.  Il s'ensuit que ce grief est manifestement mal fondé et doit être rejeté en application de l'article 35 §§ 3 a) et 4 de la Convention.


109.  Par ailleurs, la Cour observe que les arguments exposés dans le formulaire de requête par la troisième requérante au soutien du grief tiré d'un défaut de prévisibilité de la loi pénale ne portaient aucunement sur la question de l'applicabilité de celle-ci à un juge lorsque les faits reprochés étaient en lien avec la motivation d'une décision de justice. Si la requérante entendait, à ce stade, mettre en cause la responsabilité de l'État relativement à une absence de prévisibilité de la loi pour cette dernière raison, elle aurait dû l'expliciter clairement dans son formulaire de requête, à l'instar de ce qu'elle a fait par la suite dans ses observations du 3 mars 2023, présentées par elle après la communication par la Cour de la requête au Gouvernement (paragraphes 101-102 ci-dessus) sous l'angle de l'article 7 de la Convention (comparer avec Grosam c. République tchèque [GC], no 19750/13, § 95, 1er juin 2023, Rustavi 2 Broadcasting Company Ltd et autres c. Géorgie, no 16812/17, § 246, 18 juillet 2019, et Huci c. Roumanie, no 55009/20, § 43, 16 avril 2024). Par ailleurs, la Cour ajoute, si besoin était, que le nouvel argument formulé par la troisième requérante sur le terrain de l'article 7 de la Convention dans ses observations postérieures à la communication de la requête au Gouvernement ne peut être considéré comme rattaché au grief soumis dans sa requête, ni comme découlant de celui-ci (voir, mutatis mutandis, Grosam, précité, § 96 in fine, et Huci, précité, § 93).


110.  La Cour rappelle également que, si rien n'empêche un requérant de présenter un grief nouveau au cours de la procédure devant la Cour, celui-ci doit, à l'instar de toute autre doléance, satisfaire aux conditions de recevabilité (Radomilja et autres c. Croatie [GC], nos 37685/10 et 22768/12, § 135 in fine, 20 mars 2018). À supposer même que la troisième requérante ait épuisé les voies de recours internes quant à ces nouveaux arguments (Fu Quan, s.r.o. c. République tchèque [GC], no 24827/14, § 123, 1er juin 2023, et la référence y citée), la Cour note que le grief présenté par l'intéressée pour la première fois dans ses observations produites le 3 mars 2023 n'a pas été introduit dans le respect de la règle du délai de six mois prévue par l'article 35 § 1 de la Convention, applicable en l'espèce.


111.  Il s'ensuit que ce grief est tardif et doit être rejeté en application de l'article 35 §§ 1 et 4 de la Convention.

2.     Requêtes nos 22198/18 et 48856/18 (Mme Bădescu et Mme Piciarcă, la première et la deuxième requérantes)


112.  La Cour note que les deux premières requérantes ont soumis leur grief tiré de l'article 7 de la Convention aux juridictions nationales (paragraphe 95 ci-dessus), y compris par la voie du recours en cassation (paragraphe 53 ci-dessus), et que lesdits juridictions l'ont examiné (Secară c. Roumanie (déc.), no 56658/22, §§ 33 et 36, 20 février 2025). Constatant donc que ces requêtes ne sont pas manifestement mal fondées ni irrecevables pour un autre motif visé à l'article 35 de la Convention, la Cour les déclare recevable.

B.    Sur le fond

1.     Arguments des parties

a)      La première et la deuxième requérantes


113.  Ces deux requérantes considèrent que ni l'article 246 § 1 du CP (paragraphe 69 ci-dessus), en vigueur à l'époque des faits, ni l'article 297 § 1 du nouveau CP (paragraphe 70 ci-dessus) ne définissaient avec suffisamment de clarté et de précision le comportement prohibé par la loi. Exposant qu'à l'époque des faits, elles exerçaient les fonctions de juge depuis respectivement trente-deux ans et dix-sept ans, elles soutiennent que même pour des magistrates dotées comme elles d'une telle expérience, la condamnation pénale d'un juge pour le fait d'avoir rendu une décision de justice n'était aucunement prévisible. Elles invoquent la décision rendue le 7 août 2012 par la DNA, alléguant que celle-ci y a constaté un manque de clarté du cadre légal applicable (paragraphes 21 et 22 ci-dessus), ainsi que l'arrêt du 25 novembre 2013 (paragraphe 18 ci-dessus) dans lequel la Haute Cour a conclu à l'absence de toute responsabilité disciplinaire. Les intéressées arguent également que la loi a été interprétée de manière différente pendant la phase d'appel de la procédure pénale, ce qui prouve, selon elles, qu'elle n'était pas prévisible.


114.  Les deux requérantes soutiennent que le fait d'élaborer un raisonnement dans le cadre des délibérations, après la clôture de l'enquête judiciaire et des débats et après appréciation des preuves, aspects qui, exposent-elles, relèvent de la prérogative exclusive et de la compétence du juge dans le respect du principe de l'État de droit, ne peut constituer une infraction. Elles sont d'avis que le fait de critiquer de tels éléments par la voie pénale est de nature à compromettre l'indépendance des juges, et remet en question, en outre, la raison d'être des voies de recours. La deuxième requérante ajoute qu'il ne ressort d'aucun élément de preuve qu'elle ait agi sous la pression d'un élément extérieur et que dès lors, en l'absence de preuve de sa mauvaise foi, sa responsabilité pénale ne pouvait être engagée.


