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Court of Justice of the European Communities (including Court of First Instance Decisions) |
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You are here: BAILII >> Databases >> Court of Justice of the European Communities (including Court of First Instance Decisions) >> Afrin (Border controls, asylum and immigration - Right to family reunification - Opinion) French Text [2023] EUECJ C-1/23PPU_O (09 March 2023) URL: http://www.bailii.org/eu/cases/EUECJ/2022/C123PPU_O.html Cite as: EU:C:2023:193, [2023] EUECJ C-1/23PPU_O, ECLI:EU:C:2023:193 |
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CONCLUSIONS DE L’AVOCAT GÉNÉRAL
M. GIOVANNI PITRUZZELLA
présentées le 9 mars 2023 (1)
Affaire C‑1/23 PPU
X,
Y,
A, légalement représenté par X et Y,
B, légalement représenté par X et Y
contre
État belge
[demande de décision préjudicielle formée par le tribunal de première instance francophone de Bruxelles (Belgique)]
« Renvoi préjudiciel – Contrôles aux frontières, asile et immigration – Politique d’immigration – Droit au regroupement familial – Directive 2003/86/CE – Réglementation d’un État membre permettant aux membres de la famille d’un regroupant d’introduire une demande uniquement auprès du poste diplomatique compétent de cet État – Impossibilité pour ces membres de se rendre audit poste diplomatique »
1. La demande de décision préjudicielle qui fait l’objet des présentes conclusions porte sur l’interprétation de l’article 5, paragraphe 1, de la directive 2003/86/CE du Conseil, du 22 septembre 2003, relative au droit au regroupement familial (2), des articles 23 et 24 de la directive 2011/95/UE du Parlement européen et du Conseil, du 13 décembre 2011, concernant les normes relatives aux conditions que doivent remplir les ressortissants des pays tiers ou les apatrides pour pouvoir bénéficier d’une protection internationale, à un statut uniforme pour les réfugiés ou les personnes pouvant bénéficier de la protection subsidiaire, et au contenu de cette protection (3), ainsi que des articles 7 et 24 de la charte des droits fondamentaux de l’Union européenne (ci-après la « Charte »).
2. Cette demande a été présentée dans le cadre d’un litige opposant Mme X et M. Y ainsi que leurs enfants mineurs, A et B, (ci-après, ensemble, les « requérants au principal ») à l’État belge au sujet du refus, par ce dernier, de traiter la demande de visa en vue d’un regroupement familial introduite par Mme X et ses enfants.
I. Le cadre juridique
A. Le droit de l’Union
3. Les considérants 2, 4, 6, 8 et 13 de la directive 2003/86 se lisent comme suit :
« (2) Les mesures concernant le regroupement familial devraient être adoptées en conformité avec l’obligation de protection de la famille et de respect de la vie familiale qui est consacrée dans de nombreux instruments du droit international. La présente directive respecte les droits fondamentaux et observe les principes qui sont reconnus notamment par l’article 8 de la convention européenne pour la protection des droits humains et des libertés fondamentales et par la charte des droits fondamentaux de l’Union européenne.
[...]
(4) Le regroupement familial est un moyen nécessaire pour permettre la vie en famille. Il contribue à la création d’une stabilité socioculturelle facilitant l’intégration des ressortissants de pays tiers dans les États membres, ce qui permet par ailleurs de promouvoir la cohésion économique et sociale, objectif fondamental de la Communauté énoncé dans le traité.
[...]
(6) Afin d’assurer la protection de la famille ainsi que le maintien ou la création de la vie familiale, il importe de fixer, selon des critères communs, les conditions matérielles pour l’exercice du droit au regroupement familial.
[...]
(8) La situation des réfugiés devrait demander une attention particulière, à cause des raisons qui les ont contraints à fuir leur pays et qui les empêchent d’y mener une vie en famille normale. À ce titre, il convient de prévoir des conditions plus favorables pour l’exercice de leur droit au regroupement familial.
[...]
(13) Il importe d’établir un système de règles de procédure régissant l’examen de la demande de regroupement familial, ainsi que l’entrée et le séjour des membres de la famille. Ces procédures devraient être efficaces et gérables par rapport à la charge normale de travail des administrations des États membres, ainsi que transparentes et équitables afin d’offrir un niveau adéquat de sécurité juridique aux personnes concernées. »
4. Aux termes de son article 1er, la directive 2003/86 poursuit le but « de fixer les conditions dans lesquelles est exercé le droit au regroupement familial dont disposent les ressortissants de pays tiers résidant légalement sur le territoire des États membres ».
5. L’article 2, sous c) et d), de cette directive définissent respectivement les notions de « regroupant » et de « regroupement familial », la première désignant « un ressortissant de pays tiers qui réside légalement dans un État membre et qui demande le regroupement familial, ou dont des membres de la famille demandent à le rejoindre », et la seconde « l’entrée et le séjour dans un État membre des membres de la famille d’un ressortissant de pays tiers résidant légalement dans cet État membre afin de maintenir l’unité familiale, que les liens familiaux soient antérieurs ou postérieurs à l’entrée du regroupant ».
6. L’article 3 de ladite directive précise, à son paragraphe 1, que celle-ci s’applique « lorsque le regroupant est titulaire d’un titre de séjour délivré par un État membre d’une durée de validité supérieure ou égale à un an, ayant une perspective fondée d’obtenir un droit de séjour permanent, si les membres de sa famille sont des ressortissants de pays tiers, indépendamment de leur statut juridique » et, à son paragraphe 5, qu’elle « ne porte pas atteinte à la faculté qu’ont les États membres d’adopter ou de maintenir des conditions plus favorables ».
7. L’article 4, paragraphe 1, sous a) et b) de la directive 2003/86 énonce :
« 1. Les États membres autorisent l’entrée et le séjour, conformément à la présente directive et sous réserve du respect des conditions visées au chapitre IV, ainsi qu’à l’article 16, des membres de la famille suivants :
a) le conjoint du regroupant ;
b) les enfants mineurs du regroupant et de son conjoint [...] »
8. Le chapitre III de la directive 2003/86, intitulé « Dépôt et examen de la demande », se compose du seul article 5 qui, pour ce qui est d’intérêt dans la présente procédure, est libellé comme suit :
« 1. Les États membres déterminent si, aux fins de l’exercice du droit au regroupement familial, une demande d’entrée et de séjour doit être introduite auprès des autorités compétentes de l’État membre concerné soit par le regroupant, soit par les membres de la famille.
2. La demande est accompagnée de pièces justificatives prouvant les liens familiaux et le respect des conditions prévues aux articles 4 et 6 et, le cas échéant, aux articles 7 et 8, ainsi que de copies certifiées conformes des documents de voyage des membres de la famille.
Le cas échéant, pour obtenir la preuve de l’existence de liens familiaux, les États membres peuvent procéder à des entretiens avec le regroupant et les membres de sa famille et à toute enquête jugée nécessaire.
[...]
3. La demande est introduite et examinée alors que les membres de la famille résident à l’extérieur du territoire de l’État membre dans lequel le regroupant réside.
[...]
4. Dès que possible, et en tout état de cause au plus tard neuf mois après la date du dépôt de la demande, les autorités compétentes de l’État membre notifient par écrit à la personne qui a déposé la demande la décision la concernant.
[...]
5. Au cours de l’examen de la demande, les États membres veillent à prendre dûment en considération l’intérêt supérieur de l’enfant mineur. »
9. L’article 7 de cette directive, inséré dans le chapitre IV, intitulé « Conditions requises pour l’exercice du droit au regroupement familial », prévoit, à son paragraphe 1, sous a), b) et c), que, lors du dépôt de la demande de regroupement familial, l’État membre concerné peut exiger de la personne qui a introduit la demande de fournir la preuve que le regroupant dispose « d’un logement considéré comme normal pour une famille de taille comparable dans la même région et qui répond aux normes générales de salubrité et de sécurité en vigueur dans l’État membre concerné », « d’une assurance maladie couvrant l’ensemble des risques normalement couverts pour ses propres ressortissants dans l’État membre concerné, pour lui-même et les membres de sa famille » et « de ressources stables, régulières et suffisantes pour subvenir à ses propres besoins et à ceux des membres de sa famille sans recourir au système d’aide sociale de l’État membre concerné ».
10. Le chapitre V de la directive 2003/86 est spécifiquement consacré au « Regroupement familial des réfugiés ». L’article 11 de cette directive, qui figure dans ce chapitre, énonce, à son paragraphe 1, que, « [e]n ce qui concerne le dépôt et l’examen de la demande, l’article 5 s’applique, sous réserve du paragraphe 2 du présent article ». Ce paragraphe précise que, « [l]orsqu’un réfugié ne peut fournir les pièces justificatives officielles attestant des liens familiaux, l’État membre tient compte d’autres preuves de l’existence de ces liens, qui doivent être appréciées conformément au droit national » et qu’une « décision de rejet de la demande ne peut pas se fonder uniquement sur l’absence de pièces justificatives ». En outre, l’article 12, paragraphe 1, premier alinéa, de cette directive, qui figure également sous le chapitre V de celle-ci, prévoit que « [p]ar dérogation à l’article 7, les États membres ne peuvent pas imposer au réfugié et/ou aux membres de la famille de fournir, en ce qui concerne les demandes relatives aux membres de la famille visés à l’article 4, paragraphe 1, des éléments de preuve attestant qu’il répond aux conditions visées à l’article 7 », tout en précisant, à son troisième alinéa, que « [l]es États membres peuvent exiger du réfugié qu’il remplisse les conditions visées à l’article 7, paragraphe 1, si la demande de regroupement familial n’est pas introduite dans un délai de trois mois suivant l’octroi du statut de réfugié ».