115.  Se reportant par ailleurs à la jurisprudence nationale telle que versée au dossier par les parties, ces requérantes avancent que la pratique judiciaire existant au moment des faits retenait unanimement qu'un juge ne pouvait être poursuivi pénalement du chef d'abus de fonctions à raison de la manière dont il avait jugé une affaire (paragraphe 74 ci-dessus). La première requérante estime par conséquent que la conclusion à laquelle les juges sont parvenus dans sa propre affaire procède d'un revirement de jurisprudence qu'elle ne pouvait prévoir. Quant à la deuxième requérante, elle allègue que la condamnation prononcée contre elle est isolée au niveau national et dénonce la non-conformité de celle-ci à une jurisprudence interne constante. Les deux requérantes affirment en outre que les exemples jurisprudentiels produits qui sont postérieurs aux faits de l'espèce sont sans pertinence dans la présente affaire. Elles ajoutent que la CCR a dû intervenir pour clarifier les termes de l'article 297 § 1 du nouveau CP (paragraphes 78 à 81 ci-dessus), et font observer que la décision du 7 février 2018 de la CCR (paragraphes 83 à 85 ci-dessus) est postérieure à la date de leur condamnation en appel.


116.  Enfin, se référant à l'article 97 § 2 de la loi no 303/2004 et à l'article 16 § 2 de la loi no 304/2004 (paragraphes 72 et 73 ci-dessus), ainsi qu'à plusieurs documents internationaux (paragraphes 86, 87, 89, 91 et 93 ci‑dessus), elles soutiennent que le seuil au-delà duquel la responsabilité pénale des juges pour des faits commis dans l'exercice de leurs fonctions peut être engagée est très élevé. Elles considèrent que le texte de loi pénale relatif à l'abus de fonctions ne respecte pas le principe de prudence établi par les normes internationales concernant la responsabilité des juges.

b)      Le Gouvernement


117.  Le Gouvernement expose que les faits pour lesquels les requérantes ont été condamnées étaient punis par la loi pénale, à savoir les articles 248 du CP et, à partir du 1er février 2014, l'article 297 du nouveau CP (paragraphes 69 et 70 ci-dessus). Il ajoute que l'article 175 du nouveau CP (paragraphe 70 ci-dessus) définissait la notion de fonctionnaire public et que l'article 94 de la loi no 303/2004 (paragraphe 72 ci-dessus) prévoyait expressément que les juges devaient répondre pénalement de leurs actes, dans les conditions prévues par la loi.


118.  Renvoyant au principe de généralité des lois, le Gouvernement soutient qu'à l'époque où les faits imputés aux requérantes ont été perpétrés, il était déjà de jurisprudence constante qu'un magistrat ne pouvait être reconnu pénalement responsable de la manière dont il avait interprété et appliqué la loi, sauf si l'exercice de mauvaise foi de ses fonctions était prouvé. Il expose que la disposition législative punissant l'abus de fonctions a fait l'objet de plusieurs contrôles de constitutionnalité (paragraphes 78 à 85 ci‑dessus) et que même si les décisions rendues par la CCR sont postérieures aux dates auxquelles les faits litigieux ont été commis, elles s'appuient sur des lois roumaines et des textes internationaux et européens qui étaient déjà en vigueur à l'époque des faits en question. Il ajoute que la décision no 54/2018 de la CCR (paragraphes 83 à 85 ci-dessus) a tranché la question de savoir si un juge pouvait engager sa responsabilité pénale du chef d'abus de fonctions pour avoir motivé une décision de justice d'une certaine manière.


119.  Rappelant la qualité de professionnelles du droit des requérantes, il estime que, compte tenu de la jurisprudence roumaine pertinente et du cadre juridique applicable, les intéressées ne pouvaient ignorer, à l'époque des faits, ni la manière dont le principe de l'indépendance des juges était interprété, ni quels actes accomplis dans l'exercice de leurs fonctions étaient susceptibles d'engager leur responsabilité pénale.


120.  Le Gouvernement allègue enfin qu'en l'espèce, les juridictions nationales ont jugé de manière constante qu'un magistrat pouvait être le sujet actif de l'infraction d'abus de fonctions concernant le prononcé d'un jugement, si certaines conditions étaient remplies. En conclusion, il considère que l'infraction pour laquelle les requérantes ont été condamnées était définie avec suffisamment de clarté pour que son application, dans certaines conditions, à un juge à raison de la motivation d'un arrêt rendu dans l'exercice de ses fonctions fût prévisible.

2.     Appréciation de la Cour

a)      Principes généraux établis dans la jurisprudence de la Cour


121.  L'article 7 de la Convention ne se borne pas à prohiber l'application rétroactive du droit pénal au désavantage de l'accusé. Il consacre aussi, de manière plus générale, le principe de la légalité des délits et des peines - « nullum crimen, nulla poena sine lege » - (Kokkinakis c. Grèce, 25 mai 1993, § 52, série A no 260‑A). S'il interdit en particulier d'étendre le champ d'application des infractions existantes à des faits qui, antérieurement, ne constituaient pas des infractions, il commande en outre de ne pas appliquer la loi pénale de manière extensive au détriment de l'accusé, par exemple par analogie (Del Río Prada c. Espagne [GC], no 42750/09, § 78, CEDH 2013, Vasiliauskas c. Lituanie [GC], no 35343/05, § 154, CEDH 2015, et Avis consultatif concernant l'applicabilité de la prescription aux poursuites, condamnations et sanctions pour des infractions constitutives, en substance, d'actes de torture [GC], demande no P16-2021-001, Cour de cassation arménienne, § 67, 26 avril 2022 (« Avis consultatif P16-2021-001 »)).


122.  Il découle du principe de la légalité des délits et des peines que la loi pénale doit définir clairement les infractions et les peines qui les répriment, de façon à être accessible et prévisible dans ses effets (G.I.E.M. S.r.l. et autres c. Italie [GC], nos 1828/06 et 2 autres, § 242, 28 juin 2018). Cette condition se trouve remplie lorsque le justiciable peut savoir, à partir du libellé de la disposition pertinente, au besoin à l'aide de l'interprétation qui en est donnée par les tribunaux et le cas échéant après avoir recouru à des conseils éclairés, quels actes et omissions engagent sa responsabilité pénale et quelle peine il encourt de ce chef (Del Río Prada, précité, § 79, G.I.E.M. S.r.l. et autres, précité, § 242, et Cantoni c. France, 15 novembre 1996, § 29, Recueil des arrêts et décisions 1996‑V). La notion de « droit » (« law ») utilisée à l'article 7 correspond à celle de « loi » qui figure dans d'autres articles de la Convention ; elle englobe le droit d'origine tant législative que jurisprudentielle et implique des conditions qualitatives, notamment celles d'accessibilité et de prévisibilité (Yüksel Yalçınkaya c. Türkiye [GC], no 15669/20, § 238, 26 septembre 2023).


123.  En raison même du caractère général des lois, le libellé de celles-ci ne peut pas présenter une précision absolue. L'une des techniques-types de réglementation consiste à recourir à des catégories générales plutôt qu'à des listes exhaustives. Aussi beaucoup de lois se servent-elles, par la force des choses, de formules plus ou moins vagues dont l'interprétation et l'application dépendent de la pratique (Kokkinakis, précité, § 40, Del Río Prada, précité, § 92, et Avis consultatif P16-2021-001, précité, § 67).


124.  La portée de la notion de prévisibilité dépend dans une large mesure du contenu du texte dont il s'agit, du domaine qu'il couvre ainsi que du nombre et de la qualité de ses destinataires. Il en va spécialement ainsi des professionnels, habitués à devoir faire preuve d'une grande prudence dans l'exercice de leur métier. Aussi peut-on attendre d'eux qu'ils mettent un soin particulier à évaluer les risques qu'il comporte (Vasiliauskas, précité, § 157, et Avis consultatif relatif à l'utilisation de la technique de « législation par référence » pour la définition d'une infraction et aux critères à appliquer pour comparer la loi pénale telle qu'elle était en vigueur au moment de la commission de l'infraction et la loi pénale telle que modifiée [GC], demande nP16-2019-001, Cour Constitutionnelle arménienne, § 61, 29 mai 2020, et références citées (Avis consultatif P16-2019-001)).


125.  Dans quelque système juridique que ce soit, aussi clair que le libellé d'une disposition légale puisse être, y compris une disposition de droit pénal, il existe inévitablement un élément d'interprétation judiciaire. Il faudra toujours élucider les points douteux et s'adapter aux changements de situation. En outre, la certitude, bien que hautement souhaitable, s'accompagne parfois d'une rigidité excessive ; or, le droit doit savoir s'adapter aux changements de situation (Del Río Prada, précité, § 92, et Parmak et Bakır c. Turquie, nos 22429/07 et 25195/07, § 59, 3 décembre 2019). D'ailleurs il est solidement établi dans la tradition juridique des États parties à la Convention que la jurisprudence contribue nécessairement à l'évolution progressive du droit pénal. On ne saurait interpréter l'article 7 de la Convention comme proscrivant la clarification graduelle des règles de la responsabilité pénale par l'interprétation judiciaire d'une affaire à l'autre, à condition que le résultat soit cohérent avec la substance de l'infraction et raisonnablement prévisible (S.W. c. Royaume-Uni, 22 novembre 1995, § 36, série A no 335‑B, Streletz, Kessler et Krenz c. Allemagne [GC], nos 34044/96 et 2 autres, § 50, CEDH 2001‑II, et Vasiliauskas, précité, § 155). L'absence d'une interprétation jurisprudentielle accessible et raisonnablement prévisible peut même conduire à un constat de violation de l'article 7 à l'égard d'un accusé. S'il en allait autrement, l'objet et le but de cette disposition - qui veut que nul ne soit soumis à des poursuites, condamnations ou sanctions arbitraires - seraient méconnus (Yüksel Yalçınkaya, précité, § 239).


126.  La Cour rappelle qu'elle n'a pas pour tâche de se substituer aux juridictions internes dans l'appréciation et la qualification juridique des faits (Rohlena, précité, § 51) ou de se prononcer sur la responsabilité pénale individuelle du requérant (Kononov c. Lettonie [GC], no 36376/04, § 187, CEDH 2010). Le rôle de la Cour se limite à vérifier la compatibilité avec la Convention des effets de pareille interprétation (voir, parmi d'autres, Yüksel Yalçınkaya, précité, § 240).