B. Le droit belge
11. L’article 10 de la loi du 15 décembre 1980 sur l’accès au territoire, le séjour, l’établissement et l’éloignement des étrangers (4) (ci-après la « loi du 15 décembre 1980 »), qui transpose entre autre l’article 12, paragraphe 1, de la directive 2003/86 prévoit :
« §1. Sous réserve des dispositions des articles 9 et 12, sont de plein droit admis à séjourner plus de trois mois dans le Royaume :
[...]
4°les membres de la famille suivants d’un étranger admis ou autorisé, depuis au moins douze mois, à séjourner dans le Royaume pour une durée illimitée, ou autorisé, depuis au moins douze mois, à s’y établir. Ce délai de douze mois est supprimé si le lien conjugal ou le partenariat enregistré préexistait à l’arrivée de l’étranger rejoint dans le Royaume ou s’ils ont un enfant mineur commun. Ces conditions relatives au type de séjour et à la durée du séjour ne s’appliquent pas s’il s’agit de membres de la famille d’un étranger admis à séjourner dans le Royaume en tant que bénéficiaire du statut de protection internationale conformément à l’article 49, § 1er, alinéas 2 ou 3, ou à l’article 49/2, §§ 2 ou 3 :
– son conjoint étranger [...] ;
– leurs enfants, qui viennent vivre avec eux avant d’avoir atteint l’âge de dix-huit ans [...]
[...]
§ 2. Les étrangers visés au § 1er, alinéa 1er, 2° et 3°, doivent apporter la preuve qu’ils disposent de moyens de subsistance stables, suffisants et réguliers pour subvenir à leurs propres besoins et ne pas devenir une charge pour les pouvoirs publics.
Les étrangers visés au § 1er, alinéa 1er, 4° à 6°, doivent apporter la preuve que l’étranger rejoint dispose d’un logement suffisant pour pouvoir recevoir le ou les membres de sa famille qui demandent à le rejoindre et qui répond aux conditions posées à un immeuble qui est donné en location à titre de résidence principale, comme prévu à l’article 2 du Livre III, Titre VIII, Chapitre II, Section 2, du Code civil, ainsi que d’une assurance maladie couvrant les risques en Belgique pour lui-même et les membres de sa famille [...]
L’étranger visé au § 1er, alinéa 1er, 4° et 5°, doit en outre apporter la preuve que l’étranger rejoint dispose de moyens de subsistance stables, réguliers et suffisants tels que prévus au § 5 pour subvenir à ses propres besoins et à ceux des membres de sa famille et pour éviter qu’ils ne deviennent une charge pour les pouvoirs publics. Cette condition n’est pas applicable si l’étranger ne se fait rejoindre que par les membres de sa famille visés au § 1er, alinéa 1er, 4°, tirets 2 et 3.
L’étranger visé au § 1er, alinéa 1er, 6°, doit apporter la preuve que l’étranger rejoint dispose de moyens de subsistance stables, réguliers et suffisants tels que prévus au § 5 pour subvenir à ses propres besoins et à ceux des membres de sa famille et pour éviter qu’ils ne deviennent une charge pour les pouvoirs publics.
Les alinéas 2, 3 et 4 ne sont pas applicables aux membres de la famille d’un étranger reconnu réfugié [...] lorsque les liens de parenté ou d’alliance ou le partenariat enregistré sont antérieurs à l’entrée de cet étranger dans le Royaume et pour autant que la demande de séjour sur la base de cet article ait été introduite dans l’année suivant la décision reconnaissant la qualité de réfugié ou octroyant la protection subsidiaire à l’étranger rejoint.
[...] ».
12. L’article 12bis, § 1, de la loi du 15 décembre 1980, qui a transposé en droit belge l’article 5, paragraphe 1, de la directive 2003/86, énonce :
« L’étranger qui déclare se trouver dans un des cas visés à l’article 10 doit introduire sa demande auprès du représentant diplomatique ou consulaire belge compétent pour le lieu de sa résidence ou de son séjour à l’étranger.
Il peut toutefois introduire sa demande auprès de l’administration communale [belge] de la localité où il séjourne dans les cas suivants :
1° s’il est déjà admis ou autorisé à séjourner plus de trois mois dans le Royaume à un autre titre et présente toutes les preuves visées au § 2 avant la fin de cette admission ou autorisation ;
2° s’il est autorisé au séjour pour trois mois au maximum et, si la loi le requiert, qu’il dispose d’un visa valable en vue de conclure un mariage ou un partenariat en Belgique, si ce mariage ou partenariat a effectivement été conclu avant la fin de cette autorisation et s’il présente toutes les preuves visées au § 2 avant la fin de cette autorisation ;
3° s’il se trouve dans des circonstances exceptionnelles qui l’empêchent de retourner dans son pays pour demander le visa requis en vertu de l’article 2 auprès du représentant diplomatique ou consulaire belge compétent, et présente toutes les preuves visées au § 2 ainsi qu’une preuve de son identité ;
4° s’il est autorisé au séjour pour trois mois au maximum et est un enfant mineur visé à l’article 10, § 1er, alinéa 1er, 4°, tirets 2 et 3, ou s’il est l’auteur d’un mineur reconnu réfugié ou d’un mineur bénéficiant de la protection subsidiaire visé à l’article 10, § 1er, alinéa 1er, 7°. »
II. La procédure au principal et la question préjudicielle
13. Mme X et M. Y sont des ressortissants syriens. Ils se sont mariés en 2016 en Syrie. Deux enfants, A et B, sont nés de cette union, respectivement en 2016 et 2018. M. Y affirme avoir quitté la Syrie en 2019 via la Turquie, son épouse et ses enfants restant dans la ville d’Afrin, au nord-ouest de la Syrie. La juridiction de renvoi souligne que ces faits ne sont pas contestés par le Royaume de Belgique. Elle précise également qu’il est constant que Mme X et les deux enfants qu’elle a eus avec M. Y se trouvent toujours, à la date d’adoption de la décision de renvoi, dans la ville d’Afrin.
14. Le 25 août 2022, M. Y s’est vu reconnaître la qualité de réfugié en Belgique.
15. Par un courriel du 28 septembre 2022 adressé à l’Office des étrangers (Belgique) (ci-après le « courriel du 28 septembre 2022 »), l’avocat des requérants au principal a introduit une demande de regroupement familial au nom de Mme X ainsi que des enfants A et B, afin qu’ils puissent rejoindre M. Y en Belgique. Dans ce courriel, l’avocat des requérants au principal expose que Mme X et les enfants « se trouvent dans des conditions exceptionnelles qui les empêchent effectivement de se rendre à un poste diplomatique belge afin d’y introduire une demande de regroupement familial vis-à-vis de leurs époux et père » et que c’est pour cette raison que la demande est introduite par courriel. Une copie originale de cette demande, accompagnée des documents présentés à l’appui, a été envoyée à cet office par courrier recommandé du 29 septembre 2022.
16. Le 29 septembre 2022, l’Office des étrangers a accusé réception du courriel du 28 septembre 2022 et a répondu à l’avocat des requérants au principal qu’« il n’est pas possible d’introduire une demande de visa en vue de regroupement familial par email », tout en l’invitant « à contacter l’ambassade belge pour voir ce qu’il est possible de faire » (ci-après le « courriel du 29 septembre 2022 »). Il ressort du dossier national que, par un courriel du 11 octobre 2022, l’avocat des requérants au principal a contacté à nouveau l’Office des étrangers en insistant sur le caractère recevable de la demande de regroupement familial introduite au nom de Mme X et des enfants A et B. Par un courriel du 12 octobre 2022, l’Office des étrangers a répondu en renvoyant à son courriel du 29 septembre 2022 et en précisant que cela constituait leur « dernière réponse à ce sujet ».
17. Par une citation en référé du 9 novembre 2022, les requérants au principal ont assigné l’État belge devant la juridiction de renvoi afin, entre autre, de le voir condamner à enregistrer la demande de visa de Mme X et des enfants A et B sur pied de l’article 10, § 1, 4° de la loi du 15 décembre 1980. Ils font valoir que ne pas leur permettre d’introduire leur demande de regroupement familial en Belgique revient à rendre ce dernier impossible et donc à priver d’effet utile la directive 2003/86.