127.  La Cour a souligné toutefois qu'elle doit jouir d'un pouvoir de contrôle plus large lorsque le droit protégé par une disposition de la Convention, en l'occurrence l'article 7, requiert l'existence d'une base légale pour l'infliction d'une condamnation et d'une peine (Avis consultatif P16‑2021-001, précité, § 71). L'article 7 § 1 exige de la Cour qu'elle recherche si la condamnation du requérant reposait à l'époque sur une base légale. En particulier, la Cour doit s'assurer que le résultat auquel ont abouti les juridictions internes compétentes était compatible avec l'objet et le but de cette disposition. L'article 7 de la Convention deviendrait sans objet si l'on accordait un pouvoir de contrôle moins large à la Cour (Yüksel Yalçınkaya, précité, § 241).

b)      Application de ces principes en l'espèce


128.  La Cour remarque à titre liminaire qu'il n'est pas remis en question devant elle le fait qu'un juge ne peut, de manière générale, être sujet actif de l'infraction d'abus de fonctions. En effet, comme il a été expliqué aux requérantes par la cour d'appel et par la Haute Cour, à la lumière du droit applicable, les juges pouvaient être sujet actif de l'infraction d'abus de fonctions (paragraphes 34 et 44 ci-dessus ; voir aussi l'article 175 du nouveau CP cité au paragraphe 70 ci-dessus, et l'article 94 de la loi no 303/2004 cité au paragraphe 72 ci-dessus). Compte tenu de la manière dont les requérantes ont formulé leur grief devant les juridictions nationales, d'une part, puis devant elle, d'autre part (paragraphe 95 ci-dessus –voir aussi Fu Quan, s.r.o., précité, § 123), la Cour doit rechercher si, en l'espèce, la disposition du CP prohibant l'abus de fonctions permettait aux requérantes, juges, de prévoir que leur conduite en lien avec la motivation d'une décision de justice serait susceptible d'être poursuivie du chef d'abus de fonctions, sans remettre en cause la garantie d'indépendance inhérente à leur fonction.


129.  Avant de procéder à l'analyse de la prévisibilité des dispositions pénales critiquées (voir les arguments des requérantes résumées au paragraphe 113 ci-dessus), la Cour tient à rappeler le rôle particulier du pouvoir judiciaire dans la société : comme garant de la justice, valeur fondamentale dans un État de droit, il doit jouir de la confiance des citoyens pour que les juges puissent mener à bien leur mission (voir, parmi d'autres, Baka c. Hongrie [GC], no 20261/12, § 164, 23 juin 2016, et Grzeda c. Pologne, [GC], no 43572/18, § 302, 15 mars 2022). Cette considération, exposée notamment dans des affaires relatives au droit des juges à la liberté d'expression (voir, à titre d'exemple, Guz c. Pologne, no 965/12, § 86, 15 octobre 2020), a été jugée tout aussi pertinente pour ce qui est de l'adoption de mesures restreignant le droit à la liberté de membres du corps judiciaire (Alparslan Altan c. Turquie, no 12778/17, § 102, 16 avril 2019, et Baş c. Turquie, no 66448/17, § 144, 3 mars 2020) ou encore du droit des juges à accéder à un tribunal pour les questions relatives à leur statut ou à leur carrière (Bilgen c. Turquie, no 1571/07, § 58, 9 mars 2021, et Gumenyuk et autres c. Ukraine, no 11423/19, § 52, 22 juillet 2021). Compte tenu de la place éminente qu'occupe la magistrature parmi les organes de l'État dans une société démocratique et de l'importance qui s'attache à la séparation des pouvoirs et à la nécessité de préserver l'indépendance de la justice (Ramos Nunes de Carvalho e Sá c. Portugal [GC], nos 55391/13 et deux autres, § 196, 6 novembre 2018, avec la jurisprudence citée), la Cour doit être particulièrement attentive à la protection des membres du corps judiciaire contre les mesures susceptibles de menacer leur indépendance et leur autonomie (Bilgen, précité, § 58, et Stoianoglo c. République de Moldova, no 19371/22, § 37, 24 octobre 2023). La Cour rappelle que les juges ne peuvent faire respecter l'état de droit et donner effet à la Convention que si le droit interne ne les prive pas des garanties requises en vertu de la Convention sur les questions touchant directement à leur indépendance et à leur impartialité (Grzeda, précité, § 302).


130.  La Cour observe que dans des situations similaires à celle de l'espèce, la responsabilité pénale des juges pourrait être vue comme susceptible de porter atteinte à leur liberté professionnelle d'interpréter la loi, d'examiner les faits et d'apprécier les preuves dans les affaires dont ils sont saisis. Par ailleurs, elle a déjà constaté que la corruption - y compris dans le milieu judiciaire - est devenue dans de nombreux pays un problème majeur (voir, par exemple, Ramanauskas c. Lituanie [GC], no 74420/01, § 50, CEDH 2008). Il est donc essentiel pour la sauvegarde de l'État de droit de trouver un équilibre entre la responsabilité pénale des juges et la sauvegarde de l'indépendance et l'impartialité du système judiciaire. De l'avis de la Cour, il est essentiel dans ce contexte que la loi pénale applicable soit rédigée de manière suffisamment précise quant à son champ d'application pour être prévisible dans ses effets. En effet, lorsque des poursuites pénales sont engagées d'office contre un juge, comme en l'espèce (paragraphe 19 ci‑dessus), la confiance du public dans le fonctionnement et l'indépendance du pouvoir judiciaire est en jeu ; or, dans un État démocratique, cette confiance garantit l'existence même de l'État de droit (voir, mutatis mutandis, Harabin c. Slovaquie, no 58688/11, § 133, 20 novembre 2012, et Stoianoglo, précité, § 37).