18. La juridiction de renvoi, après avoir constaté que M. Y, auquel a été reconnu le statut de réfugié, ne peut pas se rendre en Syrie et que Mme X et les enfants A et B sont dans l’impossibilité d’introduire une demande de regroupement familial auprès d’un poste diplomatique belge, affirme que, dans ces conditions, refuser aux requérants au principal la possibilité d’introduire une demande de regroupement familial en Belgique constitue une entrave à leur vie familiale. Elle considère que la légalité d’un tel refus « découle de l’article 5, paragraphe 1, de la directive 2003/86 et n’est donc pas contestable », et que seul reste à examiner si ce refus compromet l’effet utile de cette directive ou s’il enfreint les droits fondamentaux auxquels le considérant 2 de cette directive renvoie. Elle indique que, pour justifier son refus d’autoriser Mme X et les enfants A et B à introduire leur demande de regroupement familial en Belgique, l’État belge soutient que leur présence à un poste diplomatique belge en Turquie, au Liban ou en Jordanie serait indispensable pour permettre de vérifier leur identité en relevant leurs identifiants biométriques. Tout en considérant ce but d’identification des bénéficiaires du regroupement familial légitime, la juridiction de renvoi se demande si le moyen mis en œuvre par l’État belge afin d’atteindre ce but – à savoir exiger la présence des membres de la famille à un poste diplomatique dès le début de la procédure –, respecte le principe de proportionnalité requis par l’article 52, paragraphe 1, de la Charte.
19. C’est dans ce contexte que le tribunal de première instance francophone de Bruxelles (Belgique) a décidé de surseoir à statuer et de poser à la Cour la question préjudicielle suivante :
« La législation d’un État membre qui permet uniquement aux membres de la famille d’un réfugié reconnu l’introduction d’une demande d’entrée et de séjour auprès d’un poste diplomatique de cet État, même dans le cas où ces membres sont dans l’impossibilité de se rendre à ce poste, est-elle compatible avec l’article 5, paragraphe 1, de la directive 2003/86, éventuellement lu conjointement avec l’objectif poursuivi par [cette] directive de favoriser le regroupement familial, les articles 23 et 24 de la [directive 2011/95], les articles 7 et 24 de la [Charte], [ainsi qu’avec] l’obligation de garantir l’effet utile du droit de l’Union ? »
20. La juridiction de renvoi a demandé à la Cour que la présente affaire soit soumise à la procédure préjudicielle d’urgence prévue à l’article 107 du règlement de procédure de la Cour.
III. La procédure devant la Cour
21. La troisième chambre de la Cour a décidé, le 11 janvier 2023, de soumettre la présente affaire à la procédure préjudicielle d’urgence, en application de l’article 107, paragraphe 1, du règlement de procédure de la Cour. Les requérants au principal, le gouvernement belge, le Conseil de l’Union européenne et la Commission européenne ont présenté des observations écrites. Ces intéressés ainsi que les gouvernements allemand, espagnol, français et néerlandais ont été entendus en leurs plaidoiries orales lors de l’audience qui s’est tenue le 1er mars 2023.
IV. Analyse
A. Sur le non‑lieu à statuer demandé par le gouvernement belge
22. Dans leurs observations écrites, les requérants au principal et le gouvernement belge ont informé la Cour que, par un courriel du 3 février 2023 (ci-après le « courriel du 3 février 2023 »), l’Office des étrangers a informé le conseil des requérants au principal que Mme X et les enfants A et B étaient autorisés à introduire leurs demandes de visa pour regroupement familial sans avoir à se rendre à un poste diplomatique ou consulaire belge « à ce stade ». Le courriel du 3 février 2023, dont le texte intégral a été produit par les requérants au principal en annexe de leurs observations écrites, se lit comme suit :
« Nous revenons vers vous dans le cadre de ce dossier [à la suite de] votre courrier recommandé daté du 29 septembre 2022, réceptionné le 3 octobre 2022, et à votre courriel du 11 octobre 2022. À notre connaissance, vos clients n’ont, [à la suite de] notre courriel du 12 octobre 2022, pris contact avec aucun poste diplomatique ou consulaire belge. Vu les circonstances très particulières de l’espèce, j’ai décidé d’autoriser, à titre exceptionnel, vos clients à introduire leurs demandes de visa sans [avoir], à ce stade, à se présenter auprès d’un poste diplomatique ou consulaire belge. Toutefois, les demandes devant être introduites auprès d’un tel poste, il est essentiel que vos clients choisissent l’ambassade ou le consulat général de Belgique auprès duquel ils souhaitent introduire leurs demandes de visa et en informent l’Office des étrangers. Le fait de ne pas devoir se présenter personnellement auprès du poste de leur choix pour l’introduction des demandes ne dispense pas non plus vos clients de l’obligation de remplir des formulaires de demande de visa, de payer les droits de visa (s’ils sont dus) et de déposer un dossier complet (ou, si le dossier n’est pas complet, un document explicatif mentionnant les raisons précises pour lesquelles ils ne sont pas en mesure de présenter un dossier complet). Exceptionnellement, je vous invite à adresser à l’Office des étrangers les dossiers pour l’introduction des demandes de visas. Ils seront transmis à l’ambassade ou au consulat général de Belgique choisi(e) par vos clients afin que les demandes puissent y être enregistrées et que, le cas échéant, le poste choisi puisse leur délivrer un accusé de réception (si le dossier est complet) [...] ». Dans le même courriel, l’Office des étrangers précisait également que Mme X et les enfants A et B devaient de toute manière se présenter auprès du poste diplomatique ou consulaire choisi « éventuellement en cours de procédure si l’examen des demandes le requiert (pour un entretien, la vérification de leurs identités ou des éventuels tests ADN) et, en tout cas, pour se voir remettre les visas (si ceux-ci leur sont accordés) ».
23. À titre principal, le gouvernement belge fait valoir que, puisqu’il ressort du courriel du 3 février 2023 que Mme X et les enfants A et B ont été autorisés par l’Office des étrangers à introduire leurs demandes de visa sans devoir se présenter en personne auprès d’un poste diplomatique ou consulaire belge, la réponse à la question préjudicielle n’est plus nécessaire pour la solution du litige, de sorte qu’il n’y a pas lieu de statuer sur la demande de décision préjudicielle.
24. À cet égard, il y a lieu de relever qu’il ressort de la décision de renvoi que les requérants au principal ont demandé à la juridiction de renvoi d’enjoindre à l’État belge d’enregistrer, sur la base de l’article 10, §1, 4°, de la loi du 15 décembre 1980, la demande de visa pour regroupement familial de Mme X et des enfants A et B introduite auprès de l’Office des étrangers par le courriel du 28 septembre 2022 ainsi que la copie originale de cette demande transmise à cet office par courrier recommandé du 29 septembre 2022 (ci-après la « demande des 28 et 29 septembre 2022 »). Il ressort également de la décision de renvoi que les requérants au principal ont demandé à la juridiction de renvoi que tout retard dans l’enregistrement de cette demande soit assortie d’une astreinte journalière.
25. Or, il y a lieu de relever, ainsi que le font valoir les requérants au principal, que le courriel du 3 février 2023 ne mentionne aucunement la demande des 28 et 29 septembre 2022, mais se borne à informer l’avocat des requérants au principal que Mme X et les enfants A et B sont autorisés à introduire une (nouvelle) demande de visa pour regroupement familial sans se rendre à un poste diplomatique ou consulaire belge. Dès lors, ce courriel ne saurait être interprété comme un retrait, après réexamen, du refus d’enregistrement de la demande des 28 et 29 septembre 2022, communiqué au conseil des requérants au principal par le courriel de l’Office des étrangers du 29 septembre 2022 et confirmé par cet office par courriel du 12 octobre 2022 (5).
26. Dans ces circonstances, la question préjudicielle posée par le tribunal de première instance francophone de Bruxelles maintient toute son utilité pour la solution du litige. La réponse de la Cour à cette question permettra en effet à la juridiction de renvoi d’apprécier la validité des arguments avancés par les requérants au principal afin de contester la légalité dudit refus d’enregistrement au regard du droit de l’Union et de décider du bien-fondé des demandes formulées par ceux-ci.
27. Par ailleurs, en fonction de sa teneur et des motifs qui la soutiennent, cette réponse pourra également fournir à la juridiction de renvoi des éléments utiles pour trancher la question ultérieure qui se pose à la suite du courriel du 3 février 2023, c’est-à-dire celle de savoir si le non‑respect des formalités que, selon l’Office des étrangers, Mme X et les enfants A et B auraient dû accomplir pour pouvoir déposer une demande de visa pour regroupement familial sans se rendre en personne à un poste diplomatique ou consulaire belge, est en soi susceptible d’entraîner le rejet des prétentions des requérants au principal ou si une régularisation a posteriori de la demande des 28 et 29 septembre 2022 doit en tout cas être permise.
28. J’ajoute, enfin, que, si, sur la base de la réponse apportée par la Cour à la question préjudicielle, la juridiction de renvoi devait considérer que la demande des 28 et 29 septembre 2022 a été validement introduite et doit – le cas échéant après régularisation – être enregistrée, ce serait au plus tard le 29 septembre 2022 que l’obligation d’examen de celle-ci par l’administration compétente, à savoir l’Office des étrangers, aurait pris naissance et que le délai fixé à l’article 5, paragraphe 4, de la directive 2003/86 aurait commencé à courir. La date à laquelle la demande de visa pour regroupement familial de Mme X et des enfants A et B est considérée comme déposée revêt, dès lors, une importance certaine pour ces derniers. Il en est d’autant plus ainsi eu égard à la situation à laquelle ils sont actuellement confrontés dans leur pays d’origine, non seulement à cause du conflit armé qui continue à sévir dans la zone où ils résident (6), mais également d’après les informations fournis par leur représentant lors de l’audience, à la suite du tremblement de terre qui a récemment frappé la Turquie et le Nord de la Syrie. Dans ces circonstances, il est clair que tout retard indu dans le traitement de leur demande est susceptible de prolonger de manière injustifiée leur état d’insécurité et de précarité.
29. Pour l’ensemble des motifs exposés, j’invite dès lors la Cour à ne pas prononcer le non‑lieu à statuer sollicité par le gouvernement belge.
B. Sur la question préjudicielle
30. Par sa question préjudicielle, la juridiction renvoi demande en substance à la Cour si l’article 5, paragraphe 1, de la directive 2003/86, lu conjointement avec les articles 7 et 24 de la Charte, doit être interprété en ce sens qu’il s’oppose à la législation d’un État membre qui prévoit que les membres de la famille d’un réfugié reconnu sont tenus d’introduire leur demande de regroupement familial en personne auprès d’un poste diplomatique de cet État membre, même lorsqu’ils sont dans l’impossibilité de se déplacer afin de se rendre à ce poste.
1. Observations liminaires
31. Il y a tout d’abord lieu d’observer, à titre liminaire, que, bien que le libellé de la question préjudicielle vise également les articles 23 et 24 de la directive 2011/95 (7), ces dispositions ne paraissent cependant pas pertinentes pour la réponse à apporter à cette question. Elles visent en effet une situation dans laquelle les membres de la famille sont présents avec le réfugié sur le territoire de l’État membres concerné (8), alors que, dans le litige au principal, Mme X et les enfants A et B se trouvent toujours dans leur pays tiers d’origine.
32. Certes, dans l’arrêt du 9 novembre 2021, Bundesrepublik Deutschland (Maintien de l’unité familiale) (9), la Cour a affirmé notamment que l’article 23, paragraphe 1, de la directive 2011/95, en prescrivant dans des termes généraux l’obligation pour les États membres de veiller au maintien de l’unité familiale du bénéficiaire d’une protection internationale, reconnaît le lien étroit existant entre les mesures nécessaires pour la protection de la famille du réfugié et le maintien de son unité, d’une part, et la logique de protection internationale, d’autre part. Cependant, s’agissant d’une situation dans laquelle est visée la reconstitution de cette unité par le biais d’un regroupement familial, ledit lien est concrétisé par les dispositions de la directive 2003/86. C’est donc à mon sens sur la seule base de ces dispositions qu’il convient de répondre à la question préjudicielle posée par le tribunal de première instance francophone de Bruxelles.
33. Ensuite, toujours à titre liminaire et afin de dissiper toute ambiguïté sur le sens et la portée de la question préjudicielle, il importe de souligner qu’elle ne porte que sur la condition imposée, notamment aux membres de la famille d’un réfugié reconnu, de se rendre en personne auprès d’un poste diplomatique ou consulaire de l’État membre concerné afin d’y déposer une demande de visa pour regroupement familial au sens de l’article 5, paragraphe 1, de la directive 2003/86. Bien que le débat se soit élargi lors de l’audience jusqu’à viser plus généralement l’exigence – considérée primordiale par les États membres présents – de la comparution personnelle des membres de la famille auprès d’un tel poste diplomatique ou consulaire à un moment ou un autre de la procédure de regroupement, afin de permettre notamment le relevé de leurs donnée biométriques et d’effectuer les vérifications nécessaires à des fins tant de sécurité que de prévention des fraudes, la Cour n’est, toutefois, appelée à se prononcer, dans le cadre de la présente affaire, que sur la question de savoir si le droit de l’Union s’oppose à la législation d’un État membre ou à une pratique administrative de celui-ci qui impose systématiquement et sans exception une telle comparution dès le stade de l’introduction de la demande de visa pour regroupement familial.
34. Enfin, il y a lieu de rappeler qu’il n’appartient pas à la Cour de se prononcer, dans le cadre d’un renvoi préjudiciel, sur l’interprétation des dispositions nationales. En effet, il incombe à la Cour de prendre en compte, dans le cadre de la répartition des compétences entre les juridictions de l’Union et nationales, le contexte factuel et réglementaire dans lequel s’insèrent les questions préjudicielles, tel que défini par la décision de renvoi (10). Or, dans sa demande de décision préjudicielle, le tribunal de première instance francophone de Bruxelles fait état tant du caractère obligatoire en droit belge du dépôt en personne de la demande de visa pour regroupement familial que de l’absence de dérogations à cette obligation, même lorsque le regroupant est un réfugié. C’est donc cette interprétation du droit et de la pratique administrative belge qui doit constituer le point de départ de l’analyse de la Cour, bien qu’elle soit en substance contestée par le gouvernement belge.
2. Sur l’objectif de la directive 2003/86 et les droits que les requérants tirent de celle-ci
35. Il ressort d’une jurisprudence constante que l’objectif poursuivi par la directive 2003/86 est de favoriser le regroupement familial et que cette directive vise, en outre, à accorder une protection aux ressortissants de pays tiers, notamment aux mineurs (11). Afin de poursuivre ledit objectif, la directive 2003/86, comme le précise son article 1er, fixe les conditions dans lesquelles est exercé le droit au regroupement familial dont disposent les ressortissants de pays tiers résidant légalement sur le territoire des États membres (12).
36. Conformément au considérant 8 de la directive 2003/86, celle-ci vise, en outre, à accorder une protection accrue aux réfugiés dès lors que leur situation demande une attention particulière à cause des raisons qui les ont contraints à fuir leur pays et qui les empêchent d’y mener une vie familiale normale, qu’ils aient pu être séparés de leur famille durant une longue période avant que le statut de réfugié ne leur soit octroyé et qu’il est souvent impossible ou dangereux pour les réfugiés ou les membres de leur famille de produire des documents officiels ou d’entrer en contact avec les autorités de leur pays d’origine (13). C’est à ce titre que cette directive prévoit des conditions plus favorables pour les réfugiés s’agissant de l’exercice de leur droit au regroupement familial (14).
37. La Cour a également itérativement affirmé que l’article 4, paragraphe 1, de la directive 2003/86 impose aux États membres des obligations positives précises, auxquelles correspondent des droits clairement définis. Il leur fait obligation, dans les hypothèses déterminées par cette directive, d’autoriser le regroupement familial de certains membres de la famille du regroupant – au nombre desquels figurent, conformément à l’article 4, paragraphe 1, sous a) et b), de cette directive, le conjoint du regroupant et les enfants mineurs du couple – sans disposer de marge d’appréciation à cet égard (15).
38. Les obligations positives qui incombent aux États membres en vertu de la directive 2003/86 existent avant tout vis-à-vis de la personne du regroupant, en sa qualité de ressortissant de pays tiers résidant légalement sur le territoire des États membres. Il s’ensuit que M. Y, en sa qualité de regroupant au sens de l’article 2, sous c), de la directive 2003/86, bénéficie d’un droit subjectif, à exercer aux conditions dictées par cette directive, à ce que Mme X et les enfants A et B le rejoignent en Belgique.
39. Cependant, j’estime que la directive 2003/86 impose aux États membres certaines obligations positives également vis-à-vis des membres de la famille du regroupant, énumérés à l’article 4, paragraphe 1, sous a) à d), de cette directive, qui remplissent les conditions dictées par cette disposition. En effet, bien qu’ils ne soient pas titulaires d’un droit au regroupement familial au même titre que le regroupant, ils sont néanmoins visés par ladite directive en tant que bénéficiaires indirects des prérogatives reconnues à ce dernier. Ainsi, à mon sens, en leur qualité respective de conjointe de M. Y et d’enfants mineurs du couple, Mme X et les enfants A et B jouissent, au titre de la directive 2003/86 et aux conditions prévues par celle-ci, à tout le moins d’un droit à ce que l’exercice par M. Y du droit au regroupement familial qu’il tire de cette directive ne soit pas indûment entravé.
40. Le dépôt d’une demande d’entrée et de séjour auprès des autorités compétentes de l’État membre concerné, accompagnée des pièces justificatives indiquées à l’article 5, paragraphe 2, de la directive 2003/86 étant, conformément au paragraphe 1 de cet article, un préalable nécessaire aux fins de l’exercice dudit droit, les requérants aux principal bénéficiaient en outre d’un droit à ne pas être indûment privés de la possibilité réelle et concrète d’y procéder. Plus précisément, et ainsi qu’ils l’ont soutenu devant la juridiction de renvoi, les requérants au principal tirent de la directive 2003/86 un droit à introduire une demande de regroupement familial et à voir leur demande enregistrée et examinée par les autorités belges dans le respect des conditions prévues par cette directive.