131.  La Cour constate aussi qu'il ressort des textes internationaux pertinents en vigueur à l'époque où les faits reprochés aux requérantes ont été commis que l'interprétation du droit, l'appréciation des circonstances factuelles ou l'évaluation des preuves auxquelles procédaient les juges aux fins de se prononcer sur des affaires ne devaient pas donner lieu à l'engagement de leur responsabilité pénale, sauf en cas de malveillance (voir le paragraphe 68 de la Recommandation CM/rec (2010)12 du Comité des Ministres aux États membres sur les juges, citée au paragraphe 86 ci-dessus) ou de faute intentionnelle de leur part (paragraphes 87 et 90 ci-dessus). Dans ce contexte, la Cour tient compte du texte adopté par la Commission de Venise relativement à la responsabilité pénale des juges (voir le point 47 de ce texte cité au paragraphe 89 ci-dessus), lequel, bien qu'étant postérieur à la date des faits litigieux, soulignait que la responsabilité pénale des juges ne pouvait être compatible avec le principe de leur indépendance et de leur impartialité que si elle était fondée sur des textes de loi rédigés de manière suffisamment précise pour garantir cette indépendance ainsi que l'immunité fonctionnelle de chacun des juges dans son travail d'interprétation du droit, d'appréciation des faits et de mise en balance des preuves.


132.  Se tournant vers les faits de la présente affaire, la Cour observe que les articles de loi qui ont successivement incriminé l'abus de fonctions étaient rédigés de façon similaire et définissaient cette infraction comme le fait pour un fonctionnaire public agissant dans l'exercice de ses fonctions de s'abstenir d'accomplir un acte ou de l'accomplir de manière défectueuse, causant ainsi un dommage ou une atteinte aux droits ou aux intérêts légitimes d'un tiers (paragraphes 69 et 70 ci-dessus). La Cour observe, pour ce qui est plus particulièrement de la prévisibilité de ces articles de loi et de leur compatibilité avec le principe de la prééminence du droit, que le législateur a utilisé une formulation assez générale pour définir le comportement punissable (le fait pour un fonctionnaire public agissant dans l'exercice de ses fonctions de s'abstenir d'accomplir un acte ou de l'accomplir de manière défectueuse). Par conséquent, la loi interne ne contient pas une liste exhaustive des conduites passibles de sanction. Toutefois, la Cour a déjà constaté que le libellé de bien des lois ne présente pas une précision absolue. Beaucoup d'entre elles, en raison de la nécessité d'éviter une rigidité excessive et de s'adapter aux changements de situation, se servent par la force des choses de formules plus ou moins floues (Kokkinakis, précité, § 40, et la référence y citée). Dans ce contexte, la Cour observe que la Cour constitutionnelle, saisie d'une exception d'inconstitutionnalité au sujet du libellé de l'article 297 § 1 du nouveau CP, a confirmé, postérieurement aux faits en l'espèce, que la notion d'« acte » était définie de manière unanime dans la doctrine et renvoyait à la sphère des attributions et devoirs d'un fonctionnaire (paragraphe 80 ci-dessus).


133.  Il n'appartient pas à la Cour de se prononcer sur l'opportunité des techniques choisies par le législateur d'un État défendeur pour réglementer tel ou tel domaine (Kövesi c. Roumanie, no 3594/19, § 192, 5 mai 2020). Comme elle l'a précisé, la Cour a déjà admis que l'exigence de précision des lois ne s'oppose pas à une rédaction en termes généraux dans le domaine des normes pénales. À défaut, le risque serait que le texte d'incrimination ne couvre pas la question de manière complète et doive constamment être révisé au gré des nombreuses circonstances nouvelles qui peuvent survenir en pratique. La fonction de décision confiée aux juridictions sert précisément à dissiper les doutes qui pourraient subsister quant à l'interprétation des normes, et permet la prise en compte des évolutions de la pratique quotidienne (voir la jurisprudence citée aux paragraphes 123 et 125 ci-dessus, ainsi que Cantoni, précité, § 32).


134.  La Cour remarque ensuite que, compte tenu de la qualité de juges des requérantes, le texte définissant l'infraction d'abus de fonctions a été en l'espèce appliqué par les juridictions nationales dans le contexte plus général du droit constitutionnel et de la législation régissant l'activité des magistrats (paragraphes 34, 44, 49 et 54 ci-dessus) afin de décider si les faits reprochés aux intéressées tombaient dans le champ d'application de la loi pénale. La Cour rappelle que, sous l'angle de l'article 7 de la Convention, elle doit avoir égard au droit interne « dans son ensemble » et à la manière dont il était appliqué à l'époque pertinente (Kafkaris c. Chypre [GC], no 21906/04, § 145, CEDH 2008, et Del Río Prada, précité, § 90). Ainsi, en l'espèce, les juridictions nationales ont pris en compte que, d'une part, les juges, dans l'exercice de leurs fonctions, étaient indépendants et ne se soumettaient qu'à la loi et, d'autre part, que le contrôle des décisions judiciaires était assuré dans le cadre des voies de recours (voir les articles 124 et 129 de la Constitution cités au paragraphe 68 ci-dessus). Les parties ne remettent pas en cause la prévisibilité de ces dernières dispositions légales.


135.  La Cour doit dès lors rechercher si en l'espèce, le texte des dispositions légales pénales applicables à des magistrats, lu à la lumière de la jurisprudence interprétative dont il s'accompagnait, remplissait à l'époque des faits la condition de prévisibilité de la loi quant à ses effets (voir, en ce sens, Cantoni, précité, § 32, et Parmak et Bakır, précité, § 65).


136.  À cet égard, il ressort des exemples de jurisprudence versés au dossier, dont certains sont des décisions antérieures à la date de la commission des faits par les requérantes, que les juridictions nationales jugeaient de manière constante que les magistrats ne pouvaient pas voir engager leur responsabilité pénale du chef d'abus de fonctions à raison de la motivation, même erronée, d'une décision de justice (paragraphe 74 ci-dessus). En outre, la jurisprudence en question indique que la responsabilité pénale des magistrats ne pouvait être mise en cause, pour ce qui est de l'infraction examinée, que dans les situations où ceux-ci avaient exercé leurs fonctions de mauvaise foi (paragraphe 75 ci-dessus). En d'autres termes, pour retenir la qualification d'abus de fonctions, il fallait distinguer l'hypothèse d'une solution donnée de bonne foi à une affaire du cas où un magistrat interprétait délibérément et de mauvaise foi une règle de droit d'une manière contraire au sens de celle-ci, orientant ainsi le processus vers une solution contraire à la loi et violant de façon préméditée les règles.


137.  La Cour constate donc que les conditions qui devaient être réunies pour que la responsabilité pénale d'un magistrat pût être mise en cause au titre de l'abus de fonctions concernant un acte accompli dans l'exercice de ses fonctions étaient non seulement clairement définies, mais aussi réitérées de manière constante dans la jurisprudence nationale disponible à l'époque où les faits reprochés aux requérantes ont été commis (paragraphes 74 et 75 ci-dessus - comparer avec K.A. et A.D. c. Belgique, nos 42758/98 et 45558/99, §§ 55-58, 17 février 2005, et Soros c. France, no 50425/06, § 58, 6 octobre 2011). En outre, cette interprétation jurisprudentielle de la portée de l'infraction se trouvait, de l'avis de la Cour, cohérente avec la substance de cette infraction (voir, mutatis mutandis, Jorgic c. Allemagne, no 74613/01, § 109, CEDH 2007-III, et Huhtamäki c. Finlande, no 54468/09, § 51, 6 mars 2012).


138.  Surtout, et peu important à cet égard la quantité de jurisprudence interne disponible à l'époque pertinente, la Cour note que les requérantes étaient des juges spécialisées en droit pénal dotées d'une ancienneté de plusieurs années dans la magistrature (paragraphe 113 ci-dessus). Compte tenu de leur statut et de leur expérience, il n'était pas déraisonnable d'attendre des intéressées qu'elles agissent avec grande prudence et missent un soin particulier à évaluer les risques que comportait l'exercice de leur métier (Varvara c. Italie, no 17475/09, § 56, 29 octobre 2013 ; voir également, mutatis mutandis et par rapport à un « investisseur institutionnel », Soros, précité, § 59). Or, l'ordre juridique roumain renfermait, à l'époque considérée, des indications claires et impérieuses dont il découlait qu'était susceptible de constituer une infraction le fait pour un juge de prononcer sciemment, en méconnaissance de la loi, une décision de justice causant un préjudice (paragraphe 136 ci-dessus), sans qu'une telle qualification pénale ne mît en cause l'indépendance garantie à la profession par la loi fondamentale et les documents internationaux. Ainsi, il n'aurait pas dû subsister de doute dans l'esprit des intéressées quant aux conséquences auxquelles elles s'exposaient en adoptant l'arrêt litigieux.


139.  La Cour observe en outre qu'en l'espèce, les juridictions nationales étaient amenées à appliquer les principes alors dégagés dans la jurisprudence concernant la responsabilité pénale d'un magistrat au titre de l'abus de fonctions à la situation factuelle reprochée aux requérantes. En l'occurrence, lesdites juridictions nationales ont unanimement jugé qu'un juge était un fonctionnaire au sens de l'article 175 du nouveau CP (paragraphe 70 ci‑dessus), et qu'il pouvait être le sujet actif de l'infraction d'abus de fonctions (paragraphes 34 et 44 ci-dessus). Elles ont également toutes retenu, en se référant à la jurisprudence pertinente, d'une part, qu'il existait une règle générale selon laquelle le prononcé d'une décision de justice ne pouvait donner lieu à des poursuites pénales à l'égard du juge, qui était indépendant et dont les décisions ne pouvaient être contrôlées que dans le cadre des voies de recours (paragraphes 35, 44 et 55 ci-dessus) et, d'autre part, que la responsabilité pénale d'un juge ne pouvait être engagée que pour autant que certaines conditions, établies dans la jurisprudence, étaient remplies (paragraphes 34, 45 et 54 ci-dessus).