41. Cela étant, puisque l’article 5, paragraphe 1, de ladite directive n’harmonise pas (ou du moins pas complétement), ainsi qu’on le verra plus loin, les modalités pratiques d’introduction des demandes d’entrée et de séjour en vue d’un regroupement familial, mais laisse aux États membres le soin de les établir, les requérants au principal étaient tenus de se conformer aux prescriptions du droit belge à cet effet, lesquelles prévoient, sauf pour quelques exceptions non applicables à la situation de Mme X et des enfants A et B, qu’une telle demande doit être introduite en personne par les membres de la famille du regroupant auprès du représentant diplomatique ou consulaire belge territorialement compétent pour leur lieu de résidence ou de séjour à l’étranger.
42. Or, contrairement à ce qu’a soutenu l’État belge dans le litige au principal, il s’agit bien ici d’apprécier si, en n’aménageant pas d’exceptions à la règle du dépôt en personne de la demande de regroupement familial lorsque les personnes concernées sont dans l’impossibilité de la respecter, le législateur belge a fait un usage de la marge de manœuvre que lui laisse l’article 5, paragraphe 1, de la directive 2003/86 conforme aux objectifs de cette directive et aux droits fondamentaux reconnus par la Charte qu’elle entend mettre en œuvre.
43. Il convient, dès lors, à ce stade de se pencher sur l’étendue et les limites de cette marge discrétionnaire.
3. Sur l’étendue et les limites de la marge discrétionnaire laissée aux États membres par l’article 5, paragraphe 1, de la directive 2003/86
44. Comme je l’ai déjà souligné, la directive 2003/86 n’harmonise pas complétement les modalités d’introduction d’une demande de visa pour regroupement familial, mais se borne, selon son article 5, paragraphe 1, à prévoir que les États membres déterminent si cette demande « doit être introduite auprès des autorités compétentes de l’État membre concerné soit par le regroupant, soit par les membres de la famille » et, selon son article 5, paragraphe 2, que cette demande doit être accompagnée « des pièces justificatives prouvant les liens familiaux [avec le regroupant] et le respect des conditions prévues [par ladite directive], ainsi que de copies certifiées conformes des documents de voyage des membres de la famille ».
45. Il ressort des travaux préparatoires de la directive 2003/86, auxquels renvoient tant la Commission que les requérants au principal, que, initialement, la proposition de directive de la Commission prévoyait que la demande de regroupement familial devait être déposée par le regroupant, qui, étant déjà résidant, était censé avoir « plus de facilités pour s’orienter lors des démarches administratives, grâce à sa connaissance de la langue du pays et des habitudes des administrations nationales » (16). Cette proposition visait donc à faciliter l’exercice du droit au regroupement familial dès le stade de l’introduction de la demande. Ainsi, était privilégiée la voie d’une démarche effectuée directement auprès de l’administration compétente de l’État membre concerné par le membre de la famille qui se trouvait, en principe, dans la situation la plus favorable pour mener à bien cette première étape de la procédure. À la suite d’un amendement du Conseil, la proposition initiale a été modifiée, en aménageant, pour les États membres qui le souhaitaient, une seconde option, constituée par la possibilité de prévoir que la demande de regroupement familial doive être introduite depuis l’étranger par les membres de la famille du regroupant (17). Dans la proposition modifiée, la Commission a exposé que le nouveau libellé visait à « réconcilier les deux types de procédure adoptés par les États membres » (18) Devant la Cour, cette institution a expliqué que l’amendement avait été envisagé afin de permettre aux États membres d’organiser des entretiens avec les personnes concernées et des enquêtes afin de lutter efficacement contre les fraudes liées à l’identité des demandeurs et à l’authenticité des liens d’affiliation que ceux-ci prétendaient posséder avec le regroupant.
46. Selon le libellé de l’article 5, paragraphe 1, de la directive 2003/86 qui a finalement été retenu, il revient donc aux États membres de déterminer tant la personne à qui il incombe de déposer une telle demande, que les autorités compétentes à la recevoir ainsi que les formalités qui doivent être remplies.
47. Il convient, à ce stade, de préciser que, contrairement à ce qu’affirme la juridiction de renvoi et ainsi que le fait valoir le Conseil, le fait que le législateur de l’Union a laissé aux États membres une marge discrétionnaire quant à la détermination des modalités d’introduction des demandes de regroupement familial n’implique pas que la légalité du refus d’enregistrement d’une telle demande, motivé par le non‑respect des règles fixées à cet égard par l’État membre concerné, découle automatiquement de l’article 5, paragraphe 1, de la directive 2003/86 et qu’elle n’est pas contestable. Cette légalité dépend en revanche de la manière dont cet État membre a utilisé cette marge discrétionnaire.
48. Cela étant précisé, trois séries de limites encadrent, à mon sens, la marge discrétionnaire des États membres dans la mise en œuvre de l’article 5, paragraphe 1, de la directive 2003/86.
49. La première est tirée de l’exigence de respecter la finalité et l’esprit de la directive 2003/86.
50. La Cour, à plusieurs reprises, a affirmé que l’autorisation du regroupement familial est la « règle générale » (19) et que l’éventuelle marge de manœuvre reconnue par la directive 2003/86 aux États membres « ne doit pas être utilisée par ceux-ci d’une manière qui porterait atteinte à l’objectif de cette directive, qui est de favoriser le regroupement familial, ainsi qu’à l’effet utile de celle-ci » (20). Ainsi, la marge de manœuvre que l’article 5, paragraphe 1, de la directive 2003/86 laisse aux États membres ne saurait, sans porter atteinte à l’objectif de cette directive et à son effet utile, s’exercer de manière à entraver ou à rendre excessivement difficile ou impossible le dépôt d’une demande au titre de cette disposition et, par conséquent, l’exercice du droit au regroupement familial.
51. Une deuxième série de limites est tirée du respect des droits fondamentaux.
52. Il ressort du considérant 2 de la directive 2003/86 que celle-ci reconnaît les droits fondamentaux et observe les principes consacrés par la Charte. La Cour a itérativement affirmé que les dispositions de cette directive doivent être interprétées et appliquées à la lumière de l’article 7 et de l’article 24, paragraphes 2 et 3, de la Charte. Plus précisément, l’article 7 de la Charte, qui reconnaît notamment le droit au respect de la vie familiale – dont le droit au regroupement familial constitue un aspect spécifique (21) – doit, selon la Cour, être lu en corrélation avec l’obligation de prise en considération de l’intérêt supérieur de l’enfant, énoncée à l’article 24, paragraphe 2, de la Charte et en tenant compte de la nécessité pour un enfant d’entretenir régulièrement des relations personnelles avec ses deux parents, exprimée à cet article 24, paragraphe 3 (22). Dans ce contexte, la Cour a également rappelé l’importance de certains instruments internationaux, parmi lesquels, notamment, la convention relative aux droits de l’enfant (23), dont l’article 9, paragraphe 1, prévoit que les États parties veillent à ce que l’enfant ne soit pas séparé de ses parents contre leur gré, et l’article 10, paragraphe 1, précise qu’il résulte de cette obligation que toute demande faite par un enfant ou ses parents en vue d’entrer dans un État partie ou de le quitter aux fins de réunification familiale est considérée par les États parties dans un esprit positif, avec humanité et diligence (24).
53. Plus en général, en vertu de l’article 51, paragraphe 1, de la Charte, il incombe aux États membres lorsqu’ils mettent en œuvre le droit de l’Union, y inclus donc lorsqu’ils utilisent la marge d’appréciation dont ils disposent pour transposer une directive, de respecter les droits et d’observer les principes établis par la Charte et d’en promouvoir l’application (25). Par ailleurs, aux termes de l’article 52 paragraphe 1, de la Charte, toute limitation de l’exercice des droits et libertés reconnus par celle-ci doit être prévue par la loi et respecter le contenu essentiel desdits droits et libertés ainsi que le principe de proportionnalité, de sorte que « des limitations ne peuvent être apportées que si elles sont nécessaires et répondent effectivement à des objectifs d’intérêt général reconnus par l’Union ou au besoin de protection des droits et libertés d’autrui ».
54. Or, une législation nationale qui aboutit à exclure une personne du pays où vivent ses parents proches, y inclus en empêchant un regroupement familial qui satisfait les conditions de fonds requises, peut constituer une ingérence dans le droit au respect de la vie familiale (26) et doit, dès lors, pour être conforme à la Charte, respecter les conditions établies à l’article 52, paragraphe 1, de celle-ci, rappelés ci-dessus.
55. Dans le même sens, la Cour européenne des droits de l’homme (ci-après la « Cour EDH »), s’est exprimée en interprétant l’article 8 de la CEDH qui a, en substance, le même contenu que l’article 7 de la Charte. Bien que, comme le rappelle correctement le gouvernement belge, cette cour ait précisé que la CEDH, et notamment son article 8, ne garantit pas le droit pour un étranger d’entrer ou de résider dans un pays particulier, elle contrôle néanmoins systématiquement la proportionnalité des mesures qui constituent des obstacles au regroupement familial, lesquelles sont analysées comme des limitations au droit au respect de la vie familiale consacré par cet article. Ainsi a-t-elle encore récemment affirmé que, dans une affaire qui concerne la vie familiale aussi bien que l’immigration, « l’étendue de l’obligation pour l’État d’admettre sur son territoire des proches de personnes qui y résident varie en fonction de la situation particulière des personnes concernées et de l’intérêt général et appelle la recherche d’un juste équilibre entre les intérêts concurrents en jeu », l’intérêt supérieur des enfants ayant, dans un tel contexte, un « poids important » (27). Elle a par ailleurs précisé que le processus décisionnel relatif à une demande de regroupement familial doit présenter « les garanties de souplesse, de célérité et d’effectivité requises pour faire respecter le droit des [intéressés] au respect de leur vie familiale garanti par l’article 8 de la [CEDH] » (28). S’agissant, en particulier, du regroupement familial des réfugiés, la Cour EDH a rappelé à plusieurs reprises « que l’unité de la famille est un droit essentiel du réfugié et que le regroupement familial est un élément fondamental pour permettre à des personnes qui ont fui des persécutions de reprendre une vie normale », précisant que « la nécessité pour les réfugiés de bénéficier d’une procédure de regroupement familial plus favorable que celle réservée aux autres étrangers fait l’objet d’un consensus à l’échelle internationale et européenne » (29).
56. Enfin, une troisième série de limites à la marge de manœuvre laissée aux États membres par l’article 5, paragraphe 1, de la directive 2003/86 découle, à mon sens, de l’obligation d’individualisation qui incombe à ceux-ci lors de la mise en œuvre de cette directive. En vertu de cette obligation, que la Cour a dégagé de l’article 17 de ladite directive (30), et qui s’applique transversalement à toute prise de décision qui entre dans le champ d’application de celle-ci, il incombe aux États membres de faire en sorte que les autorités nationales compétentes procèdent, dans chaque cas d’espèce, à une appréciation individualisée de la situation des personnes concernées, qui tienne compte de tous les éléments pertinents et qui prête, le cas échéant, une attention particulière aux intérêts des enfants et au souci de favoriser la vie familiale (31).
57. C’est en tentant compte des différentes limites énoncées ci-dessus qu’il convient de répondre à la question préjudicielle posée par le tribunal de première instance francophone de Bruxelles.
4. Sur la réponse à apporter à la question préjudicielle
58. Ainsi que l’article 5, paragraphe 1, de la directive 2003/86 le permet, le législateur belge a choisie l’option selon laquelle il revient aux membres de la famille d’introduire la demande de regroupement familial (32). Aux termes de l’article 12bis, § 1, de la loi du 15 décembre 1980, une telle demande doit obligatoirement être introduite auprès du poste diplomatique territorialement compétent (33). Aucune exception à cette règle n’est aménagée par cette loi pour les membres de la famille qui résident à l’étranger. Par ailleurs, il ressort de la décision de renvoi ainsi que du dossier, et il est constant entre les parties, que, bien que le libellé de l’article 12bis, § 1, de la loi du 15 décembre 1980 ne soit pas explicit en ce sens, dans la pratique, la demande de regroupement familial doit être introduite auprès dudit poste diplomatique en personne par les membres de la famille concernés, même lorsque le regroupant est un réfugié reconnu.
59. Pour les motifs que je vais exposer, j’estime qu’un dispositif de mise en œuvre de l’article 5, paragraphe 1, de la directive 2003/86, tel que celui qui s’applique en droit belge, méconnaît les limites qui encadrent l’exercice du pouvoir discrétionnaire reconnu par cette disposition aux États membres, rappelées ci-dessus.
60. En premier lieu, en ce qu’il ne prévoit pas, de manière explicite, transparente et généralisée, de démarches alternatives au dépôt en personne de la demande de regroupement familial lorsque le déplacement des membres de la famille concernés vers le poste diplomatique ou consulaire compétent s’avère impossible, un dispositif de ce genre porte clairement atteinte à l’objectif de la directive 2003/86, qui est de favoriser le regroupement familial. Il en est de même de l’objectif plus spécifique de cette directive, visant à accorder une protection accrue aux réfugiés reconnus, puisque l’obligation de se rendre personnellement à un tel poste pour y introduire une demande de regroupement s’applique, ainsi qu’il ressort de l’affaire au principal, avec la même rigueur également aux membres de la famille de ceux-ci. En ce qu’il aboutit, dans les situations décrites ci-dessus, à rendre en pratique impossible l’exercice du droit au regroupement familial, même lorsque toutes les conditions prévues par la directive 2003/86 pour autoriser un tel regroupement sont satisfaites, un tel dispositif porte également atteinte à l’effet utile de cette directive.
61. La circonstance – invoquée par le gouvernement belge tant dans ses observations écrites que lors de l’audience – que, en s’adressant au poste diplomatique ou consulaire compétent, les intéressés peuvent chercher à obtenir une dérogation à tout le moins temporaire à l’obligation de déposer en personne la demande de visa pour regroupement familial, ne remet pas en cause la conclusion qui précède. Premièrement, à supposer qu’il existe, ainsi que l’affirme le gouvernement belge, une possibilité réelle d’obtenir une dérogation à la règle du dépôt en personne (34), il ressort des propos de ce gouvernement, que la décision d’accorder une telle dérogation est totalement discrétionnaire et n’est susceptible d’intervenir que de manière très sporadique (35), uniquement lorsque la présence des demandeurs au poste diplomatique compétent est jugée objectivement impossible par l’Office des étrangers, l’autorité diplomatique ou consulaire devant être autorisée par ce dernier à prévoir des mesures alternatives à la comparution personnelle des demandeurs. Deuxièmement, il résulte clairement de la position adoptée par l’État belge s’agissant de l’appréciation de la condition de l’urgence dans la procédure au principal, que l’administration belge interprète la notion d’« impossibilité » de manière extrêmement rigoureuse, en arrivant en substance à nier l’existence de cette condition également lorsque les personnes concernées vivent dans des zones de conflit et risquent, en se déplaçant, de s’exposer à des traitements inhumains ou dégradants. Troisièmement, étant donné son caractère exceptionnel et le fait qu’elle est remise à l’entière discrétion de l’administration, les intéressés n’ont aucune information de l’existence d’une telle possibilité de dérogation (36).
62. Par ailleurs, au-delà des cas d’impossibilité objective au déplacement, il est permis de se demander si le fait d’imposer, dès la première phase de la procédure de regroupement, la présence physique des membres de la famille du regroupant à un poste diplomatique ou consulaire est compatible avec la directive 2003/86 dans tous les cas où, compte tenu de la situation spécifique des demandeurs et des circonstances qui prévalent dans leur pays de résidence, un déplacement constitue une sérieuse entrave à l’accomplissement des formalités requises aux fins du dépôt de la demande de regroupement.
63. À cet égard, il convient de relever que la procédure de regroupement se déroule par étapes et requiert souvent, après le dépôt de la demande, que les membres de la famille concernés se présentent plusieurs fois à un poste diplomatique ou consulaire, notamment afin de déposer des documents, de passer des entretiens, d’effectuer des tests ADN, et, si la demande est acceptée, de retirer les visas. Or, imposer à ces personnes – parmi lesquelles figurent généralement les éléments les plus fragiles de la famille, tels les enfants en bas âge – de faire face à de multiples déplacements, souvent longs, difficiles, sinon dangereux, ou excessivement onéreux, vers des postes diplomatiques ou consulaires qui peuvent, comme c’est le cas dans la procédure au principal, être situés dans des pays autres que celui de résidence, pour y accomplir des formalités qui peuvent aisément être réalisées à distance, ne me paraît pas conforme à l’esprit de la directive 2003/86, mais procède plutôt de la volonté de disséminer le parcours menant vers un tel regroupement d’obstacles de nature à décourager l’exercice du droit à celui-ci. Cela vaut notamment s’agissant des membres de la famille des réfugiés qui peuvent rencontrer des difficultés plus importantes à se déplacer. Ainsi, l’obligation de déposer en personne la demande de regroupement familial aurait pour effet de désavantager de manière tendanciellement plus importante la catégorie de ressortissants de pays tiers que la directive 2003/86 vise tout particulièrement à protéger, entraînant l’effet paradoxal que les circonstances qui ont conduit ces derniers à fuir leur pays et qui, aux termes du considérant 8 de cette directive, ont amené le législateur de l’Union à prévoir des conditions plus favorables pour l’exercice de leur droit au regroupement familial, rendent celui-ci objectivement plus difficile, sinon en pratique impossible (37).