140.  La Cour note par ailleurs que, comme l'ont indiqué les juridictions nationales, le comportement qui était reproché aux requérantes n'était pas le prononcé d'une décision de justice en lui-même, mais le fait d'avoir adopté un certain comportement antérieur à l'élaboration du jugement et d'avoir ensuite sciemment construit un raisonnement juridique contraire à la loi dans le but de rendre une solution donnée dans l'affaire concernant S.D., et causé ainsi un préjudice (paragraphe 47 ci-dessus). En effet, les autorités nationales ont retenu que les requérantes ont altéré les faits afin de rendre possible l'application du principe ne bis in idem dans l'affaire dont elles étaient saisies (paragraphes 33 et 47 ci-dessus). À cet égard, la Cour accorde de l'importance à l'analyse de la Haute Cour selon laquelle l'objectif de l'enquête pénale était non pas d'examiner la légalité et le bien-fondé d'une décision rendue à l'issue d'un processus de jugement - ce rôle appartenant de manière exclusive aux organes de contrôle compétents prévus par la loi - mais d'identifier, au-delà de cette décision, un comportement contraire aux devoirs relevant de la fonction et correspondant à l'élément matériel de l'infraction, ainsi que le mobile de l'acte en question, pareil comportement pouvant, parfois, exercer une influence sur la solution à retenir (paragraphe 46 ci-dessus). Ainsi, les juridictions internes ont distingué le fait qui engageait la responsabilité pénale des requérantes du prononcé d'une décision de bonne foi.


141.  La Cour prête une attention particulière au fait que les requérantes ont soulevé leur grief devant les juridictions nationales supérieures, qui y ont répondu en expliquant la structure de l'infraction et en établissant ses éléments constitutifs en l'espèce (paragraphes 44 et 57 ci-dessus). De même, les juridictions internes ont examiné l'argument des première et deuxième requérantes selon lequel l'indépendance des juges, garantie tant par la loi fondamentale que par des textes internationaux, s'opposait à leur condamnation du chef d'abus de fonctions en lien avec le prononcé d'une décision de justice. Elles ont indiqué, à cet égard, la manière dont l'indépendance des juges devait être interprétée et comprise à la lumière des principes constitutionnels et des documents internationaux qu'elles ont estimé pertinents en l'espèce (paragraphes 49 et 55 ci-dessus - voir, mutatis mutandis, Haarde c. Islande, no 66847/12, §§ 129-131, 23 novembre 2017).


142.  La Cour ne peut que constater que le raisonnement tenu par les juridictions nationales dans les arrêts concernant les requérantes était conforme à la pratique unanime de la plus haute autorité judiciaire compétente, à savoir la Haute Cour (paragraphe 74 et 75 ci-dessus), et qu'il s'inscrivait également dans la ligne jurisprudentielle confirmée par la CCR (paragraphes 83 à 85 ci-dessus). Ainsi, dans sa décision du 7 février 2018, où elle était amenée à examiner si le fait pour un magistrat d'avoir rendu un jugement donné pouvait le cas échéant constituer l'élément matériel de l'infraction d'abus de fonctions (paragraphe 83 ci-dessus), ladite juridiction, tout en reconnaissant que la responsabilité pénale du juge ne pouvait pas, en règle générale, être mise en cause pour le prononcé d'une décision de justice, avait néanmoins indiqué les lignes directrices à suivre aux fins de la détermination, dans chaque affaire, du point de savoir si un tel acte pouvait constituer l'infraction en question (paragraphe 85 ci-dessus). Pour ce faire, elle avait tenu compte des dispositions légales internes et des textes internationaux pertinents dans ce domaine (paragraphe 84 ci-dessus), et confirmé la jurisprudence nationale applicable en la matière. Ainsi, même si lesdites décisions de la CCR étaient, certes, postérieures aux faits reprochés aux requérantes, elles n'en constituent pas moins un élément d'interprétation, que la Cour doit prendre en compte (Răducanu c. Roumanie (déc.), no 83460/17, § 66 in fine, 6 décembre 2022).


143.  La Cour note également que les juridictions nationales ont recherché, au vu du contexte de l'affaire et à la lumière des preuves dont elles disposaient, si les requérantes avaient commis l'infraction d'abus de fonctions. Bien qu'étant en accord quant aux principes applicables (paragraphes 34 et 45 ci-dessus), la cour d'appel et la Haute Cour ont retenu des solutions divergentes concernant l'interprétation des preuves et, plus particulièrement, l'existence d'éléments suffisants pour établir la mauvaise foi des intéressées (paragraphes 36 et 48 à 50 ci-dessus).


144.  La deuxième requérante déplore le fait d'avoir été condamnée du chef d'abus de fonctions en l'absence de tout élément de nature à prouver qu'elle aurait été influencée en vue de rendre un arrêt favorable à S.D. (voir les arguments des requérantes résumés au paragraphe 114 ci-dessus). Outre le fait que cet argument concerne l'appréciation des preuves, matière qui relève au premier chef du droit interne et des juridictions nationales (Bochan c. Ukraine (no 2) [GC], no 22251/08, § 61, CEDH 2015), la Cour note, tout d'abord, que les juridictions internes étaient amenées en l'espèce à faire application des dispositions légales pertinentes à une situation factuelle particulière et que la Haute Cour a exposé les raisons pour lesquelles elle considérait que les intéressées avaient rendu délibérément une solution favorable au prévenu dans l'affaire litigieuse (paragraphes 48 et 50 ci‑dessus). Ensuite, force est de constater que les juridictions nationales ont retenu, relativement à la disposition en cause, une interprétation compatible avec la substance de l'infraction et conforme à la lettre de la loi pénale lue dans son contexte jurisprudentiel, interprétation qui, de surcroît, n'est pas déraisonnable (voir, mutatis mutandis, Jorgic, précité, §§ 104-108, et Huhtamäki, précité, § 51).