64. Le gouvernement belge fait valoir que le dépôt en personne de la demande de visa pour regroupement familial est nécessaire pour permettre le relevé de l’identité et des données biométriques des demandeurs, dans le but notamment de lutter contre les fraudes sur l’identité et les liens familiaux. Or, aussi légitime qu’il soit, un tel but ne saurait, à mon sens, justifier l’imposition systématique de la comparution personnelle de demandeurs à un poste diplomatique ou consulaire dès le début de la procédure de regroupement. En effet, sans nier le bien-fondé de l’exigence mise en avant par le gouvernement belge d’effectuer un tel relevé – y inclus afin de permettre d’effectuer les contrôles de sécurité nécessaires conformément, entre autre, à l’article 6, paragraphe 1, de la directive 2003/86 – et donc la nécessité que, à un stade de la procédure, les demandeurs doivent se présenter en personne à un poste diplomatique ou consulaire pour se soumettre notamment au relevé de leurs données biométriques, je ne crois pas qu’un tel relevé soit indispensable dès le stade de l’introduction de la demande de regroupement familial (38). Il convient en effet d’éviter de multiplier indûment les déplacements des membres de la famille, tout particulièrement lorsqu’ils s’avèrent pénibles ou risqués, notamment à un stade prématuré de la procédure où l’examen de la demande n’a pas encore été entamé et où les chances d’une issue positive ne peuvent pas encore être évaluées par les intéressés.
65. En deuxième lieu, et en substance pour des raisons identiques à celles déjà exposées, le fait pour un État membre d’imposer systématiquement la présence des membres de la famille du regroupant, y inclus d’un réfugié reconnu, à un poste diplomatique ou consulaire de cet État membre aux seules fins d’y introduire une demande de regroupement familial, même lorsque le déplacement des demandeurs auprès de ce poste s’avère objectivement impossible ou excessivement difficile ou risqué, enfreint le droit au respect de l’unité de la famille énoncé à l’article 7 de la Charte, le cas échéant lu conjointement avec l’article 24, paragraphes 2 et 3, de celle-ci. Une telle obligation constitue, en effet, une ingérence dans ce droit disproportionnée par rapport au but de lutter contre les fraudes liées au regroupement familial, en méconnaissance de l’article 52, paragraphe 1, de la Charte.
66. Enfin, en troisième lieu, une mise en œuvre de l’article 5, paragraphe 1, de la directive 2003/86, telle que celle qui découle de la législation et de la pratique administrative belge, méconnaît également l’obligation d’individualisation rappelée au point 56 des présentes conclusions. En effet, un système dans lequel la présence des membres de la famille du regroupant au poste diplomatique compétent est requise obligatoirement et tendanciellement sans exception, ne permet pas, par principe, de tenir compte de la situation des personnes concernées et, notamment, de circonstances que la Cour a considéré comme étant susceptibles d’influer sur l’étendue et l’intensité de l’examen de la demande de regroupement, telles que, notamment, l’âge des enfants concernés et leur situation dans leur pays d’origine (39). Or, ces circonstances doivent, a fortiori, être prises en considération au stade moins avancé de l’accomplissement des formalités finalisées à l’introduction d’une telle demande.
67. D’une manière plus générale, les États membres doivent veiller à ce que la procédure visant à mettre en œuvre l’article 5, paragraphe 1, de la directive 2003/86 soit autant que possible flexible et présente, ainsi que précisé par la Cour EDH, les garanties de souplesse, de célérité et d’effectivité requises pour faire observer le droit des intéressés au respect de leur vie familiale (40). Dans cette perspective, le formalisme excessif qui ressort notamment du courriel du 3 février 2023, couplé avec le refus de la demande des 28 et 29 septembre 2022 précédemment communiqué par l’Office des étrangers au conseil des requérants, au motif principalement qu’elle a été introduite directement auprès de l’administration compétente pour son examen et non par l’intermédiaire d’un poste diplomatique ou consulaire belge, ne saurait à mon sens être accepté, compte tenu notamment de la situation de Mme X et des enfants A et B.
68. Avant de conclure, je souhaite encore souligner, comme l’a fait à juste titre le Conseil dans ses observations écrites, que le libellé de l’article 5, paragraphe 1, de la directive 2003/86 est suffisamment large pour permettre d’aménager la procédure d’introduction d’une demande de visa aux fins de regroupement familial de manière conforme à l’objectif de cette directive et aux droits fondamentaux qui le sous-tendent, même lorsque, comme c’est le cas du Royaume de Belgique, l’État membre a opté pour la solution qui confère aux membres de la famille du regroupant la tâche d’introduire une telle demande. Ainsi, cet article n’exclut ni la possibilité que ladite demande soit introduite auprès du poste diplomatique ou consulaire compétent par le bais d’un mandataire, par courrier ou par courriel, et donc sans la présence physique des membres de la famille du regroupant, ni la possibilité qu’elle soit introduite par ceux-ci, ainsi que l’ont fait Mme X et les enfants A et B, directement dans l’État membre en question, auprès de l’administration chargée de son examen. Or, conformément à une jurisprudence constante, il incombe aux États membres, notamment à leurs juridictions, non seulement d’interpréter leur droit national d’une manière conforme au droit de l’Union, mais également de veiller à ne pas se fonder sur une interprétation d’un texte du droit dérivé qui entrerait en conflit avec les droits fondamentaux protégés par l’ordre juridique de l’Union (41). L’article 5, paragraphe 1, de la directive 2003/86 ne saurait donc en aucun cas être interprété dans un sens qui autorise un régime aussi strict et peu flexible que celui applicable en Belgique.
69. Sur la base de tout ce qui précèdent, il convient à mon sens de répondre à la question préjudicielle que l’article 5, paragraphe 1, de la directive 2003/86, lu à la lumière de l’article 7 et de l’article 24, paragraphe 2, de la Charte, s’oppose à la législation d’un État membre qui exige que les membres de la famille, notamment d’un réfugié reconnu, qui se trouvent dans un pays tiers déposent en personne, auprès du poste diplomatique ou consulaire territorialement compétent de cet État membre, leur demande d’entrée et de séjour au titre du regroupement familial, sans prévoir des exceptions pour le cas où, compte tenu de la situation spécifique des personnes concernées et des circonstances qui prévalent dans leur pays de résidence, le déplacement vers un tel poste se révélerait impossible, excessivement difficile ou risqué.
V. Conclusion
70. À la lumière de l’ensemble des considérations qui précèdent, je suggère à la Cour de répondre comme suit à la question préjudicielle posée par le tribunal de première instance francophone de Bruxelles (Belgique) :
L’article 5, paragraphe 1, de la directive 2003/86/CE du Conseil, du 22 septembre 2003, relative au droit au regroupement familial, lu à la lumière de l’article 7 et de l’article 24, paragraphe 2, de la charte des droits fondamentaux de l’Union européenne, doit être interprété en ce sens qu’il s’oppose à une législation, à une réglementation ou à une pratique administrative d’un État membre qui exige que les membres de la famille, notamment d’un réfugié reconnu, qui se trouvent dans un pays tiers déposent en personne, auprès du poste diplomatique ou consulaire territorialement compétent de cet État membre, leur demande d’entrée et de séjour au titre du regroupement familial, sans prévoir des exceptions pour le cas où, compte tenu de la situation spécifique des personnes concernées et des circonstances qui prévalent dans leur pays de résidence, le déplacement vers un tel poste se révélerait impossible, excessivement difficile ou risqué.
1 Langue originale : le français.
2 JO 2003, L 251, p. 12.
3 JO 2011, L 337, p. 9.
4 Moniteur belge du 31 décembre 1980, p. 145584.
5 Lors de l’audience, la représentante du gouvernement belge a d’ailleurs été claire à cet égard lorsqu’elle a précisé qu’aucune demande de visa pour regroupement familial ne saurait être considérée comme ayant été déposée par les requérants au principal, faute, pour ces derniers, d’avoir respecté les formalités requises et de s’être adressés à l’autorité compétente à recevoir une telle demande et à l’enregistrer.
6 Voir, entre autres, documents de l’organisation non gouvernementale Human Rights Watch, disponibles aux adresses internet suivantes : https://www.hrw.org/news/2022/10/24/turkey-hundreds-refugees-deported-syria, https://www.hrw.org/news/2022/08/17/questions-and-answers-turkeys-threatened-incursion-northern-syria, https://www.hrw.org/world-report/2023/country-chapters/syria.
7 La juridiction de renvoi se borne en substance à rappeler le libellé de ces dispositions sans motiver davantage le recours à celles-ci. Lors de l’audience, le représentant des requérants au principal a expliqué que cela serait dû au fait que l’article 10 de la loi du 15 décembre 1980 transpose, entre autre, lesdites dispositions.
8 Voir définition de « membre de la famille » au sens de la directive 2011/95 contenue à l’article 2, sous j), de cette directive.
9 C‑91/20, EU:C:2021:898, points 42 et 43.
10 Voir arrêt du 8 septembre 2022, Ametic (C‑263/21, EU:C:2022:644, point 64).
11 Voir arrêt du 17 novembre 2022, Belgische Staat (Réfugiée mineure mariée) (C‑230/21, EU:C:2022:887, point 43 et jurisprudence citée).