145.  En outre, pour ce qui est de l'allégation de la première requérante selon laquelle un revirement de jurisprudence a été opéré dans l'affaire la concernant (paragraphe 115 ci-dessus), la Cour est d'avis que la solution dénoncée en l'espèce procède non pas d'un revirement de jurisprudence, mais de l'application des principes développés dans la jurisprudence à la situation spécifique des intéressées. Par ailleurs, la Cour estime que l'on ne saurait conclure que l'État n'a pas satisfait à l'exigence de prévisibilité de la loi du simple fait que la décision de condamnation était isolée au niveau interne (paragraphe 115 ci-dessus), cet aspect s'expliquant par l'absence d'affaires antérieures relatives à une situation strictement identique (voir, mutatis mutandis, Soros, précité, § 58).


146.  Quant à l'argument des requérantes selon lequel la décision de la DNA du 7 août 2012 faisait état d'un doute quant à la manière d'appliquer le cadre légal qui régissait la responsabilité pénale des juges pour des infractions liées à leurs fonctions (paragraphes 21, 22 et 113 ci-dessus), la Cour note que le parquet a ultérieurement changé d'opinion et réouvert les poursuites pénales en se fondant sur des circonstances factuelles nouvelles (paragraphe 25 ci-dessus - voir, pour une situation différente, Liivik, précité, § 102). Elle considère en outre que l'appréciation initiale dudit parquet ne peut, en tout état de cause, se substituer à l'interprétation des textes de loi par les juridictions nationales, d'autant plus qu'il s'agit ici de décisions rendues successivement dans le cadre de la même procédure et portant sur une situation factuelle particulière et des preuves différentes dont le parquet n'avait pas eu à connaître auparavant. Par ailleurs, selon le droit roumain, la compétence du tribunal appelé à contrôler un non-lieu à poursuivre se limitait à une vérification de la seule légalité de la décision, à l'exclusion de son bien‑fondé (paragraphe 24 ci-dessus). Or, une telle décision ne pouvait procéder à une interprétation de la lettre de la loi, comme c'était le cas des décisions rendues par la CCR (paragraphe 142 ci-dessus ; voir également, mutatis mutandis, Răducanu, précité, § 68 in fine).


147.  Pour autant que les requérantes considèrent que dès lors que la faute disciplinaire n'avait pas été retenue à leur endroit, elles n'auraient pas dû être condamnées au pénal (paragraphe 113 ci-dessus), la Cour note d'abord que l'article 94 de la loi no 303/2004 prévoit que les juges peuvent voir engager leur responsabilité tant pénale que disciplinaire (paragraphe 72 ci-dessus). Elle observe ensuite que les deux procédures - disciplinaire et pénale - portaient sur des éléments factuels différents, la première ayant été clôturée avant la réouverture d'une action pénale contre les requérantes du chef d'abus de fonctions et sans qu'une référence ne fût faite à l'engagement de poursuites pénales à l'égard de la troisième requérante du chef de corruption passive en lien avec le prononcé de l'arrêt du 22 février 2012 (paragraphes 18 et 25 ci‑dessus). Qui plus est, les juges appelés à connaître respectivement de l'une et de l'autre des deux procédures examinaient des aspects différents du comportement reproché aux mises en cause (paragraphe 59 ci-dessus). Au demeurant, la Haute Cour a répondu à cet argument, que les requérantes avaient soulevé devant elle (paragraphe 59 ci-dessus).


148.  La Cour est consciente que, en l'espèce, le contexte factuel dans lequel s'inscrivaient les faits reprochés aux intéressées se superposait dans une certaine mesure à l'activité principale des fonctions d'un juge, à savoir celle de rendre des décisions de justice. Toutefois, les considérations qui précèdent suffisent à la Cour pour conclure que les articles de loi réprimant l'abus de fonctions au moment des faits accompagnés de la jurisprudence interprétative étaient formulés de manière suffisamment précise pour permettre aux requérantes, elles-mêmes juges, de discerner dans une mesure raisonnable au regard des circonstances que leurs actes risquaient de leur valoir une condamnation pénale, sans que la garantie d'indépendance de la justice soit remise en cause. En outre, l'interprétation que les juridictions nationales ont retenue pour établir la responsabilité individuelle des requérantes était cohérente avec la substance de l'infraction en cause.


149.  Partant, il n'y a pas eu violation de l'article 7 de la Convention.

PAR CES MOTIFS, LA COUR, À L'UNANIMITÉ,

1.      Décide de joindre les requêtes ;

2.      Déclare les requêtes nos 22198/18 et 48856/18 recevables, et la requête no 57849/19 irrecevable ;

3.      Dit qu'il n'y a pas eu violation de l'article 7 de la Convention.

Fait en français, puis communiqué par écrit le 15 avril 2025, en application de l'article 77 §§ 2 et 3 du règlement.

                       

          Simeon Petrovski                                                 Lado Chanturia
           Greffier adjoint                                                        Président

 


 

Appendix

Liste des requêtes :

No.

Requête No

Nom de l'affaire

Introduite le

Requérant

Année de naissance

Lieu de résidence

Nationalité

Représenté par

1.

22198/18

Bădescu c. Roumanie

07/05/2018

Liliana BĂDESCU

1957

Bucarest

roumaine

Ion-Valeriu STĂNOIU

2.

48856/18

Piciarcă c. Roumanie

15/10/2018

Dumitrița PICIARCĂ

1955

Bucarest

roumaine

Alina COJOCARU

3.

57849/19

Cîrstoiu c. Roumanie

01/11/2019

Veronica

CȊRSTOIU

1957

Bucarest

roumaine

Corneliu-Liviu

POPESCU

 


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