12 Voir arrêt du 1er août 2022, Bundesrepublik Deutschland (Regroupement familial d’un enfant devenu majeur) (C‑279/20, EU:C:2022:618, point 38 et jurisprudence citée).
13 Voir arrêt du 12 décembre 2019, Bevándorlási és Menekültügyi Hivatal (Regroupement familial – Sœur de réfugié) (C‑519/18, EU:C:2019:1070, point 50).
14 Voir arrêt du 1er août 2022, Bundesrepublik Deutschland (Regroupement familial d’un enfant devenu majeur) (C‑279/20, EU:C:2022:618, point 61).
15 Voir arrêt du 1er août 2022, Bundesrepublik Deutschland (Regroupement familial d’un enfant devenu majeur) (C‑279/20, EU:C:2022:618, point 34 et jurisprudence citée).
16 Proposition de directive du Conseil relative au droit au regroupement familial, COM(1999) 638 final, p. 18 (ci-après la « proposition initiale »).
17 Voir article 5 de la proposition modifiée de directive du Conseil relative au droit au regroupement, COM(2002) 225 final (ci-après la « proposition modifiée »).
18 Il est toutefois à noter qu’un amendement proposé par le Parlement sur la version amendée de la proposition initiale de la Commission, visant à préciser que la demande de regroupement devait, en tout cas, être introduite dans l’État membre de résidence du regroupant, motivée entre autre par la difficulté que les membres de la famille pouvaient rencontrer pour se rendre auprès d’un poste diplomatique de cet État membre [voir Rapport sur la proposition modifiée de directive du Conseil relative au droit au regroupement familial (Nouvelle consultation) - Commission des libertés et des droits des citoyens, de la justice et des affaires intérieures | A5-0086/2003 | Parlement européen (europa.eu)] n’a pas été retenu.
19 Voir arrêt du 21 avril 2016, Khachab (C‑558/14, EU:C:2016:285, point 25). Ainsi que l’a souligné l’avocat général Mengozzi dans ses conclusions dans l’affaire ayant donné lieu à cet arrêt (C‑558/14, EU:C:2015:852, point 38), si l’autorisation du regroupement familial est « la règle », c’est parce que celui-ci est un droit.
20 Voir arrêt du 12 décembre 2019, Bevándorlási és Menekültügyi Hivatal (Regroupement familial – Sœur de réfugié) (C‑519/18, EU:C:2019:1070, point 62 et jurisprudence citée).
21 Voir, en ce sens, arrêt du 27 juin 2006, Parlement/Conseil (C‑540/03, EU:C:2006:429, point 52). Voir, également, conclusions de l’avocat général Mengozzi dans l’affaire Noorzia (C‑338/13, EU:C:2014:288, point 20).
22 Voir, en ce sens, arrêt du 17 novembre 2022, Belgische Staat (Réfugiée mineure mariée) (C‑230/21, EU:C:2022:887, point 47 et jurisprudence citée).
23 Adoptée par l’Assemblée générale des Nations unies dans sa résolution 44/25 du 20 novembre 1989 et entrée en vigueur le 2 septembre 1990.
24 Voir arrêt du 27 juin 2006, Parlement/Conseil (C‑540/03, EU:C:2006:429, point 57).
25 Voir arrêt du 1er août 2022, Bundesrepublik Deutschland (Regroupement familial d’un enfant devenu majeur) (C‑279/20, EU:C:2022:618, points 39 et 40, ainsi que jurisprudence citée).
26 Voir, par analogie, arrêt du 11 juillet 2002, Carpenter (C‑60/00, EU:C:2002:434, point 41), relatif à l’article 8 de la convention de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales, signée à Rome le 4 novembre 1950 (ci-après la « CEDH ») et à la protection de la vie familiale des citoyens de l’Union européenne contre des décisions d’expulsion ; voir, également, arrêt du 25 juillet 2002, MRAX (C‑459/99, EU:C:2002:461, point 53).
27 Cour EDH, 9 juillet 2021, affaire M.A. c. Danemark (CE:ECHR:2021:0709JUD000669718, §§ 132 et 133).
28 Cour EDH, 10 juillet 2014, affaire Senigo Longue et autres c. France (CE:ECHR:2014:0710JUD001911309, § 75).
29 Cour EDH, 10 juillet 2014, affaire Tanda-Muzinga c. France (CE:ECHR:2014:0710JUD000226010, § 75) et Cour EDH, 10 juillet 2014, Mugenzi c. France (CE:ECHR:2014:0710JUD005270109, § 54).
30 L’article 17 de la directive 2003/86 prévoit que « [l]es États membres prennent dûment en considération la nature et la solidité des liens familiaux de la personne et sa durée de résidence dans l’État membre, ainsi que l’existence d’attaches familiales, culturelles ou sociales avec son pays d’origine ».
31 Voir arrêt du 13 mars 2019, E. (C‑635/17, EU:C:2019:192, point 59).
32 Plusieurs autres États membres ont effectué le même choix, parfois en le couplant à la possibilité pour le regroupant d’introduire aussi une demande (AT, CZ, DE, EE, FI, HR, HU, LU, LV, SE, SK). D’autres ont opté pour un système selon lequel il revient au seul regroupant de demander le regroupement familial (BG, CY, EL, ES, FR, PL, SI) : voir rapport de la Commission au Parlement européen et au Conseil sur l’application de la directive 2003/86 relative au droit au regroupement familial du 29 mars 2019 [COM(2019) 162 final, p. 11].
33 Il ressort de la décision de renvoi que le poste diplomatique compétent est déterminé en fonction du pays de résidence actuel des membres de la famille concernés. Lorsque, comme c’est le cas des requérants au principal, il n’existe pas de poste diplomatique belge dans le pays de résidence des intéressés, ceux-ci peuvent choisir parmi les postes diplomatiques des pays limitrophes.
34 Je relève que cette circonstance n’est pas mentionnée par la juridiction de renvoi qui, au contraire, part de la prémisse qu’aucune dérogation n’est prévue dans des situations telles que celle en cause au principal. Or, ainsi que je l’ai rappelé au point 34 des présentes conclusions, la Cour doit s’en tenir au cadre juridique décrit dans la demande de décision préjudicielle.
35 Je relève, par ailleurs, que le seul exemple en ce sens fourni par le gouvernement belge concerne des demandes de visas pour regroupement familial d’un ressortissant belge introduites par le biais du regroupant en tant que mandataire, au titre de l’article 9 de la loi du 15 décembre 1980 (voir à l’adresse https://www.refworld.org/pdfid/58b04f134.pdf). Le rapport pour la Belgique, incluse dans l’étude du Centre fédéral Migration (Myria), « Le regroupement national des ressortissants des pays tiers en Europe : pratiques nationales », de juin 2017, à laquelle a renvoyé la représentante du gouvernement belge lors de l’audience, se réfère à la décision susvisée et souligne que « [i]t is not possible for the sponsor to introduce the application. Only in very exceptional cases, the sponsor can be authorised to introduce the application. This should then be done in the same country as usually foreseen for the introduction of the application by its family members (Il n’est pas possible pour le regroupant d’introduire une demande. Seulement dans des cas très exceptionnels le regroupant est autorisé à introduire une demande. Cela devrait alors être fait dans le même pays que celui habituellement prévu pour l’introduction de la demande par les membres de sa famille) » (voir https://emnbelgium.be/sites/default/files/publications/FINAL%20BE%20report%20on%20Family%20Reunification%20with%20a%20TCN_1.pdf, p. 46). Or, il est clair que la condition selon laquelle la demande doit être introduite par le regroupant dans le même pays dans lequel les membres de sa famille résident serait, lorsque le dépôt en personne est prévu, impossible à réaliser pour les réfugiés.
36 Sur l’importance de l’accès des intéressés à une information claire, transparente et « par écrit » concernant les différentes phases de la procédure de regroupement, voir Nicholson, F, « The “Essential Right” to Family Unity of Refugees and Others in Need of International Protection in the Context of Family Reunification », Haut-Commissariat des Nations unies pour les réfugiés (HCR), p. 122.
37 Voir, sur les difficultés liées à l’accès des demandeurs aux ambassades et aux nombreux déplacements requis, Nicholson, F, « The “Essential Right” to Family Unity of Refugees and Others in Need of International Protection in the Context of Family Reunification », op.cit., p. 124 et suiv.
38 Par ailleurs, lors de l’audience, le gouvernement belge est resté en défaut d’expliquer la raison pour laquelle il est absolument indispensable qu’un relevé des données biométriques soit effectué au moment du dépôt de la demande de visa pour regroupement familial.
39 Voir, en ce sens, arrêt du 27 juin 2006, Parlement/Conseil, C‑540/03, EU:C:2006:429, point 56.
40 Voir jurisprudence rappelée aux point 55 des présentes conclusions.
41 Voir arrêt du 1er août 2022, Bundesrepublik Deutschland (Regroupement familial d’un enfant devenu majeur) (C‑279/20, EU:C:2022:618, points 39 et 40, ainsi que jurisprudence citée).
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